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Sur la généalogie du rationnel : une ou deux questions

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Academic year: 2022

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Problèmes, Renaissances, Usages

 

7 | 2007

Présocratiques

Sur la généalogie du rationnel : une ou deux questions

Holger Schmid

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/philosant/5589 DOI : 10.4000/philosant.5589

ISSN : 2648-2789 Éditeur

Éditions Vrin Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2007 Pagination : 39-50

ISBN : 978-2-85939-984-9 I ISSN : 1634-4561

Référence électronique

Holger Schmid, « Sur la généalogie du rationnel : une ou deux questions », Philosophie antique [En ligne], 7 | 2007, mis en ligne le 13 mai 2022, consulté le 16 mai 2022. URL : http://

journals.openedition.org/philosant/5589 ; DOI : https://doi.org/10.4000/philosant.5589

La revue Philosophie antique est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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Philosophie antique, n° 7 (2007), 39-50 UNE OU DEUX QUESTIONS Holger SCHMID

Université Charles-de-Gaulle Lille 3

À l’infime aussi peut venir

Un grand début.

F. HÖLDERLIN, Grèce

Ayant dépassé l’idée d’un « miracle grec » conçue par nos ancêtres, selon laquelle l’esprit scientifique ou simplement « la raison » serait jail- li(e) comme du néant à Milet vers le VIe siècle avant notre ère, les hellé- nistes nous ont habitués plus récemment à envisager un rapport de con- tinuité à la tradition culturelle, poétique, mythique, religieuse de la Grèce ancienne. Il n’empêche que, tout comme avant, la rationalité se constitue en se démarquant de la parole poétique afin de créer le discours vrai ou

« philosophique » : il est reconnu aujourd’hui que chez les Hellènes une pensée et une diction traditionnelles, loin d’avoir totalement disparu, gardent une certaine présence en plein logos des physiciens. Comme le rapport critique entre rationalité, vérité, sens et langage constitue égale- ment un enjeu central du XXe siècle, le philosophe se doit d’engager la discussion avec les hellénistes.

I

Pour penser cette persistance du passé et son rapport avec le nou- veau, on se sert le plus souvent du concept d’allégorie : là où apparais- sent chez Empédocle et Héraclite, par exemple, des noms ou épiclèses de dieux mythologiques, on leur impute un usage allégorique, lequel transforme donc le sens que possèdent ces noms dans les traditions dites de la Cité. La technique de l’exégèse ainsi définie est d’ailleurs parfaite- ment traditionnelle et remonte au moins jusqu’à ce même VIe siècle qui voit l’avènement de la scientificité et de la « physiologie » milésienne. De nouvelles découvertes comme celle du papyrus de Derveni ont renforcé l’attention sur ces aspects de la présence de la tradition. (En outre et par conséquent, on se vante depuis quelques décennies d’avoir appris à se défaire d’un déplorable hellénocentrisme, en se penchant sur les

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traditions extra-grecques et orientales pour sortir les Grecs de leur splen- dide isolement, celui-ci pourtant n’ayant été dû qu’à une esthétique du

« génie original », et donc au modèle de la propriété privée, appliqués avec trop de zèle – voilà le « miracle grec » et sa logique – à ces Hellènes que beaucoup avaient depuis longtemps reconnus comme les génies de l’apprentissage.) En tout état de cause, préciser le statut de la tradition au sein des présocratiques, c’est nécessairement penser les anciens discours cosmogoniques par rapport à la nouvelle « physiologie ».

Or la critique des schémas intellectuels du XIXe siècle ne va nullement jusqu’à renoncer au paradigme évolutionniste : aujourd’hui, Die Ent- deckung des Geistes devient La Naissance de la Raison en Grèce ; de même, le notoire Vom Mythos zum Logos devient Du mythe à la raison, ou bien From Myth to Reason ? et ainsi de suite. Il serait sans doute présomptueux d’en conclure, avec Wittgenstein et Nestroy, que le progrès a ceci de caracté- ristique qu’il paraît beaucoup plus grand qu’il n’est en réalité. De toute façon, se perpétue encore l’image des penseurs ou physiologues comme

« areligieux », qui pour des raisons obscures auraient néanmoins choisi d’adopter le discours de l’adversaire, y compris la poésie hexamétrique.

