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Academic year: 2022

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Texte intégral

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L’art d’être différent

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Nicolas Bissardon, Marie Decker,

Deza Nguembock, Lalie Segond, Benoit Walther

L’art d’être différent

Histoires de handicaps

Entretiens avec Blandine Bricka

Préface de Corinne Le Brun-Egreteau

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Remerciements

Cet ouvrage a été élaboré sous l’égide de l’association pour le Rayonnement d’Esthétique et Handicap (areh).

Ce travail prolonge le film documentaire Miroir de mon âme réalisé par Deza Nguembock.

La rédaction de ces entretiens due à Blandine Bricka a été cofinancée par l’agence E&H LAB et la Fondation de France.

Couverture : Anne Hébert

Illustration de couverture : © E&H LAB illustrateur Arnaud Hascoët

issue de la campagne « Piétinons les préjugés » de l’agence E&H LAB

Version PDF © Éditions érès 2015 ME - ISBN PDF : 978-2-7492-4664-2 Première édition © Éditions érès 2015 33, avenue Marcel-Dassault - 31500 Toulouse

www.editions-eres.com

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Table des matières

Préface, Corinne Le Brun-Egreteau ... 5 Introduction ... 7 1. Née avec une étoile sur le front

Conversation avec Deza Nguembock ... 13 2. Être soi dans le regard de l’Autre

Conversation avec Lalie Segond ... 45 3. Corps perçu, corps vécu

Conversation avec Benoît Walther ... 83 4. Un enfant, un homme, et un père comme les autres

Conversation avec Nicolas Bissardon ... 119 5. Cultiver le sourire

Conversation avec Marie Decker ... 143

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Préface

En 2011, l’artiste Deza Nguembock réalise le film documentaire Miroir de mon âme, dans lequel, à travers les témoignages de Nicolas Bissardon, de Marie Decker, de Benoît Walther et d’elle-même, tous les quatre en situation de handicap, elle questionne la norme et nous fait découvrir la philosophie de son concept Esthétique & Handicap. Si ce film nous touche tant, c’est parce qu’il transcende les non-dits et les tabous sur les questions du bonheur, de la sexualité et de la parentalité des personnes qui vivent le handicap. Il nous plonge au cœur de l’humanité, là où la vie intime de chacun se heurte aux regards inquisiteurs et au jugement. L’approche est authentique et sans concession, suspendue au fil de l’émotion mais non du pathos.

L’art d’être différent : histoires de handicaps s’inscrit dans le prolongement de Miroir de mon âme. On y retrouve les témoignages de Deza, Nicolas, Marie et Benoît, auxquels s’ajoute celui de Lalie Segond, et un travail de retranscription des entretiens dirigé par Blandine Bricka.

Le temps a passé, les choses ont évolué pour chacun, la parole s’est approfondie. On va plus loin dans la rencontre, plus loin dans l’intime, plus loin dans la détermination.

Chacun raconte comment il a converti le défaut en qualité, comment il a concocté sa recette pour accepter la vie et l’aimer, c’est-à-dire ne pas laisser le handicap la plomber et lui faire perdre son sens et sa saveur. C’est un livre sur la construction, sur l’initiation à l’amour de soi et à l’amour des autres, sur la générosité qu’on veut bien s’accorder pour Vivre…

Je souhaite que ce livre mobilise comme il m’a mobilisée, touchée en plein cœur au miroir de leur âme.

Corinne Le Brun-Egreteau, présidente de areh (Association pour le rayonnement d’Esthétique & Handicap)

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Introduction

« Que voyons-nous d’abord et toujours de l’autre, sinon son corps et la présentation qu’il en fait ? Mais notre regard, rivé à ce corps qui apparaît, peut-il toujours voir en lui l’être humain qui l’habite ? Particulièrement, en est-il encore capable quand ce corps est abîmé, meurtri, atteint de telle manière qu’il ne se présente plus sous un aspect habituel ? Car si les hommes et les femmes qui n’ont pas une apparence ordinaire sont les premiers à espérer un changement de regard sur leur personne, n’est-ce pas parce que leur corps, choquant la vue, engendre une émotion que ne provoquent pas des corps sans signe particulier ? Si le corps abîmé ou simplement singulier appelle un changement de regard, n’est-ce pas d’abord parce que nous n’avons jamais aspiré à autre chose qu’à regarder ce qui ne nous bousculait pas ? N’avons-nous pas toujours espéré faire disparaître tout ce qui portait atteinte à l’ordre des apparences ? Provocation de notre regard, le corps inhabituel ne nous appelle-t-il pas alors à regarder autrement, à voir ce qui n’est pas toujours immédiatement visible au cœur du visible, et d’abord, tout simplement, à voir en tout être humain qui n’en a pas les traits ordinaires, un être humain parmi d’autres ? 1 »

