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Permanence et changement en géographie

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Permanence et changement en géographie. Revue européenne des sciences sociales , 1998, vol. 36, no. 110, p. 45-52

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4391

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Claude RAFFESTIN

PERMANENCE ET CHANGEMENT EN GÉOGRAPHIE

Qui ne connaît les innombrables formules du type: plus ça change, plus c'est la même chose; tout changer pour que rien ne bouge? Par-delà ces boutades para- doxales dont Gregory Bateson a fait l'analyse pour inventer finalement la notion de comportement paradoxal qu'il a appliquée aux Balinais, on découvre la liaison que le langage courant mais aussi scientifique établit entre la permanence et le changement. Les physiologistes ont même forgé le concept d'homéostasie qui lie . parfaitement les notions de permanence et de changement en exprimant le main- tien de l'équilibre des différentes constantes physiologiques. Permanence et chan- gement sont des concepts philosophiques présents dans l'Antiquité - Héraclite, les Eléates, etc. - mais aussi illustrés par Kant dans la période moderne et qu'on retrouve en science dans les principes de conservation de la masse ou de l'énergie,

Le jeu binaire -du tiers exclu donc -de la pensée occidentale a souvent privi- légié les théories de la permanence ou celles du changement mais a rarement pris en compte simultanément les deux1. L'une ou l'autre, donc, et non pas l'une et l'autre d'où l'absence d'une théorie de la permanence et du changement qui, pour- tant, pourrait rendre compte de beaucoup de situations qui ne sont souvent para- doxales qu'en apparence. Les appréhender ensemble c'est prendre conscience que la permanence et le changement ne sont que les deux faces du concept d'équilibre indissolublement liées comme le recto et le verso d'une feuille de papier. Il n'est pas possible d'envisager l'une sans l'autre dans les phénomènes dynamiques. Il y a de «l'équilibre» parce qu'il y a de la permanence et du changement. Le concept d'équilibre est particulièrement sollicité dans toutes les sciences de la physique à l'économie en passant par la psychologie, la chimie et bien d'autres encore. Bien sûr, la géographie physique et la géographie humaine utilisent les notions de per- manence et de changement qui se manifestent à travers diverses situations d'équi- libre. En l'occurrence, de manière à ne pas élargir excessivement le champ d'in- vestigation et aussi pour demeurer dans un système relativement homogène, je n'évoquerai que des cas empruntés à la géographie humaine. Je partirai d'un exemple emprunté à Elisée Reclus pour montrer que le phénomène de la perma- nence et du changement est posé d'une manière intuitive sans recours à la notion d'équilibre qui demeure implicite mais néanmoins présent à travers les dimen- sions de la diachronie et de la synchronie.

1 Ace sujet cf. P. Watzlawick, J. Weakland, R. Fisch, Changements, paradoxes et psychothéra- pie, Paris, 1975, pp. 19-29.

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Elisée Reclus, sans le savoir, s'est approché d'un embryon de théorie de l'éco- genèse humaine, processus d'équilibration du rapport nature-culture, lorsqu'il a écrit: «Tel fleuve qui, pour une peuplade ignorante de la civilisation, était une bar- rière infranchissable, se transforme en chemin de commerce pour une tribu plus policée, et, plus tard, sera peut-être changé en un simple canal d'irrigation, dont l'homme réglera la marche à son gré. Telle montagne, que parcouraient seulement les pâtres et les chasseurs et qui barrait le passage aux nations, attira dans une époque plus civilisée les mineurs et les industriels, puis cessa même d'être un obs- tacle, grâce aux chemins qui la traversent. Telle crique de la mer où se remisaient les petites barques de nos ancêtres est délaissée maintenant, tandis que la profonde baie, jadis redoutée des navires et protégée désormais par un énorme brise-lames, construit avec des fragments de montagnes, est devenue le refuge des grands vais- seaux.»2 Si j'analyse ce texte dans la perspective de la permanence et du change- ment, je découvre que Reclus décrit des systèmes permanents - fleuve, montagne et crique - qui à l'échelle humaine demeurent ce qu' ils sont mais dont les usages qu' on en fait varient diachroniquement. Reclus expose, ici, une sorte d'écogenèse humaine qui se déroule selon les deux dimensions de la diachronie et de la synchronie qui constituent la trame de la permanence et du changement dans laquelle se tissent les réalisations spatio-temporelles de la culture prise au sens anthropologique du terme.