C’est là peut-être une question plus large que ne l’implique l’effort de penser les présocratiques à partir de « la tradition », qui se propose de reprendre les travaux de Cornford et le sujet des influences de certains contenus tels que les cosmogonies orientales : histoires de dieux, struc- tures narratives1. La question susceptible d’être sous-estimée serait donc de savoir quelle tradition au juste il faut prendre comme point de départ et origine du prétendu développement vers la science ; question qui fini- rait par recouper celle qui concerne le statut précisément philosophique du rapport entre physiologie (recherche des causes) et « théologie » : donc, le problème de l’optique aristotélicienne.

Un deuxième aspect impliqué par la présence de la diction tradition- nelle réside alors dans le problème de sa « forme » qui, par-delà le voca- bulaire dit poétique d’un Anaximandre, concerne notamment l’usage de la poésie hexamétrique chez Parménide et Empédocle : à quoi bon ce déguisement, s’il est vrai, comme nous le pensons d’habitude, qu’en plein

Ve siècle, les penseurs auraient bien pu (ou même dû) écrire en prose ? Comme le montre avant tout l’exorde de Parménide, les problèmes de forme (poétique) et de fond (allégorique) sont inséparables. On nous dit couramment que c’est du langage « épique », celui d’Homère et d’Hé- siode, que se servent ces penseurs, pourtant si hostiles à la sphère homé- rique, et qu’ils le font pour la bonne raison qu’il n’existait rien d’autre, au moment où les futurs physiciens, une fois résolus à éviter la prose, se

1. Voir par exemple Sassi 2002.

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mettaient à la recherche d’un médium pour s’exprimer. Quoi qu’il en soit (nous y reviendrons plus loin), dans les débats des chercheurs, la diction d’Homère et d’Hésiode fonctionne comme toile de fond dont se démarque le discours allégorique : lorsque Empédocle ou Héraclite nomment Apollon, ce sera allégorie, science areligieuse, mais qui s’exprime pourtant de manière traditionnelle2. Mais en quel sens Homère est-il « religieux » ? Et quel rapport y a-t-il entre le langage dit de l’épopée et les dieux de la Cité, du culte ? Héraclite reproche en effet à la foule d’ignorer ce que sont dieux et héros : mais est-ce dire la même chose ? Comment alors penser l’« évolution » vers la science ? Le paradoxe ne fera d’ailleurs que s’amorcer dans la mesure où nous suivons un modéle de type bachelardien, selon lequel l’esprit scientifique ne saurait se con- stituer qu’en exterminant l’esprit non scientifique. Que signifie donc nommer le nom de Zeus ? Voilà l’énigme qui rallie notre question, non seulement au débat platonicien bien connu (trop bien peut-être?) sur la justesse des « noms », mais également aux questions-clés du XXe siècle tout entier, avec son problème central du langage et de sa précédence par rapport á la possibilité d’un discours vrai. Aussi l’aperçu du non- spécialiste trouve-t-il un terrain de questions à poser aux hellénistes.

II

Systématiquement parlant, la notion d’allégorie exige et présuppose pour sa part un critère du « proprement dit », c’est-à-dire un moyen de savoir ce qu’un nom divin (et finalement tout autre nom) peut nommer en deçà de son usage allégorique ou, pour ainsi dire, en vérité. Mais quel serait un tel critère ? Nous commençons ainsi à envisager les difficultés qui entourent le concept d’allégorie. Nous parlerons dans quelques ins- tants de la complication liée au fait que l’exégèse allégorique, à l’origine, semble avoir eu pour but non pas une critique mais une apologie du dis- cours mythique, comme une défense de celui-ci au niveau de la morale : son déplacement vers la théorie et l’épistémologie ne va donc pas de soi.

