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Le capitalisme nous rend-il plus libres, plus heureux, ou les deux? Conférence «Connaissance & Vie d Aujourd hui», Leuven, 7 janvier 2008

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Le capitalisme nous rend-il plus libres, plus heureux, ou les deux ? Christian Arnsperger

Conférence « Connaissance & Vie d’Aujourd’hui », Leuven, 7 janvier 2008

Mon objectif de cet après-midi n’est pas de faire de vous des anti-capitalistes. Je ne suis ni communiste, ni altermondialiste, même si la pensée de Karl Marx (qui était économiste et philosophe) et la réflexion critique sur les effets de la mondialisation me semblent des choses importantes.

Je me positionne plutôt comme humaniste, avec un ancrage chrétien que je ne cherche pas à cacher, mais intéressé de plus en plus par le problème d’une humanisation intégrale de toutes les composantes de notre existence humaine : intégration du « je » intérieur (les divers stades du développement humain), du

« nous » intérieur (les divers stades de la culture et du développement des valeurs morales) et des faits extérieurs, qu’ils soient individuels (le cerveau, les comportements) ou collectifs (les systèmes, les logiques d’ensemble). Une approche intégrative de l’existence cherche à harmoniser autant que possible toutes ces dimensions sans en privilégier ni en négliger aucune : (1) chacun d’entre nous évolue le long d’une trajectoire de développement individuel, dont les niveaux de conscience peuvent aller du plus autocentré au plus universel ; (2) cela se traduit par certains états cérébraux et organiques et certains comportements qui peuvent aller du plus primitif au plus complexe selon la façon dont notre organisme et notre cerveau ont évolué ; (3) ces états de conscience et ces comportements sont insérés dans une culture collective qui est aussi en évolution, pouvant aller du pré-moderne (archaïque, magique, mythique) au moderne (rationnel) au postmoderne (pluraliste, holiste) ; et (4) tout cela se place dans le développement d’un système social et économique qui peut aller de l’agricole à l’industriel à l’informationnel.

Il y a donc toute une « carte intégrative », composée d’au moins quatre

« cadrans », à l’intérieur de laquelle chacun de nous, avec son organisme et son cerveau, se situe au niveau de son développement personnel, dans la culture, les valeurs et l’économie qui prévalent actuellement. C’est vrai, nos organismes et nos cerveaux évoluent très lentement, et c’est ce qui a fait dire à tant de scientifiques (anthropologues y compris) que l’être humain est inchangé depuis des millénaires, au niveau de sa « structure fondamentale » – mais dire cela, c’est négliger qu’avec le même type d’organisme et le même type de cerveau, des milliers de milliards d’êtres humains ont pu, au cours de l’histoire, construire, perpétuer et modifier des milliers de systèmes culturels et économiques différents ! Chacun de nous possède grosso modo le même cerveau et le même organisme que les hommes de Cro-Magnon, et même que les grands primates – mais nous vivons dans un monde social, culturel et économique tout différent. Si certains acquis de l’évolution biologique, mais surtout culturelle et sociale, nous amenés là où nous sommes aujourd’hui – et « là où nous sommes » est, en soi, une nébuleuse de choses possibles qui varient selon les lieux et les époques – il n’y a aucune raison de penser que l’humanité n’est pas capable d’évoluer encore, et de construire de nouvelles cultures, de nouveaux genre de société, de nouvelles économies. Pensons à ceci : pour un humain du Ve siècle avant J.-C., c’est-à-dire un cousin très proche d’il y a seulement 2500 ans, peut-être un peu plus petit que nous mais organiquement et cérébralement identique, l’idée

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d’une société comme la nôtre, éprise de liberté individuelle, d’égalité, structurée par l’échange marchand et la circulation des capitaux, sans esclavage et sans divinité toute-puissante – l’idée dune telle société aurait été pour ce proche cousin une aberration complète, impensable et invivable ! Ce n’est donc pas l’évolution biologique – organique, cérébrale – qui préside principalement au destin culturel et social des humains. Si les Hébreux d’avant Abraham ne pouvaient pas imaginer une société et une culture comme celle des démocraties capitalistes contemporaines, ce n’est pas à cause de différences biologiques ; c’est à cause de leur emplacement dans la séquence de l’évolution technique, culturelle et spirituelle.

