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Je lis, donc je suis: herméneutique et conscience de soi à la Renaissance

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Je lis, donc je suis: herméneutique et conscience de soi à la Renaissance

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Je lis, donc je suis: herméneutique et conscience de soi à la Renaissance. In: Pot, O. Emergence du sujet. Genève : Droz, 2005. p. 151-169

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http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23292

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HERMÉNEUTIQUE ET CONSCIENCE DE SOI À LA RENAISSANCE

On parle beaucoup, à propos de la Renaissance, de l'avènement de l'individu, de l'émergence de la conscience de soi, de la valori- sation de la différence personnelle1. Contre la supériorité que l'An- tiquité et le Moyen Age avaient reconnue à l'universel sur le parti- culier, un mouvement s'amorce, dès le XIVe siècle, qui porte le sujet à se construire une identité singulière et à se percevoir comme une . entité à part, vouée à un destin unique. Jacob Burckhardt a vu jadis dans cette invention une conquête décisive de l'humanismé; sont venues ensuite d'importantes confirmations, comme celles d'Ernst Cassirer puis de Charles Taylor3 ·

Le problème est central, mais il est miné par de multiples pièges . Parler qu sujet, c'est risquer l'anachronisme et voir émerger soudain le moi global, la personne qui prend conscience de soi comme une entité insécable, que la modernité a laborieuse- ment construite, pour ensuite, récemment, la démolir. Tout indique au contraire que, si le sujet accède à une plus grande autonomie, il se conçoit cpmme un ensemble de qualités instables, de disposi- tions spécifiques, dont la somme est toujours à refaire. Le cogito n'a pas encore passé par là. A cette première difficulté s'ajoute que, s'agissant d'un problème aussi complexe, une vision téléologique dè l'histoire, qui postulerait un progrès constant de l'individuàlité, s'exposerait aux pires simplifications. Comment revendiquer pour la Renaissance l'invention de la personne, quand on pense à saint Augustin et au sentiment de culpabilité qui accompagne, dès le

On a conservé à ce texte, écrit polir une conférence, sa forme orale.

2 La Civilisation de la Renaissance en Italie, trad. H. Schmitt et R. Klein, Paris, Plon, 1958.

3 Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance (1923), trad. P. Quillet, Paris, Ed. de Minuit, 1983; Charles Taylor, Les Sources du moi: la formation de l'identité moderne, trad. C. Mélançon, Paris, Ed. du Seuil, 1998.

4 Voir Terence Cave, Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 111-127.

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début, le christianisme ou qu'on se réfère à la démonstration de Michel Zink, pour qui «le Moyen Age est l'époque de la subjecti- vi té »57

Pour éviter les malentendus et les généralisations douteuses, il vaut sans doute mieux se limiter à un domaine qui est relativement bien connu - le terrain de la création artistique - dans lequel la notion d'auteur et la promotion de la personnalité accusent un développement sensible. Jacqueline Cerquiglini et d'autres ont montré naguère qu'un Guillaume de Machaut, une Christine de Pisan, un Charles d'Orléans innovent en rapportant ce ~ui se chante ou se raconte à l'entreprise et au destin individuels . Jean Lecointe a publié récemment une histoire monumentale de la per- ception de la personnalité littéraire à la Renaissance7 Les auteurs signent leurs œuvres, ils recourent à des effets de présence, ils cherchent à se forger une identité à travers la qualité d'une voix et la propriété d'un style. Et tout le monde connaît la spectaculaire promotion de la carrière individuelle parmi les artistes italiens du Quattrocento. Ils revendiquent une vocation spéCiale -la singula- rité du génie qui les distingue du commun des mortels-, ils asso- cient leur œuvre à leur vie, leur inspiration d'artiste aux aléas de leur existence, de telle sorte que bientôt on écrira leur biographie - voyez Vasari- et que dans le tableau, dans le poème, on cherchera les traces de l'homme singulier. Du XIVe au XVIe siècle, la création artistique et la construction de la personnalité tissent peu à peu les liens d'une complicité qui aura la vie dure.

Voilà donc un champ d'investigations qui aujourd'hui retient l'attention. Un autre domaine de recherche, tout à fait distinct, captive lui aussi les seiziémistes: c'est la question herméneutique.

Au moment même où la Bible d'une part, les classiques d'autre part connaissent une diffusion sans précédent, on assiste à la crise des méthodes de l'exégèse médiévale. Le système sémiologique de la scolastique se fissure, le dispositif allégorique et la légitimité de la moralisation sont mis en question. Tout le monde sait que Rabe- lais expose et exploite les difficultés de l'interprétation. Mais on s'avise maintenant que les incertitudes de la lecture et l'explora-

5 La Subjectivité littéraire. Autour du Siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985.

6 Jacqueline Cerquiglini, «Un engin si soutil». Guillaume de Machaut et l'écriture au XIVe siècle, Paris, Champion, 1985 et La Couleur de la mélancolie. La fréquentation des livres au XIVe siècle, 1300-1415, Paris, Hatier, 1993.

7 L'Idéal et la différence. La perception de la personnalité littéraire à la Renaissance, Genève, Droz, 1993.

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tian de nouvelles voies, dans la quête du sens, occupent, dans l'his- toire intellectuelle de la Renaissance, une place importante8.

J'ai voulu rappeler ces deux pistes de la recherche actuelle - la question du sujet et celle de l'exégèse- parce que l'objet de mon exposé se situe à l'intersection de ces deux axes. Je voudrais suggé- rer que le défi herméneutique joue un rôle structurant dans la connaissance de soi, dans la construction du moi et que, si la Renaissance marque une étape dans l'émergence de l'individu, l'acte d'interprétation y contribue. Invité à scruter une œuvre, le lecteur doit faire des choix, porter des jugements, préciser ses goûts, autrement dit intervenir en tant que sujet capable de discer- nement et de sentiment. La lecture prend la valeur d'une expé- rience ontologique dans la mesure où tâcher de comprendre, se transporter dans un système autre et se l'approprier, c'est un geste qui engage et qui distingue, c'est un acte qui favorise l' introspec- tion et, comme tel, aiguise la conscience d'une différence.

