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Des vents et des éoliennes

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-03228984

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Submitted on 20 May 2021

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Des vents et des éoliennes. Habiter le climat en Frise du Nord

Edith Chezel

To cite this version:

Edith Chezel. Des vents et des éoliennes. Habiter le climat en Frise du Nord. Les Carnets du paysage,

Actes Sud/ École Nationale Supérieure du Paysage, 2019, pp.44-55. �hal-03228984�

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Du Hallig Oland aux Reussenköge, juillet 2015.

Edith Chezel est chercheure associée au laboratoire Pacte et enseignante à l’Institut d’urbanisme et de géographie alpine à Grenoble.

edith chezel

Des vents et des éoliennes

Habiter le climat en Frise du Nord

La Frise du Nord est une région très ventée de la mer des Wadden située en Allemagne, à la frontière avec le Danemark. Cette mer limoneuse et ses îles sans digues sont une particularité géographique qui a conduit ses habitants, depuis le Moyen Âge, à mener diverses expériences pour préserver leurs terres contre de fréquents raz-de-marée et à mobiliser le vent comme ressource. Aujourd’hui, la présence de centaines d’éoliennes (850), loin de dénaturer ce paysage côtier ou le tourisme qui lui est lié, semble au contraire renforcer la place de l’éolien dans la région. Les éoliennes renouvellent la question des relations humains-vents, en tant que ressource pour la fabrique du paysage et comme source de vie et de bien-être pour habiter ce paysage fait d’intenses relations à l’environnement.

Partant d’une approche à la fois sensible et politique du paysage, qui se construit avec les pratiques des êtres humains, cet article propose de considérer la transition énergétique comme une opportunité pour réapprendre et réinventer les manières d’habiter collectivement le climat.

Cela pose tout d’abord la question de la mise en partage d’une expérience sensible.

À l’échelle d’une personne, il peut sembler aisé de comprendre des formes d’atta-

chement, de saisir une sensibilité à certains enjeux environnementaux, de saisir

la nécessité vitale de l’existence du vent et du soleil. Le passage à l’échelle collective

est plus délicat : comment la sensibilité à des enjeux environnementaux est-elle

partageable entre habitants ? L’hypothèse ici est que le paysage rend perceptible

l’émergence d’un problème : il permet la mise en partage des changements au sein

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des vents et des éoliennes des vents et des éoliennes

1. Tim Ingold, Being Alive: Essays on Movement, Knowledge and Description, Routledge, Londres / New York, 2011.

2. Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture (2013), traduit par Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Dehors, Bellevaux, 2017.

3. Edith Chezel, “La fabrique collective des paysages climatiques, une enquête avec les parcs éoliens citoyens en Frise du Nord”, Grenoble, 2018.

4. Tim Ingold, “The Temporality of the Landscape”, Conceptions of Time and Ancient Society, 25 (2), 1993, p. 152-174.

5. Kenneth Olwig, “Recovering the Substantive Nature of Landscape”, Annals of the Association of American Geographers, 86 (4), 1996, p. 630-653, et Landscape Nature and the Body Politic: From Britain’s Renaissance to America’s New World, University of Wisconsin Press, Madison, 2002.

6. Edith Chezel et Olivier Labussière,

“Energy Landscape as a Polity. The Case of Wind Power Practices in Northern Friesland (Germany)”, Landscape Research, 43 (18), 2017, p. 503-516.

7. Joëlle Zask, “Anthropologie de l’expérience”, in Didier Debaise (dir.), Vie et expérimentation, Pierce, James, Dewey, J. Vrin, 2007, p. 136.