Si le capitalisme moderne est aujourd’hui notre environnement économique, social et culturel, c’est qu’il a fallu des siècles de mutation progressive des outils techniques, des valeurs culturelles et des états de conscience des êtres humains que nous sommes devenus – nous sommes devenus, jusque dans nos neurones (qui sont pourtant du même type que ceux des humains d’il y a 2500 ou même 10.000 ans), des humains capitalistes démocratiques, avec tout le bagage culturel et spirituel que cela implique.

Pourtant, sur la vaste « carte intégrative » dont je viens de parler, « notre » capitalisme moderne, peuplé des humains capitalistes modernes dont il a besoin pour fonctionner, et que « nous » sommes devenus graduellement – ce capitalisme n’est qu’un point de passage dans une dynamique d’évolution qui se poursuit inexorablement. Corollaire : notre identité humaine comme participants à ce capitalisme n’est, elle aussi, qu’une identité passagère ; rien n’est moins « naturel » que d’être le genre d’humains que nous sommes, dans le système économique que l’évolution nous a légué ! Ceux qui, aujourd’hui, veulent faire l’apologie du capitalisme en disant qu’il est un système parfaitement adapté à la « nature humaine » disent une banalité : oui, c’est vrai, puisque cette façon d’organiser notre économie a co-évolué avec nos mentalités et nos valeurs pour faire de nous des humains capitalistes … Mais rien n’implique que cela soit le stade final de l’évolution de la conscience humaine !

En fait, quand on prétend se fixer définitivement à un stade de l’évolution en faisant comme si on était arrivé à la pleine réalisation de la « nature humaine », on trahit en réalité cette nature humaine, dont la « vraie nature » est d’évoluer constamment – vers où ? Telle est bien sûr la grande question sous-jacente ; mais on peut certifier que le stade actuel n’est pas le stade final, même pas pour nous Occidentaux. Des états de conscience tout à fait incompatibles avec la logique du capitalisme, mais plus évolués que le nôtre, existent déjà dans le monde – et ont d’ailleurs toujours existé, notamment chez les grands mystiques de toutes les religions et dans les peuples abusivement dits « primitifs ». On ne peut donc dire que notre état de – très relatif – bonheur et de – très relative – prospérité soit un état définitif ou indépassable ; de plus, dire que les états de conscience et les modes de vie (de relation à soi et aux autres) atteints par ces mystiques – certes encore minoritaires actuellement – ne seront jamais accessibles à la majorité d’entre nous, c’est refaire la même erreur que l’humain du Moyen âge qui, témoin de l’ouverture démocratique de certains ou de l’universalisme d’autres, les jugeait inimaginables et inaccessibles alors même que c’est devenu notre pain quotidien !

Non, au contraire, les « exemplaires humains » plus évolués que nous, du présent ou du passé, nous montrent une voie à suivre vers une humanisation supérieure – voie d’humanisation que nous devons, aujourd’hui, enclencher consciemment et lucidement. Certains penseurs contemporains parlent explicitement de conscious evolution, d’évolution consciente, qui chez l’humain prendrait

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progressivement la place de l’évolution aveugle des millions d’années passées.

Donc, non seulement l’être humain évolue par nature, mais sa façon d’évoluer elle- même évolue ! …

Que dire du capitalisme dans ce cadre ?