1. D. Moyse, Handicap : pour une révolution du regard, Grenoble, pug, 2010.

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L’art d’être différent

Nous vivons dans un monde où le corps, objet de désir et de consommation, est constamment exposé et mis en scène. Un corps dont les canons de perfection sont uniformisés tandis qu’on nous rebat les yeux et les oreilles avec les mille et une méthodes, recettes, techniques, pour le façonner au moule de cet « idéal » socialement reconnu. Dans ce contexte, la maladie, la vieillesse, le handicap sont perçus comme des ennemis condamnant à la dégénérescence un corps qu’on aimerait pouvoir figer dans une éternelle jeunesse et une plénitude maîtrisée.

Comment dès lors considérer comme potentiellement désirable un corps différent, singu- lier, que d’aucuns qualifieraient de disgracieux, de difforme, parce que ne correspondant en rien aux canons esthétiques ? Comment ne pas voir dans le handicap physique de l’autre l’image de ce qui nous terrifie : l’angoisse d’un corps imparfait, malade, abîmé, meurtri ; qui contraste si douloureusement avec le corps plein, maîtrisé, équilibré, dont les médias nous vendent à chaque instant la fiction ? Et comment ne pas réduire la personne handicapée à ce corps différent pour voir en elle la personne qui, au-delà de son handicap, reste libre et entière ?

« On ne naît pas handicapé, on le devient par le regard des autres, écrit Marcel Nuss. Une telle affirmation peut paraître incongrue pour qui n’a pas éprouvé les effets inquisiteurs et réducteurs de regards posés sur soi, sur sa déchéance. Hélas, elle n’est qu’une désolante vérité qui résulte du fait qu’altérité et dégénérescence choquent et sidèrent la vue ! 2 » Pendant longtemps, on a tenu à l’écart de l’espace collectif ceux dont le corps montre ce que nous préférons ignorer. Pourtant aujourd’hui, un début de prise de conscience sociétale, les progrès de la médecine et des techniques font que les personnes handica- pées sont et vont être de plus en plus amenées à circuler dans toutes les strates de la vie collective et publique. Mais alors qu’elles sont de plus en plus nombreuses à vivre une vie tout à fait ordinaire, on les considère encore bien souvent comme des personnes assistées, comme des êtres habités par la douleur et condamnés à la souffrance.

2. M. Nuss, Un autre regard, 4e trimestre 2011.

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9 Introduction

Le projet Esthétique & Handicap :

ouvrir le regard sur la beauté de la personne handicapée

Si nous voulons réussir le pari de l’intégration des personnes handicapées, et en particu- lier des personnes handicapées physiques, il nous faut donc opérer une double révolution du regard. D’une part, donner à voir et apprendre à regarder la personne handicapée : qui avant d’être handicapée, est d’abord une personne. D’autre part, donner à voir et apprendre à regarder la beauté singulière que dégage tout corps, aussi différent soit-il.

Ce changement de regard est essentiel pour les personnes handicapées qui ont, comme n’importe qui, un besoin essentiel, existentiel d’être regardées – au sens plein du terme – pour pouvoir se sentir libres et grandir.

Il est essentiel également pour les personnes valides qui bien souvent ne savent pas comment regarder les personnes handicapées. Face à la différence, on peut en effet soit porter un regard de fascination qui s’arrête au corps de l’autre jusqu’à l’impolitesse et oublie de regarder la personne qui l’habite et ne s’y réduit pas ; soit, par pudeur, par peur du voyeurisme, détourner le regard, et ce faisant exclure en refusant la rencontre.

Mais ce changement de regard ne se prescrit pas. Il se prépare.

Le projet Esthétique & Handicap, initié par Deza Nguembock, dans le cadre de areh

(Association pour le rayonnement d’Esthétique & Handicap) et de E&H LAB, part de l’idée qu’il est de la responsabilité des personnes handicapées elles-mêmes d’insuffler ce changement de regard. Toute l’ambition et le travail quotidien d’Esthétique & Handicap sont d’amener les personnes handicapées à se vivre, à se penser et à se donner à voir comme des êtres de désir, de parole et de liberté.