8. Alain Corbin, L’Homme dans le paysage, Textuel, Paris, 2001, p. 91 et 68.

9. Gabrielle Dufour-Kowalska, Emil Nolde : l’expressionisme devant Dieu,

“L’esprit et les formes”, Klincksieck, Paris, 2007, p. 79.

d’un collectif et/ou d’un environnement. Il s’agit, dans une situation problématique, de repérer les éléments qui indiquent la présence d’un trouble. Ils permettent dans le même temps de formuler sa mise en problème, ce qui par la suite déclenche l’action. Ce repérage nécessite de porter une certaine attention au paysage et à son mouvement propre. Cela passe notamment par les possibilités qu’il offre de faire l’expérience des sources d’énergie qui le façonnent.

Nous pouvons emprunter deux concepts à Tim Ingold pour amorcer des réponses à ces questions. Premièrement, la figure du monde météorologique (weather-world)

1

, qui décrit un monde en mouvement et en devenir, inclut les transformations des humains dans un tout qui est lui-même en transformation permanente. Le paysage est en ce sens une “relation terre-ciel”, telle que vécue par les humains, qui est autant atmosphérique que souterraine ; elle s’écrit comme une correspondance entre des matériaux et des êtres humains

2

. C’est à partir de cela que je propose le terme de “paysage climatique”, pour épaissir et mettre en mouvement la ligne d’horizon, pour désigner une forme de relation suivie entre paysage et climat

3

. Dans d’autres travaux plus anciens, Ingold avait déjà décrit le paysage comme un ensemble de pratiques dans lesquelles les êtres humains s’engagent et font, comme taskscape

4

. Il est très proche en cela des approches nordiques du paysage, mises en avant par les travaux de Kenneth Olwig

5

, qui s’appuient sur des assemblées de pratiques, faites d’habitudes, d’expérimentations et de représentations, pour penser le paysage à la fois comme activités et entités politiques

6

. Je m’appuierai sur ces approches pour explorer la figure de “l’assemblée paysagère climatique”.

Enfin, la notion d’expérience, au sens pragmatiste, est intéressante pour saisir les enjeux relationnels à l’œuvre dans la transformation d’une source en ressource, en tant qu’interaction ou “transaction” entre êtres humains et environnements.

John Dewey utilisait ce terme pour décrire “les effets de nos activités influant sur l’environnement de sorte que celui-ci les intègre et constitue un ensemble de nouvelles conditions pour notre conduite et nos expériences à venir

7

”.

des paysages éoliens ou faire l’expérience du vent

Le vent occupe une place prépondérante dans les paysages de la Frise du Nord, aujourd’hui comme hier. Le climat très venté de la mer des Wadden a longtemps été craint par ses habitants, car le vent est à l’origine des raz-de-marée ou “coups

de mer” ravageant régulièrement les côtes. En 1362 et 1634, deux épisodes particu- lièrement tragiques conduisirent à l’effondrement de terres habitées. Tous deux appartiennent aux plus grandes catastrophes naturelles de l’histoire de l’Europe et restent gravés dans la mémoire collective sous le nom de “Grande

Noyade”. Celle-ci est régulièrement ravivée par de nouveaux épisodes tempétueux, comme les inondations de 1962 qui avaient surtout touché Hambourg. Le vent en tant que source violente de la nature ne peut être mis à l’écart des conditions d’habiter en Frise.

Avec la modernité, le vent a aussi été reconnu comme gesund, “bon pour la santé” en allemand. Des stations balnéaires se sont développées au

XIXe

siècle, notamment sur les îles de Sylt et d’Amrum, et sont toujours très prisées des vacanciers et des curistes. Le vent y est symbole des

“paysages thérapeutiques” où “tout ce qui est mobile, tout ce qui est ventilé, est perçu comme sain

8

”. En Frise, le vent fait partie, avec la mer, du paysage de bien-être que l’on associe à son mouvement.