Pour défendre ma thèse, j'aurais pu saisir le croisement de mes deux axes sur d'autres sites que celui des méthodes interprétatives.

Par exemple l'évolution des pratiques sociales de la lecture après l'apparition de l'imprimerie: disposant de ses propres livres, le lettré entretient désormais avec eux un raprort personnel; la lecture relève toujours plus de la sphère privée. Qu'il y ait ou non un lien entre les deux phénomènes, il faut citer aussi le bouleverse- ment de la Réforme, c'est-à-dire l'instauration d'un rapport per- sonnel et intime du fidèle avec la Bible, la pratique du libre examen, la méditation individuelle sur les Ecritures. Mais ces données sont connues, et m'autorisent à creuser plutôt l'hypothèse selon laquelle le travail herméneutique, en tant qu'aventure exis- tentielle, mérite un chapitre dans les futures histoires du sujet moderne.

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Il est peut-être utile de rappeler d'abord, à larges traits, ce qui se passe en matière d'interprétation. Deux faits marquants. D'une part, les humanistes inventent la philologie et, d'autre part, ils se distancient de l' allégorèse, se méfient des moralisations. On pour-

8 Pour une bibliographie sur la question, voir Michel Jeanneret, Le Défi des signes. Rabelais et la crise de l'interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994.

9 Voir Histoire de la vie privée, éd. Ph. Ariès et G. Duby, Paris, Ed. du Seuil, 1985- 87, 5 vol., t. 3, ainsi que les travaux de Roger Chartier.

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rait penser que ces deux facteurs conduisent, impérativement, à la lecture historique, à l'objectivation des textes, et s'exercent aux dépens de la spéculation sur le sens. Ce n'est pas si simple. La phi- lologie postule, certes, qu'un texte, pour être compris, doit être replacé dans son milieu d'origine. Elle remonte à la source, elle rend à l'œuvre sa différence et, ce faisant, elle la soustrait aux récu- pérations sauvages. La lecture respectueuse commence par l' éta- blissement d'un texte sûr et par l'explication, au niveau littérat des intentions de l'auteur. Mais les philologues humanistes ne sont pas des fanatiques de la rigueur historique. La distance absolue n'est pas tenable. Une œuvre qu'on se contente de reconstituer comme vestige d'un passé révolu est une œuvre figée et stérile. Les philo- logues qui méritent leur nom s'attachent à la vie de la lettre telle qu'elle fut, mais aussi telle qu'elle est. S'ils militent contre les ana- chronismes, ils s'interrogent aussi sur les valeurs actuelles - ou plutôt, ils abandonnent cette recherche au lecteur. La répartition des tâches est claire: la philologie outille le lecteur, elle lui fournit une ample documentation, afin qu'il entreprenne lui-même l'intre- prétation. Il y a là, dans la personnalisation de la lecture, un tour- nant essentiel, sur lequel je voudrais m'arrêter un instant.

Quelques mots, d'abord, sur la méthode du philologue, dans l'es- prit du XVIe siècle. Qu'est-ce qu'une édition critique? Un travail savant bien sûr, dont on admire les qualités techniques: établisse- ment du texte, analyse de la langue, reconstitution des conditions historiques ... , autant de données objectives qui, à première vue, impliquent l'effacement de l'éditeur, la suspension de toute inter- vention personnelle. Mais la réalité est différente. Une bonne édition critique postule un esprit critique, et celui-ci s'exerce à au moins deux niveaux.

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s'exprime et s'expose d'abord en tant que philo- logue: il juge de la valeur relative des manuscrits, il se prononce sur les explications des autres commentateurs, il défend, sur tel point d'érudition, des positions nouvelles ... Sa science est solide, mais il s'affirme et se distingue, il revendique, par-dessus tout, son indé- pendance intellectuelle. Cette liberté de jugement peut intervenir aussi dans le rapport du critique avec l'œuvre qu'il commente. Pour- quoi, après avoir fait l'effort de comprendre au plus juste l'intention de l'auteur, ne pourrait-il exprimer son sentiment discuter la matière et la manière de l'œuvre? Jean Jehasse relève chez Scaliger et Juste Lipse, Henri Estienne et Casaubon, l'avènement d'une pensée laïque, volontiers rationaliste, qui ne plie devant aucune autorité10 10 La Renaissance de la critique: essor de l'Humanisme érudit de 1560 à 1614, Saint-

Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, 1976.

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Certains lettrés s'imposent donc par la sagacité de l'examen et l'acuité d'un regard qui ne cède à aucune illusion. D'autres fran- chissent un pas de plus en réagissant avec humeur. L'analyse leur révèle des défauts? Ils les dénoncent. La critique de goût, parti- sane, polémique, subjective, prend alors le dessus. Ainsi Barthe- lemy Aneau dans son commentaire virulent de la Défense et Illus- tration de Du Bellay, ou Malherbe, qui éreinte Desportes en dénonçant les déficiences stylistiques ou prosodiques de ses poèmes. Le discernement et la passion, la critique froide et la cri- tique chaude ont ici fusionné. Je rappelle d'ailleurs que commenta- rii et commentaires peuvent avoir le sens de mémoires personnels, comme dans le titre de César, Commentarii de bello gallico ou dans celui de Monluc, Commentaires, ambivalence lexicale qui prouve que, dans l'esprit de l'époque, érudition et subjectivité ne s'ex- cluent pas nécessairement.

Mais que se passe-t-il quand, de la critique textuelle ou de la cri- tique de goût, on passe à la question du sens? Les philologues adoptent ici une solution intéressante. Ils n'excluent pas cette recherche, mais, je l'ai dit, l'abandonnent le plus souvent à l'initia- tive du lecteur. Ils indiquent des interprétations possibles, certains reconnaissent même la possibilité de la polysémie et, comme s'ils savaient que les significations sont inépuisables, ils se gardent de les actualiser eux-mêmes. L'humaniste Philippe Béroalde, dans son commentaire de Properce, présente ainsi sa méthode: «Nous n'ex- poserons pas seulement nos opinions, mais celles des autres. Car, comme dit saintJérome, le devoir du commentateur est de présen- ter les points de vue de beaucoup de savants, "afin que le lecteur avisé, après avoir lu les différentes interprétations, juge par lui- même laquelle est la plus vraie"»11La tâche de l'exégète n'est pas de donner une explication définitive, mais de livrer un ensemble d'hypothèses interprétatives. Au lecteur d'exercer son jugement et de faire un choix.

