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Passage de l'utilisation de colorants naturels aux colorants synthétiques pour des fibres textiles en milieu domestique : fin 19e, début 20e siècle

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UL

nu

Lïl2 LOUISE LALONGER

PASSAGE DE L'UTILISATION DE COLORANTS NATURELS AUX COLORANTS SYNTHÉTIQUES POUR DES FIBRES TEXTILES EN MILIEU

DOMESTIQUE.

(fin 19e, début 20e siècle)

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval

pour l'obtention

du grade de maîtrise es arts (M.A.)

Département d'histoire FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL MARS 1996

© Louise Lalonger, 1996

(2)

La fin du 19e siècle fût le théâtre de nombreuses découvertes dans le domaine des colorants de synthèse. Ces nouveaux produits viendront transformer les traditions reliées à la teinture de fibres textiles. En observant cette période de transition, l'auteure s'interroge sur la façon dont s'est fait le passage des colorants naturels aux colorants synthétiques pour la fabrication de textiles domestiques en milieu rural. Elle a choisi d'observer ce phénomène au Québec en confrontant les données d'enquêtes ethnologiques avec les résultats d'analyses chimiques sur une collection de textiles. Ces résultats permettront de documenter des collections tout en révisant des interprétations sur l'identification de colorants et sur la datation.

(3)

Je tiens à remercier Jocelyne Mathieu, professeure au département d'histoire, pour son soutien tout au long de la recherche et sa grande disponibilité, ainsi que Robert H. Burnell, professeur au département de chimie, qui m'a donné la possibilité d'effectuer des analyses en laboratoire. J'aimerais également souligné la collaboration des musées qui m'ont permis de consulter leurs collections, comme le Musée des arts et traditions populaires à Trois-Rivières, le Musée de la civilisation à Québec et le Service canadien des Parcs à Québec. Je ne manquerai pas de rappeler l'aide technique des organismes suivants: les services d'analyses scientifiques de l'Institut canadien de conservation et de Parcs Canada à Ottawa, le service photographique et le Fonds Louis-Marie de l'Université Laval.

(4)

TABLE DES MATIERES

Page

RESUME i AVANT-PROPOS ii

TABLE DES MATIÈRES iii

INTRODUCTION 1 CHAPITRE 1 ÉTUDE DES DONNÉES ETHNOGRAPHIQUES 12

1.1 Dépouillement des sources écrites 12

- Colorants naturels 12 - Premiers colorants synthétiques 29

1.2 Les artefacts étudiés : démarche méthodologique 36 CHAPITRE 2 ANALYSE CHROMATOGRAPHIQUE DES ARTEFACTS 42

2.1 Banque d'échantillons témoins. 42

- La démarche 42 - L'opération 44 - Les résultats 45 2.2 Analyses des colorants sur des textiles historiques 50

CHAPITRE 3 CONFRONTATION DES RÉSULTATS ET ANALYSE 62

3.1 Survivance des colorants naturels 62 3.2 Problèmes de datation et d'attribution des colorants dévoilés par les analyses 66

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3.3 Insuccès des premiers colorants synthétiques 67 3.4 Impact des colorants synthétiques sur la tradition 75

3.5 Période de transition 78

CONCLUSION 83 BIBLIOGRAPHIE 89 ANNEXE A Corpus des textiles sélectionnés. 96

ANNEXE B Banque d'échantillons témoins: les principaux colorants naturels 117 importés.

ANNEXE C Banque d'échantillons témoins: les premiers colorants synthétiques. 120 (1856-1902)

ANNEXE D Résultats des analyses chimiques réalisées en laboratoire 125 sur les textiles du corpus.

ANNEXE E Rapport d'analyses de colorants, Textiles Research Associates, 147 Angleterre, 25 mai 1995.

ANNEXE F Rapport d'analyses de colorants, Institut canadien de conservation, 152 Ottawa, 6 février 1995.

LISTE DES FIGURES ET DES TABLEAUX.

Figure 1: Page couverture de l'édition de 1933, Teinturerie domestique, 14 Oscar Bériau.

Figure 2: Carte des lieux d'enquêtes de Marius Barbeau, 20 entre 1911 et 1940 environ.

Figure 3: Publicité de YApothicairerie du Peuple, 1873. 25 Figure 4: Publicité du marchand de couleur McArthur, Corneille et Co., 31

tirée de l'annuaire commercial de Montréal, 1883-84.

Figure 5: Dépliant publicitaire des produits "Ampollina" 33 distribués par Baribeau et fils.

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la Johnson-Richardson Co. de Montréal.

Figure 7: Modèle de tissage offert en 1943 par la compagnie Wells & Richardson. Figure 8: Page couverture de l'Annuaire des teintures Diamant, 1913-14.

Figure 9: Tableau indiquant les résultats des tests préliminaires de Schweppe. Figure 10: Exemple de chromatogramme.

Figure 11: Transcription manuscrite de recettes de teintures végétales tirées de Bériau.

Figure 12: Teinture rouge fugace, textile no 9 du catalogue. Figure 13: Teintures fugaces et décolorées par la lumière,

textile no 4 du catalogue.

Figure 14: Teinture décolorée par la lumière, textile no 5 du catalogue.

Figure 15: Examen d'une teinture décolorée par la lumière, textile no 6 du catalogue. Figure 16: Exemple de contraste entre colorants naturels et

colorants synthétiques, textile no 6 du catalogue.

35 37 55 56 65 68 69 71 72 73

Tableau 1: Liste des informateurs de Barbeau. Tableau 2: Plantes tinctoriales indigènes. Tableau 3: Plantes tinctoriales importées.

Tableau 4: Description technique des teintures (étapes de travail). Tableau 5: Échantillons prélevés.

Tableau 6: Échantillons de référence, colorants indigènes. Tableau 7: Principaux colorants naturels importés.

Tableau 8: Colorants synthétiques identifiés.

19 22 23 26 41 47-48 49 61

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En 1856, William Henry Perking découvre le premier colorant synthétique, la mauvéine1. Cette découverte capitale marquera un

changement important dans l'utilisation de colorants, tant du point de vue industriel que du point de vue domestique. La tradition millénaire des colorants naturels fera place à une nouvelle technologie qui viendra transformer les modes d'acquisition et d'utilisation. Ce bouleversement se fera sentir principalement dans la seconde moitié du 19e siècle.

À cette époque, Perking, jeune étudiant de dix-huit ans, est l'assistant du professeur Hofman au Royal College of Chemistry à Londres2. II est

alors loin de se douter jusqu'à quel point sa découverte se révélera déterminante pour l'essor de la chimie organique. En effet, la fabrication de colorants suscitera d'innombrables recherches, notamment sur les explosifs et les produits pharmaceutiques.

Le succès considérable de la mauvéine incitera de nombreux chimistes à entreprendre des recherches analogues. C'est ainsi que plusieurs dizaines de colorants synthétiques seront mis au point pendant les années qui suivent. Les premières découvertes apparaissent petit à petit entre 1856 et 1869 avec l'élaboration de produits donnant principalement le bleu, le rouge et le violet. La décennie suivante voit naître de nombreux tons de jaune, d'orangé et de rouge grâce à

1 • Rita-J. Adrosko, Natural Dyes in United-States. Washington, Smithsonian Institution

Press, 1968, p. 3.

2- Jean Meybeck, Les colorants. Paris, coll. Que sais-je?, Presses universitaires de France, 1963, p. 30.

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naturelle. Quoique les années 1880 offrent une gamme de colorants de synthèse de plus en plus variée, certaines teintures naturelles persistent, tel l'indigo qui ne sera synthétisé qu'en 18974.

En observant cette période de transition, il est fort à propos de se demander de quelle manière s'est fait le passage des colorants naturels aux colorants synthétiques et dans quelle mesure l'on retrouve ces nouveaux produits pour la fabrication de textiles domestiques en milieu rural.

Pour répondre à ces questions, nous avons choisi d'examiner de plus près ce phénomène de la fin du 19e siècle sur une production textile de l'est du Québec, en nous intéressant particulièrement au comté de Charlevoix. Notons que cette région a déjà suscité plusieurs recherches qui ont permis de retracer des artisanes5 du tissage et de la teinture,

d'étudier leurs techniques et de recueillir des artefacts qui ont servi à constituer des collections de musées.

Notre étude comportera deux volets, complémentaires l'un de l'autre, soit une recherche ethnologique et une recherche en laboratoire. L'analyse chimique de textiles du Québec permettra de vérifier ou de compléter les énoncés de la recherche ethnologique, à partir des données recueillies sur le terrain.