Le capitalisme est une manière d’organiser la vie économique qui a évolué au cours de l’histoire de l’Occident moderne. Du XVIe siècle à aujourd’hui, les variantes de capitalisme se sont succédé ; elles ont toutes eu une caractéristique de base commune : ce qui est au centre de la logique économique capitaliste, c’est le principe de valorisation maximale des capitaux. Tous les échanges économiques, et parfois même tous les aspects importants de la vie sociale, culturelle, politique, etc., sont subordonnés à ce principe structurant. En tant que résultat de l’évolution de l’Occident, le capitalisme est indiscutablement un progrès à l’égard des systèmes économiques qui l’ont précédé ; c’est d’ailleurs ce que Karl Marx lui-même n’a cessé de répéter, en insistant sur le fait que par rapport aux systèmes pré-capitalistes, comme l’économie agraire primitive ou l’économie féodale, le capitalisme avait apporté des progrès anthropologiques et sociaux majeurs – notamment, le fait que les travailleurs vendent « librement » leur force de travail, plutôt que d’être assujettis à l’esclavage, et le fait que la circulation de la propriété, devenue privée, n’est assujettie qu’aux règles anonymes et sécularisées du marché, et non plus aux règles des statuts sociaux hérités. Bref, dans l’économie de marché capitaliste, si vous en avez les moyens matériels, vous êtes libre de faire des transactions avec qui vous voulez, dans les quantités que vous voulez, et sur les objets que vous voulez. Libre marchandage et libre entreprise forment, dès l’aube du capitalisme, les deux « bras » d’un monde économique, social et culturel qui quitte progressivement les rivages de la tradition agraire et ses rigidités, de la religion toute-puissante et son clergé, de la féodalité et de ses relations d’allégeance, pour donner les rênes du pouvoir aux marchands et aux entrepreneurs. Il y aura désormais un ensemble de marchés capitalistes – pour la terre, pour les biens et les services, pour le travail, pour les capitaux eux-mêmes – et, pour leur permettre de s’étendre, un État capitaliste volontiers conquérant vers le dehors, et de plus en plus souvent démocratique vers le dedans. Libre expression de soi, donc, aussi, grâce à cette idée tenace selon laquelle la valorisation maximale des capitaux a fréquemment besoin d’une liberté de créer et d’expérimenter – ce qui donnera naissance, dans le capitalisme, au culte de l’innovation et de la créativité, qui sera le pendant culturel et anthropologique du culte économique de la croissance matérielle.

Libre de s’exprimer, libre de marchander, libre d’entreprendre – s’il en a reçu les moyens ! – l’homme d’Occident se prend rapidement au jeu de son expérience. Il faut dire qu’elle a tout l’air de réussir. C’est que, dès le XVIe siècle, voit aussi le jour la caste des économistes et des philosophes (souvent on est les deux en un) qui – tels David Hume, Adam Smith ou, avant eux, Spinoza ou Leibniz – réalisent la tâche de créer et renforcer la croyance dans le caractère à la fois libérateur et

« naturel » de l’économie de marché capitaliste. Pour que le système économique naissant de l’époque puisse être reçu avec enthousiasme même par ceux qui en bénéficiaient peu, ou moins, il s’agissait de montrer que l’économie de marché capitaliste est « naturellement libératrice », c’est-à-dire qu’elle libère les êtres humains en libérant leur « vraie nature » : celle d’êtres intéressés et souvent autocentrés, voire égoïstes, mais poussés comme par une « Main invisible » (et fort providentielle) à harmoniser spontanément leurs intérêts divergents – de telle sorte que la libre expression, le libre marchandage et la libre entreprise de chacun permettait d’atteindre le meilleur des mondes sociaux possibles, à travers la

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concurrence entre tous les entrepreneurs pour l’accumulation des bénéfices issues du capital et à travers la recherche, par tous les consommateurs, des objets les plus intéressants aux prix les plus bas. Il fallait certes, pour mener à bien ce beau plan d’ensemble, faire travailler la masse des gens en tant que salariés sur des champs et dans des usines qui ne leur appartenaient pas, ou plus – mais ces économistes et philosophes nous assuraient que chacun de ces salariés recevrait à terme un juste salaire, reflétant la valeur de ce qu’il avait contribué à produire, déduction faite du profit qui devait revenir aux propriétaires du capital. Libre de travailler là où on aura besoin de lui, ou libre de devenir entrepreneur s’il ne veut pas travailler comme salarié, et libre de donner son suffrage au parti politique qu’il préfère, chacun d’entre nous serait donc, au sein de la logique capitaliste, aussi libre que possible de mener sa vie de consommateur comme il l’entend, à la hauteur des moyens que son activité économique lui octroie. Le meilleur, ou en tout cas le moins mauvais, des mondes sociaux en effet …