Un travail sur l’image

Les premières recherches et réalisations d’Esthétique & Handicap se sont spontanément tournées vers un travail sur l’image. La première campagne photographique, intitulée Esthétique & Handicap, a exposé dans leur nudité la beauté singulière de corps différents, qui ne répondent en aucune façon aux canons esthétiques habituels. Ce faisant, il s’agissait de briser le tabou qui cache et enferme le corps des personnes handicapées, et à le libérer

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L’art d’être différent

des carcans de la honte ou du regard voyeur et fasciné. La deuxième campagne Be thyself s’est emparée des codes classiques du marketing pour montrer comment le corps de la personne handicapée, à l’instar des corps de modèles, pouvait être habillé, maquillé, mis en scène, et donc être, comme n’importe quel autre corps, un corps de désir. Ces deux campagnes ont été prolongées par le film, Miroir de mon âme, qui ouvre une nouvelle voie à la recherche : donner la parole aux modèles handicapés des deux campagnes pour qu’ils se racontent, tels qu’en eux-mêmes, dans leur commune humanité.

L’éducation du regard passe aussi par la parole

Plus encore que le handicap, ce qui fait souffrir, c’est le tabou, le non-dit autour du handicap. Le tabou qui oblige à cacher, à se cacher, à fuir. Le tabou qui isole parce qu’il condamne la personne handicapée à vivre la rencontre avec l’autre dans la peur et la honte. C’est à partir du moment où la personne handicapée réussit à parler simplement de son handicap, qu’elle parvient à nommer sa différence, qu’elle prend sa place de personne à part entière et qu’elle peut entrer librement en interaction avec les autres.

Et puis, c’est par la parole que l’on réussit à créer le lien de personne à personne que la vue d’un corps différent peut momentanément ou définitivement briser ou empêcher.

C’est par la parole que se fait la rencontre d’une personne à une autre personne. En prenant la parole, les personnes handicapées cassent la barrière que leur corps a pu un moment dresser entre elles et les autres. Quand le corps disgracieux peut être vécu comme un obstacle à la rencontre, la parole redonne chance à la rencontre, qui rétros- pectivement aidera aussi la personne valide à regarder autrement le corps qu’elle a en face d’elle. À le trouver non plus difforme, mais singulier, porteur de sa propre beauté.

Donner à entendre une parole simple, positive, ordinaire

et intérieure sur ce que c’est que de naître, de grandir, de vivre, de devenir parent en étant handicapé

Ce n’est pas un énième livre théorique ou pratique sur le handicap, ni l’ultime témoi- gnage de la personne handicapée dont la vie a basculé du jour au lendemain, mais qui, à

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11 Introduction

la force de la volonté a réussi sans jambes ni bras à grimper l’Everest. Dans le film Miroir de mon âme, Nicolas, un des quatre « modèles » dit : « Je n’estime pas être un pèlerin qui veut convertir. J’ai surtout la fierté de vivre avec une différence et de bien la vivre. » Ce n’est donc ni une parole de colère, ni une parole héroïque (celle du faible vainqueur), ni une parole donneuse de leçon (celle qui renvoie le valide à sa fragilité) que nous faisons entendre ici, mais une parole posée, simple. Celle de Deza Nguembock, de Lalie Segond, de Benoît Walther, de Nicolas Bissardon et de Marie Decker, qui ont entre 31 et 45 ans, ont des vies professionnelles et personnelles, amoureuses, familiales, amicales, riches et remplies, et qui évoquent sans pathos mais non sans nuance, leurs ambitions, leurs rêves, leurs désirs, leurs doutes, leurs douleurs aussi, leur parcours de vie et d’initiation à eux-mêmes, le rôle de leur entourage, questionnent la relation qu’ils ont avec leur corps, avec le corps médical, avec les autres. Ainsi nous entendrons la parole de personnalités fortes, qui sont aujourd’hui en paix avec leur corps, avec le regard que les autres posent sur lui, et qui sont capables d’en parler en toute liberté.