Le vent que rien n’arrête dans ces plaines du Jutland revêt une force, une présence, qui rappellent incessamment la puissance des éléments naturels et la vulnérabilité des êtres humains. Entre crainte et fascina- tion, le peintre Emil Nolde (1867-1956) a su révéler cette omniprésence dans ses peintures de paysages, de la mer et dans ses écrits, révélant une relation à l’environnement non seulement intense mais aussi

spirituelle et intime. Son ami Max Sauerlandt la qualifiait d’“amour vibrant”, expliquant que Nolde voyait la mer “comme si elle vivait en soi

9

”. “Je marchais durant des heures comme ivre sur le sable humide des dunes, […] criant avec les mouettes. […] Les vagues, leur grondement, les nuages devant et au-dessus de moi, le sable, les dunes, l’herbe grise, tout était mien. C’était comme si l’air libre, le goût du sel, les milliers de vagues me donnaient des ailes, m’aiguillonnaient et me rendaient heureux.” Nolde continue d’être une référence essentielle des habitants pour parler de leurs paysages si particuliers.

L’expérience du vent sur cette ligne de côte mouvementée reste en effet singulière aujourd’hui, pour celles et ceux qui la pratiquent quotidiennement mais aussi pour les gens de passage. Marcher dans la boue des Wadden, ou pédaler sur les voies d’accès à la digue, avec le vent qui siffle dans les oreilles, c’est prendre conscience des va-et-vient quotidiens de la mer qui rythment les saisons et le temps d’accès

Affiche publicitaire pour curistes à Sylt.

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10. Tim Ingold, Marcher avec les dragons, traduit par Pierre Madelin, Zones sensibles, Bruxelles, 2013.

11. Hervé Regnauld, “Le vent dans le paysage : une ancienneté et une construction géologique” in Louis-Michel Nourry et Groupe de recherche sur l’invention et l’évolution des formes, Vents : invention et évolution des formes, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2008, p. 165.

12. Ibid.

13. Harry Kunz et Albert Panten, Die Köge Nordfrieslands, Nordfriisk Instituut, Bredstedt, 1997.

à cet espace. En Frise du Nord, les horaires des marées sont affichés dans toutes les cuisines. C’est l’expérience de la vulnérabilité d’être humain, dans “un monde de terre et de ciel – ou de terre et de ciel en devenir – où percevoir, c’est accorder ses mouvements en contrepoint aux modulations du jour et de la nuit, de la lumière et du soleil, du vent et du climat

10

”.

Le vent reste pourtant difficile à saisir comme source d’énergie du paysage, tant ses forces sont variables. “En temps réel, instantané, le vent est une sensation changeante et un flux invisible […].

En temps climatique le vent est une force qui accumule de la matière et de l’énergie, qui crée des formes régulières dans des endroits déter- minés

11

.” Comme le climat, le vent occupe deux échelles temporelles : l’une du présent météoro- logique, l’autre intemporelle, climatique et spatiale. “Le vent est paradoxalement l’acteur le plus changeant et le plus constant sur le littoral

12

.”

De notre perception du vent qui souffle aujourd’hui, que pouvons-nous comprendre des vents qui ont façonné nos paysages et que pouvons-nous entreprendre pour les vents qui souffleront demain ?

des paysages des éoliennes ou faire les expériences que le vent propose

Le vent peut être considéré comme un acteur majeur de la fabrique des paysages, non seulement pour son action propre mais aussi pour celles qu’il fait faire aux êtres humains. L’imposante matérialité des nouveaux paysages de l’énergie éolienne divise, notamment parce qu’elle renvoie à la question des qualités relationnelles entre êtres humains et ressources. Pour en débattre, il est intéressant de comprendre finement et dans le contexte les processus de fabrique de ces paysages : comment les humains s’organisent-ils autour du vent, vivent-ils une expérience avec lui et se réorganisent-ils pour en inventer une suite, si possible commune, en continuité et en équilibre ?

Face aux raz-de-marée, les Frisons n’ont eu de cesse de construire et de reconstruire leurs terres.