Blaise de Vigenère, dans ses notes sur les Images de Philostrate, adopte cette même formule12Son commentaire, abondant et varié, sacrifie à toutes les exigences de la philologie. Mais les tableaux décrits par Philostrate illustrent des mythes et des fictions qui sou- lèvent la question du sens caché. Vigenère aborde le problème,

11 Cité par Anthony Grafton, «On the Scholarship of Politian and its Context», dans Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, 40 (1977), p. 150-188.

12 Blaise de Vigenère, Les Images ou tableaux de platte-peinture de Philostrate ( ... ), traduction et commentaire de Blaise de Vigenère (1578), éd. Françoise Graziani, Paris, Champion, 1995, 2 vol.

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mais il évite d'imposer des réponses univoques. Il cite diverses autorités, plusieurs opinions, et évite tout ce qui contribuerait à un blocage herméneutique. L'usager choisira ou, au nom de la polysé- mie, ne choisira pas. L'appareil érudit est foisonnant, mais, loin de régler toutes les questions, il les déploie et ce faisant, il relance la productivité du texte, il dynamise la lecture.

Un pas de plus, et l'éditeur s'abstient de toute interprétation, sans renoncer pour autant à la recherche de plus hauts sens. Un nouveau dispositif se présente: certaines éditions n'ont pas de notes du tout, d'autres se limitent à une documentation purement technique, mais une préface, ou un paratexte quelconque, signale la piste interprétative, annonce que le texte recèle des valeurs latentes, offre peut-être quelques exemples et, pour le reste, s'en remet au lecteur pour construire sa propre exégèse. Plusieurs édi- tions d'Homère adoptent cette solution. Celle de Sponde, par exemple, se borne à des notes érudites, mais une longue introduc- tion, invoquant tous les arguments de la prisca theologia, promet au public de multiples mystères, qu'il lui appartient de découvrir13 Jean Martin, en tête de sa traduction du Songe de Poliphile, utilise les mêmes arguments publicitaires: «Vous pavez croire Messeigneurs que dessoubz ceste fiction il y a beaucoup de bonnes choses cachees, qu'il n'est licite reveler, et aussi n'auriez vous point de plaisir si l'on vous les specifiait particulierement ( ... ) parquoy ne vous en diray autre chose, ains remettra y le tout a l'exercice de v oz estudes»14.

Aux solutions toutes faites, les éditions et traductions des Méta- morphoses d'Ovide préfèrent, elles aussi, l'annonce d'un pro gamme, l'ouverture d'un horizon d'attente. Dès le moment où, au début du XVIe siècle, les Ovide moralisé et le verrouillage allégorique sont frappés de discrédit, des préfaces apparaissent, qui prennent le relais15La plus élaborée est celle de Barthelemy Aneau (1556): en tête de la traduction des trois premiers livres, il intercale une longue introduction, qui est un véritable traité sur l'interprétation des fables antiques- et la preuve que la lecture est désormais perçue comme un problème sur lequel il est nécessaire de s' expliquer16.

13 Voir Christiane Deloince-Louette, Sponde commentateur d'Homère, Paris, Cham- pion,2001.

14 Jean Martin, Le Songe de Poliphile, «Aux Lecteurs», Paris, Kerver, 1546.

15 Voir Ann Moss, Poetry and Fable. Studies in Mythological Narrative in Sixteenth Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.

16 Clément Marot et Barthelemy Aneau, Les trois premiers livres de la Métamor- phose d'Ovide, éd. J.-C. Moisan et M.-C. Malenfant, Paris, Champion, 1997.

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L'acte de lecture, dit An eau, procède de la volonté et de l' intelli-'

gence. Or ces deux facultés, parce que, comme l'âme, elles partici- pent de l'infini, ne sauraient se satisfaire d'évidences simples.

Spontanément, elles cherchent le mystère, car il y a toujours quelque chose de plus à vouloir ou à comprendre, il y a toujours un surcroît de sens. La lecture est donc un processus infini, un désir qui n'atteint jamais son objet et la dynamique spirituelle qui l'anime est un signe, en l'homme, de l'origine divine de l'âme.

Pour justifier cette théorie, Aneau invoque une explication d' ordi- naire appliquée à l'exégèse biblique. La vérité, dit-il, doit rester secrète afin qu'elle échappe aux « lourdz, et prophanes entende- mens» et qu'à l'inverse, elle stimule la curiosité des« bons et divins espritz ». D'où il découle que le commentaire qui prétendrait résoudre tous les problèmes est d'avance condamné.

Le sens abonde, continue Aneau, mais il n'est pas systémati- sable. Il peut s'appliquer à des révélations sur la nature, ou sur l'histoire, ou sur la morale, «et quelquefois à deux, et quelquefois à toutes trois». A défaut d'une méthode, l'éditeur va donc offrir au lecteur des exemples d'exégèse, des échantillons d'allégorie, dans l'espoir qu'il saura exploiter lui-même le vaste chantier de l'inter- prétable ouvert par le poème. Encore peut-il s'y préparer en culti- vant deux qualités essentielles. La première est une disposition mentale, une aptitude spirituelle, car il importe que le lecteur, pour comprendre le poète, ait les mêmes facultés que lui. La seconde est l'acquisition d'un vaste savoir, par l'étude de disciplines et d'ou- vrages dont Aneau dresse le répertoire. L'initiative, vous le voyez, s'est résolument déplacée du côté du destinataire, qui doit avoir tous les mérites: une grande disponibilité, une ample culture, une éthique rigoureuse, une inspiration qui corresponde à celle de l'au- teur, bref, toutes les-ressources personnelles qui font que la lecture est une création toujours recommencée. S'il ne s'engage totalement dans l'interprétation, l'essentiel est manqué.