Problématique

Dans son livre Natural Dyes in the United-States, Rita Adrosko dresse un bilan intéressant de l'évolution des colorants aux États-Unis. Bien

3. Mary W. Ballard, et al., Important Early Synthetic Dyes: chemistry, constitution, date, propreties. Washington, Conservation Analytical Laboratory, Smithsonian Institution,

1989, non paginé.

4- George F. Jaubert, La garance et l'indigo. Paris, Encyclopédie scientifique des

aide-mémoire, non daté, p. 74.

5- Compte tenu que dans les enquêtes ce sont majoritairement des femmes qui produisent des textiles domestiques, nous emploierons tout au long du texte le genre féminin.

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domestique. L'auteure fait une mise en garde à propos des documents écrits et imprimés aux États-Unis au 18e et 19e siècles qui rassemblent des recettes provenant de documents français, anglais ou allemands, sans toutefois en donner les références6.

Plus près de nous, Harold et Dorothy Burnham traitent brièvement de teintures domestiques dans leur livre Keep me warm one night. Cette étude est consacrée principalement au tissage domestique des 19e et 20e siècles dans l'est du Canada (Québec, Ontario et les Maritimes), mais tient compte également de plusieurs aspects complémentaires. Ces auteurs présentent une gamme de couleurs naturelles très restreinte en indiquant que le bleu domine, puis le rouge, le vert, le jaune, le brun et le noir. Pour chaque couleur, ils notent les correspondances des produits tinctoriaux et font valoir une prédominance des produits importés. Ils indiquent à l'occasion quelques plantes indigènes, supposant néanmoins qu'elles ont été moins utilisées7. Dans cette étude, les auteurs révèlent peu leurs

sources. Ils semblent avoir consulté des documents d'archives qu'ils citent à l'occasion, sans pour autant indiquer leurs sources quant à

l'identification des colorants. S'appuient-ils sur des enquêtes et sur des analyses chimiques ? Le texte ne le précise pas.

Pour sa part, Marius Barbeau aborde les teintures végétales de la région de Charlevoix dans son article sur "L'Ile aux Coudres"8. II

signale les principales substances tinctoriales en départageant les produits locaux des produits importés. Même si Barbeau apporte des renseignements pertinents pour cette étude, il manque de précisions quant aux sources qui lui ont permis de tirer ses conclusions.

6- Adrosko, p. 9.

7- D. Burnham et H. Burnham, 'Keep me warm one night' Early Handweaving in Eastern Canada. Toronto, University of Toronto Press, 1972, p. 21.

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sur des documents d'archives et couvre trois siècles de colonisation. II consigne aussi des informations supplémentaires grâce à une enquête réalisée dans la région de Charlevoix à la fin des années 60. Son territoire se limite d'abord à l'est du Québec et plus spécifiquement à la région charlevoisienne. II justifie son choix de terrain en indiquant :

«S'il se pratique partout en Nouvelle-France , l'art de la teinturerie est particulièrement riche en aval de Québec où il atteindra son apogée au 19e siècle avec les teinturières de la côte de Beaupré, de llle d'Orléans et de Charlevoix. II est même d'avis que nulles tisserandes et teinturières atteignent le degré de perfection de celles de Charlevoix»9.

Dans son enthousiasme, l'auteur nous laisse croire que les textiles produits avant 1940 offrent une particularité régionale. En effet, d'après lui, le simple profane savait distinguer la couverture de la

Beauce, de Plslet, de Kamouraska, de Charlevoix ou d'ailleurs10. II est

déplorable que dans cette étude les plantes tinctoriales citées ne soient identifiées que par leurs noms populaires, comme la «tisavoyanne jaune»1 1. II est parfois difficile de retracer ces plantes

sans en connaître leur identification botanique. De plus, Séguin nous présente, dans cet article, des textiles teints avec des produits végétaux sans entrevoir, d'aucune manière, la possibilité d'utilisation de produits synthétiques.

Si la recherche ethnologique permet de repérer les produits tinctoriaux, elle ne permet pas de les identifier clairement sur des artefacts sans avoir recourt à des tests scientifiques. Ainsi, il existe des procédés d'analyse chimique qui ont permis d'identifier des colorants sur des textiles d'Asie, d'Afrique et des États-Unis. Par

9- Robert-L Séguin, "L'art de la teinturerie en pays de Charlevoix", Ethnologie québécoise I, Cahiers du Québec, Hurtubise, 1972, p.191.

10 . Ibid, p.196.

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font ce type d'identification. L'Institut canadien de conservation à Ottawa offre aux institutions muséologiques des services d'analyse pour les matériaux et les pigments. Néanmoins, cette institution s'intéresse depuis peu à l'identification de colorants et du fait, ses banques de données à ce sujet sont à compléter.

Pourtant le chimiste Max Saltzman12, nous démontre bien l'importance

des analyses chimiques pour répondre aux problèmes d'identification des colorants. II soutient que plusieurs personnes croient, mais à tort, pouvoir identifier une teinture simplement à l'oeil nu1 3. Elles oublient

trop souvent qu'une même couleur peut provenir indistinctement de colorants naturels ou synthétiques. En outre, il rappelle qu'un seul produit peut donner des couleurs différentes selon le mordant14

utilisé. C'est ainsi qu'il fait ressortir des erreurs d'interprétation qui ont été dévoilées par les analyses. D'après Saltzman, nous commençons à peine à étudier les premiers colorants synthétiques; plus on aura de renseignements sur leurs dates de découvertes et de mise en marché, mieux on pourra situer un textile.

Les chercheurs qui se sont intéressés à la teinture traditionnelle au Québec n'ont jamais eu accès à des analyses chromatographiques pour identifier des colorants sur des collections. Cette recherche permettra donc de combler les lacunes en vérifiant les interprétations des chercheurs et en distinguant les colorants naturels des colorants synthétiques, ainsi que les produits importés des produits indigènes. Parfois même, les résultats apporteront un éclaircissement sur la datation de textiles anciens.

1 2- L'auteur est chercheur pour l'Institute of Geophysics and Planetary Physics, de

l'Université de Californie à Los Angeles.

13. Max Saltzman, "Analysis of Dyes in Museum Textiles or, You Can't Tell a Dye by Its Color", Textile Conservation Symposium, Los Angeles, The Conservation Center, Los Angeles County Museum of Art, 1986, p. 32.

14- En teinture, le terme "mordant" désigne un agent intermédiaire (souvent un sel métallique) qui aide à fixer le colorant ou sert à modifier la couleur.

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Ces résultats auront aussi une incidence en conservation préventive dans les musées. En effet, en identifiant un type de colorant, on peut connaître sa résistance à la lumière ou au lavage et prendre les mesures qui s'imposent pour prévenir son altération. Par exemple, un des premiers colorants synthétiques, la fuchsine, offre une très faible résistance à la lumière, alors que l'indigo naturel est beaucoup plus résistant1 5.

Cette démonstration justifie la nécessité de combiner la recherche ethnologique et l'analyse chimique pour observer le passage de colorants naturels aux colorants synthétiques. Cette approche, qui allie les sciences humaines et les sciences pures, s'inscrit d'ailleurs dans le courant actuel des études sur la teinture. Par exemple, c'est dans cette optique que travaillent les chercheurs du Textile Research Associates en Angleterre et de l'Institut royal du patrimoine artistique en Belgique16.

L'analyse sur une collection de textiles permettra de vérifier l'hypothèse à l'effet que le changement technologique s'est effectué avec un certain décalage entre le milieu urbain et le milieu rural. La ville a sans doute adopté rapidement ces produits de synthèse, entre autres pour la production manufacturière, alors que la campagne a poursuivi plus longuement une production domestique traditionnelle17.

En tenant compte de l'histoire des premières découvertes et de cette réalité rurale, on peut prévoir qu'entre 1850 et 1875 les techniques de teintures naturelles demeurent bien vivantes. La fin du dix-neuvième siècle (1875-1900) voit apparaître l'utilisation simultanée des colorants naturels et de synthèse. Ce ne sera qu'au tournant du siècle que les teinturières du Québec abandonneront complètement les

15. La résistance des colorants à la lumière se mesure sur une échelle de 1 à 8. Par exemple, la fuchsine reçoit la cote la plus basse (1) et l'indigo une cote supérieure (5-6). Ces cotes peuvent varier pour un même colorant selon qu'il est utilisé pour teindre de la laine ou du coton.

16- G.W. Taylor, "Natural Dyes in Textile Applications", Review of Progress in Coloration

and related topics, vol.16, 1986, p. 57-58.

17. NO U S entendons ici une production faite pour les besoins de la famille selon des

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teintures de synthèse et leur prix très économique feront que ces artisanes abandonneront progressivement les techniques traditionnelles. Elles seront vite conquises par une gamme chromatique plus variée que leur offrent ces nouveaux produits.