La permanence du système physique n'exclut pas le changement à travers l'usage culturel de ses éléments recomposés, recombinés et réarrangés en quelque sorte. Dans les exemples fournis par Reclus, on a affaire à la production de chan- gement à partir de la permanence selon une logique dont Stéphane Lupasco a donné une illustration dans divers travaux3. La recomposition du système se fait par actualisation et potentialisation d'éléments. C'est ce que Lupasco appelle le principe d'antagonisme4.

Si je cherche à réinterpréter le texte de Reclus à la lumière de cette logique, il est loisible de dire par rapport au fleuve que l'élément barrière de celui-là se potentialise et au fur et à mesure que l'élément chemin s'actualise. Des remarques semblables peuvent être faites à propos de la montagne et de la crique à travers leurs éléments respectifs. L'actualisation et la potentialisation, dans ces cas parti- culiers, constituent, en somme, les processus du changement mais évidemment pas les moteurs qui sont à chercher ailleurs. Reclus implicitement évoque les moteurs du changement en parlant du passage d'une «peuplade ignorante» à une

«tribu plus policée». Ce passage signifie une croissance et/ou une modification de l'information. Il est probablement plus judicieux de parler de système d'informa- tions car une information seule est rarement créatrice de changement. L'apparition d'une nouvelle information, pour autant qu'elle soit pertinente, conditionne un réaménagement du système d'informations global. Le changement dans l'exemple choisi survient donc à travers des systèmes d'informations nouveaux, qui déclenchent simultanément des processus de potentialisation et d'actualisa- tion d'éléments, dont les vecteurs sont des groupes d'acteurs qui actualisent une nouvelle historicité dans le but d'atteindre un nouvel équilibre écologique avec leur environnement par adaptation et/ ou accommodation.

2 Elisée Reclus, Nouvelle géographie universelle, I. L'Europe méridionale, Paris,1876, p. 8.

3 Cf. entre autres Stéphane Lupasco, La tragédie du l'énergie, Paris, 1970. 4 Ibid.,p. 83.

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On peut dès lors prétendre que le changement est une fonction de la projection du travail (énergie et information) des groupes d'acteurs dans le permanent dont les éléments sont actualisés et/ou potentialisés. Le changement se construit à par- tir du permanent dont certains éléments passent d'un état T d'actualisation à un état T' de potentialisation par addition ou soustraction de travail humain. C'est assez dire que le problème du temps, à côté de celui du travail, joue un rôle consi- dérable dans cette question du changement. En effet, outre la nature du change- ment et son importance, entrent en ligne de compte la vitesse et la durée du chan- gement. Je reviendrai ultérieurement sur ces questions mais auparavant je voudrais considérer les problèmes qui se posent en géographie du point de vue épistémologique par rapport à la permanence et au changement.

Il n'est pas inutile de rappeler qu'historiquement le mot géographie était uti- lisé comme synonyme de production de la carte. Faire de la géographie signifiait rassembler des données pour produire une carte. La géographie de Strabon, par exemple, est un texte destiné à alimenter ou si l'on préfère à nourrir une «carte».

Or la carte, par définition, ne s'intéressait qu'à la permanence des choses, la carte devait rendre compte du système permanent du monde; rendre compte de la cho- rographie comme on disait autrefois et de la topographie autrement dit des élé- ments par rapport auxquels on se repérait et qui étaient peu susceptibles de chan- gement: recherche d'équilibre, en quelque sorte, par rapport à l'extériorité. En somme, la carte était l'objectif final de la géographie comme le montre assez clai- rement Claude Nicolet5. En tant que représentation à une certaine échelle, la carte n'est évidemment qu'un système de symboles, d'erreurs et de vérités. Ce n'est que progressivement que la carte va devenir un instrument auxiliaire de la géo- graphie justement à partir du moment où elle va devenir un objet scientifiquement élaboré à partir du XVIIIe et surtout du XIXe. Devenu objet scientifique, la carte sera ubiquiste dans les sciences et ne sera plus pour la géographie qu'un instru- ment, certes privilégié, mais un instrument comme un autre, Le commentaire de carte si cher à la géographie française sera longtemps ia mise en scène de la per- manence. C'est d'ailleurs pourquoi, la géographie du paysage a occupé une place tellement importante dans la géographie: elle est d'ailleurs fondée sur l'œil, aveugle à la potentialisation et à l'actualisation qui intéressent les usages. Enre- gistreur privilégié, l'œil a longtemps été «totalitaire» dans la géographie. Il l'est beaucoup moins aujourd'hui dans l'exacte mesure où l'observation directe n'est plus seule en cause.