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Le rôle central ainsi reconnu au lecteur me paraît s'expliquer par un mouvement de fond qui, à la Renaissance, touche l'en- semble de l'épistémologie. On assiste en effet à un déplacement du foyer de la connaissance, dans la mesure où on s'intéresse moins, désormais, à l'assise métaphysique de la vérité qu'à la nécessaire intervention de l'homme dans le processus cognitif. Le point de vue humain, avec ses éventuelles déformations, devient partie

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intégrante de l'expérience philosophique et esthétique. C'est Nicolas de Cuse qui, selon Cassirer, aurait le premier déplacé l'objet de la réflexion sur la possibilité même de la connaissance et sur les différents modes de saisie que la pensée exerce sur le réel.

Pour connaître Dieu ou le monde, il faut commencer par connaître le sujet connaissant et tenir compte de la perspective qui est la sienne. Les philosophes intègrent cette inévitable médiation, tandis que les peintres, au même moment, inventent la perspec- tive, c'est-à-dire organisent la représentation dans sa relation au sujet regardant, qui en est la source. Fernand Hallyn cite, à propos de la perspective, justement, un passage significatif de Vivès:

«Nous arrivons à la pensée des choses par les portes des sens et, enfermés dans ce corps, nous n'avons pas d'autres moyens( ... ). Par conséquent, lorsque nous disons que les choses sont ou ne sont pas, sont ceci ou cela, sont telles ou telles, nous nous basons sur le jugement de notre âme, non sur les choses mêmes: ce qui nous sert de mesure, ce ne sont pas les choses, c'est notre esprib>17

Montaigne, à l'autre bout du siècle, reprend lui aussi un argument traditionnel du scepticisme pour défendre la même idée: l'âme «se couche entiere sur chasque matiere ( ... )Et la traitte, non selon elle, mais selon soy. Les choses à part elles ont peut estre leurs poids et mesures et conditions; mais au dedans, en nous, elle [l'âme] les leur taille comme elle l'entend» (I,SO; 302)18

Ce recentrement anthropologique adopte différentes straté- gies. La première solution est celle, idéale et optimiste, de la pre- mière Renaissance, au XVe et au début du XVJ€ siècle. L'homme est le témoin nécessaire de la vérité, mais il ne l'altère pas, il n'y a pas déformation subjective. C'est qu'il existe un lien entre l'homme et le sacré, de sorte que l'opération du sujet individuel repose sur une garantie transcendante. Que ce soit dans la mouvance du néo- platonisme chrétien ou de la mystique rhénane, on invoque l'ins- piration, on postule une coïncidence parfaite entre la pensée divine et la pensée humaine. Nous sommes ici dans un univers continu, cohérent, saturé par l'esprit, un univers où, du Créateur à la créature, la structure intellectuelle est identique, si bien que l'homme interprète peut accéder sans erreur à la vérité. Son point de vue est peut-être limité, ou vulnérable, mais il est juste; il s' em-

17 Cité dans Fernand Hallyn, La Structure poétique du monde: Copernic, Kepler, Paris, Ed. du Seuil, 1987, p. 78.

18 Les citations de Montaigne renvoient à l'éd. de P. Villey, Les Essais, Paris, PUF, 1965.

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pare immédiatement et infailliblement des secrets de la nature et

de la surnature. '

A cette version optimiste succède, dans la seconde moitié du XVIe siècle, un anthropocentrisme plus fragile et relativiste. Entre la source transcendante et le regard humain, il y a désormais le risque d'une coupure. Le processus épistémologique se laïcise, il ne repose plus sur la garantie de l'Esprit et l'immédiateté d'un regard animépar l'intelligible. La connaissance, dès lors, relève moins de la métaphysique que de la psychologie, elle devient une construction personnelle et hasardeuse. Car le sujet se découvre plongé dans le temps et dans la contingence, livré aux variations du moi et du monde. Ne disposant plus d'un point fixe, il adopte des perspectives partielles, variables et incertaines. A la limite, l'in- dividu sera si occupé à se regarder regardant qu'il ne parlera plus de Dieu ni du monde, mais de soi, ou de Dieu et du monde, mais , saisis dans l'optique déformante d'un observateur exposé à l'er- reur. On reconnaît Montaigne, mais on pourrait invoquer ici l'en- semble du maniérisme, les prouesses de la main, l'exhibition du style, les dépravations de la perspective.

Ces deux moments épistémologiques, il me reste maintenant à les rabattre sur le terrain de l'exégèse et à les illustrer par deux pra- tiques interprétatives - celle d'Erasme puis celle de Montaigne.

Pour chacun, la lecture est une expérience ontologique et dans la recherche de soi, une activité structurante. Mais si l'un et l'autre situent la personne du lecteur au centre de la démarche herméneu- tique, la perception de soi qui s'en dégage varie du tout au tout.

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Mon premier témoin sera donc Erasme, plus précisément Erasme lecteur de la Bible. Quoique sa doctrine herméneutique soit exposée dans différents traités, je m'appuierai essentiellement, ici, sur la fameuse édition du Nouveau Testament (1516) qui, avec un texte grec, une traduction latine qui se distingue de la Vulgate et d'amples adnotationes publiées séparément marque une étape décisive, dans l'histoire de l'Eglise, vers le retour à la seule autorité de l'Ecriture. Pour la première fois, voilà une édition qui, remon- tant aux sources grecques, tente de corriger les fautes du texte canonique de saint Jérôme. C'est dire que l'entreprise repose sur un travail philologique considérable: établissement du texte, éclaircissements historiques, commentaires exégétiques qui s'ac- cumulent dans les milliers de notes savantes dont Erasme accom-

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pagne son édition. Cet immense dossier prouve que l'accès au texte sacré et au sens authentique de la Bible soulève, en réalité, de multiples problèmes. La malédiction de Babel, les dérives de la tradition, l'opacité des médiations humaines ont altéré la source.