Les entretiens

Les paroles que l’on peut lire ici ont été recueillies au cours de plusieurs entretiens menés par Blandine Bricka, qui est allée rencontrer chez eux Benoît Walther à Paris, Lalie Segond à Varces, Marie Decker à Villelaure, Deza Nguembock à Paris et Nicolas Bissardon à Lyon. Elle a ensuite systématiquement retranscrit et travaillé ces entretiens pour aboutir à une forme « écrite » de la parole, qui garde trace de l’oralité, c’est-à-dire de la manière unique et spontanée qu’a chacun de s’exprimer. Chacune des personnes a ensuite relu, complété, modifié, précisé les textes, et s’y reconnaît complètement.

Les photographies

Les photographies en hors-texte sont issues de la campagne Be Thyself de l’agence E&H LAB 2011.

Direction artistique : Deza Nguembock Scénographie : Sara Shin

Photographies : Cyril Lagel

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1 Née avec une étoile sur le front

Conversation avec Deza Nguembock

Blandine : Peux-tu te présenter, dire qui tu es aujourd’hui ?

Deza : C’est une question un peu compliquée. Généralement, je m’arrête à dire que je suis Deza Nguembock, une femme de l’immigration avec plusieurs handicaps : je suis une femme d’abord, une femme noire et enfin une femme noire handicapée.

Blandine : Le handicap fait partie de ton identité ?

Deza : Clairement. Il fait partie de moi. C’est quelque chose que je ne peux ni enlever ni cacher, qui m’a permis de me construire telle que je suis et qui conditionne dans une certaine mesure les rapports que les gens entretiennent avec moi. Quand ils ne me connaissent pas ou n’ont pas côtoyé de personnes handicapées, ils ne sont pas tout à fait naturels, ils sont dans la retenue ou dans la gêne, du moins au début. Ils ne vont pas oser me dire n’importe quoi, ni me contrarier. Ils ont peur que je sois susceptible, que je m’énerve et ils vont aller dans mon sens. C’est quelque chose dont j’ai conscience et que j’arrive à percevoir très vite quand je parle avec quelqu’un. Alors bien souvent, c’est moi qui mène la danse, je prends les devants, je parle des choses, je les pose pour que la

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L’art d’être différent

personne comprenne que ce n’est pas parce que je suis handicapée que je ne peux pas être sur le même plan d’échange.

Blandine : Comment fais-tu ?

Deza : Ça dépend de la personne que j’ai en face de moi. Ça dépend aussi de mon envie d’aller loin ou pas dans l’échange. Parfois, je veux juste que les choses restent superfi- cielles, alors je me mets au niveau de mon interlocuteur. Mais si j’ai envie d’entrer en relation avec quelqu’un, je vais l’amener, petit à petit, à échanger et à faire connaissance.

Blandine : Ça veut dire que c’est toi qui prends l’initiative ?

Deza : Oui, très souvent, et ça peut être lassant. Je rencontre rarement des personnes non formatées par des schémas de pensées « normaux, pas normaux ».

Blandine : Tu as l’impression que grâce à cette attitude, tu arrives à dépasser certaines barrières ?

Deza : Oui, mais pas toujours. On est deux dans un échange. Si l’autre personne ne s’investit pas un minimum ou n’a pas atteint une maturité suffisante, on ne peut hélas pas aller très loin ! Quelquefois, j’ai envie d’approfondir et je réussis à entraîner l’autre personne avec moi, à faire tomber les barrières. Mais si je sens qu’à un moment donné, la personne décroche ou ne fait que suivre, alors je jette l’éponge.

Blandine : Ton handicap, concrètement, quel est-il ? Qu’implique-t-il dans ta vie quoti- dienne aujourd’hui ?

Deza : On me présente parfois comme quelqu’un de handicapé depuis l’âge de 4 ans, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Je suis tombée malade à 4 ans et j’ai passé mon enfance et mon adolescence dans les hôpitaux occidentaux et traditionnels. Le handicap est apparu petit à petit dans l’adolescence. Ma croissance a été perturbée par une scoliose très sévère qui a écrasé un de mes poumons, d’où mon insuffisance respiratoire. C’est en gros ça

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© Danerl Lindor

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L’art d’être différent

mon handicap. J’ai deux membres inférieurs qui fonctionnent à peu près correctement, sauf que je ne peux pas faire de longues distances à pied ; une belle paire de fesses ; deux seins dont l’un est un peu plus gros que l’autre ; un cœur qui bat normalement ; deux membres supérieurs dont l’un a été affecté par la déformation de la colonne verté- brale ; une tête qui fonctionne plutôt pas mal. En 1998, j’ai subi une opération assez lourde pour redresser ma colonne vertébrale et corriger mon insuffisance respiratoire.

