Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 16 avril 2014 891
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L’argent du médecin
Nous, médecins, entretenons un rapport ambigu avec l’argent. C’est connu, nous sommes fort tiraillés : pris par le besoin de faire le bien, nous concevons – au moins idéalement – un rapport de solidarité avec nos clients. En même temps, nous sommes constamment épuisés par certains d’entre eux, ainsi que par les exigences adminis- tratives des assurances. Notre travail est pénible et mal reconnu. La compensation financière, pense-t-on, ne sera jamais suffi- sante. Nous voulons être payés, mais nous regardons avec dédain l’argent que nous avons honnêtement gagné. Nous le voulons en cachette, mais nous ne le touchons plus avec nos mains que nous ne salissons pas avec une matière immonde.
Lors de la présentation du film de S.
Gindrat 1 à Infrarouge,2 il a été question d’argent. Les médecins qui participaient au débat reconnaissaient gagner honorable- ment leur vie. Correction oblige, ils passaient avec précaution sur les différences de reve- nu entre généralistes et spécialistes. Il man- quait peut-être une réflexion sur le sens de l’argent dans notre profession. On en restait à une évaluation comptable : tels investisse- ments justifient des revenus supérieurs. Or, le problème n’est pas seulement là. Certes, la médecine répond aux lois du marché, mais l’argent n’est qu’un aspect de l’échange symbolique entre patients et praticiens.
J’ai alors repensé à Simmel 3 pour qui l’argent peut devenir source de libération ou d’aliénation pour l’individu. Tout dépend de l’équité de l’échange. Selon Simmel, la valeur des biens échangés n’est pas dans la valeur de l’objet ou dans le temps de travail néces- saire à sa production, mais dans l’échange,
«forme originelle et fonction de la vie inter
individuelle». C’est par l’échange que nous participons à la vie.
Le médecin met ses compétences, ses savoirs à la disposition du patient et le pa- tient confie au médecin ses ressources et son engagement en tant que personne au maintien de sa propre santé.
L’argent est «une forme de la réciprocité d’action entre les hommes»,4 mais dans la
relation de soin, en raison de l’asymétrie des positions et des responsabilités des acteurs, l’échange construit un état de crédit et un état de dette fluctuants, sans pouvoir at- teindre une réelle équivalence. En outre, le plus généreux et désintéressé est souvent en position de supériorité.
Bourdieu,5 cent ans plus tard, le confirme :
«En matière de capital symbolique, les in
vestissements les plus rentables sont ceux qui sont effectués de la manière la moins expressément calculée, la plus sincère
ment altruiste». Les films de Gindrat mettent bien en évidence le dévouement des méde- cins interviewés.
Ce que les médecins ont oublié de men- tionner lors du débat télévisé,6 par rapport à l’argent, c’était le nombre d’heures passées à soigner. Les généralistes n’œuvrent proba- blement pas moins de 60 heures par se- maine. Ils passent une partie de leur week- end à rattraper les retards administratifs et de facturation. Pourquoi besognent-ils tant ?
Pierre-Bernard Schneider 7 – que Dieu garde son âme tyrannique avec bienveil- lance – retrouvait chez de nombreux mé- decins des traits obsessionnels. La méticu- losité, le perfectionnisme s’accommodent mal de la rapidité d’exécution. Quand il y va de la vie des personnes qui se confient à nous, c’est sûrement avantageux pour nos clients que nous soyons précis et rigoureux.
Ce n’est pas l’argent qui pourra compen- ser notre dévouement ou notre temps, mais une reconnaissance sociale. C’est celle-ci qui palliera la pénurie des médecins de famille plus qu’une – nécessaire – rémuné- ration équitable de notre labeur.
1 Gindrat S. Du côté des médecins, trois films, 2013.
2 Infrarouge TSR 27.2.2014.
3 Simmel G. Philosophie de l’argent. 1900. Paris : PUF, 1999.
4 Simmel G. Ibid.
5 Bourdieu P. Esquisse théorique de la pratique. Paris : Seuil, 2000.
6 Infrarouge TSR 19.2.2014.
7 Schneiderm PB. Psychologie médicale. Paris : Payot, 1969.
carte blanche
Dr Marco Vannotti Cerfasy
2000 Neuchâtel m.vannotti@gmail.com
D.R.
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