Méthodologie

Pour vérifier cette hypothèse, nous aurons recours au dépouillement d'enquêtes et de sources documentaires. C'est la compilation de ces données qui permettra de cibler les produits tinctoriaux les plus représentatifs d'une production domestique, de réaliser des échantillons de ces colorants et d'effectuer les analyses chromatographiques nécessaires pour les identifier sur des textiles traditionnels.

Dans le Guide des teintures naturelles^8, Dominique Cardon apporte des

renseignements indispensables sur la botanique, l'historique et la chimie des principaux colorants naturels utilisés dans le monde. En ce qui concerne la recherche sur les colorants synthétiques, il existe à l'heure actuelle une vaste documentation sur le sujet, dont les travaux de Mary Ballard et son équipe19. De plus, des recherches dans les

annuaires commerciaux de la fin du 19e siècle et la consultation de publicités de l'époque nous aideront à comprendre la façon dont ces produits se sont implantés sur le marché québécois.

Les sources documentaires sur une activité de teinture au Québec sont plus limitées. À cet égard, l'enquête de Séguin, réalisée à la fin des années 1960, retrace des recettes de teintures végétales auprès d'informatrices de Charlevoix. Pour sa recherche, Séguin a questionné une vingtaine de femmes septuagénaires et octogénaires. D'entre elles,

18. Dominique Cardon, Guide des teintures naturelles, Paris, Delachaux et Niestlé, 1990, 400 p.

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seulement six parviendront à rassembler des détails pour reconstituer les recettes de teintures de leurs mères ou de leurs grands-mères20. II

faut constater que déjà, à la fin des années 1960, il était difficile de recueillir des renseignements auprès d'informateurs, témoins de cette activité domestique. De fait, n'étant que de jeunes enfants à l'apparition des colorants synthétiques, les femmes interrogées ne pouvaient se rappeler avec précision les techniques ancestrales et la constitution des recettes.

C'est pourquoi nous examinerons avec plus d'attention le fonds Barbeau conservé au Musée canadien des civilisations à Ottawa. Dans un dossier consacré à ce sujet, Marius Barbeau a consigné de nombreuses notes sur les teintures domestiques. II a effectué des enquêtes auprès d'une trentaine d'informateurs (principalement de la région de Charlevoix) entre 1918 et 1940 environ. Nous pouvons supposer ici que les renseignements tirés de cette enquête soient plus pertinents, étant donné le plus grand nombre d'informateurs et la période d'étude. En effectuant cette recherche dans les premières décennies du 20e siècle, Barbeau pouvait plus facilement retrouver des témoins de la fin du 19e siècle.

La compilation des données de l'enquête nous a permis de monter une collection de référence composée d'échantillons de colorants. La fabrication de ces échantillons a pour but de mettre en lumière la gamme des couleurs utilisées traditionnellement et de servir de point de comparaison pour les analyses chimiques. Cette gamme ainsi obtenue comprend des couleurs à l'état pur et des nuances obtenues à partir de plusieurs mordants.

Afin de vérifier l'importance de la teinture domestique dans la production textile, nous avons constitué un corpus d'artefacts sur lesquels nous avons procédé à des analyses. Ce corpus a été établi en fonction de critères de sélection dictés par la recherche. Ces critères tiennent compte du type de fabrication, du territoire d'origine et des

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dates d'attribution. Nous avons retenu les textiles de facture domestique pour lesquels on a utilisé de la laine filée main et qui est possiblement de teinture domestique21. Ces pièces doivent être

attribuées à la région de Charlevoix (ou du moins à l'est du Québec) et datées de la fin du 19e siècle. Nous avons porté un intérêt particulier aux textiles qui ont fait l'objet de publications et d'attribution aux colorants naturels.

Parmi les collections importantes consultées, mentionnons, entre autres, la collection Robert-Lionel Séguin au Musée des arts et traditions populaires à Trois-Rivières, la collection Barbeau du Fort Chambly à Parcs Canada à Québec et la collection du ministère de l'Agriculture des pêcheries et de l'alimentation (M.A.P.A.) au Musée de la civilisation à Québec.

Nous avons revu la documentation concernant les textiles, leurs matériaux et leurs techniques de fabrication et nous avons noté pour chacun d'eux le contexte de l'enquête, des recherches ou des études dont ils ont fait l'objet.

L'analyse chimique des colorants utilisés sur les textiles traditionnels vise à déterminer avec précision s'il s'agit d'une teinture naturelle ou synthétique et à l'identifier spécifiquement. Elle nous apporte, en fait, des données exactes que l'examen à l'oeil nu ne permet pas de recueillir.

Pour ce faire, nous avons d'abord procédé à des prélèvements de petits échantillons d'environ 2,5 cm de fil teint pour chaque couleur à identifier. Cette méthode est considérée comme non destructive pour l'objet mais nous avons malgré tout demandé l'autorisation des musées concernés pour exécuter ces prélèvements. Max Saltzman soulève un problème d'éthique à ce sujet :

2 1 . Nous n'avons pas retenu les fibres teintes industriellement ou les produits de récupération telle la lirette ou "Catalogne".

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«[...] anyone can take a sample from any textile if he really wants to know how it was dyed. If you don't want to know or if it doesn't make any difference to you, why bother? But if you do want to know, if it's something of importance, it does not take much material to establish the nature of the dye that was usee22.»

Les méthodes d'analyse retenues sont celles développées par le chimiste Helmut Schweppe de la compagnie BASF en Allemagne, un expert mondial sur le sujet. II privilégie les tests d'extractions et de chromatographie en couches minces. Deux stages au Smithsonian

Institution nous ont permis de nous initier à ces techniques: l'un portant sur l'identification des colorants naturels (1988) et l'autre sur l'identification des colorants synthétiques (1989). Trois cahiers méthodologiques rédigés par Schweppe servent de base à nos propres analyses23.

Ces techniques, bien que laborieuses, demandent peu d'équipement. Les tests sont d'abord exécutés sur les colorants de la collection de référence. Pour chaque couleur, il faut faire des extractions avec plusieurs solvants et examiner l'échantillon sous lumière à rayonnement ultraviolet. Les résultats, qui diffèrent d'un colorant à l'autre, sont regroupés par couleurs et présentés par tableaux. Cependant, c'est la chromatographie en couche mince (ou CCM)24 qui

permet d'identifier avec exactitude le colorant inconnu en le comparant avec des échantillons connus (ou témoins). Cette méthode consiste à décomposer les divers éléments colorants de la teinture à l'aide d'un solvant qui entraîne progressivement ceux-ci à des vitesses différentes au sein d'une couche absorbante, comme le gel de silice. L'identification se fait en comparant le chromatogramme de la teinture (c'est-à-dire le tracé laissé par celui-ci) à ceux d'un certain nombre de colorants de référence.

2 2• Saltzman, p. 35.

23 . Helmut Schweppe, Practical Hints on Dyeing with Natural Dyes. 1986, 47 p. Practical

Information for Identification of Early Synthetic Dyes. 1987, 73 p. Practical Information for Identification of Dyes on Historic Textile Materials. 1988, 30 p.

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Les résultats des analyses chimiques ont permis de vérifier les hypothèses de départ sur le passage des colorants naturels aux colorants synthétiques. En comparant les résultats avec ceux des recherches antérieures, nous avons pu apporter des confirmations ou des rectifications. Cela nous a permis de soulever les problèmes d'identification des teintures et de datation des textiles. Néanmoins, l'intérêt de ces résultats est aussi d'apporter des renseignements additionnels pour l'étude et l'analyse des textiles traditionnels. Ils contribuent à l'avancement des connaissances en ethnologie ainsi qu'en muséologie en portant assistance aux conservateurs et aux restaurateurs.

Notre étude se présente donc en trois chapitres principaux. Le premier rassemble l'information qui se dégage de la recherche ethnologique. II comprend deux sous-chapitres dont l'un illustre le dépouillement des sources écrites et des enquêtes et l'autre celui des sources figurées, c'est-à-dire les artefacts sélectionnés. Le second chapitre se consacre entièrement à l'analyse chromatographique des artefacts. II se subdivise en deux sections qui exposent, d'une part, l'élaboration des échantillons de référence et, d'autre part, les tests chimiques ainsi que l'analyse chromatographique sur les textiles. Le dernier chapitre porte sur la confrontation des résultats des analyses avec ceux de la recherche ethnologique.