Mais pour Erasme, les labeurs de la philologie ne devraient être qu'un préalable, qu'il faut dépasser pour en arriver à la compré- hension en profondeur. La vraie démarche interprétative adopte une voie différente. Er asme s'en explique dans les différents liminaires de son édition. C'est cette théorie -un programme idéal qui assimile la lecture à un bouleversement existentiel - que je voudrais présenter19

Au départ, un principe: la Bible doit être la référence absolue, elle est le guide unique et suffisant de nos pensées et de nos actions. Car elle ne fait jamais défaut. Elle répond à nos difficultés morales et à nos inquiétudes spirituelles; elle enseigne la doctrine aux docteurs de l'Eglise, mais.elle estaussi le :meilleur repère des humbles dans la conduite de la vie quotidienne. Encore faut-il, pour en extraire les richesses, savoir comment la lire. Erasme rejette toute méthode restrictive et contraignante, La lecture litté- rale est nécessaire, mais, dans bien des cas .,.. notamment pour l'An- cien Testament-, elle n'est pas suffisante. L'exégèse allégorique est souvent indispensable, mais elle risque d'être excessivement rigide et d'enfermer l'Esprit dans des cadres trop humains. Entre ces options, l'interprète évitera tout parti pris. A chaque passage, il se demandera quel est l'angle de lecture approprié. Convient-il de chercher un message caché? Un seul ou plusieurs? Rien n'est acquis d'avance. Ce qui est sûr, par contre, c'est que le chrétien doit rester sans préjugé, affranchi des préceptes réducteurs des théolo- giens, afin d'être prêt à accueillir la.multitude des significations qui peuvent surgir.

Libre par rapport aux méthodes et aux institutions, la bonne lecture sera donc personnelle, solitaire et méditative. Elle doit s'émanciper des intermédiaires, écarter l'écran des discours para- sitaires dont la tradition a recouvert la seule Parole authentique.

Erasme vise bien sûr les scolastiques qui, enlisés dans leurs que- relles académiques, empêtrés dans le labyrinthe de leurs commen- taires et de leurs arguties, ont perdu le contact vivifiant avec l'Evangile. Mais il dénonce aussi, plus généralement, les savants, les docteurs de la loi qui, par profession, compliquent les choses

19 Voir Erasme, Les Préfaces au Novum Testamentum (1516), éd. Y. Delègue et J. P. Gillet, Genève, Labor et Fides, 1990.

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simples et, à l'élan de la foi, substituent les pesanteurs de l'analyse.

La vie spirituelle ne peut s'épanouir que dans le contact immédiat avec le rayonnement du Verbe.

Erasme dessine avec précision le profil de celui qui serait pour lui le lecteur idéal: un novice, un être simple et sans préjugé, tota- lement disponible à la rencontre bouleversante avec la Parole. Ni prévenu ni savant, il serait à lui-même son propre théologien.

Er asme se souvient bien sûr de la leçon de l'Evangile - l'esprit d'enfance disqualifie la science des scribes et des pharisiens; il s'inspire probablement aussi du modèle de l'Eglise primitive et de l'enthousiasme juvénile des premiers chrétiens. Quoi qu'il en soit, il invoque les privilèges de la naïveté, de l'innocence et de l'humi- lité. Dans l'ordre spirituel, il défend une valeur qui ressemble à ce que sera au

xvne

siècle, dans le domaine profane, l'idéal de l'hon- nêteté. Pour comprendre, il importe moins de savoir que d'aimer;

aux deux sens du terme, le lecteur sera donc un amateur, c'est-à- dire un esprit ouvert à toutes les découvertes et qui se laisse guider vers elles par une attraction profonde. On mesure, en tout cas, la distance que prend Erasme par rapport aux autorités, aux écoles, à tout ce qui, de l'extérieur, vient limiter la liberté et la responsabilité de l'individu.

La préparation adéquate de l'interprète n'est donc pas d'ordre intellectuel; elle mobilise moins l'intelligence que le caractère; elle est d'ordre éthique et psychologique. Car le fidèle doit travailler à se rendre pur, il doit faire de soi un sanctuaire où Dieu puisse inscrire son message. Cette exigence de perfectionnement intérieur n'est certes pas une nouveauté. Créer en soi, par la discipline, par l'ascèse, par la maîtrise des passions, un espace pour accueillir l'Esprit, c'est un principe stoïcien et c'est surtout une vieille tradi- tion monastique. Mais l'important est qu'en adoptant cette règle, Erasme accepte l'idée que l'acte interprétatif implique un travail en profondeur sur le moi spirituel et moral, et que celui-ci doit en res- sortir transformé.

Cet engagement de tout un pan de la personnalité se confirme lorsque, de la phase de préparation, on passe à la lecture elle- même. Comment accéder à la Révélation? Erasme, comme plus tard Pascal, assigne ici le rôle central à une faculté aussi ample que difficile à saisir: le cœur (pectus, affectus ). Le cœur est le siège du sentiment, mais il est surtout le foyer du désir; il cherche à combler un manque, à capter ce qu'il ne possède pas, à comprendre ce qui lui échappe. Dans sa quête de l'inconnu, il recourt moins aux pou- voirs de l'intelligence qu'aux finesses de l'intuition- l'intuition, mode de saisie immédiate et indépendante du raisonnement,

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connaissance du cœur qui ne perçoit que ce qui touche à l'intimité de la vie personnelle. Obéissant à un cheminement imprévisible, l'intuition s'empare globalement de son objet, elle l'absorbe et l'intériorise au point de combler toute distance entre l'émetteur et le récepteur. La lecture selon Er asme est donc un élan de l'affect;

elle déplace l'acte interprétatif du règne du savoir à celui du sentir et du mode de l'avoir à celui de l'être.

Le cœur réalise donc l'identification du sujet lecteur à l'objet lu.

L'interprète adhère si étroitement au livre qu'il se confond avec lui et inversement, le livre, pour être compris, devient consubstantiel à son destinataire. C'est dire que le lecteur subit un bouleverse- ment profond: «Nous devenons tout à fait semblables aux auteurs que nous fréquentons assidûment»20Comprendre, c'est prendre;

il faut, littéralement, prendre le texte de la Bible et l'intérioriser.