Elles sont aujourd’hui faites de 163 polders et de huit cent cinquante kilomètres de digues, construits depuis le

XIe

siècle sur le Watt, par leurs habitants et leurs administrations successives

13

. Le dernier polder a été construit en 1954 dans le cadre du programme de développement régional, à l’extrême Nord-Ouest de la Frise et de l’Allemagne, c’est le polder de Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog. Ce chan- tier sur la mer des Wadden a duré sept ans, la construction des digues ayant été mise à mal plus d’une fois à cause des tempêtes et du long drainage des terrains qui n’avaient jamais été dessalés depuis la Grande Noyade de 1362. Finalement, quarante familles ont pu s’y installer et la vie dans le polder se construire. La commune a fêté en février 1991 ses trente-cinq ans, en même temps que l’inaugu- ration du premier parc éolien expérimental de l’entreprise locale

HSW

.

Comme dans beaucoup de régions côtières, les Frisons ont toujours cherché à utiliser le vent comme ressource. Ils étaient bien sûr avant tout des marins, mais différentes formes de moulins à vent ont aussi épisodiquement marqué les paysages de Frise : en 1900, on dénombrait 114 moulins

hollandais pour 130 communes et, en 1920, 500 éoliennes texanes étaient dissémi- nées dans les champs : il s’agissait de modèles d’éoliennes à douze pales importés des États-Unis et servant de pompes à eau pour drainer les terres marécageuses. La construction des réseaux et l’électrification de la région les ont totalement gommés du paysage dans les années 1950.

Les moulins à vent électriques, ou éoliennes modernes, ont fait leurs premières apparitions dans le Jutland sur des sites expérimentaux dans les années 1970, soit après vingt ans de rupture d’utilisation du vent comme ressource. Que ces

Emil Nolde, Federzeichnungen,

1901.

Les polders de Frise du Nord d’avant 1400 (vert clair) à après 1900 (vert foncé), Kunz et Panten, 1997.

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des vents et des éoliennes des vents et des éoliennes

14. Pour le détail de ces

expérimentations pionnières, voir le chapitre 2 de ma thèse (Edith Chezel,

“La fabrique collective des paysages climatiques, une enquête avec les parcs éoliens citoyens en Frise du Nord”, op. cit., p. 61).

15. Données de la chambre d’agriculture du Land de Schleswig-Holstein, 31 décembre 2014.

16. John Dewey, La Formation des valeurs, traduit par Alexandra Bidet, Louis Quéré et Gérôme Truc, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2011, p. 60-61.

expérimentations furent l’œuvre de personnes privées (l’école danoise de Tvind, l’industrie Vestas, d’agriculteurs téméraires comme Kuddel Wind ou Osterhof…) ou de laboratoires de recherche (Growian, Man…)

14

, elles permirent de tester de nouvelles formes, techniques, de l’énergie du vent dans le paysage frison. Le modèle à trois pales que nous connaissons aujourd’hui fut consacré seulement à la fin des années 1980, il mesurait alors entre trente et quarante mètres de haut, alors que la moyenne est aujourd’hui à cent cinquante mètres.

Ces nouvelles éoliennes ont connu par la suite un développement tout à fait particulier en Frise du Nord puisqu’elles se sont surtout développées dans le cadre de parcs éoliens “citoyens”– Bürgerwindpark. Dès 1991, en effet, des habitants et des agriculteurs se sont associés pour acheter, installer et gérer eux-mêmes des éoliennes. S’ils n’étaient qu’une soixantaine au départ, quarante dans le polder de Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog et vingt dans la communauté de communes de Bredstedt-Land, ils sont aujourd’hui près de 15 000 à être engagés dans 85 parcs éoliens citoyens. C’est-à-dire que 10 % de la population est copropriétaire d’une capacité installée de 1 200 mégawatts

15

, soit l’équivalent d’une tranche nucléaire.

Avec les tarifs d’achat de l’électricité garantis par le gouvernement fédéral, l’éolien constitue depuis trente ans une ressource économique majeure de la Frise du Nord.