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CHAPITRE 1

ÉTUDE DES DONNÉES ETHNOGRAPHIQUES

Dans ce premier chapitre, nous regroupons d'abord toute l'information pertinente à une activité de teinture domestique, que ce soit avec des colorants naturels ou synthétiques. Nous faisons la synthèse de la documentation disponible sur le sujet et le dépouillement d'enquêtes afin de faire valoir quels étaient les produits utilisés pour la teinture, quelles étaient les méthodes d'application, et à quel moment ces colorants étaient en usage. Cependant, nous ne manquerons pas de souligner les limites de ces sources. Dans un second temps, la consultation de collections de musées nous amène à constituer un corpus de textiles sur lesquels nous avons procédé à des analyses chimiques afin d'en identifier les colorants.

1.1 Dépouillement des sources écrites

a) Colorants naturels

Dès le milieu du 18e siècle, le botaniste et voyageur Pehr Kalm identifie des plantes tinctoriales. Ainsi, les Français du Canada apprennent des Amérindiens l'usage du gaillet des teinturiers {Gallium tinctorum L.)2 5, appelé «tisavoyanne rouge», ainsi que celui de la

«tisavoyanne jaune», soit le coptide du Groenland (Coptis groenlandica (Oeder) Fern.)26 que Kalm appelle «ellébore à trois feuilles». II observe

également des femmes de Montmorency qui teignent en jaune avec des

2 5• Pierre Kalm, Voyage de Kalm en Amérique, traduit par L. W. Marchand, Montréal,

Mémoires de la Société historique de Montréal, 1880, p. 12.

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graines du myrique baumier (Myrica gale L.) qu'il nomme «myrte-bâtard» ou «poivrier»27.

Les écrits de Pehr Kalm nous apportent des témoignages intéressants d'une activité de teinture domestique avec des plantes indigènes. Toutefois, il faudra attendre le début du 20e siècle avant que des chercheurs s'intéressent à ce sujet.

L'artisanat connaît un nouvel essor au début du 20e siècle, d'abord chez les Anglophones avec la création de la Canadian Handicraft Guild (La Guilde canadienne des métiers d'art) à Montréal en 190628. On y vend

alors des produits du terroir destinés aux touristes. Puis, ce sont les institutions religieuses qui mettent en place des écoles d'art ménager entre 1905 et 1935. Parallèlement des institutions gouvernementales voient le jour. Le ministère de l'Agriculture crée, entre autres, l'École des arts domestiques en 1929 pour coordonner l'enseignement dans ces écoles29.

Le retour aux colorants naturels s'inscrit dans ce mouvement de revalorisation de l'artisanat et s'observe par la publication de documents importants à ce sujet. Oscar-A. Bériau ouvre la voie en publiant La teinturerie domestique30 en 1933. (Fig.1) Plus tard, en

1941, Soeur Thérèse d'Avila de l'École ménagère de Sainte-Martine publie deux cents recettes dans Teintures végétales. Extraits des plantes de chez nous3'1. En Ontario, Douglas Leechman écrit également

sur le sujet en 1943 dans Vegetable Dyes: Make Your Own3 2. C'est avec

2 7- ibid, p.172.

2 6• Cyril Simard, Artisanat Québécois: 1. Les bois et les textiles, Montréal, Les éditions de

l'homme, 1975, p. 34.

2 9• Ibid, p. 337.

30. Oscar A. Bériau, La teinturerie domestique, Bulletin no. 113, Ministère de l'Agriculture de la Province du Québec,1933, 188 p.

31 • Thérèse d'Avila, Teintures végétales: Extraits des plantes de chez nous, Sainte-Martine, les Soeurs des Saints Noms de Jésus et de Marie, École ménagère régionale, 1941, 148 p.

32. Douglas Leechman, Vegetable Dyes: Make Your Own, Ontario, Oxford University Press, 1943, 55 p.

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L'AGRICULTURE-Figure 1: Page couverture de l'édition de 1933 du livre Teinturerie domestique d'Oscar A. Bériau.

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une vision nationaliste que les auteurs de l'époque recherchent nos particularités régionales.

Quoique ces documents soient intéressants du point du vue technique, rien ne nous indique que ces recettes soient tirées de la tradition et qu'elles reflètent des pratiques populaires. Ces publications ont été réalisées par des institutions officielles. Oscar-A. Bériau, lui-même chimiste et directeur de l'École des arts domestiques, et Soeur d'Avila, enseignante dans une école ménagère, ont sans doute expérimenté des teintures tirées de plantes locales et importées sans nécessairement tenir compte de données ethnographiques.

Leur travail répondait à un besoin ponctuel, pour l'enseignement et la diffusion, soulevé par la mise en place de ces écoles. C'est pourquoi, nous retiendrons les sources qui font valoir des faits de la tradition populaire, soit par des documents d'archives, soit par l'enquête et l'observation.

D'après une enquête réalisée en 1933, Jean-Marie Gauvreau et Paul Gouin décrivent les teintures végétales telles qu'elles sont pratiquées dans le comté de Charlevoix :

«Les couleurs de ce couvre-lit viennent de substances végétales des plantes, des écorces d'arbres, des racines sauvages: par exemple, les racines de savoyanne et la verge d'or, dont on tire un jaune brillant; le cormier qui donne un gris bleu; l'écorce de cerisier et le "bois de savanne" pour le brun, l'écorce de "plaine" (érable mou) pour le bleu. Le rouge et les nuances de couleurs variées étaient de pelures d'oignons, de feuilles de thé, d'écorces d'aune, d'oxyde de cuivre, de lessive, et de bois importé d'Amérique méridionale, tel le quinquina pour le rouge. Pour fixer la couleur, on trempe la laine teinte dans des mordants préparés à domicile, puis dans l'eau de source et l'eau salée de la mer. Ces procédés traditionnels rendaient la teinture tellement durable que le couvre-pieds de Mme Pednaud, bien qu'il ait quatre-vingts ans,

est encore frais et brillant à tel point qu'en le voyant on a été tenté de se l'approprier. De fait, je l'achetai

(22)

sur-le-champ pour le Musée national, et A.-T. Jackson, le peintre bien connu qui m'accompagnait, était anxieux de l'acquérir. J'ai découvert, à l'Ile, au moins quinze vieilles boutonnues qu'on est fier de conserver à la Galerie et au Musée Nationaux du Canada, à Ottawa 33. »

Curieusement, Marius Barbeau reprend presque textuellement les mêmes informations dans son article sur "L'Ile aux Coudres"34 en

1946. On peut croire que ce dernier ait pu collaborer avec Gauvreau et Gouin à la réalisation de leur rapport. Mais quel que soit l'auteur, il y a ici une erreur d'interprétation quant à l'identification du bois importé pour teindre en rouge. En effet, le quinquina {Cinchona officinalis L.) est mieux connu comme plante médicinale35 alors qu'à l'époque, il y

avait bon nombre de bois rouges pour la teinture dont le bois de Brésil {Caesalpinia brasi liens is L.)36.

Une monographie de Alice Dubé-Lévesque37, datant de 1943, nous

apporte également quelques mentions de colorants utilisés vers 1880. En plus des plantes locales comme l'aulne noire, la verge d'or et les pelures d'oignons, elle nous parle de colorants importés comme l'indigo et «une gomme spéciale» pour teindre en noir. Elle spécifie que les premières couleurs synthétiques achetées chez le marchand général était le rouge magenta et le violet.

Comme nous l'avons vu plus tôt en introduction, Séguin a fait une enquête sur le sujet à la fin des années 1960 et en a publié les résultats dans son article sur "L'art de la teinturerie en pays de Charlevoix" en 197238. La même année, les Burnham parlent de teinture

dans un livre consacré au tissage domestique39. Ces auteurs nous 3 3 • Jean-Marie Gauvreau et Paul Gouin, Rapport général sur l'artisanat, Inventaire des

ressources naturelles, ministère des Affaires municipales, 1939, p. 11.

3 4• Loc. cit.

35. Tina Cecchini, Encyclopédie des plantes médicinales, adaptation de Claude Chabault, Paris, Éditions De Vecchi, 1976, p. 256.

36. Bériau, p. 30.

37. Alice Dubé-Lévesque, II y a soixante ans, Montréal, Fides, 1943, p. 71-74. 38. Séguin, loc. cit.

(23)

présentent des données différentes et complémentaires à la fois. Le premier s'intéresse surtout à l'utilisation de plantes locales en prétendant qu'elles offraient une particularité régionale, et les seconds s'intéressent surtout aux produits importés. Ils nous démontrent le caractère très laborieux de la teinture avec des plantes qu'il fallait cueillir, et affirment que les femmes étaient trop occupées pour utiliser ces produits. D'ailleurs, les plantes tinctoriales que les Burnham nous présentent, comme la garance, la cochenille et le quercitron, étaient sans doute plus utilisées par les teinturiers de profession que par les artisanes. De plus, ils soutiennent que les colorants synthétiques se généralisent au Canada vers 1870. Bien que cette affirmation puisse être valable pour un usage professionnel, elle nous paraît un peu anticipée pour un usage domestique.

