UN CHAT EN FAMILLE
IL A É T É T I R É D E C E T O U V R A G E V I N G T E X E M P L A I R E S S U R A L F A
N U M É R O T É S D E 1 A 2 0
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© by Editions du Scorpion, 1964.
U N C H A T E N F A M I L L E
COLLECTION ALTERNANCE
Les Editions du Scorpion
JEAN D'HALLUIN, EDITEUR — 1, RUE LOBINEAU, PARIS-6.
PRESENTATION
Pau-Ama est notre chat. Il a perdu sa mère quand il n'était encore qu'une touffe de poils et nous l'avons élevé grâce à un biberon de lapin et quelques boîtes de lait Nestlé.
Sa mère était une angora, restée vierge pen- dant de longues années. Nous habitons un appartement, et, à la saison des amours nous avions bien une sérénade assez agaçante, mais nous ne nous étions jamais donné la peine de lui chercher un mari. La première fois que nous l'avons emmenée à la campagne,
c'était une vieille chatte d'au moins six ans.
Elle s'est pourtant entichée, toute demoiselle mûrissante qu'elle était, d'un siamois appar- tenant à des amis. Et le bébé-chat est venu au monde sans queue, comme son père, et d'un noir satanique à l'image de sa mère. Il tenait encore dans un gant, lorsque nous sommes redescendus en ville, et nous lui cherchions un nom qui aille bien à sa noirceur de bon aloi, quand nous nous sommes retrouvés en possession d'un petit orphelin miaulinant, dont il fallut s'occuper de toute urgence avec une patience de nourrices sèches.
Pendant de longs jours, il est le Fils-de-la chatte, puis le Chat, puis le Diable et... nous nous apercevons, ma sœur et moi, qu'il a des puces. Comment, un chat de bonne famille
comme lui, des puces, quelle honte ! Nous levons les bras au ciel et nous nous préci- pitons chez le droguiste du coin, nous rap- portons une brosse douce, il est si petit, et une bouteille d'un liquide affreux, dont j'ai oublié le nom. Le résultat ne se fait pas attendre : le chat est débarrassé, radica- lement, je dois dire, des puces qui nous ont tant horrifiés, mais, par la même occasion, il perd également tous les poils des cuisses. Et cette malheureuse bête, victime de notre excès de zèle se met à marcher pendant des jours en ne nous montrant que le visage.
Ma sœur, moqueuse comme pas une, prétend qu'il a toujours eu les jambes cagneuses et que l'absence de poils nous a fait découvrir seulement à ce jour, cette mal-
formation. Je me sens un peu vexée d'avoir un chat qu'on soupçonne de rachitisme.
Chaque fois que nous l'apercevons, venant vers nous de travers, calmement, ou en dra- gon, quand il veut s'amuser, nous rions sans pitié, en disant :
— Il marche comme un crabe.
Ma sœur, qui adore Kipling, passion qu'elle m'a communiquée affirme :
— C'est Pau - Ama - le - crabe - qui - mar- chait - tout - de - travers.
A force de dire cela, le nom reste ; sans doute influencé, le chat garde une démarche un peu spéciale.
Et tout le monde se met à l'appeler Pau-
Ama, avec un M, a précisé ma sœur, pour, tout de même, le différencier du fameux crabe. La concierge qui vient nous faire le ménage nous dit bien en nous entendant :
— Quel drôle de nom pour une bête. Mais cet avis mercenaire ne nous émeut nullement.
Nous avons trouvé un nom au chat, et c'est l'essentiel. L'opinion des parents nous in- quiète davantage. Mon père hoche la tête, habitué qu'il est, le cher homme, à nos origi- nalités, et puis Pau-Ama ou Minet, pour lui, les noms se valent. Il aime bien le bébé chat, mais de loin, et une caresse distraite sous le menton de notre phénomène est toute l'atten- tion qu'il lui accorde. Il rit, en le voyant faire ses cabrioles mais leurs rapports, dans les débuts, sont empreints, je dois dire, d'une indifférence amicale et amusée.
C'est ma mère qui est la plus surprise de ce nom inhabituel. Pour elle, le chat c'est :
« Mon fiiils », elle lui parle toute la matinée en faisant le déjeuner, et Pau-Ama est un nom trop long et trop cérémonieux. Evi- demment, comme le chat prend l'air intéressé en entendant son nom, elle se résigne et un jour...
Pour expliquer ce qui est arrivé, il me faut faire un retour en arrière. Dans la petite ville algérienne où nous avons grandi il y a, dans le peuple, une expression pour dire de quelqu'un qu'il est lent et un peu bête, ce mot c'est « Tchoutche », c'est rapide, précis et moins méchant qu'abruti.
Un jour, donc, pour je ne sais quelle
sottise faite par le chat ma sœur s'écrie :
— Mais que tu es tchoutche, mon pauvre chat !
Et, chaque fois qu'il ne fait pas ce que nous aimerions qu'il fasse, nous le traitons, Simone et moi de « tchoutche », et, insensiblement il devient : « Ce chat, le pauvre, qui est si tchoutche ».
Un soir, ma mère lui marche sur la patte, il crie, elle s'attendrit :
— Tchou-tchou, le pauvre, le chat prend l'air ravi, et il devient de cette façon :
— Tchou-tchou-de-Pau-Ama, chat noble s'il
en fût, bien sûr tout un chacun le nomme Tchou-tchou, et c'est très bien ainsi. Nous gardons pourtant le nom de Pau-Ama pour les occasions officielles et les événements exceptionnels.