En revanche, au plan épistémologique, c’est le sens du « même » ou du

« propre », présupposé pour définir l’« autre » de ce discours, qui fait pro- blème. Comment penser un dieu non allégorique, « proprement dit » ? Les travaux érudits, malgré leurs titres ambitieux comme What is a God ? ou Qu’est-ce qu’une déesse ? sont souvent décevants à cet égard. Mais plus précisément, on semble accepter comme toujours déjà évidente une opi- nion selon laquelle ce critère ne s’incarne dans rien d’autre que le langage

« épique » d’Hésiode et d’Homère. Sur cette base (confirmée par le fameux dicton d’Hérodote, II, 53), on peut saisir comme une qualité

2. Voir, par exemple, Bollack 2006, p. 17 sq. ; Primavesi 2006.

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ontologique et immédiatement repérable la caractéristique désormais allé- gorique des autres discours.

Cependant force est de constater que, de cette manière, on commet une pétition de principe. C’est justement le statut du discours homérique qui est à remettre en cause : le présenter comme certitude revient à une double philosophie du « comme si » : il en résulte une fausse sécurité ontologique qui réside dans la notion d’allégorie ; une fausse sécurité historique (et « religieuse ») qui réside dans la notion d’Homère. Les deux ensemble créent cet enjeu philosophique qui fait le plaisir du non- spécialiste. C’est par ailleurs ce quid pro quo qui découle de la perspective de la « physiologie », donc aristotélicienne : il en résulte le questionne- ment sur « la nature des dieux » à la Cicéron, lequel correspond si bien à ce qu’on peut appeler aujourd’hui un réalisme naïf.

Il y a donc une double conséquence à tirer : premièrement, le concept d’allégorie ne saurait être un « concept de substance » (selon la termino- logie de Cassirer) mais n’a de sens à chaque fois que par rapport à un critère et un contexte du « propre » ; il constitue donc nécessairement un

« concept de fonction ». Deuxièmement, dans sa proximité même aux enjeux du XXe siècle (la constitution langagière du monde), la question de la pensée présocratique en tant que question philosophique contient en son noyau une autre question encore, qui est celle qu’on peut nommer la question homérique.

III

Affirmer que la logique de la question de l’origine de la philosophie coïncide avec celle du statut de l’épopée littéraire que nous lisons, c’est d’abord remplacer l’illusion d’une base en terre ferme par une mer ouverte : l’analyse homérique, telle qu’elle a longtemps constitué le thème royal de la grande Altertumswissenschaft du passé, est juste aussi controver- sée à l’heure actuelle que jadis (dans la mesure où elle n’est pas oubliée).

Il n’en est pas moins vrai que cette ouverture semble donner l’occasion de repenser l’ensemble de la thématique, pour redécouvrir peut-être la valeur de quelques arguments longuement méprisés : et cela à une époque où de nouvelles découvertes telles que le papyrus de Derveni ont à leur tour causé de grandes surprises, précisément par rapport à la « tra- dition » et aux sources de la philosophie présocratique.

La question est des plus complexes, d’autant plus que la technique de l’allégorie, depuis Théagène selon quelques témoignages, est liée à la compréhension et, nous l’avions effleuré, à l’apologie du langage homé- rique. Il serait tentant de poursuivre les liens que certains ont cru perce- voir avec ce que fait le commentateur de Derveni. Mais aussi avec le prétendu rationalisme des physiciens ? Quoi qu’il en soit de cet auteur de

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Rhégium qui aurait expliqué, vers l’époque de Cambyse (quand, de toute évidence, l’Iliade venait d’être mise sur le marché), le combat des dieux dans le chant XXI de manière allégorique, ici se pose incontournable- ment le problème du dernier rédacteur (le poète « B » des analystes) : car personne ne peut savoir si pour ce poète les dieux sont eux-mêmes