Dans son enquête, Séguin relève quelques plantes tinctoriales mais recueille peu de précision quant aux méthodes d'application, comme la quantité de plantes et de mordant, le volume d'eau, le temps et la température de chauffage. De plus, l'auteur présente le vermillon, l'ocre et l'azur comme des teintures alors qu'il s'agit de pigments d'origine minérale. Précisons ici que le pigment est une matière colorante insoluble appliquée sur la surface d'un substrat, par opposition à la teinture qui, elle, est une matière colorante soluble qui s'imprègne et pénètre son support (une fibre textile par exemple)40.

Examinons de plus près l'enquête de Marius Barbeau, laquelle se révèle plus explicite et plus spécifique au but de la recherche. Ce dossier consacré aux teintures est constitué de pages de carnets d'enquêtes qui ont été découpées et classées par sujets. Les informations y sont inscrites avec la sténographie propre à Barbeau et sont transcrites en dactylographie. Des fautes d'orthographe ont pu se glisser lors de cette transcription. En outre le fait que les pages soient découpées nous fait perdre bon nombre de données, dont le contexte de l'enquête. Nous devrons donc redoubler de vigilance pour l'analyse du contenu de ces documents.

(24)

Ainsi la période d'enquête reste imprécise: seules deux pages sont datées de 1911 et 1918. Néanmoins, c'est un relevé des achats faits par Barbeau en 193741 qui nous permet de faire des recoupements et

d'identifier des informateurs présents sur cette liste. Nous avons retracé leur âge et complété des noms de localités. De même, la consultation du fonds photographique de Barbeau, conservé au Musée canadien des civilisations à Ottawa, nous apprend qu'il a fait des enquêtes dans les régions de Charlevoix, de la Gaspésie et de l'Ile d'Orléans, principalement dans les années 1930.

Ces enquêtes ont été réalisées auprès d'une trentaine d'informateurs qui provenaient, pour la majeure partie, du comté de Charlevoix mais aussi de l'Ile d'Orléans, de Notre-Dame-du-Portage et de la Jeune Lorette. Le tableau 1 nous présente une liste de ces informateurs, avec la localité, et parfois la date d'enquête. Suit une carte des lieux d'enquêtes. (Fig. 2)

Avant d'analyser le contenu de ces enquêtes, nous aimerions soulever le problème de l'identification botanique. Le dépouillement de ces documents s'est avéré ardu. Comme Barbeau n'a recueilli que les noms vernaculaires ou vulgaires, avec parfois même des erreurs de transcription, il a été très difficile d'identifier précisément les plantes dont il était question. C'est pourquoi nous tenterons, tout au long de cette recherche, d'utiliser les noms français d'origine scientifique ainsi que la nomenclature binaire latine, fixée par des règles internationales. Nous croyons qu'il est quand même intéressant d'y associer les noms populaires qui font partie d'une onomastique du folklore botanique.

Voici un exemple de problème d'identification rencontré avec la transcription de Barbeau «L'herbe forte de savane (bouquets rouges)». Ici on peut associer le kalmia {Kalmia angustifolia L.) à «l'herbe forte», ou le thé du Labrador {Ledum groenlandica Oeder.) au «bois de savane», et encore l'épilobe {Epilobium angustifolium L.) aux «bouquets rouges». En retenant ce dernier nom, nous avons d'abord cru qu'il s'agissait de l'épilobe. Mais après mûre réflexion, c'est sans doute le

(25)

TABLEAU 1: Liste des informateurs (F

onds B

arbeau)

Informateurs Localité Âge Année

April, Luc Notre-Dame-du-Portage 1918

Bamaiche, Basilien Mont Louis, Gaspé 1930(4)

Bergeron, Georgiana Les Eboulements 19370)

Bouchard, Donat Baie St-Paul 1937(4)

Bouchard, Real ou Raoul Ste-Agnès

Boudreau, Emilie Ste-Agnès 83

Côté, Thomas Mme St-Placide 1937(4)

Coulombe, François (Mme) Les Eboulements 86 19370)

Dallaire, Malvina Ste-Agnès 77

Deschênes, Maurice St-Pascal, Les Eboulements

Desgagnés, Hélène La Baleine, De-aux-Coudres 82 1936(2)

Desgagnés, Samuel (Mme) La Baleine, De-aux-Coudres 1932(4)

Emont, Jos (Mme) St-Pierre, Ile d'Orléans

Gagnon, Arthur (Mme) La Baleine, De-aux-Coudres

Gagnon, Honoré Pis Sec, St-Urbain 58

Gagnon, Joseph (Mme) La Baleine, De-aux-Coudres 19330)

Gaudreau, Mathilde St-Hilarion 19370)

Girard, Joseph Miscoutine, St-Aimé-des- Lacs

Godreau, Désiré Les Eboulements

Goulet, Jean St-Pierre, Ile d'Orléans

Gravel, Idola Pis Sec, St-Urbain

Lajoie, Georges (Mme) Ste-Agnès 19370)

Larouche, Joseph Ste-Agnès 19370)

Lemieux, Joseph Cap-au-Corbeau

Lévesque, Isidore St-Pascal, Les Eboulements

Lindsay Robigaud, Marie Jeune Lorette (Loretteville) 1911

(Eticum Gros-Louis)

Michel, Francis St-Féréol

Plante, Alice St-Pierre, Ile d'Orléans

Potvin, Napoléon Baie St-Paul 1938(4)

Prémont, Joseph-Cyrille Ste-Famille, Ile d'Orléans

Simard, Thomas Pis Sec, Ste-Agnès

(1) Noms qui se retrouve sur une liste d'achats de 1937. (2) D'après une biographie de l'artiste, dossier #9616, MB AC. (3) Lettre datée de l'informatrice à Marius Barbeau.

(26)

Figure 2: Carte des lieux d'enquêtes de Marius Barbeau, entre 1911 et 1940 environ.

(27)

kalmia, qui présente également des grappes de fleurs d'un rose-violacé (d'où ce surnom) et qui pousse dans la savane comme le thé du Labrador.

De plus, nous ne retrouvons dans aucun guide botanique le nom vernaculaire de «malia à la grappe». Nous avons émis l'hypothèse qu'il s'agissait du «cerisier à grappes» qui a déjà été mentionné dans le texte de Gauvreau-Gouin.

Les nombreuses fautes d'orthographe, faites lors de la transcription, nous ont parfois obligée à deviner ce à quoi référait le texte. Par exemple, la couperose, qui est le nom ancien pour les sulfates de cuivre (CuS04) ou de fer (FeS04), est bien connue comme mordant pour la teinture. Dans les transcriptions, ce mot se retrouve orthographié comme suit: «conperose», «conperosa», «conpense», «compérose», etc.

II en est de même pour le nom populaire du sorbier d'Amérique le «masquabina» qui devient «masquatrine», «maskabruna» ou «masquamina».

Malgré ces embûches, nous avons réussi à retracer une quinzaine de plantes tinctoriales indigènes que nous présentons au tableau 2. On y retrouve les noms scientifiques, les noms vernaculaires, les couleurs indiquées dans l'enquête, et le nombre de mentions. Nous les présentons par ordre d'importance, en commençant par les plus courantes.

Nous présentons de la même façon les plantes tinctoriales importées dans le tableau 3. L'indigo est sans doute le colorant le plus présent dans la mémoire populaire avec une dizaine de mentions. Barbeau recueille un témoignage intéressant à Notre-Dame-du-Portage en 1918 à propos de «bois des îles» importés: «On achetait des bois des îles pour teindre le rouge et le vert. Y avait trois sortes du bois des îles: rouge, vert et jaune. Ça nous arrivait ici moulu ou en petite bûche. On en dolait et on faisait bouillir [...]Ces teintures là employées encore y a une trentaine d'années [...]» (1888?)42

42. Toutes les sitations concernant l'enquête de Marius Barbeau réfèrent au fonds conservé au Musée canadien des civilisations, à Ottawa.

(28)

TABLEAU 2 : Plantes tinctoriales indigènes (enquête Barbeau)

Identification botaniaue Noms vernaculaires Couleurs Couleurs Nbre mentions Aulne rugeux

Alnus incana ssp. rugosa Du Roi Clausen.

(=Alnus rugosa Du Roi Spreng.)

Aulne rouge noir

gris brunclair (10)

0)

(2) Oignon

Allium cepa L. Liliaceae jaune orangé

vert brun (3) (2) (3) (2) Lédon du Groenland

Ledum grœnlandicum Oeder Thé du Labrador Bois de savanes brun noir gris jaune (4) (2) 0) 0)

Kalmia à feuilles étroites

Kalmia angustifolia L. Herbe forte de savane (bouquets rouge) Herbe forte

noir

brun f. d) (D

Solidage du Canada

Solidago canadensis L Verge d'or Bouquets jaunes jaune (7)

Sorbier d'Amérique

Sorbus americana Marsh. Masquabina Cormier

Masqua brun, beige gris bleu (4) (D (D

Tsuga du Canada Pruche

Tsuga canadensis L. Carr.