C'est probablement au moment où la géographie, malgré ses affirmations répétées sur ce qu'elle voulait être - une science de l'espace - qu'elle n'est plus au sens traditionnel, a, qu'elle le veuille et le sache ou non, basculé du côté du temps. Le changement est devenu pour elle un concept fondamental mais néan- moins sous-jacent et donc vécu avec difficulté car il condamnait une certaine conception cristallisée de la géographie. Si les géographes ont intégré le change- ment, ils n'ont évidemment pas compris ou pas voulu admettre que le temps avait potentialisé l'espace. L'un de ceux qui s'en est rendu compte au début des années 80 est Serge Moscovici qui n'est pas géographe: «... si l'on regarde ce qui s'est passé depuis un siècle, on observe que la civilisation occidentale est vraiment la

5 Claude Nicolet, L'inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l'Empire romain, Paris, 1988.

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première civilisation du temps, c'est-à-dire la première civilisation où le temps joue un rôle déterminant notamment comme mesure des choses. Nous mesurons tout en termes de temps: le travail, les distances, l'Histoire. ... Mais ce qui me paraît le plus frappant dans ce qui s'est passé au cours de ce dernier siècle, en Occident, le plus extraordinaire, plus que son développement, c'est la disparition de la géographie. Elle a disparu non seulement par ce qu'elle ne constitue plus un obstacle, puisque nous avons la possibilité de voyager vite, de traverser les mers, de franchir les montagnes, d'aller n'importe où en très peu de temps, mais aussi et surtout en tant que forme de pensée, en tant que science. La science de la géogra- phie n'occupe plus qu'une place secondaire dans notre façon de penser les choses et de les enseigner.»6

Affirmation lourde de conséquences, évidemment pour les géographes d'abord, mais aussi et surtout pour les groupes, les collectivités, les sociétés et les individus qui en font partie puisqu'on est passé d'une spatialisation du social à une temporalisation du social: «on ne laisse pas au social le temps de se spatiali- ser.»7 Les groupes deviennent transitoires et cela se réalise par la massification qui est l'un des grands canaux par lequel se réalise la temporalisation du social. Mos- covici reconnaît les tensions entre le temps et l'espace et l'on peut se demander si les événements relatifs à la recherche d'une identité territoriale un peu partout dans le monde et particulièrement en Europe ne sont pas l'expression de cette ten- sion entre espace et temps. Ainsi nous avons potentialisé l'espace et actualisé le temps.

Par sa dichotomie, jamais tout à fait surmontée, la géographie a peut-être plus que d'autres disciplines eu de la peine à saisir simultanément la permanence et le changement car les échelles de temps qui règlent l'appréhension de la nature et celles qui règlent celle de la culture sont immédiatement irréductibles l'une à l'autre. J'évoquais plus haut la vitesse et la durée du changement qui sont au cœur de ce problème. Pour le géographe physicien, les vitesses et les durées du change- ment appartiennent à des échelles qui, en général, sont sans commune mesure par rapport aux échelles du géographe humain. Les phénomènes analysés par le pre- mier ressortissent aux petites échelles tandis que ceux abordés par le second appartiennent aux grandes échelles. Les vitesses et les durées du premier appa- raissent très lentes et très longues tandis que celles du second apparaissent très rapides et très courtes. Ce qui semble permanence pour le second chez le premier, semble bouleversement pour le premier chez le second. Ce sont deux mondes dif- férents de la représentation du temps et par conséquent de la permanence et du changement. Même le temps long de l'histoire, si cher à Braudel, est du temps court pour le géographe physicien. La permanence et le changement sont des effets d'échelles de temps, de vitesse et de durée en géographie. La permanence et le changement sont donc des représentations du sujet épistémique et leur objecti- vité dépend des groupes qui ont en commun ou non certaines échelles de temps.