La valeur financière n’est pas la seule qui caractérise la transformation du vent en ressource, il s’agit aussi d’une construction relationnelle, entre acteurs mais aussi entre êtres humains et paysages. À quoi tiennent-ils ? Par quoi tiennent-ils ensemble ? Se saisir de la question de la formation des valeurs, c’est se saisir de l’enjeu de “la formation de nouvelles habitudes, c’est-à-dire de nouveaux modes d’interactions avec l’environnement

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”, qui sont également à repenser en termes d’action collec- tive, en un sens politique, d’engagement avec.

Dans sa théorie de la valuation, John Dewey montre que la formation des valeurs est comportementale, ancrée dans l’expérience : elle est le résultat d’un processus.

La valuation n’est pas inhérente à une fin en soi que l’on déterminerait à l’avance mais bien construite avec les moyens disponibles qui permettent pas après pas de former des fins-en-vue et de construire des valeurs. C’est le choix de certains moyens et de l’organisation de certains matériaux, mis en forme dans diverses relations, qui fait avancer la construction de valeurs, vers la réalisation de projets. Ainsi, le vent en fait partie, autant que la réglementation des tarifs d’achat de l’électricité et que le paysage.

En l’absence de fins-en-soi précises et déterminées a priori, les expérimentations techniques autour de l’éolien ont consisté au départ à tester différentes conceptions de ce que pourrait être une éolienne, c’est-à-dire à “organiser les matériaux” de telle sorte qu’un aérogénérateur puisse prendre forme. Chacune d’entre elles avait une fin-en-vue différente selon qu’il s’agissait d’expérimenter pour démontrer ses idéaux (comme l’école de Tvind, Kuddel Wind, et Growian à l’opposé), ou pour réinventer son activité économique (comme Vestas et

HSW

) ou bien parce qu’il y avait une demande publique et des subventions (

GKSS

, Aeroman), ou encore pour faire comme le voisin (Osterhof). Pour chaque fin-en-vue, le cadre d’expérimenta- tion a donné différents moyens aux expérimentateurs de préciser ses fins au fil de l’expérience.

Du coulage du béton pour les fondations aux alliages d’acier pour les pales, il s’agissait bien de faire avec ce qui était matériellement disponible et intellectuel- lement concevable pour saisir la force du vent. C’est à force d’essais et d’erreurs autour de ces organisations que les expérimentations techniques ont fini par donner naissance à des éoliennes viables et performantes, capables de résister aux tempêtes. Les différentes expérimentations se sont aussi appuyées sur des moyens humains, financiers et institutionnels existants. Que ce soit l’industrie agricole pour Vestas, les financements de recherche pour Growian ou encore l’industrie navale pour

HSW

, l’idée de l’éolien est née du monde existant. Il n’y avait pas au départ une organisation spécifique, dédiée, ni d’objectifs quantitatifs de mégawatts à installer. Il y avait des tas de possibilités, des moyens matériels et humains, à organiser d’une manière nouvelle, sans idée précise de ce qu’ils pourraient devenir.

Ce que les agriculteurs et habitants de Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog et de

Bredstedt-Land ont fait de ces expérimentations techniques pionnières, c’est qu’ils

les ont transformées en ressource pour l’action collective. Les quelques initiateurs

de projets éoliens individuels, inspirés par les premières expérimentations tech-

niques, ont en effet, rapidement et grâce à l’influence des maires qui se souciaient

de la dispersion des éoliennes dans le paysage, proposé aux autres habitants de

leurs communes de s’associer pour faire un parc à l’échelle du polder. Ils ont pour

cela organisé de nombreuses réunions pendant des mois en s’assurant, non seule-

ment par la diffusion dans les journaux locaux mais aussi sans hésiter à faire du

porte-à-porte, que chacun se sentait le bienvenu. Il ne s’agissait pas pour les premiers

de convaincre les seconds, il s’agissait d’inventer collectivement l’avenir du polder,

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17. “Ici, dans le polder de Lübke, en 2000, il y avait 170 habitants qui cohabitaient comme ça avec 82 éoliennes. Et ça ne posait absolument aucun problème”

(extrait de l’entretien FWLK, 12 août 2015, traduction de l’auteure).