Érable rouge Plaine

Acer rubrum L.

Sarrasin commun

Fagopyrum esculentum Moench (=Fagopyrum vulgare Hill)

Thé*

Camellia sinensis L. O. Kuntze.

Plante importée, mais d'utilisation locale.

Coptide du Groenland Savoyanne

Coptis trifolia ssp. groenlandica Oeder Hultén

(=Coptis groenlandica Oeder Fern.)

brun jaune (4) gris bleu pâle (3)

0)

jaune brun

d)

0)

gris beige (1)

0)

(1)

(29)

TABLEAU 2 : Plantes tinctoriales indigènes (enquête Barbeau) suite

Identification botanique Noms vernaculaires Couleurs Nt>re

Erechtite à feuilles d'épervière

Erechtites hieracifolia L. Raf. Crève-z-yeux jaune

mentions

0)

Sumac vinaigrier

Rhus typhina L. Vinaigrier nil (1)

Pommirer nain

Malus pwnila Mill. Pommier sauvage jaune

0)

Cerisier de Virginie

Prunus virginiana L. Cerisier à grappes Malia à la grappe (?) bleu-violet

0)

Bouleau à papier

Betula papyrifera Marsh. beige

(D

Fleurs jaunes (sans spécifications) jaune (2)

TABLEAU 3 : Plantes tinctoriales importées (enquête Barbeau)

Identification botanique Noms vernaculaires Couleurs Nbre

mentions Indigotier des Indes

Indigofera tinctoria L. Indigo bleu

00)

Bois de Brésil

Caesalpinia brasiliensis L. Bois, rouge

rouge (4)

Mûrier des teinturiers

Morus tinctoria L. Bois, jaune

jaune

0)

Arbre à campêche

Haematoxylum campechianum L.

Bois noir

Bois, viné (sic) noir (noir?)

0)

Bois (sans spécification)

(30)

La documentation sur les colorants naturels nous apporte des précisions sur les bois tinctoriaux. Ainsi, nous avons pu identifier le bois rouge comme étant le bois de Brésil43 et le bois jaune le mûrier

des teinturiers44 {Chlorophora tinctoria L. Gaud). Par contre, nous

n'avons pas retrouvé le bois vert dans aucun livre sur la teinture, ce qui le laisse sans identification45. II en est de même pour le «bois

viné» pour lequel nous émettons l'hypothèse qu'il y ait une erreur de transcription et que nous devrions lire bois noir. Ce bois de campêche4 6 {Haematoxylon campechianum L.) était connu sous cette

appellation et teignait en violet et en noir, souvent combiné à l'indigo. Ici, l'informatrice de l'Ile d'Orléans le mentionne pour rafraîchir «[...]les habits noir savate [...]».

La popularité de ces bois tinctoriaux se reflète dans une publicité de 1873 qui nous indique que l'Apothicairerie du peuple à Québec vendait des teintures domestiques et capillaires sous le nom de «Bois noir, rouge et jaune» (Fig.3). Les enquêtes rapportent que ces produits étaient achetés chez le marchand général ou chez l'apothicaire. Ils n'étaient pas nécessairement disponibles en région.

Un informateur des Eboulements précise: «[...]On achetait ça chez le marchand. On descendit ça de Québec [...]». Et comme nous l'avons vu plus tôt dans le témoignage de Notre-Dame-du-Portage, ces colorants naturels sont en usage jusqu'à la décennie de 1880.

Le quatrième tableau présente d'abord les colorants pour lesquels des informateurs décrivent à la fois les étapes de travail pour réaliser ces teintures et les parties de la plante à utiliser. Puis, suivent les mentions de mélanges de deux colorants. Nous terminons ce tableau avec une liste de couleurs pour lesquelles les informateurs ont précisé qu'elles étaient «achetées». Nous supposons que ces colorants achetés étaient d'origine manufacturière, c'est-à-dire synthétiques.

43. Bériau, p. 30. 44. ibid.

45. ce nom populaire de "bois vert" était peut être associé à certaines qualités inférieures d'indigo dont la couleur varie du gris verdâtre (indigo du Brésil) au bleu verdâtre (indigo de la Caroline). Jaubert, La garance et l'indigo, p. 96-97.

(31)

ÀPOTHICAIRERIE DU PEUPLE

RUE err. JO6EPH, ^ ^ r RU EST .JOSEPH,

PQ RUE ST. JOSEPH, WTW RUE ST JOSEPH, QH

00 ST. ROCH, B ST. ROCH, \UÛ

MARCHE JACQUES-CARTIER, \

QUEBEC.

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COfX8TAMMK.1T KN MAINë AUX PLUS BAS P R I X .

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#

Figure 3: Pubicité de «l'Apothicairerie du Peuple» tirée de l'Annuaire du commerce et de l'industrie de Québec, Québec, 1873, p.32. Le pharmacien annonce la vente de teintures médicinales et domestiques dont le bois noir, le bois rouge et le bois jaune.

(32)

TABLEAU 4 : Description technique des teintures (étapes de travail) Indigo Érable rouge Aulne Verge d'or Fleurs jaunes

Réserve par ligatures (flammé),

sous forme de pierre écorces

écorces fleurs

(sans spécifications) bas «fléchés»

Mélanges de deux colorant

Aulne et bois de savane brun

Aulne et plaine noir Vert en deux teintures vert

(jaune et bleu)

3 2 2

Colorants «achetés» (synthétiques?)

Couleurs Magenta Bleu Orangé Rouge Vert Jaune Mentions teinture achetée teinture achetée teinture achetée teinture achetée

«rouge aiguet» (oeillet?) rouge dindon

vert bouteil acheté vert acheté

«jaune apothicaire»

(33)

Parmi les techniques décrites, nous examinerons plus spécifiquement la cuve4 7 à l'indigo par fermentation à l'urine. Cette ancienne

technique était très populaires dans toute l'Europe du Nord jusqu'au milieu du 20e siècle48. Comme l'indigo est insoluble dans l'eau, il n'y a

pas de réaction chimique entre la fibre et le colorant. II doit fermenter dans l'urine pour monter dans la fibre sous forme soluble incolore49.

Une fois sortie de la cuve, la laine est d'abord verte, puis, en s'oxydant à l'air, elle devient bleu. Voici une excellente description que Barbeau a recueilli d'un informateur de Baie Saint-Paul :

«[...]On ramassait l'urine une journée d'avance. On mettait tremper l'indigo dans un petit sac encore une journée. Le lendemain on mettait notre laine dans l'urine et l'indigo ensemble dans des vaisseaux. II fallait que ce fut à la chaleur derrière le poêle.

On teindrait la laine et le matin, et on tandrait le sac d'indigo on mettait un once par jour dans le petit sac qui trempait dans l'urine et tous les matins il fallait tord' la laine qui était dans la teinture et l'urine. La laine trempait comme ça huit jours, et ça dépendait de la couleur qu'on voulait l'avoir.II fallait pour ça se boucher la bouche et le nez avec une bande pour y faire tourner la teinture [...] II fallait pas respirer [...]»

II est intéressant de constater que les Charlevoisiennes connaissaient une technique de réserve par ligature (ou flammé). Barbeau a recueilli les propos d'une informatrice de Sainte-Agnès qui fait la description suivante: «[...] On prenait un écheveau sur le dévidoir on prenait du fil, et on l'attachait et cordé bien dur pour empêcher que l'eau chaude traversa et on teindait ça un bleu ou autrement, et ça faisait des beaux bas fléchés. Y avait des bouts [...] teints et d'autres bouts qui ne l'étaient pas. On tricottait ça et ça faisait de beaux bas fleuris [...]»

47. on appelle "cuve" les procédés de teinture à l'indigo ainsi que les bains qui sont

généralement en bois, contrairement à d'autres procédés utilisant des chaudrons allant au feu. Cardon, p. 136.

48. ibid, p.137. 49. ibid, p. 20.

(34)

Le récit des informateurs nous renseigne également sur les préparatifs avant teinture, sur les produits auxiliaires et sur le procédé de teinture proprement dit. Ainsi, plusieurs informateurs insistent sur la nécessité de bien nettoyer la laine avant de teindre pour dégager les impuretés et la graisse animale. On utilise de la lessive faite de cendres de bouleau. Cette lessive est plus concentrée pour les couleurs foncées.