Pour prendre un exemple banal, les Alpes en tant que structure physique saisie à petite échelle ne «changent» pas pour le géographe humain comme en témoi- gnent, pour lui la carte topo graphique. Leur permanence est un fait acquis et il

6 Serge Moscovici, L'espace, le temps et le social, in L'espace et le temps aujourd'hui, Paris, 1983, pp.262-263.

7 Ibid., p. 268.

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peut partir de cette base sans commettre d'erreur méthodologique grave. Mais les Alpes en tant que structure physique transformée par addition ou soustraction de travail sont en perpétuel devenir. La première remarque que l'on peut faire est que la permanence et le changement ne sont que des représentations relatives condi- tionnées par les échelles de temps utilisées par le sujet épistémique. Ce sont les échelles qui permettent de dérouler la pluralité des temps de la permanence et du changement. Pour montrer cela, je vais prendre une série de concepts ou notions géographiques qui impliqueront simultanément la permanence et le changement.

Si l'on s'interroge sur la notion de paysage ou d'écosystème humain-rural ou urbain - force est de reconnaître que l'on a affaire à une structure régie par un équilibre dynamique qui combine diachroniquement permanence et changement à travers le jeu incessant de la culture dans la nature par les processus de domesti- cation et/ou de simulation. La structure générale, ou si l'on préfère la morpholo- gie générale, peut globalement demeurer ce qu'elle est tout en se modifiant par rapport aux usages que l'on en fait. Dès lors que l'on parle du paysage, notion essentiellement visuelle à l'origine, il faut savoir à quel niveau d'interprétation on se situe.

En effet, pour qu'une notion puisse être utilisable, il faut qu'elle présente une certaine stabilité, une certaine permanence car comment pourrait-on décoder des changements intelligibles s'il n'y avait pas une base de comparaison relativement stable. On ne peut décrire un paysage que parce qu'il existe une certaine perma- nence mais celle-ci n'est pas donnée, elle est produite ou si l'on préfère construite et c'est par rapport à cette construction qu'on cherche à observer les changements.

Un paysage rural ou urbain n'est stable que dans sa structure générale car il est sans cesse réordonné dans ses éléments. Si la structure elle-même ne bouge pas, les éléments qui la composent sont remaniés: à petite échelle le paysage est relati- vement permanent mais à grande échelle il se modifie, tout à la fois parce que cer- tains éléments sont, justement, potentialisés et d'autres actualisés et que par conséquent le système de relations entre les éléments n'est plus le même; les rela- tions échappent le plus souvent à l'observation visuelle. Dans ces conditions la relative permanence visuelle n'est pas garante de la permanence relationnelle. La transformation d'une structure paysagère qu'elle soit rurale ou urbaine peut se réaliser de multiples manières et en particulier par la friche qui constitue un bon indicateur de changement. Quand bien même la friche est originellement liée à l'agriculture, il est possible de voir en elle un processus éco-bio-anthropologique dont la résultante exprime des états d'équilibre du paysage rural ou urbain. La friche est une excellente illustration du phénomène d'actualisation et de potentia- Iisation des éléments permanents d'une structure paysagère.

La notion de friche apparaît au XlIIe siècle: c'est la portion de terrain qu'on laisse en repos, sans cultures. Vers 1460, le mot prend sa forme au figuré: ce qu'on laisse sans soin et inexploité. C'est bien de cela dont il s'agit aujourd'hui. En alle- mand le mot «Brache» vient de «brechen» qui est très significatif. En italien le mot «maggese» vient de «maggio» mois dans lequel on faisait les travaux carac- téristiques de cette pratique.

Toute société s'appuie pour vivre et se maintenir sur les éco-bio-et-anthropo- logiques. C'est par de multiples systèmes de relations aux choses - des territoria- lités en quelque sorte - que les hommes peuvent satisfaire leurs besoins. Ce que nous appelons communément la nature - la représentation sociale de l'inorga-

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nique et de l'organique - et la culture - les ensembles symboliques et matériels produits - constituent les fondements et les conditions des interactions multiples qui prennent naissance dans les écosystèmes naturels et humains. Un écosystème humain est donc un écosystème naturel dans lequel on a projeté du travail c'est-à- dire de l'énergie et de l'information pour l'adapter à une culture. Cette adaptation n'est rien d'autre qu'une organisation, qu'un aménagement de la nature par la cul- ture. Tout écosystème est le lieu de manipulations, de modifications et de trans- formations plus ou moins importantes et plus ou moins rapides. Tout écosystème résulte d'équilibres dynamiques qui ne sont pas exempts de ruptures ou si l'on préfère de crises qui peuvent prendre des formes très diverses: écologiques, bio- logiques et anthropologiques. En fait, toutes les crises impliquent, à des degrés divers, l'entièretéde ces formes en raison, justement, des interactions inévitables.