« homériques » ou non. C’est dire que seule une spéculation irréfléchie sur la mens auctoris de « B » permettrait de poser une antithèse du propre (« homérique ») et de l’allégorique : se concrétiserait ainsi la petitio principii qu’on vient d’évoquer, et selon laquelle les noms divins, pour « B », signi- fieraient autre chose que pour un Empédocle. Qui plus est, s’agissant chez les allégoristes d´une démarche (a) pour justifier Homère, et donc pour s’y rallier et non pas pour s’en démarquer, et ce (b) au niveau moral et nullement épistémologique, on peut en conclure que ce paradigme n’aurait que peu de valeur pour éclaircir le statut de la première pensée

« philosophique » : notamment lorsqu’un Héraclite parle, par exemple, de Zeus. En revanche, il semblerait plutôt qu’il y ait quelque chose qui

« cloche » par rapport au modèle du langage épique, dit « d’Homère et d’Hésiode ».

Dans l’élaboration d’une telle réflexion sur le lien problématique entre les notions d’allégorie et de langage épique, s’ouvrirait dès lors une perspective qui viendrait compléter celle des recherches consacrées aux contenus mythiques orientaux : on voit en outre que ces questions conduiraient moins vers l’époque orientalisante des Grecs que vers le IIe

millénaire, et vers l’élément démétrien plutôt qu’olympien. Il s’ensuit par ailleurs, en corollaire, un regard rétrospectif sur certaines positions, voire traditions, négligées de la philologie, sans oublier quelques aspects de l’« orientalisme » d’autrefois. Peut-on donc repérer, dans les limites de la présente esquisse, une donnée poétique, hexamétrique, formelle qui exi- gerait de nuancer notre idée du langage « d’Homère et d’Hésiode » ? Ce serait préciser le problème de cette tradition, poétique ou « mythique », à partir de laquelle le discours de la vérité aurait évolué. En tout cas, c’est cela que l’amateur philosophique voudrait apprendre des savants. S’agit-il alors, dans cette évolution qui nous intéresse, d’une genèse ex enantion, telle que l’évoque, d’après un vieux discours, le Phédon platonicien (70c), ou d’autre chose encore ?

Dans cette situation, on se souvient que Diogène Laërce (I, 3-4) se réfère effectivement à une poésie cosmogonique comme point de départ ou source de la philosophie chez les Grecs – donc à un discours de

« théologiens », dirait Aristote – mais qu’il ne mentionne nulle part l’« épopée », ni Homère ni Hésiode. Il ne cite d’ailleurs pas non plus l’autre couple du fameux groupe de fondateurs, Orphée et Musée : ceux

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qu’il nomme sont Musée et Linos. Sans trop attendre de cet historien de la philosophie, ses indications peuvent nous donner à penser.

IV

Si on avait pris au sérieux la perspective laërtienne, la surprise causée par le papyrus de Derveni – le lien entre une position « présocratique », celle du commentateur, et un poème cosmogonique attribué à Orphée, dont celui-là donne une exégèse allégorique par excellence – aurait pu être moins totale que ne l’a décrite Richard Janko3. À l’opposé des théories autour de Théagène, le point de référence est ici Orphée et non pas Homère : le défi consiste justement à penser cette différence. Ce qui permet de supposer que la surprise se devait à une habitude, celle de minimiser la sphère non homérique ou extra-homérique, laquelle se laisse ramener à la destruction critique par Lobeck des chercheurs qui, tel un Creuzer, croyaient en une tradition, repérable depuis Hippias et Aristo- phane, portant sur la tétrade des grands fondateurs grecs (toujours dans cet ordre) : Orphée, Musée, Hésiode, Homère4. Elle concerne visible- ment le problème de cette « tradition » qui serait à relier à la pensée présocratique, entendue comme résidu d’un langage « épique ». Or le papyrus de Derveni rencontre précisément le chemin des adversaires de Lobeck qu’étaient Creuzer et Lassalle, en tant qu’il invoque, à côté du poète Orphée, le penseur Héraclite.