Si certaines plantes tinctoriales doivent être cueillies en saison -la verge d'or, par exemple- les écorces d'arbres, quant à elles, sont pelées en toutes saisons, même en hiver.

Les principaux produits auxiliaires sont le sel et le vinaigre. Alors que les mordants les plus courants sont l'alun et spécifiquement la couperose pour les couleurs foncées; l'urine est utilisée uniquement pour la fermentation de l'indigo.

L'enquête de Barbeau fournit peu de renseignements sur l'équipement pour la teinture. Un informateur parle de «vaisseau exprès» pour ce travail, que d'autres décrivent comme étant des marmites en fonte. Les chaudières de fer (ou seaux) servent à laver la laine.

Tous les informateurs s'entendent pour dire qu'ils teignaient au bouillon. Le temps de la teinture varie selon qu'il s'agisse de fleurs ou d'écorces, d'une heure à trois heures. Le procédé d'indigo est toutefois plus long puisqu'il demande une fermentation de huit à neuf jours.

Les quantités de produits à utiliser nous semblent parfois imprécises et sont indiquées par des mesures propres à chaque informateur. Ainsi, les expressions «gros comme un pois» ou «gros comme un pouce» n'ont de signification que pour l'informateur, mais démontrent bien son souci des proportions. Par exemple, l'un d'eux nous précise qu'il faut trois poignées de sel pour une chaudière d'eau et un autre indique une poignée de couperose pour une livre de laine.

(35)

b) Premiers colorants synthétiques

La consultation d'annuaires commerciaux et de publicités des premières compagnies de distribution de colorants synthétiques nous aide à saisir comment s'est faite l'arrivée de ces produits pour un usage domestique.

On peut facilement comprendre que les utilisateurs de colorants aient progressivement délaissé les produits naturels pour des produits chimiques. De fait, cette progression suit de près l'évolution de la recherche en ce domaine, la mise en marché de ces produits et l'adaptation aux nouvelles technologies.

Rappelons que les couleurs mises au point entre 1856 et 1869 présentent surtout des tonalités allant du bleu au rouge en passant par les violets et les prunes. On peut croire que ces premières découvertes sont étroitement liées à des variantes de la mauvéine de Perkin. La décennie suivante (1870 à 1879) voit naître de nombreux colorants dans les tons de jaune, d'orangé et de rouge. Cela est attribuable à la synthèse de l'alizarine (Graebe et Lieberman 1868, Perkin 1869), un produit identique chimiquement à celui que l'on retrouve dans la garance naturelle, mais qui offre encore plus de possibilités chromatiques. Bien que la garance ait été la teinture naturelle qui donnait le plus de couleurs (rouge, orangé, rose, chocolat, pourpre), l'alizarine de synthèse en procurera encore davantage50. II semble que

les années 1870 et 1880 aient été très prolifiques pour la création de nouvelles couleurs et que la gamme de produits offerts ait atteint son apogée à la fin de ce siècle.

La gamme de produits de synthèse se révèle alors assez complète et elle envahit le marché pour remplacer les colorants naturels. Jusque là, l'être humain s'était uniquement approvisionné dans la nature pour

50. Jane Farrell-Beck, et Judith Lopez, M What Colored the Transition from Madder to

(36)

teindre des peaux et des tissus. II doit maintenant apprendre de nouvelles façons de travailler et développer de nouveaux marchés.

Les teinturiers professionnels et les manufacturiers se sont sans doute adaptés rapidement à cette nouvelle technologie qui leur offre plus de facilité de standardisation. On peut croire néanmoins que c'est avec un certain décalage qu'on va retrouver ces produits pour l'utilisation domestique. L'accessibilité aux colorants de synthèse et à l'information sur leur mode d'emploi constitue un facteur déterminant quant à leur apparition dans les foyers. En fait, cette accessibilité est dépendante d'un système organisé de production, d'importation et de distribution de ces produits qui proviennent principalement de l'Allemagne.

La consultation d'annuaires commerciaux de Montréal et de la fin du 19e siècle5 1, nous a fait découvrir que c'est en 1883-84 que l'on

retrouve les premières mentions de colorants synthétiques. Ce sont des marchands de couleurs (peinture, huile de lin, vernis etc.) qui les premiers annoncent des colorants à l'aniline; il y a notamment J. T. Létourneaux, importateur, et la compagnie McArthur, Corneille & Co. Cette dernière entreprise spécifie, dans une publicité, qu'elle est l'agent canadien pour la Société anonyme des matières colorantes de St-Denis et de A. Poirrier, Paris, Celebrated Aniline Dyes. (Fig. 4)

Mais c'est sans doute la compagnie Wells & Richardson de Montréal qui s'est mieux fait connaître pour distribuer les colorants Diamant (ou Diamond en anglais). Elle s'annonce d'abord en 1883-84 comme manufacturier de médicaments. Puis en 1884-85, on la retrouve comme importateur de colorants alimentaires (pour le beurre et le fromage) et des teintures Diamant, avec M. Johnson comme directeur. Cette

information sur l'existence de Wells and Richardson comme distributeur de ces produits est corroborée par sa publicité de

1913-5 1 . Lovell's Montreal City Directory, 1879 à 1886.

52. Annuaire des teintures Diamant et livret d'instruction, Montréal, The Wells & Richardson Co., no 11, 1913-14, p. 1

(37)

1452 qUj décrit la popularité des teintures Diamant depuis une

trentaine d'années.

D'autres produits commerciaux envahiront le marché au 20e siècle. À ce sujet, les teintures Ampollina seront très populaires. Une enquête de Jocelyne Mathieu révèle que ces produits sont distribués pour le Canada tout entier dès 1922 et ce, jusqu'en 1967 par la compagnie Baribeau et Fils de Lévis53. (Fig.5) II y avait aussi les teintures

DY-O-LA (Fig.6) distribuées par Johnson-Richardson (possiblement une filiale de Wells-Richardson) et les teintures Tintex. Notons que ces dernières sont toujours sur le marché actuel.

McARTHUR, CORNEILLE & GO.

.i... . isoecesaor» to JOHN McARTHCR * SON, 310 lo 316 St. Paul St, and 14 < to 151 ComiBissioBen SL,

«AscrAcninu ASD DUTOXTEKJ or

White Lead, l e l i t e -id-Colors,

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" G L Û Ë V " C H E M I C A L S , D Y E S T U F F S , N A V A L S T O R E S , E t c .

„ OBSEBAI. AOEST» VU C i . l A D i F O B .

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Biho k Co., Philadelphia, Priae-Medal Refined Lamp Black ; Société Anonyme De* Matière* Colorante* De Su Déni* ;

_A. Poirrier, Paritj Celebrated Aniline Dye* ;

"371 J. Miller * Co, VJTlertoa EztracU of Hemlock Bark ; Siuon* Bros., HolL, Metallic Oxide*, £tc.

S. B—Our Celebrated "Crown Diamond" Good* (Wbita Lead and Colors» Oilx, etcJ are

ef an rivaled excellence of qualit j. »

Figure 4: Publicité du marchand de couleurs McArthur, Corneille & Co., tirée de l'annuaire commercial de Montréal de 1883-84,

Lovell's Montreal City Directory, p. 421.

53. jocelyne Mathieu, Faire ses tapis à la mode de l'Ile d'Orléans, Montréal, Éditions Jean Basile, 1980, p. 99.

(38)

Avec l'arrivée de ces nouveaux produits, l'industrie tente de rejoindre les clients potentiels pour une utilisation domestique. C'est par des réclames publicitaires qu'elle réussit à atteindre les utilisateurs chez eux, tant en milieu rural qu'en milieu urbain. Ces documents diffusent des méthodes de travail et des petits trucs pour réussir parfaitement ses teintures. L'une de ces publicités nous indique que: «Les résultats que vous obtiendrez seront aussi bons que ceux qu'un teinturier professionnel pourrait obtenir, les nuances seront aussi parfaites que celles d'un manufacturier. »5 4

Ces documents insistent beaucoup sur les possibilités de recycler des vêtements mais diffusent également des modèles pour fabriquer des tapis ou faire du tissage. Ces modèles s'inspirent directement de la tradition. Dans son livret Diamond Dye Rug Book, la compagnie Wells & Richardson présente des patrons de tapis crochetés.

II en sera de même pour la compagnie Baribeau et Fils de Levis qui offre des patrons de tapis de 1930 à 1955 environ55. Dans les années

1940, les produits Diamant diffusent des modèles de tissage traditionnel56 (Fig.7).

Dans une publicité des colorants Diamant de 1913-1914, nous retrouvons des préoccupations d'harmonie des couleurs57. Ici le

fabriquant prévient sa clientèle de l'importance du choix des couleurs et de la façon de les marier avec d'autres. II indique qu'il est de bon goût de placer ensemble les nuances claires en contact avec des nuances foncées de la même couleur. II donne des exemples de tons qui s'harmonisent ensemble en indiquant les noms de ses produits.

