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29 janvier 2014 Revue Médicale Suisse–
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Les praticiens accueillent régulièrement des patients qui présentent des douleurs chroniques rebelles ayant des répercus- sions majeures, tant au niveau personnel que dans leurs activités. L’absence de substrat organique et la non-réponse à des traitements bien conduits peuvent induire des malentendus dans la relation avec le patient, accompagnés de sentiments d’impuissance chez les thérapeutes. Les facteurs psychologi- ques et émotionnels prennent une place gran- dissante lors de la chronicisation de la dou- leur.1 Le but de ce séminaire sera d’explorer les principaux déterminants affectifs et émotion- nels, intriqués à l’expérien ce douloureuse, tels qu’ils sont rencontrés dans la pratique.
Parmi les facteurs classiquement associés aux douleurs chroniques, les troubles affectifs (dépression, anxiété) tiennent une place impor- tante.
les étatsdépressifs
Ils représentent le facteur le plus fréquemment associé aux douleurs chroniques, avec une pré- valence d’environ 50% dans la plupart des gran- des études cliniques. L’association est fréquente à tous les âges, et en particulier chez les per- sonnes âgées, chez lesquelles les formes atypi- ques sont fréquen tes. L’intrication entre la dou- leur et la dépres sion est notamment reprise dans le concept de «spectre d’expression de la dé- pression». Ce concept rappelle que ce trouble affectif peut se manifester de manière purement émotionnelle ou emprunter un canal d’expres- sion corporel – ici la douleur chronique. C’est l’ouverture vers le champ de la somatisation souvent liée à une difficulté à identifier et expri- mer les émotions.2 Cette modalité de présen- tation de la souffrance est renforcée autant par des modèles culturels et sociaux que par l’ac- cueil des plaintes douloureuses chroniques dans le système de soins.3
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anxiétéSous ses diverses formes, elle représente un autre trouble affectif modulateur des plain-
tes douloureuses. Non seulement, elle peut s’exprimer sous forme de douleurs (oppres sions thoraciques et serrements, notamment) mais l’anxiété contribue à l’abaissement des seuils de sensation douloureuse, à une hypervigilan- ce au vécu corporel, ainsi qu’à des «peurs-évi- tement», notamment du mou vement. Ces der- nières sont fortement corrélées à l’incapacité réelle et ressentie.
Les représentations anxieuses peuvent jouer un rôle important dans la persistance de la symptomatologie. Ces représentations font en particulier référence à la manière dont les indi- vidus perçoivent et comprennent ce qui leur arrive, en termes de survenue et de conséquen- ces de la douleur dans leur vie quotidienne et sur l’image qu’ils ont de leur avenir. Elles sont également à l’œuvre dans la vision de la prise en charge (en termes de diagnostic et d’atten- tes de traitement, entre autres), et du contrôle que les uns et les autres peuvent exercer sur le décours des douleurs. Lorsque la douleur s’ac- compagne de représentations anxieuses con- cernant non seulement la capacité de l’individu à gérer les symptômes et leurs conséquences, mais aussi la réponse thérapeutique et l’avenir et ses incertitudes, le risque est alors de voir apparaître des sentiments d’impuissance. Ces sentiments peuvent à leur tour déboucher sur une peur du mouvement, un évitement de l’ac- tivité, et une détresse psychique qui induisent un cercle vicieux dans lequel anxiété, douleur, évitement et détresse se répondent et s’ali- mentent.
Le concept de catastrophisme – qui cor- respond à une amplification et à une fixation sur la douleur avec une évaluation pessimiste de ses capacités – est aujour d’hui souvent con- sidéré comme l’un des déterminants importants de l’expérience douloureuse.4 Le «catastrophis- me» a également été décrit comme une forme de «comportement maladie» à fonction de mes- sage de détresse et de recherche de soutien.
Relevons enfin les vulnérabilités que repré- sentent les antécédents de maltraitance ou d’abandon si souvent associées aux douleurs
chroniques. D’autres dimensions émotionnelles significatives sont l’attribution de la douleur à des événements traumatiques avec une perte des repères et de l’identité du sujet. Enfin, les sentiments de colère et d’injustice ont récem- ment fait l’objet d’une attention particulière en raison de leur fort impact sur la douleur et sur l’incapacité ressentie.
En pratique clinique, dans ces contextes très chargés émotionnellement, la relation thé- rapeutique est fortement sollicitée. Les déve- loppements récents de la psychologie de la santé ont souligné la pertinence des dimen- sions de l’attachement dont les différentes modalités auraient un lien avec la demande de soins, le mode de présentation des plaintes et surtout la capacité d’alliance thérapeutique.
conclusion
L’importance des affects et des émotions comme modulateurs de la plainte douloureuse chronique n’est plus à démontrer. Les troubles affectifs classiques que sont la dépression et l’anxiété méritent d’être identifiés lorsqu’une plainte douloureuse se chronicise. Les notions de «catastrophisme» et de sentiment d’injustice sont utiles pour éviter nombre de malentendus.
En pratique, le repérage et le décodage émo- tionnels con tribuent à une meilleure compré- hension de la plainte et par là à un renforce- ment de l’alliance thérapeutique.
Douleurs chroniques et émotions
Quadrimed 2014
A.-F. Allaz C. Cedraschi
Pr Anne-Françoise Allaz
Dr Christine Cedraschi, PD, psychologue Service de médecine interne
de réhabilitation Beau-Séjour (SMIR-BS)
Département de médecine interne, réhabilitation et gériatrie Centre de la douleur HUG, 1211 Genève 14 anne-francoise.allaz@hcuge.ch christine.cedraschi@hcuge.ch
Rev Med Suisse 2014 ; 10 : 221
Bibliographie
1 Cedraschi C, Piguet V, Luthy C, et al. Aspects psy
chologiques de la douleur chronique. Revue du Rhu
matisme 2009;76:58792.
2 Landa A, Peterson BS, Fallon BA. Somatoform pain : A developmental theory and translational research review. Psychosom Med 2012;74:71727.
3 Allaz AF. Le messager boiteux : approche pratique des douleurs chroniques rebelles. Genève : Médecine
& Hygiène, 2003, 2007.
4 Sullivan MJ, Thorn B, Haythornthwaite JA, et al.
Theoretical perspectives on the relation between catastrophizing and pain. Clin J Pain 2001;17:5264.
Implications pratiques
Les troubles affectifs (dépression, anxiété) ont une influence documentée sur l’intensité et la chroni
cité des plaintes douloureuses ainsi que sur l’incapacité qui en résulte Ces troubles affectifs peuvent se manifester par des symptômes corporels
Les dimensions du vécu émotionnel du patient telles que leurs représentations ainsi que le «catastro
phisme» et le sentiment d’injustice ont un impact documenté sur l’intensité de la douleur autant que sur l’incapacité ressentie
La reconnaissance des dimensions émotionnelles est très importante lors de douleurs chroniques car elle peut contribuer à un renforcement de l’alliance thérapeutique
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