Comme le suggère cette vieille histoire, au sujet du lien entre les ques- tions présocratique et homérique, il serait intéressant de rappeler d’autres cas où une découverte tardive vint réhabiliter d’anciennes positions mi- noritaires, étouffées au XIXe siècle par de puissantes autorités et ensuite confirmées brillamment. Il y aurait certes toute une anamnèse à faire et une leçon épistémologique à tirer de ces phénomènes : nous ne mention- nerons ici que l’âge et la présence de Dionysos à l’ère mycénienne, ou encore, plus près de notre problématique, la priorité de l’Éthiopide par rapport à l’Iliade5. Après confirmation de la théorie d’une « rédaction pisistratéenne » de l’Iliade, on entrevoit en même temps une réhabilitation

3. Janko 1998.

4. Voir, entre autres, Patzer 1986, p. 20 sq.

5. Ici, l’Iliade « A », bien entendu : là où un poète introduit la figure de Patrocle,

« celui qui entend le père », munie d’épithètes inexpliquées comme hippokeleuthos, « celui qui se fraye un chemin à cheval », faisant ainsi allusion à l’histoire d’Antiloque, l’ami d’Achille dans l’Éthiopide (poème d’ailleurs attribué à un Milésien, Arctinos), d’après Mühlestein 1987, p. 47 sqq. Ce serait là un problème passionnant de l’ « allégorie » à envisager déjà à l’intérieur de l’épopée, et avant même d’en venir aux noms divins.

Notons encore le fait que Patrocle est tué par Apollon et Euphorbos, dont Pythagore se croyait l’incarnation.

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générale de la thèse de Karl Meuli concernant la priorité des Argonautiques (avec Orphée pour participant) sur l’Odyssée6 : c’est cela qui nous conduit à soulever la question d’éléments non homériques et pré-homériques au sein même des épopées que nous lisons (les Hesiodea inclus), éléments qu’avaient longuement postulés des chercheurs comme Webster et Rudhardt (ainsi que Mazon á l’égard d’Hésiode)7. Le regard se dirige dès lors vers l’époque mycénienne, pour Orphée non moins que pour Homère (depuis Homer and Mycenae de Nilsson), et comme point de rencontre avec les cosmogonies orientales, à travers Hérodote (dont on a volontiers pris au sérieux les datations d’Homère et d’Orphée, mais non pas les théories « égyptiennes ») ; mais il serait intéressant, dans les enquêtes menées avec beaucoup d’éclat sur ce qui se trouve à l’est de l’Hélicon, de reconnaître l’avatar de cet « orientalisme », la Morgenländerei, qu’une philologie avancée ne cessait de reprocher aux intuitions des romantiques. En quoi précisément l’Héraclite égyptien de Teichmüller serait-il alors inférieur à l’Héraclite perse de Martin West ? C’est ainsi que nous retrouvons enfin la question de la « tradition », en tant que source des Présocratiques.

Or, voici un demi-siècle, George Thomson avait déjà proposé, en complément aux recherches portant sur les contenus mythiques à la manière de Cornford, de rajouter un paradigme survenu à la même époque : l’analyse formelle des traditions poétiques développée dans l’Agnostos Theos d’Eduard Norden. On trouverait ainsi, pensait Thomson, une tradition précisément non homérique mais hiératico-cultique (et donc « religieuse »), comme provenance des « premiers philosophes »8. Est-ce là précisément la tradition de poésie cosmogonique qu’avait évo- quée Diogène, avec sa double formule athénienne et thébaine, « Musée » et « Linos » (I, 3) ? Laissons de côté ici le problème de Linos : alors même qu’il serait séduisant, en poursuivant les indications de Thomson, d’envisager les rapports existant, dès l’âge mycénien, entre Thèbes en Béotie, site « cadméen » ou « phénicien » (comme origine des Thélides, dont Thalès), Milet et ensuite Olbia. En revanche, il nous sera permis d’ajouter quelques questions concernant « Musée » (Athénien, fils d’Eumolpe ou d’Orphée, serait-il en rapport avec « B », le dernier poète homérique, celui de la rédaction pisistratéenne ?).