Si de telles publicités incitent les femmes à l'élégance avec des notions d'harmonie et de bon goût, elles incitent aussi à suivre la

5 4 • Annuaire des teintures Diamant, p. 2.

55. Mathieu, p. 99.

56. La magie de la couleur dans les tissus domestiques, Montréal, Wells & Richardson Co., 1943, 34 p.

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Figure 5: Dépliant publicitaire des produits "Ampollina" distribué par Baribeau et Fils, Livre d'instruction et Carte de couleurs. Collection de l'auteure.

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Figure 6: Publicité des produits "DY-O-LA" distribués par la Johnson-Richardson Co. de Montréal. Collection du Musée de la civilisation.

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ATTACHAGE 0 O o 0 O O 0 O 4 8 12 3 1 9 13 2 6 10 14 1 s n MABCHURE NAPPES et NAPPERONS PASSAGE EN LAMES Ur* parti*

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44m« parti.

ET 3*m« parti. 2m>« parti.

Ros: Quinze peus au pouce; Deux fils en ros.

Chaîne: Coton 2-8 blanc ou naturel, représenté par X; Coton 2-8 rouge foncé, représenté par 0. Trame: Coton 2-8 blanc ou naturel.

Note: Ce modèle convient pour nappes, napperons, serviettes de tables aussi bien que pour tentures et dans toutes les combinaisons de couleurs.

Passer la 1ère partie, la 2ème partie, la 3ème partie, la 4ème partie, la 3ème partie, la 2ème partie et répétez autant de fois que requises pour obtenir la largeur désirée et finir avec la première partie.

t . • M t t

Se servir des TEINTURES DIAMOND eat un plaisir 14

Figure 7: Modèle de tissage offert en 1943 par la Wells & Richardson Co. dans La magie de la couleur dans les tissus domestiques, Montréal, p.14. Collection privée.

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mode. À l'intérieur de ce même document, on présente une soixantaine de nuances à réaliser avec les teintures Diamant en les qualifiant de Nuances populaires pour la prochaine saison 5 8.

C'est par l'intermédiaire des colorants de synthèse que les consommatrices auront davantage accès aux couleurs en vogue et chercheront à suivre la mode. Elles se permettront de reteindre leurs vieux vêtements pour les mettre au goût du jour. D'ailleurs, les publicités insistent beaucoup sur ces possibilités de recycler et montrent plusieurs exemples où des vêtements passés de mode sont récupérés. Une illustration de cette époque est très explicite à ce sujet. Ce triptyqe nous montre trois variantes de la même robe renouvelée avec les indications: passé, présent et futur59. (Fig.8)

1.2 Les artefacts étudiés : démarche méthodologique

L'étape suivante a été de constituer un corpus de textiles sur lesquels nous procéderons à l'identification des colorants. Nous avons consulté des collections de musées ayant un intérêt ethnographique afin de regrouper des textiles de facture domestique, répondant aux critères de sélection.

Rappelons les critères principaux, tel que mentionnés en introduction. Ainsi, nous avons recherché des textiles de facture domestique pour lesquels on a utilisé des laines filées à la main et possiblement teintes à la maison. Pour qu'il y ait un lien avec l'information tirée de l'enquête, nous avons porté un intérêt spécial aux textiles attribués à la fin du 19e siècle et provenant de la région de Charlevoix ou du moins aux deux rives du Saint-Laurent, en aval de Québec. Nous avons retenu les artefacts attribués aux colorants naturels et ceux qui ont fait l'objet de publications.

58. Ibid, p. 33.

(43)

ANNUAIRE DES TEINTURES DIAPflT

ET

»­■ u • LIVRE D'INSTRUCTIONS n * »

Figure 8: Page couverture de l'Annuaire des teintures Diamant et livre d'instructions, Wells & Richardson, 1913-14.

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Nous n'avons pas procédé à un inventaire exhaustif, préférant nous consacrer à quelques cas types. Pour avoir une collection uniforme, nous avons retenu que des textiles plats, c'est-à-dire des pièces de literie. L'étude des colorants dans les costumes, par exemple, pourrait faire l'objet d'une autre recherche. L'objectif premier était de retracer un éventail complet de couleurs pour lequel nous devions prélever les échantillons suivants: le noir, le bleu, le violet, le vert, le rouge, le jaune, l'orangé, le beige et le brun. Nous espérions relever plusieurs échantillons par couleur.

Des trois collections consultées, nous avons d'abord retenu trois textiles, attribués à la région de Charlevoix, et qui proviennent du fonds du ministère de l'Agriculture, des pêcheries et de l'alimentation (M.A.P.A.), fonds transféré en 1983 au Musée de la civilisation de Québec. Nous ne disposons pas d'information sur le contexte de cueillette de cette collection. Néanmoins, il s'agirait vraisemblablement de textiles primés lors de concours ou d'expositions d'artisanat organisés par ce ministère pour encourager la sauvegarde des arts domestiques au Québec. Oscar-A. Bériau, qui travaillait pour ce ministère, a bien pu être impliqué à cette collecte. On peut même entrevoir une collaboration possible avec Jean-Marie Gauvreau et Paul Gouin.

Les collections de Parcs Canada à Québec, contiennent également quatre textiles dignes d'intérêt. Trois d'entre eux ont été acquis par Marius Barbeau alors qu'il travaillait pour les musées nationaux, et ont été transférés en 1935 pour constituer la collection du Fort Chambly. Le quatrième textile est attribué à cette même collection. Seul un inventaire de 1966 nous donne quelques informations sommaires, n'indiquant pas les sources avec précisions ni le mode d'acquisition (achat?, don?). Toutefois, nous savons qu'ils proviennent du comté de Charlevoix et du bas du fleuve Saint-Laurent.

Le fonds Robert-Lionel-Séguin au Musée des arts et traditions populaires (A.T.P.) de Trois-Rivières est d'une grande importance pour l'objet de notre étude. D'abord parce que les textiles de cette

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collection ont été recueillis sur le terrain, avec des indications quant aux sources, et que deux d'entre eux ont fait l'objet de publications et attribution aux colorants naturels. Un troisième artefact a été retenu parce qu'il a été acquis chez une informatrice de l'Ile-aux-Coudres chez qui Séguin a fait enquête sur les teintures végétales.

De ce corpus de dix textiles, nous avons prélevé quarante-trois échantillons, qui représentent neuf couleurs. Ces prélèvements se sont faits au dos de chaque pièce, en se limitant à une quantité minimale de fibre textile nécessaire aux analyses pour l'identification du colorant. Nous n'avons retenu que les fibres de laine qui pouvaient avoir été filées et teintes domestiquement. Dans cette perspective, nous n'avons pas tenu compte du coton qui pouvait être teint en industrie ou de la Catalogne qui récupérait des tissus déjà teints. Le tableau no 5 présente ces échantillons et les couleurs correspondantes. Signalons que les couleurs prédominantes sont le rouge, l'orangé et le violet.

Nous présentons en annexe A un catalogue de ces textiles pour lesquels nous avons uniformisé les données contenues dans les dossiers de l'objet. Pour chaque artefact, nous avons revu les zones descriptives contenant l'information suivante: la technique de fabrication, les

motifs décoratifs, les dimensions, la date d'attribution, la provenance, la collection, les références bibliographiques abrégées (lorsque publié), ainsi que des spécifications sur les échantillons prélevés.

Face aux problèmes de datations controversées, nous avons parfois indiqué des dates différentes avec les initiales des auteurs. Lorsqu'il n'y avait pas de datation, nous avons fait notre propre attribution, suivie également de nos initiales (L.L.). Dans le cas d'informations hypothétiques, nous l'avons indiqué par un point d'interrogation (?). Soulignons ici que nous avons plusieurs doutes quant à la datation de certains textiles qui sont souvent moins anciens que ne laisse croire la documentation. De plus, nous estimons que les trois textiles du Musée des A.T.P. à Trois-Rivières ont été trop facilement attribués aux colorants naturels.

Figure

Figure 1: Page couverture de l'édition de 1933 du livre Teinturerie  domestique d'Oscar A
Figure 2: Carte des lieux d'enquêtes de Marius Barbeau, entre 1911 et  1940 environ.
Figure 3: Pubicité de «l'Apothicairerie du Peuple» tirée de l'Annuaire  du commerce et de l'industrie de Québec, Québec, 1873, p.32
TABLEAU 4 : Description technique des teintures (étapes de travail)  Indigo  Érable rouge  Aulne  Verge d'or  Fleurs jaunes
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