La scoliose a été fixée, ce qui veut dire qu’elle ne peut plus progresser. Même si elle a été atténuée, j’aurai toujours une insuffisance respiratoire, qui nécessite une surveillance médicale, assurée par une équipe de pneumologues et de chercheurs. Cette surveillance nécessite aussi une bonne hygiène de vie, un peu d’exercices physiques, de la rééduca- tion, de la piscine pour garder la forme. Mais avec mon rythme de vie professionnelle, je n’arrive pas toujours à faire ce que je devrais. Aujourd’hui, je dirais que mon handicap ne m’empêche pas de faire ce que j’ai envie de faire. Je bats mon propre record de marche très souvent, à condition de marcher à mon rythme et de m’arrêter pour reprendre mon souffle. Je ne pense pas systématiquement au handicap quand je me lève le matin. J’y pense surtout lorsqu’il m’arrive d’être morte de fatigue, en bout de course en fin de journée.

Blandine : C’était quoi cette maladie ? Comment s’est-elle manifestée et comment l’as- tu vécue enfant ?

Deza : On ne sait pas quelle maladie j’ai eue. Elle n’a jamais été identifiée. On a supposé que c’était la polio car certaines séquelles font penser à la polio. Mais j’avais été vaccinée, alors est-ce que le vaccin n’a pas marché ? Je ne sais pas. Il y a eu beaucoup de supposi- tions et d’histoires autour de ma maladie. Ça a commencé un soir, au Cameroun, j’avais 4 ans, je jouais dans la cour avec d’autres enfants. On vivait à Eséka, une petite ville située entre la capitale politique Yaoundé et la capitale économique Douala. Je jouais et puis tout à coup, j’ai eu froid. Il m’arrivait quelque chose, je ne savais pas quoi. Je suis rentrée dans la maison, mes parents n’étaient pas là et j’ai dit à ma sœur aînée que je ne me sentais pas bien. Elle m’a couchée sur la natte et m’a donné des comprimés de nivaquine : chez nous, lorsque quelqu’un avait froid, un des premiers gestes était de lui donner de la nivaquine en prévention du palu. Après, je ne sais pas si ce sont mes

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17 Née avec une étoile sur le front

souvenirs ou les souvenirs des autres, mais il y avait plein de gens autour de moi qui criaient que j’étais dans le coma, que j’étais en train de mourir. Mes parents ont fini par arriver, mon père m’a mise dans sa petite coccinelle et m’a emmenée à l’hôpital le plus proche, où on m’a donné les premiers soins. Mais les médecins sur place ne pouvaient pas faire grand-chose et on m’a transférée à l’hôpital central à Yaoundé, où je suis restée longtemps. Là, on m’a fait tous les examens possibles. Ils ont tout essayé : ma mère me raconte que dès que le médecin chef arrivait à l’hôpital, il attrapait sa blouse et finissait de l’enfiler dans ma chambre. Mais on n’a jamais rien trouvé : tous les examens négatifs.

Il m’a été rapporté que certains médecins étrangers détachés à cet hôpital auraient voulu m’envoyer soit en France soit aux États-Unis, mais pour que je puisse être « évacuée sanitaire », il aurait fallu identifier clairement une maladie, ce qui n’a pas été le cas. Mes parents étaient désespérés. Il leur a été conseillé par les patriarches d’aller consulter ailleurs s’ils ne voulaient pas me voir mourir doucement. En Afrique, quand la médecine occidentale montre ses limites, on se tourne vers la médecine traditionnelle. Alors, ils ont suivi ce conseil et ont consulté plusieurs guérisseurs. Entre 4 et 8 ans, j’ai été tour à tour dans des hôpitaux occidentaux et chez les guérisseurs. Je ne suis définitivement revenue à la maison qu’à 8 ans, voire un peu plus.

Blandine : Que disaient les guérisseurs ?

Deza : Plusieurs guérisseurs ont raconté qu’une vieille femme du quartier, qui était très attachée à moi, et qui est morte le jour où je suis tombée malade, avait voulu me tuer pour m’amener avec elle dans l’au-delà. C’était toute une histoire de cercle de sorcel- lerie auquel un membre de ma famille aurait participé et aurait choisi de me sacrifier.