Notre société traverse depuis une vingtaine d'années une crise tout à fait particu- lière provoquée par l'abandon progressif d'éléments qui sont en quelque sorte écartés de l'usage sinon de l'échange. Ces «choses» écartées sont laissées en friche. On pourrait longuement discuter de ce qu'est une «chose» mai on s'en tien- dra à son acception philosophique la plus générale. C'est tout ce qui peut être pensé, supposé, affirmé ou nié. C'est le terme le plus général pouvant tenir lieu de tout ce dont on pose l'existence, fixe ou passagère, réelle ou apparente, connue ou inconnue.

Jusqu'au XVIIIe, et même au-delà dans certaines régions, la friche agricole, a été une nécessité pour laisser la terre en repos et lui permettre de reconstituer ses capacités productives. Elle a joué en somme le rôle d'un mécanisme de régulation pour garantir la production agricole dans le long terme. L'invention de la culture continue a permis de récupérer du tiers à la moitié des espaces agricoles et on a assisté, dès lors, à une exploitation permanente et la friche a progressivement dis- paru. Que s'est-il donc passé du point de vue naturel et culturel? En inaugurant un nouveau mécanisme de régulation avec les plantes fourragères et tout ce qui en a dérivé, on a provoqué de nombreuses transformations dans les écosystèmes et la friche s'est mise à reculer partout. Le paysage s'est donc modifié par l'usage dif- férencié des éléments mais il a conservé sa structure générale tout en atteignant un nouvel équilibre.

Aujourd'hui dans le monde agraire, on voit réapparaître les friches et l'on va même jusqu'à encourager leur réémergence en payant les agriculteurs pour les entretenir si l'on ose dire, La friche dans ce cas n'a plus pour effet de laisser se reconstituer les capacités fertiles de la terre mais d'empêcher purement et simple- ment la production jugée trop cher par rapport aux prix du marché mondial. De la friche régulatrice, on est passé à la friche fonctionnelle qui encourage la non exploitation pour éviter la surproduction agricole en Europe. La terre arable, en tant que complexe éco-biologique, est donc laissée à l'abandon dans l'exacte mesure où l'on peut obtenir la même production nécessaire sur une surface moindre. On peut estimer que cette situation n'est pas destinée à durer au cas où il y aurait des besoins supplémentaires qui se manifesteraient. Il s'agit donc d'un équilibre relativement précaire. Avec l'extension de la friche fonctionnelle, c'est la régression d'une culture rurale et la disparition des compétences agraires.

A l'époque où la friche a disparu, en Europe occidentale, le trop plein de tra- vail agricole s'est dirigé vers les villes et l'industrie. L'équilibre s'est rétabli non sans créer un prolétariat industriel dont les conditions de vie se sont dégradées

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dans des paysages urbains non préparés à cet effet. L'industrialisation triomphante a duré jusqu'au lendemain de la première guerre mondiale et il a fallu attendre un quart de siècle pour voir de nouveau se réaliser une période de plein emploi - les fameuses 30 glorieuses - dont nous sommes définitivement sortis au cours des années 70.

Dès les années 50, sans qu'on s'en rende vraiment compte ou plutôt sans qu'on y attache une importance significative, le travail industriel a commencé à reculer au profit du travail dans le secteur tertiaire. La plupart des industries sont ainsi passées entre 1945 et 1975 de l'innovation au développement et enfin à la maturité sans comprendre que cela allait provoquer des déplacements d'entre- prises et de main-d'œuvre. Les déplacements ou fermetures d'entreprises ont pro- voqué d'abord la naissance d'une friche industrielle relativement aux bâtiments et ensuite le chômage pour les ouvriers et les employés. La friche «architecturale»

est dans l'ordre des choses car cela signifie que les entreprises sont arrivées à maturité et qu'elles n'ont plus leur place dans le paysage urbain. La friche archi- tecturale peut être considérée comme une chance dans une ville qui a des pro- blèmes d'urbanisme par manque de place car c'est l'occasion de repenser les amé- nagements. La «Sozialbrache» comme disait W. Hartke n'est rien d'autre que le processus de la friche appliqué au paysage urbain dont la structure générale peut n'être pas modifiée mais dont les relations sont complètement changées.