18. Voir aussi Joëlle Zask, Participer.

Essai sur les formes démocratiques de la participation, Le Bord de L’eau,

“Les voies du politique”, Lormont, 2011, et La Démocratie aux champs.

Du jardin d’Éden aux jardins partagés.

Comment l’agriculture cultive les valeurs démocratiques, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2016, ainsi qu’Edith Chezel,

“La fabrique collective des paysages climatiques, une enquête avec les parcs éoliens citoyens en Frise du Nord”, op. cit.

19. Bruno Latour, “From Realpolitik to Dingpolitik or How to Make Things Public”, in Bruno Latour et Peter Weibel (dir.), Making Things Public.

Atmospheres of Democracy, MIT Press, Cambridge, 2005, p. 4-31, et Kenneth Olwig, “Heidegger, Latour and the Reification of Things: The Inversion and Spatial Enclosure of the Substantive Landscape of Things – the Lake District Case”, Geografiska Annaler: Series B, Human Geography, 95 (3), 2013, p. 251-273.

20. Louis-Michel Nourry et Groupe de recherche sur l’invention et l’évolution des formes, Vents : invention et évolution des formes, op. cit.

21. Ibid.

pour maintenir l’activité agricole et d’autres héritages auxquels chacun était attaché, tout en imaginant les possibilités nouvelles de vivre avec les éoliennes selon différentes modalités. Il s’agissait de trouver des ajustements entre les intérêts en présence et les conditions du vent, à l’intérieur de l’assemblée réunie et à l’extérieur, pour rechercher et partager des infor- mations, rechercher et choisir des technologies, recher- cher et obtenir les autorisations pour placer les éoliennes, pour rechercher des financements auprès des administrations (subventions et tarifs d’achat) et des banques (emprunts), ce qui supposait aussi de négocier, de patienter, d’attendre de trouver les bons parte- naires et de pouvoir à chaque étape se mettre d’accord avec eux, accepter parfois de renoncer et, le cas échéant, recommencer. Il fallait également inventer une forme juridique pour cette entreprise citoyenne et une forme équitable de contribution de chacun, au financement (inégal selon les possibilités de chacun), à la gouvernance (inégale selon les capacités de chacun) et à la concrétisation (mise à disposition de terres et de temps de travail pour les négociations). Si l’on prend l’exemple du polder de Friedrich-Wilhelm-Lübke-Koog, les agriculteurs et habitants ont créé en 1991 une société à responsabilité limitée avec commanditaires (GmbH&CoKg – Gesellschaft mit beschränkter Haftung & Compagnie Kommanditgesellschaft).

Ils étaient 44 sociétaires et ont reçu en 1992 l’autorisation de construire 32 éoliennes (Enercon 33, 300 kilowatts) le long de la digue pour une capacité totale de 6,6 mégawatts. Ils n’avaient d’abord les moyens financiers que pour construire la moitié, ils construisirent les suivantes avec leur capital propre acquis sur les premières : quatre en 1994, cinq en 1995, une en 1996, une en 1997, deux en 1998.

“Hier im Lübke Koog im Jahr 2000 wohnten 170 Einwohner, friedlich mit 82 Windenergieanlage zusammen. Es war gar kein Problem

17

.” 170 habitants et 82 éoliennes (dont 50 qui n’étaient pas les leurs) dans un polder de quatorze kilo- mètres carrés en l’an 2000, “ce n’était pas du tout un problème” parce que le projet était ancré dans plusieurs années de discussions collectives et de pratiques avec une ressource portant d’autres enjeux relationnels et notamment paysagers.