Adolescente, j’ai essayé de comprendre comment cela a été possible. Comment un guérisseur du nord du Cameroun et un autre du sud arrivent-ils à raconter à peu près la même histoire ? Je me suis dit qu’il y avait peut-être une part de vérité là-dedans. Mais comment vérifier ? Alors j’ai commencé à lire pas mal de bouquins sur les forces surna- turelles et les pratiques mystiques ; j’ai échangé avec beaucoup de personnes et à un moment donné, j’ai même souhaité être initiée à l’ésotérisme, mais j’ai dû me dégonfler.

Un jour, en remettant de l’ordre dans ma tête, j’ai décidé que l’essentiel, c’était l’instant présent, le fait que je suis en vie et que je peux faire ce que j’ai envie de faire, pas ce qui

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m’est arrivé hier. À partir de là, j’ai arrêté de chercher. Heureusement, cette réflexion est arrivée assez tôt et je n’ai pas été perturbée par toutes ces histoires qui disaient que j’étais handicapée parce que des gens avaient voulu me tuer et n’avaient pas réussi. Ça aurait pu créer des violences, me mettre dans une posture où j’aurais été habitée par l’envie de me venger, et où je n’aurais pas pu m’épanouir. Mais heureusement, je n’ai pas été polluée par tout cela. Je ne sais pas par quel miracle j’ai eu assez de ressources pour ne pas être touchée par ça.

Blandine : Qui t’a rapporté ces histoires ?

Deza : Il y a toujours plein de gens autour de toi qui racontent plein de choses, et comme une éponge, tu absorbes tout. Je me souviens qu’un de mes cousins éloignés m’a raconté une fois comment tout le monde avait cru que j’étais décédée ! Il était à l’école avec mon père quand mon père a été appelé au téléphone. Tout de suite, sa mine a changé, il s’est dépêché de prendre les clés de sa voiture. Mon cousin a senti qu’il se passait quelque chose de grave et qu’il fallait qu’il soit là. Il a donc suivi mon père dans la voiture. Mon père ne disait rien. Il a conduit jusque chez le guérisseur où j’étais. Et là, on lui a dit qu’il n’y avait plus rien à faire. Mon père et mon cousin m’ont prise et m’ont mise dans la voiture. Toujours en silence, ils ont pris le chemin du retour. Et juste avant d’arriver à la maison, j’ai recommencé à respirer.

Blandine : Tes parents avaient un discours par rapport à ça ?

Deza : Absolument aucun. Cette histoire-là, mon père ne me l’a jamais racontée. Il y a plein de choses que je sais comme ça parce que les gens me les rapportent. Dans mes souvenirs, je ne vois aucun de mes parents me raconter ces histoires-là. Mais mes parents sont restés très zen. Ils ont toujours cru très fortement que je serais là avec eux et à aucun moment ils n’ont été inquiets, même quand j’étais malade ou mourante.

Blandine : Et toi, tu posais des questions à tes parents pour comprendre, quand ces histoires t’étaient rapportées ?

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19 Née avec une étoile sur le front

Deza : Non, je respectais leur silence probablement parce que je les sentais apaisés. Eux m’ont juste raconté deux histoires qui résument un peu leur foi en moi et en ma bonne étoile. La première, c’est celle de ma naissance. Ils racontent que je suis née avec une véritable étoile sur le front qui scintillait tellement qu’ils ont dû mettre un sparadrap dessus pour ne pas attirer la curiosité sur moi. Cette étoile aurait disparu plusieurs jours plus tard. La deuxième histoire, c’est celle d’une lumière qui leur serait apparue une nuit de pluie torrentielle. Je n’étais pas bien, peut-être en train de partir, ils m’ont couverte de draps, ils ont pris la voiture pour m’amener d’urgence chez le vieux Batog et ont roulé jusqu’au moment où ils ont dû abandonner la voiture parce qu’il pleuvait trop et que la route n’était pas bonne. Ils sont sortis de la voiture et ils ont continué à pied dans la forêt. Ils couraient quand ils ont été saisis par une lumière intense qui leur est apparue au milieu des arbres. Ils se sont arrêtés et ont vu une inscription qui pour eux signifiait vie. Ils m’ont dit qu’à partir de ce moment-là, ils n’avaient plus eu peur, ils savaient que j’allais vivre. Quand tes parents te racontent ça et y croient ferme, tu veux dire quoi ? Ces histoires sont restées pour moi des points d’interrogation, mais avec le recul, je me dis que, lourdes de sens et de symboles, elles m’ont portée tout au long de ma construction.