Le travail en friche est beaucoup plus grave dans la mesure où s'il n'a pas été recyclé à temps, il ne peut être réembauché dans le tertiaire qui avec la révolution informatique des années 80 a commencé lui aussi à débaucher plus ou moins lar- gement. La friche industrielle peut être considérée comme une friche de régula- tion sociale par diminution du travail industriel.

La friche tertiaire par disparition d'entreprises, à partir des années 90, est du même ordre que celle de la friche industrielle: disparition de bureaux et abandon des employés ou d'une partie d'entre eux. D'où évidemment des dizaines de milliers de m2 de bureaux inoccupés qui ne peuvent plus trouver preneur. Mais de nouveau, il s'agit pour la friche architecturale d'une friche de régulation.

En revanche la friche du travail tertiaire est une friche fonctionnelle dont les conséquences sont d'une gravité extrême. Gravité d'autant plus grande dans ce cas qu'il n'y a plus aucun secteur en mesure d'accueillir tout ou partie des employés licenciés.

Il y a enfin, et cela c'est complètement nouveau, la friche créée de toutes pièces c'est-à-dire les m2 de bureaux construits par avance et qui n'ont jamais été utilisés et qui devront être «recyclés» pour d'autres fonctions. C'est la consé- quence d'une anticipation irrationnelle désadaptant l'offre de la demande. Il en va hélas de même avec le travail puisque les jeunes qui arrivent sur le marché ne trou- vent pas à s'employer dans les entreprises existantes.

Nous sommes entrés dans l'ère de la friche avant la friche! Nous vivons dans une société qui commence à laisser des pans entiers de ce sur quoi elle est fondée sans soin et sans exploitation. Voyons ce qu'il en est selon un triple jeu d'échelles spatiales, temporelles et sociales qu'on retrouve dans les grandes logiques.

Spatialement, la friche ne cesse de 'gagner en surface. Cela signifie que le ter- ritoire utilisé devient toujours plus petit par rapport au territoire utile: la différence étant la friche. Temporellement, les temps d'utilisation se contractent également:

on fragmente les temps d'utilisation et on les réduit toujours plus. Socialement, les

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rythmes d'utilisation des territoires et des durées sont toujours plus rapides. Cela signifie que nous sommes plongés dans une culture du changement et apparem- ment dans une culture de la néophilie pour elle-même, Mais alors, il y a un énorme problème car une culture pour se maintenir doit être fondée sur les choses réelles et sur des temps longs de manière à accumuler une mémoire. Une culture sans mémoire n'est plus une culture. Elle n'est plus qu'une succession de simulacres sans d'autres liens entre eux que les mouvements changeants qui les ont fait émer- ger.

Nous sommes engagés dans des rythmes socio-spatio-temporels qui ne visent plus que la maîtrise, dans le court terme, des territoires, des durées et des pratiques d'où la multiplication des phénomènes de friche puisque l'on passe d'un écosys- tème à un autre, d'une ressource à une autre et enfin d'une pratique à une autre pour une durée limitée.

On peut donc faire le constat qui n'est pas une explication: la friche fonction- nelle - non régulatrice - provoque un phénomène contradictoire fait simultané- ment de sous-exploitation et de surexploitation. Les régulations ne sont plus inhé- rentes aux choses mais situées en dehors d'elles dans des programmes qui ne visent pas la relation directe aux êtres et aux choses mais la relation médiatisée pour atteindre au-delà de celles-là ce qui les représente dans un système d'équi- valence généralisé. Dans ces conditions, les paysages ruraux et urbains passent par des équilibres dynamiques de courte période dans lesquels l'avancée et le recul de la friche, des friches devrait-on dire, rythment l'évolution des territoires eux-mêmes reflets de modifications relationnelles qui surviennent dans les socié- tés.

La friche n'est évidemment qu'un exemple parmi d'autres en tant qu'indica- teur de changement. Il serait en effet possible de faire d'autres analyses à partir d'autres notions de la géographie humaine comme la frontière, le centre et la péri- phérie, la hiérarchisation des villes et beaucoup d'autres encore à propos des- quelles la permanence et le changement s'expriment dans des équilibres dyna- miques.

Rectorat de l'Université Genève

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