Toutes ces négociations de transactions humains-vents se caractérisent dans le temps par la manière dont elles entremêlent des relations sensibles et politiques

dans leurs pratiques. Il y a des formes d’ancrage relationnel, hérité (entre humains) et météorologique (entre humains et vents), ainsi que des formes nouvelles, d’auto- organisation autour de la requalification des ressources environnementales (le vent devient éolienne) et paysagères (la digue construite par les ancêtres devient le support de la ligne d’éoliennes). Ces formes de négociation dans la proximité peuvent aussi faire sens à une échelle plus lointaine, notamment dans les relations avec les institutions qui impulsent ces pratiques (tarifs d’achat) ou les régulent (zonage). On peut alors aussi les considérer en termes de “démocratie contributive”

pour décrire les relations entre des formes d’autogouvernement (local, ancré dans les pratiques) et de gouvernement

18

.

Dans ce contexte, en s’attachant à mettre en discussion leurs paysages hérités, vécus, avec leurs projets de paysages éoliens, les agriculteurs et habitants de Frise du Nord, ainsi que leurs administrations, ont créé une assemblée ad hoc, que je propose de qualifier de paysagère, au sens où elle comprend non seulement des humains mais aussi les choses autour desquelles ils se rassemblent ainsi que les formes auxquelles leurs discussions et leurs pratiques donnent naissance

19

.

des assemblées paysagères climatiques

Les expériences éoliennes de Frise du Nord invitent à regarder les nouveaux paysages des énergies renouvelables comme l’occasion de réinventer nos manières d’habiter collectivement le climat et sa mouvance météorologique. C’est une propo- sition pour penser les transitions avec le paysage climatique.

“Le vent, qui est avec l’air dans l’ensemble des civilisations le symbole du prin- cipe ordonnateur du monde, le spiritus du cosmos, peut-il devenir pour l’homme moderne signe de l’appartenance à la planète

20

?” Les éoliennes ne sont pas seule- ment un “marqueur de cette énergie invisible qu’est le vent

21

”. Elles sont aussi une expérience de lutte contre le changement climatique, au sens pragmatiste. Elles désignent en ce sens une forme nouvelle de transaction et d’engagement des êtres humains avec leurs environnements qui caractérise leur vulnérabilité dans le monde météorologique.

Penser avec le paysage est une proposition pour associer les dimensions sensibles,

pratiques et politiques de cet engagement afin d’en évaluer les qualités relation-

nelles qui conditionnent sa soutenabilité. Dans ce contexte, et pour les partisans

Vers Hattstedtermarsch, avril 2015.

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des vents et des éoliennes

22. Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2015.

23. Manuel Delanda, A New Philosophy of Society: Assemblage Theory And Social Complexity, Continuum International Publishing Group, Londres / New York, 2006, et Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Éditions de Minuit, Paris, 1980.

24. Rosie Day et Gordon Walker,

“Household Energy Vulnerability as

« Assemblage »”, in Energy Justice in a Changing Climate, Zed Books, Londres, 2013, p. 14-29 ; Edith Chezel,

“La fabrique collective des paysages climatiques”, op. cit., p. 215 et 262.

25. Émilie Hache, Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatiste, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2011.

d’une démocratie radicale, le paysage est à la fois le lieu de l’expérience et du débat, l’occasion de porter une attention accrue au climat et à ses sources, ainsi que l’échelle, toujours à redéfinir, de l’assemblée qui peut en prendre soin et lui donner forme pour la suite. Le paysage est aussi un faire-ensemble qui peut produire du commun, au sens de Dardot et Laval

22

. L’hypothèse est qu’en parallèle de l’expertise des climatologues les processus de transition pourraient gagner à s’appuyer sur des dimensions expérientielles et démocratiques du paysage, notamment en termes de fabrique des connaissances et de responsabilité collective.