Du moins, semble-t-il. Car face à cette même réalité du capitalisme, certains n’ont pas réagi aussi positivement. Le plus connu d’entre eux fut Marx, mais il y en eut des centaines ; tous, ou presque, étaient issus de la mouvance dite

« socialiste », qui porte bien mal son nom : Proudhon, Fourier, Stirner, et Marx lui- même étaient tous attachés davantage à l’épanouissement de la personne individuelle qu’à la glorification du « social » ! Le mot de socialisme ne désignait pas une idéologie qui écrase l’individu ou la personne, mais une façon critique de voir le fonctionnement de l’économie. Selon les socialistes, le capitalisme est un mauvais système parce qu’il nous fait croire des choses fausses – c’est-à-dire qu’il nous pousse à vivre d’une façon qui ne correspond pas à notre vraie nature. Nous cherchons dans la productivité, dans la consommation, dans la rentabilité une réalisation humaine qui ne peut nous être donnée que par « la société » – non pas, comme on l’a caricaturé plus tard (face aux aberrations du communisme soviétique) la société comme force de destruction des individus, mais la société comme communauté authentique regroupant des « hommes libres », c’est-à-dire des hommes débarrassés de l’exploitation de leur travail par des capitalistes et débarrassés de l’aliénation de leur vraie nature par des marchandises. Abolir le travail salarié (et retrouver un sens plus profond au travail), abolir le « fétichisme de la marchandise » (et retrouver un rapport plus profond aux objets qui nous entourent), donc nous libérer des fausses libérations offertes par l’économie de marché capitaliste – tel était l’objectif initial du socialisme, qu’il n’aurait jamais dû perdre de vue et qui n’avait de commun avec le communisme que le nom. Par

« communisme », Marx entendait une société nouvelle, qui remplacerait la recherche du bonheur par la marchandise et la convoitise par la recherche d’un bonheur plus organique, par un être humain plus soucieux du collectif – bref, un être humain profondément renouvelé qui aurait progressé vers un nouveau niveau de conscience.

L’erreur de Marx n’a pas été de vouloir « l’Homme Nouveau ». Cela, tous les penseurs sérieux le veulent, et l’Homme Nouveau est une émergence permanente tout au long du processus d’évolution spirituelle. Jésus de Nazareth aussi appelait de ses vœux un Homme Nouveau, et les chrétiens vont même jusqu’à dire qu’il l’a lui- même incarné. Sans espoir en un Homme Nouveau, chaque fois encore et encore, le dynamisme de l’évolution de la conscience s’arrêterait. Non, l’erreur de Marx n’a pas été de croire en la possibilité pour l’être humain d’évoluer vers un niveau de conscience plus élevé ; son erreur immense, et fatale, a été de croire deux choses : premièrement, que la religion était par elle-même un obstacle à l’émergence de

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l’Homme Nouveau, et deuxièmement, que cette émergence pouvait et devait être hâtée par une révolution dirigée par l’État, dirigée donc (c’est ainsi que la voyait le redoutable Lénine) par une caste d’avant-garde capable d’imposer par la force ce que l’évolution « naturelle » ne pouvait faire émerger que lentement – trop lentement à son goût …