Dans un travail récent, d’une manière tout à fait indépendante et sans même faire mention des questions dont nous parlons ici, Catherine Trümpy a entrepris de montrer que l’Hymne homérique à Déméter

6. Meuli 1975.

7. Mazon 1928, p. 27 ; Webster 1958 ; Rudhardt 1971. Voir aussi Patzer 1986, p. 33 sqq. (sur l’eau) et 43 sqq. (sur l’Éros).

8. Thomson 1968, notamment p. 103 sqq.

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amène à postuler une forme antérieure de poésie cultique hexamétrique consacrée à la Grande Déesse mycénienne, la potnia9. Serait ainsi confirmé le caractère secondaire et dérivé de la version « homérique » (Homère étant par définition opposé à Déméter), tel que l’avait d’abord postulé Gilbert Murray, en faveur de l’antériorité de la version

« orphique » que nous lisons comme le fragment 49 Kern : un com- mentaire de vers d’« Orphée » (pourrait-on le mettre en parallèle avec le papyrus de Derveni ?), contenant justement un hymne à Déméter qui est partiellement identique à la version homérique10. Or les anciens attri- buaient à Musée, comme seul ouvrage certain, un hymne à Déméter, le- quel constituerait une élaboration (et par ailleurs mise par écrit) d’un poème d’Orphée. Comment d’ailleurs ne pas rattacher à cette question l’information d’un grammairien qui nous dit que selon Critias l’inventeur du mètre hexamétrique était Orphée, selon Démocrite Musée11 ? (Le rap- port avec une Théogonie qu’on attribuait également à ce dernier, et qui a joui récemment d’un essai de reconstruction, reste obscur12.) En démon- trant, de façon indépendante, l’antériorité d’une poésie hiératique démé- trienne, mycénienne, par rapport à « Homère », Trümpy semble donc confirmer, sans le mentionner, la thèse soutenue, après Murray, notam- ment par Robert Böhme13.

De son côté, Norden, dans ses recherches relevées par Thomson, était allé jusqu’à postuler, comme antérieure au fragment 50 D.-K. d’Hé- raclite, une Urform hexamétrique de l’expression hen panta einai, laquelle serait de provenance orphique : thèse qui venait donc corroborer l’hypo- thèse, existant depuis Wilhelm Nestle, Ferdinand de Lassalle et Clément d’Alexandrie, d’un Héraclite appartenant à la tradition orphique14. Comme cela semble se rallier à une observation analogue citée par Marcovich, d’après laquelle la mention des « Heures qui apportent toutes choses » (fragm. 64 M.= B 100 D.-K.) constitue la fin d’un hexamètre, on sera peut-être tenté de reprendre cette réflexion tout entière, à la lumière du fait déjà indiqué que l’unique autorité citée à côté d’Orphée par le commentateur de Derveni est précisément Héraclite. Y a-t-il donc là un héritage démétrien dans le discours de celui-ci, relevant d’une provenance athénienne qui aurait impliqué, chez cet Androclide,

9. Trümpy 2004.

10. Murray 1934, p. 337 sq.

11. Cf. Démocrite, fr. B 16 D.-K. avec Critias, fr. B 3 D.-K.

12. Voir Martínez Nieto 2001.

13. Böhme 1983.

14. Norden 1913, p. 247, s’appuyant par ailleurs sur une remarque de Diels.

Ultérieurement, Deichgräber 1962 s’était intéressé aux éléments rythmiques du logos héraclitéen. Comme au moins un des ouvrages de Norden a été publié en 1928, Glenn Most, dans sa vue d’ensemble (Most 1995), aurait eu le droit d’en parler.