Pour tester cette hypothèse, je propose de recourir à la figure de l’assemblée paysagère évoquée ci-dessus. En effet, il est intéressant de voir le paysage comme une forme d’action politique. L’assemblée paysagère représente une forme d’asso- ciation entre humains et non-humains qui façonnent le paysage en faisant avec lui et avec les sources d’énergie qu’il propose, où chacun et chacune contribue à sa valorisation. Penser nos manières d’habiter le climat à partir de cette figure de l’assemblée paysagère, que l’on pourra alors qualifier de climatique, est une proposition pour revaloriser les liens entre sources et ressources à l’échelle des lieux où elles se fabriquent en termes de valeurs et de potentiels de projet, mais aussi en tenant compte de ce qui la dépasse.

L’assemblée paysagère se veut une figure capable de tenir cette pensée avec le paysage, dans ses dimensions sensibles, pratiques et politiques qui n’ont de cesse de s’ouvrir, se reformer et de changer d’échelle. Elle travaille pour cela une pensée des relations habitants-sources-ressources dans leurs matérialités et leurs expres- sivités, comme pour la notion d’assemblage

23

, mais elle s’en distingue en s’efforçant de rester ancrée dans ses paysages et de valoriser la diversité des attachements de ce, celles et ceux qui la portent. Si la notion d’assemblage permet de saisir le désordre et l’instabilité des situations énergétiques dans leur diversité

24

, la figure de l’assemblée paysagère climatique propose des moments et des lieux d’inter- prétation de ce désordre. Penser avec le paysage lui permet de tresser des formes de continuité entre ces moments, malgré leur hétérogénéité, et de rassembler la géophysique du climat, les pratiques autour des matériaux et le débat démocratique qui tient compte des attachements, tout en rendant possibles leurs ajustements.

Ainsi, l’assemblée paysagère tient d’abord compte des intensités relationnelles (individuelles et collectives) avec l’environnement à proximité. Elle expérimente avec les matériaux, les personnes et les savoirs disponibles de manière à résoudre

un problème identifié dans les changements de cet environnement. Elle se laisse la possibilité de faire émerger de nouvelles valeurs autour de la résolution concrète de ce problème tout en cherchant à assurer dans le temps, l’accès, le partage et le maintien de ses ressources. Elle procède pour cela d’un raison- nement par apprentissage, fondé notamment sur les ajustements d’une mémoire commune qu’elle s’attache à cultiver et prendre en compte, ce qui lui permet de construire à son échelle des connaissances situées,

adaptées aux sources de son paysage. Elle reste pourtant attentive aux fluctuations du monde, aux connaissances produites ailleurs et à ses propres évolutions.

Le terme de climatique vise à prendre en compte les dimensions qui dépassent l’échelle d’action de l’assemblée paysagère, comme faisant tout de même partie de l’assemblée paysagère : les relations que le paysage implique vont bien au-delà du lieu et de la temporalité des pratiques qu’il propose et qui le façonnent. Le terme de climatique permet de poser la question de la responsabilité par rapport à ce qui entoure l’assemblée considérée : passés, futurs et autres paysages.

Ce raisonnement montre aussi que la question de la transition n’est pas seule- ment d’opérer un changement de ressources mais de comprendre comment nous nous transformons nous-mêmes, et en relation aux autres, humains et non-humains, dans les expériences de transition. Plutôt qu’une pensée du futur et d’une antici- pation des changements climatiques, il s’agit d’une proposition de relecture écologico-pragmatiste de la relation paysage-climat en termes de responsabilité, c’est-à-dire en termes de réponses que nous pouvons apporter à ce, celles et ceux avec lesquels nous sommes en relation

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. Elle invite à réfléchir au soin porté au présent, en rendant palpable ce sur quoi nous pouvons intervenir, ici et maintenant.

Il s’agit de remettre au centre les capacités d’agir collectivement avec le paysage, en pensant ses héritages et les conséquences de ses transformations. C’est une proposition pour repolitiser les temps d’incertitude, en revenant aux fondamentaux des sources de la vie que sont le soleil, le vent et la pluie, et aux besoins que les êtres humains ont d’en faire des ressources pour leur survie.

Plage ouest de l’île d’Amrum, mer du Nord, juillet 2017.

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