Blandine : Et ton prénom Deza veut dire quelque chose ?

Deza : C’est un prénom qui a été inventé. À la base, mon père était contre le fait de donner à ses enfants des noms de blancs en fonction du calendrier. La plupart des gens de ma famille n’ont pas de prénom mais seulement le nom de famille Nguembock. On les appelle le fils ou la fille de Nguembock. Mais entre nous, on s’inventait des petits prénoms et c’est comme ça que Deza est arrivé, Deza, qui veut dire déesse.

Blandine : Pendant tout ce temps, tu allais à l’école ?

Deza : Non, absolument pas. Avant de tomber malade, j’allais à l’école, mais après, mon enfance a été perturbée et rythmée par ma maladie. Je n’ai pratiquement aucun souvenir de moi à la maison entre 4 et 8 ans. Les photos de cette époque me montrent à l’hôpital, allongée sur un lit ou dans les bras de mes parents. Je ne pouvais rien faire, je ne tenais pas sur mes jambes, j’étais comme un légume. Je pleurais tout le temps, j’avais

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chaud, j’étais en souffrance. Ma sœur m’a récemment envoyé une photo de moi de cette période. Ça a été un choc. De voir cette photo, je me suis sentie très mal. À partir de 9 ans, mon état a commencé à se stabiliser et j’étais plus souvent à la maison. Le matin, tout le monde partait : mes parents au travail ; mes frères, sœurs et cousins à l’école.

Moi, je restais toute seule avec les personnes qui travaillaient chez nous ; je m’ennuyais, alors j’ai demandé à aller à l’école. Mes parents ont été surpris de cette demande mais l’ont acceptée. Quelqu’un était chargé de m’accompagner à l’école et de rester dans la classe avec moi pour me ramener quand j’étais fatiguée. Mais très vite, sa présence m’a dérangée. C’était bizarre d’être la seule élève à avoir quelqu’un qui l’attendait. Je voulais être comme tout le monde. Un jour, je lui ai dit que je ne voulais plus qu’il reste. Il me déposait le matin et venait me chercher le soir. Et si entre-temps j’étais fatiguée, ou si on sortait plus tôt, les camarades me portaient sur leur dos pour m’aider à rentrer à la maison. Quand j’ai commencé l’école à 9 ans, je suis allée directement au ce1-ce2.

L’année d’après, j’ai fait le cm1-cm2 et je suis passée en sixième. Je n’ai pas fait toutes les classes. Je comprenais vite et j’avais une soif d’apprendre qui m’a permis de rattraper le temps perdu. Deux jours avant le concours d’entrée en sixième, je suis tombée malade.

Pour mes parents, ce n’était absolument pas grave dans la mesure où je pouvais être à nouveau présentée au concours l’année d’après. Pour moi, il n’en était pas question.

Mais je ne voulais pas le repasser l’année suivante. J’étais décidée à le passer cette année- là. Mes parents m’ont toujours accompagnée dans ce que je voulais faire et à aucun moment, ils ne m’ont dit : « Tu es malade, tu ne le feras pas. » Le médecin est venu à la maison pour me poser des perfusions qui devaient me donner des forces. Je me souviens lui avoir demandé de les poser sur le bras gauche car j’avais besoin de mes forces dans la main droite pour écrire. Il a été très impressionné. Et j’ai eu l’examen. Entre la sixième et la troisième, j’étais à l’internat parce que le collège était assez loin de la maison et mon père, qui était professeur dans plusieurs établissements, n’était pas souvent là. Je ne rentrais que le week-end. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à grandir. Je ne devais pas être stable dans mes os, et ma scoliose s’est accentuée à cette époque. J’étais très maigre, je n’avais pas d’appétit. Autant quand j’étais malade, je mangeais de tout, je pouvais avaler une casserole entière sans me rassasier, m’a-t-on rapporté, autant à partir de cette époque, je ne mangeais plus rien.

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Nénuphar

Célébration de la beauté et de l’harmonie de la nature avec tout ce qu’elle comporte comme diversité.

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Le métro sexuel

Rêve de bonheur et de joie dans une cité où l’unicité de chaque être serait appréciée…

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