«Imprégnez-vous, imbibez-vous des Evangiles et des Epîtres, sachez-les véritablement par cœur, par le cœur»21. L'interprète transporte les mots de la Révélation dans son cœur, il s'en imprègne, de telle sorte qu'il puisse, en tout temps, les interroger et en éprouver en soi les pouvoirs. Erasme utilise à ce propos une métaphore magnifique: «Fais de ta propre poitrine (pectus) la bibliothèque du Christ»22Double métamorphose: les mots divins se convertissent en un être de chair et d'esprit, tandis que le corps du lecteur, de son côté, devient le mémorial vivant du Christ. Les deux partenaires -le livre et son lecteur - se transforment récipro- quement.

A celui qui l'a désirée de tout son être, la Vérité se révèle alors dans sa plénitude. Car le cœur saisit, dans les mots de la Bible, la présence même de Dieu. Le Christ, surtout, se confond avec son Verbe: il incarne la Promesse, il est à la fois homme de chair et réa- lisation de la Parole, de telle sorte que son discours le contient tout entier: «Ses écrits te redonnent l'image vivante de son esprit saint et sacré, ils te rendent le Christ en personne, en train de parler, de guérir, de mourir, de renaître dans toute sa présence, au point que tu le verrais bien moins, si de tes yeux tu le regardais face à face »23 Un miracle équivalent à celui de l'Eucharistie se produit: Jésus habite les mots, il les anime et les transfigure, si bien que non seu-

20 Ibid., p. 119.

21 Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique chez Erasme, Paris, Les Belles Lettres, 1981~ 2 vol., tl, p. 542.

22 Erasme, Les Préfaces (. .. ),op. cit., p. 117.

23 Ibid., p. 89.

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lement il se laisse saisir à travers eux, mais que dans l'Ecriture repose la puissance même qui fut et continue à être la sienne. La manifestation du sacré dans le logos peut d'ailleurs s'étendre au delà de la personne du Christ. Jésus étant l'image vivante de Dieu, il en découle que si sa prédication le représente pleinement, elle représente aussi le mystère divin dans sa totalité.

Tout se passe donc comme si Erasme, transporté par le magné- tisme qu'exerce sur lui le texte biblique, avait oublié ici la Chute, l'éloignement de Dieu et l'opacité des signes. Là où des théolo- giens moins confiants, et lui-même à d'autres occasions, dénoncent l'insuffisance du langage humain, il perçoit des paroles transpa- rentes et efficaces, capables d'exprimer, sans perte, l'évidence du message divin. Il se peut que ce parfait bonheur herméneutique ne soit qu'une fiction théorique. Mais peu importe. Je retiens qu'Erasme analyse avec précision l'effet de la méditation interpré- tative sur la vie intérieure. Dire que toute la personnalité est touchée, ce serait sans doute attribuer à l'humanisme une concep- tion du moi global-le sujet moderne - qui n'est pas d'actualité; le fidèle prépare en soi la place que Dieu doit occuper. Reste que l'être spirituel et affectif atteint à une conscience de soi exceptionnelle et que cet événement a été induit par la lecture.

*

* *

Avec Montaigne, il n'est plus question d'effusion spirituelle ni d'aventure herméneutique. Sa lecture se concentre sur les clas- siques, si bien que, avec la nature de l'objet, la posture du sujet se modifie. Mais il reste une constante: pour Montaigne comme pour Er asme, la lecture revêt une portée existentielle; elle joue un rôle vital dans la recherche de soi.

Les Essais auraient pu être le plus impersonnel des livres. Il aurait suffi que Montaigne se conforme au modèle alors très répandu, et parfois reconnaissable dans son ouvrage, de la collec- tion de lieux communs: entassement de bribes culturelles - cita- tions, exemples, morceaux mémorables... - auxquels il aurait accroché quelques commentaires anodins. Pour conjurer cette aberration - le spectre de la compilation ou de la redondance -, Montaigne évoque la figure maléfique des pédants: les maîtres d'école qui, au lieu d'exercer l'intelligence de leurs élèves, leur bourrent le crâne d'une science étrangère. Ils ne transforment pas le savoir, ils se contentent de le transporter du passé dans le présent, d'un livre dans un autre, ou le déposent dans la mémoire

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qui, de toutes les facultés, est la plus docile, la plus impersonnelle.

C'est sans doute pour cette raison que Montaigne répète qu'il a, quant à lui, mauvaise mémoire. Car se souvenir trop bien, ce serait reproduire, comme un perroquet, la pensée d'autrui ou archiver un savoir dépourvu de toute nécessité.

De ce qui aurait donc pu devenir un répertoire anonyme et scolaire, Montaigne va faire une œuvre éminemment personnelle, sans pourtant adopter une méthode unique. Pour simplifier, je distinguerai deux solutions, entre lesquelles il semble hésiter.

Le premier usage de la lecture est bien connu. Se regardant penser et agir, Montaigne perçoit en lui autant d'instabilité que d'incertitude. Il va donc, grâce aux livres, établir un dialogue avec les auteurs et, de cet échange, dégager une position qui lui soit propre. La consistance intérieure viendra du défi des classiques:

que j'approuve leurs idées ou que je les rejette, ils m'obligent à me constituer une pensée, à me construire un caractère. La lecture que revendique Montaigne est partiale et impulsive. Elle opère des tris et porte des jugements. Le scénario le plus fréquent, dans les Essais, est la contradiction, l'affrontement avec un partenaire ou avec un exemple que l'on invoque pour le contester. Si Montaigne aime afficher son opposition, c'est que le désaccord aiguise l'esprit cri- tique; il amène le sujet à s'interroger sur sa propre opinion et le conduit ainsi, par la conscience de sa différence, à une meilleure connaissance de soi. La lecture subjective et discordante aide le fils à se séparer du père; elle l'aide à consolider sa personnalité; elle permet surtout d'affermir une faculté décisive dans la conquête de soi: le jugement. Au lieu de s'incliner devant l'œuvre antique, , le lecteur la juge, c'est-à-dire l'absorbe dans son propre espace de référence pour l'évaluer et la récupérer comme son bien.