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l’assistance au culte de la Déméter éleusinienne ? L’impression que le sage d’Éphèse n’a nullement tendance à s’exprimer dans le langage d’« Homère » (ni d’Hésiode) ne s’impose-t-elle pas depuis toujours15 ? Les conséquences d’un tel contexte, quand il s’agit du nom de Zeus, et les rapports qu’on pourrait y voir avec le VIe siècle, ou encore avec les paroles d’Eschyle (« ce revenant de Mycènes », selon Gustave Glotz) et de Pindare, seraient à explorer.

V

De même que le seul philosophe à être nommé par l’exégète de Der- veni est donc Héraclite (non pas Anaxagore, ni Diogène d’Apollonie), de même la seule poésie qu’il commente est celle d’Orphée. En revanche, s’il est vrai que certains de ces vers ne nous étaient connus que par notre

« Homère » (à savoir, dans l’épopée rédigée dernièrement par « B »), il serait alors légitime d’en conclure qu’on y a justement affaire à des tra- ditions non homériques, telles que Rudhardt entre autres les a postulées, ou simplement « orphiques ». En admettant l’hypothèse selon laquelle ces éléments poétiques proviennent d’une tradition orphique (ou orphé- enne), l’on rencontrerait les conceptions de Böhme16 qui, comme dans le cas du Papyrus de Berlin par rapport à l’hymne homérique à Déméter, entreprennent de penser l’antériorité de la provenance orphique de ces vers par rapport aux épopées littéraires. Pour une réfutation précise de ces conceptions, les arguments suffisants paraissent à l’heure actuelle encore faire défaut17.

Pour la question de savoir de quelle(s) tradition(s) la pensée pré- socratique a pu naître, il y aurait donc à effectuer – l’anamnèse du XIXe

siècle peut nous amener à cette réflexion – autant de réhabilitations de positions marginalisées que de critiques d’anciennes autorités pétrifiées.

Entre Homère et Orphée, c’est encore (nonobstant toute lecture de Vico et de Nietzsche) l’axiomatique lobeckienne qui agit puissamment sur les érudits : vous n’admettrez en Grèce qu’une seule tradition de poésie très ancienne, celle d’Homère18. Soit. Mais terminons cet aperçu sur une nouvelle question qui se pose : est-ce là vraiment une maxime historico- philologique, ou s’agit-il d’autre chose ? On croit, bien entendu, avoir

15. Voir Schefer 2000 (avec bibliographie) ; Osborne 1997.

16. Cf. Böhme 1988 et 1989 ; voir Brisson 1997, p. 27 et Funghi 1997, p. 153.

17. Voir Bernabé 2002 ; Böhme 1986, p. 146 sq.

18. Dans une lettre adressée à Johann Heinrich Voß, le 19 août 1821, Lobeck caractérise son ouvrage (le futur Aglaophamus), « auquel serviront de base les fragments d’Orphée, de Musée et de Linos » : « Par le biais d’une présentation rigoureuse de tous les témoignages anciens portant sur les Mystères éleusiniens et cabiriens, écrit-il alors, j’espère fermer une principale cachette aux rêveurs symbolistes. » (Lobeck 1894,p. 29).

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affaire au résultat d’inlassables efforts à la recherche de la vérité scienti- fique ; mais cette conviction semble plutôt, en fin de compte, découler d’un éternel parti pris platonicien, lequel constitue donc en vérité une décision métaphysique. Celle-ci se manifeste clairement, dans un passage bien connu du dialogue Ion (532c), à travers l’exigence présentée par Socrate au barde homérique, qui vient précisément de souligner l’incom- patibilité des différents langages poétiques : qu’il n’existe qu’une seule et unique essence de ce qu’on appellera désormais, suite à cette décision même, la poésie.

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Références

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