Dans la relation du lecteur à l'auteur, la hiérarchie s'est dépla- cée: c'est le sujet moderne qui détient l'initiative, c'est le travail qu'il opère sur soi qui est déterminant et les Anciens, dans cette négociation inégale, ne servent que d'instruments. La lecture aurait pu conduire à une sorte d'aliénation. Mais Montaigne ren- verse la situation en s'assurant la maîtrise de ceux qui menaçaient de le parasiter. «Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire» (1,26; 148), et encore: «Si j'estudie, je n'y cherche que la science qui traicte de la connaissance de moy mesmes» (II,1 0; 409 ).

La question qu'il pose à un texte est moins: «qu'est-ce que l'auteur a voulu dire?» que «qu'est-ce que cela veut dire pour moi?» L'as- similation narcissique est totale; Montaigne aime les Anciens parce qu'ils lui tendent un miroir pour se contempler lui-même. Ils n'in- terviennent plus alors dans l'ordre du savoir, comme fournisseurs

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de biens culturels, ni dans l'ordre du faire, comme ressorts de l'écriture, mais dans l'ordre de l'être, comme des témoins capables d'affecter le moi et de changer la vie. Cette lecture-là forme et transforme, elie semble devoir toucher la personne entière et l'amener à se constituer un caractère cohérent, une forme stable.

Une forme stable: c'est bien le projet que caresse Montaigne.

Mais y parvient-il? La lecture remplit-elle le rôle structurant qui, de la dispersion première, conduirait à une conscience de soi globale et homogène? La réponse est non. Tout se passe comme si Montaigne, recevant des livres de multiples impulsions, n'était pas en mesure de les intégrer et de les subordonner à la construction d'une unité intérieure, qui se dérobe. C'est plutôt l'effet contraire qui se produit: les lectures, dans leur diversité, accusent la pro- pension centrifuge du moi, sa tendance à se percevoir ondoyant et divers. Le contact avec les livres reste une expérience existentielle, mais au lieu de contribuer à l'unification du profil personnel, il alimente la représentation de soi comme une figure mobile et métamorphique, un être aussi varié que sa bibliothèque est variée.

Comment fonctionne donc cette lecture-là? Montaigne s'inté- resse à tous les livres; sa curiosité, son éclectisme le conduisent d'un auteur à l'autre. A l'en croire, il ne s'arrête longtemps à aucun, mais se contente de sondages rapides, d'impulsions passa- gères, au hasard des rencontres. Du coup, voilà le programme introspectif élaboré tout à l'heure sérieusement compromis.

Poussée d'une référence à une autre, glissant d'un livre au suivant, la lecture ne réalise plus ce corps-à-corps qui devait transformer le moi. Ce qui aurait pu être une expérience intime ressemble plutôt à une promenade, à un jeu: «Je m'en vay, escorniflant par cy par là des livres les sentences qui me plaisent, non pour les garder, car je n' ay point de gardoires, mais pour les transporter en cettuy-cy, où, à vray dire, elles ne sont non plus miennes qu'en leur premiere place» (I,25; 136).

Cette lecture désinvolte et excentrée ne commande pas seule- ment le passage d'un livre à l'autre, mais aussi le contact avec tel ouvrage particulier. «Je feuillette les livres, je ne les estudie pas»

(II,17; 651). Confronté à une difficulté, Montaigne n'approfondit pas. Il ne tient pas à épuiser les significations ni à dégager l'hypo- thétique substance du texte. Au lieu d'explorer méthodiquement les strates du sens, sa lecture se déplace plutôt en superficie. Elle adopte des points de vue variables et, selon que changent les humeurs, ou les circonstances, elle s'intéresse à des problèmes nouveaux. Car il y a toujours des découvertes à faire, et peu importe si elles ne s'organisent pas en une interprétation cohé-

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rente. Le critère de quantité et la multiplication sans fin des pers- · pectives semblent même l'emporter sur le respect des intentions de l'auteur: «J'ay leu en Tite-Live cent choses que tel n'y a pas leu.

Plutarque en y a leu cent, outre ce que j'y a y sceu lire, et, à l'ad ven- ture [peut-être], outre ce que l'autheury avoitmis» (1,26; 156).

L'attitude de Montaigne devant la question du sens caché - comment traiter les textes supposés contenir du mystère - est typique. Critique et démystificateur, il se méfie des énigmes et des équivoques, dans lesquelles il soupçonne volontiers des impos- tures. Prenez un discours hermétique comme les oracles, les divi- nations, et le premier interprète venu y trouvera toutes les signifi- cations qu'il voudra. Comme le dit joliment Antoine Compagnon,

«l'obscurité est la bête noire de Montaigne »24Et pourtant, comme le montre aussi Compagnon, la position de Montaigne est ambiguë; elle trahit, ici encore, une hésitation. L'obscurité est sus- pecte, mais elle oppose au lecteur un défi stimulant; la profondeur est douteuse, mais pourquoi ne pas aller y voir tout de même? Un passage fameux, dans «De l'expérience», condamne l'accumula- tion des commentaires et la vanité des interprétations, qui ne font que compliquer et disséminer le sens: «Nous ne faisons que nous entre gloser» (III, 13; 1069). Et pourtant, le même passage reconnaît que la recherche de significations cachées, même si elle n'aboutit pas, a au moins le mérite de tenir l'esprit en éveil, car mieux vaut la perplexité que la torpeur intellectuelle: «C'est signe de racourci- ment d'esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit gene- reux ne s'arre ste en soy: il pretend [va de l'avant] tousjours et va outre ses forces [ ... ];s'il ne s'avance et ne se presse et ne s'accule et ne se choque, iln'estvif qu'à demy» (III,13; 1068). Je vous concède que ces retournements sont déconcertants, mais Montaigne reven- dique le droit de se contredire, d'hésiter, et il n'est pas homme à simplifier les problèmes. Cela dit, nous allons, tant bien que mal, retomber sur nos pieds.

Vouloir extraire d'un texte son secret, sa substance, comme Erasme lecteur de la Bible, Montaigne n'y croit guère. Mais se contenter de l'évidence, consommer de la littérature sans en tirer rien d'essentiel, ça ne vaut pas mieux. Car Montaigne a besoin, pour se sentir exister, de réfléchir, de débattre avec des esprits forts, et les livres servent précisément à cela. L'attitude juste est donc de

24 Chat en poche. Montaigne et l'allégorie, Paris, Ed. du Seuil, 1993, p.57. Voir aussi, du même auteur, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Ed. du Seuil, 1979. -

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chercher, de se tenir en éveil en créditant les textes d'un surplus de sens, que ce soit en profondeur ou en extension. A la limite, peu importe ce qu'on trouve; les contenus comptent moins que l'agilité mentale déployée pour y parvenir. Mieux vaut la chasse que la prise. Pour cette même raison, Montaigne avoue aimer les auteurs elliptiques et denses, il vante le mérite des textes qui, ne disant pas tout, comme la poésie, abandonnent la plus grande initiative au lecteur, ce «suffisant lecteur [qui] descouvre sauvant és escrits d'autruy des perfections autres que celles que l' autheur y a mises et apperceües, et y preste des sens et des visages plus riches» (1,24;

127).

«Perfections autres», «visages plus riches»: cet autre et ce plus, voilà ce qui compte. Dans ces conditions, la lecture selon Mon- taigne est un processus infini, une succession d'interprétations et de réinterprétations, une fuite en avant à la recherche d'une pléni- tude qui n'est jamais atteinte. Or, c'est ainsi, précisément, que Montaigne apprend à se connaître et en vient à s'assumer tel qu'il se perçoit. Lisant et relisant, se balladant d'un livre à l'autre, il se découvre mobile et instable; il se voit qui change de perspective et qui, au gré du temps, pose d'autres questions, trouve d'autres réponses. Lecteur fluctuant, indécis, il s'observe en train de changer et, ce faisant, découvre ce qu'il y a en lui de plus fonda- mental: son inconstance. A travers son rapport capricieux à la lit- térature, il prend conscience de soi non comme essence ou forme stable, mais comme dynamique et instabilité. Il reconnaît que la construction de soi, tout comme l'interprétation des livres, est un mouvement sans fin, les deux opérations étant d'ailleurs soli- daires. Je disais tout à l'heure qu'Er asme est un amateur à cause de la relation amoureuse qu'il entretient avec le Livre; je dirais de Montaigne qu'il est un amateur au sens moderne, parce que, per- sonnalité éclatée, sujet en quête de soi, il muse, il flotte, il s'essaie à tout et ne termine rien.

*

* *

Quelques mots de conclusion. Erasme et Montaigne font le choix d'une lecture personnelle, qui les engage, ainsi que les textes qu'ils lisent, dans une aventure existentielle. Pour ouvrir l'espace de la lecture à cette expérience intime, ils prennent leur distance d'avec les méthodes anonymes et contraignantes de l'école - la philologie, par exemple, qui vise à l'objectivation historique des textes, ou l' allégorèse, qui systématise le mystère en le forçant dans

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un cadre fixe. Contre le règne de la méthode et la subordination des textes au primat du savoir, ils se lancent dans une recherche ontologique. Lire, pour eux, c'est, par la médiation des auteurs, se former ou se transformer; c'est aussi tenter de se comprendre mieux. «Toute herméneutique, dit Paul Ricœur, est compréhen- sion de soi-même par le détour de la compréhension de l'autre»25 Que l'événement prenne l'allure, comme pour Erasme, d'un bou- leversement spirituel ou qu'il revienne, comme pour Montaigne, à se connaître et s'accepter instable, une sorte de cogito se produit.

On remarquera cependant la différence avec Descartes: alors que le sujet cartésien prend conscience de soi dans le pur exercice de la pensée, c'est-à-dire au sein de la citadelle fermée du moi, après avoir congédié le savoir et la philosophie traditionnels, les huma- nistes, eux, se cherchent dans la relation à autrui, dans le dialogue interprétatif et l'ouverture, dans un échange nécessaire avec le monde extérieur.

Si le lecteur s'expose à une transformation, l'œuvre, de son côté, ne ressort pas indemne de cette opération. Car l'interprétation comme recherche de soi correspond à un geste d'appropriation;

elle capte le texte dans la mouvance du sujet, elle le déplace dans le présent et le situe dans une perspective inusitée. Une violence s'exerce, qui rejette les précautions d'usage- intentionnalité, dis- tance historique ... - en faveur d'un questionnement récupérateur.

Mais cette violence trahit-elle le texte? Ce n'est pas sûr, car une œuvre, pour vivre, a besoin d'être actualisée et remployée; elle a besoin d'être recyclée dans des contextes nouveaux; elle veut être aimée ou critiquée. La littérature est coextensive à l'émotion; elle vit du détournement interprétatif. La réifier comme pur produit de l'histoire, la traiter pour sa seule valeur documentaire, c'est la priver de sa force et de son rayonnement. La prendre pour parte- naire dans une exploration du for intérieur, c'est au contraire une façon, parmi d'autres, d'actualiser son potentiel.

Or cette affaire nous concerne. Faut-il conclure: il y a d'un côté les amateurs, qui entretiennent avec les textes un rapport affectif, subjectif, et, de l'autre, il y a nous, qui sommes des professionnels et gardons la tête froide? Nous faisons de l'histoire littéraire, nous analysons des formes, et notre destin personnel, nos inquiétudes et nos désirs n'ont rien à voir là-dedans 7 A chacun son métier, certes, et je ne vous inviterai pas à renier le nôtre. Mais nous aurions tort d'ignorer le champ des attractions et des répulsions, de censurer la

25 Le Conflit des interprétations, Paris, Ed. du Seuil, 1969, p. 20.

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part du sujet, fût-elle irrationnelle. Réduire la littérature à ses com- posantes objectives, la ramener, au nom de l'enseignement et de la science, à son plus commun dénominateur, c'est la priver, et nous priver, de sa formidable puissance d'interpellation. Il y a maintes façons, dans notre travail, de laisser un espace ouvert à cette respi- ration de l'œuvre et à cet engagement personnel du lecteur. J'en aurai esquissé une ici, qui est peut-être la plus riche et la plus radi- cale: c'est le risque interprétatif, en ce lieu central pour nous où l'herméneutique et la vie se rencontrent.

Michel JEANNERET (Université de Genève)

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