L’erreur de Marx, donc, a été de ne pas voir l’évidence : c’est que le capitalisme a engendré, au fil des siècles depuis les années 1500 jusqu’à nos jours, un humain capitaliste – un humain matérialiste, persuadé de désirer vraiment les biens de consommation que les marchands veulent lui vendre, porté à admirer l’argent et la vie facile que permet la richesse ; un humain capitaliste, donc, parfaitement adapté aux conditions de vie dans le capitalisme même s’il en souffre au fond de lui-même. Il existe en Occident – et, de plus en plus, dans le monde entier – une culture capitaliste, des valeurs capitalistes, et nos cerveaux contemporains sont en quelque sorte « provisoirement programmés » dès notre naissance à poursuivre les buts que cette culture et ces valeurs capitalistes nous proposent : s’amuser en achetant, se justifier en trouvant un travail salarié, contribuer à la rentabilité d’une entreprise faute d’en créer une soi-même, jouer le jeu de la compétition et chercher, autant que possible, à accumuler et à consommer, le tout sur fond d’un certain pluralisme démocratique de bon aloi. Bref, chacun de nous doit en toute honnêteté – à l’instar de Kennedy qui lança « Ich bin ein Berliner » – dire soit « Ich bin ein Kapitalist » ou

« Ich bin ein Kapital », mais dans un cas comme dans l’autre notre insertion profonde dans la logique même du capitalisme ne fait aucun doute.

C’est cette co-évolution profonde entre le système capitaliste et des consciences capitalistes (démocratiques/ possessives) portées par des humains capitalistes que Marx et le marxisme ont toujours sous-estimée. Le capitalisme ne sort pas de nulle part, il n’est pas une simple aberration passagère de l’histoire : il remplit une fonction pour les humains capitalistes – matérialistes, possessifs, jouissifs, angoissés, dynamiques, violents, imaginatifs – que nous sommes, il a pour tâche de nous faire nous sentir plus libres parce que plus heureux, et plus heureux parce que plus libres ; et nous, ces humains capitalistes, nous ne sortons pas de nulle part, nous ne sommes pas simplement des « fausses natures » arrivées par erreur jusqu’au XXIe siècle : nous sommes le produit de ce système économique capitaliste – marché, concurrence, exploitation, consumérisme, aliénation, innovation, croissance – nous avons pour fonction de croire en lui et de le faire fonctionner. C’est bien cette imbrication si étroite entre nos consciences, nos valeurs, nos comportements et la logique du système qui explique pourquoi, malgré les critiques, malgré les souffrances mêmes que le capitalisme engendre, il ne cesse de se renforcer et n’est pas prêt de s’arrêter. En ce sens, oui, il est clair que le capitalisme nous rend à la fois plus libres et plus heureux – mais ce n’est pas un grand mérite pour lui, puisqu’il nous a graduellement « programmés » pour nous sentir heureux et libres de cette façon-là, selon les critères de liberté et de bonheur que lui-même, le capitalisme, a progressivement élaborés avec notre pleine collaboration ! …

Nous nous instrumentalisons tous les uns les autres parce que nous avons, presque dès notre naissance, à trouver notre place dans cette grande mécanique de la rentabilité, dans cette vaste logique de la valorisation maximale du capital. Mais ne soyons pas naïfs et n’oublions pas que cette logique du capital n’est pas simplement abstraite : elle met concrètement en jeu des êtres humains à travers ce que Marx appelait, à juste titre, des relations sociales capitalistes. L’impératif de rentabilité

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façonne nos manières d’être ensemble, nos manières de nous considérer les uns les autres, nos manières de concevoir la société et la solidarité.

L’actionnaire se sert du PDG mais lui offre le bonheur d’une belle rémunération ; le PDG se sert des gestionnaires mais leur offre, là aussi, une bonne rémunération et, en plus, une activité dynamique et motivante qui est source de bonheur ; les gestionnaires utilisent certes les salariés, mais leur offrent le bonheur d’avoir un travail, d’avoir du temps libre et un salaire qui leur permet de consommer des biens et des services qui contribuent à leur bonheur et à celui de leur famille ; les consommateurs se servent des entreprises pour obtenir les biens et les services qu’ils désirent, mais en contrepartie ils contribuent au chiffre d’affaire et, donc, au bonheur de tous les salariés, gestionnaires et dirigeants, y compris et jusqu’aux actionnaires dont les dividendes dépendent des ventes ... Il semble bien que chacun contribue fortement au bonheur des autres à travers la circulation de l’argent au nom du principe de rentabilité. Est-ce que c’est une façon tellement néfaste d’organiser notre interdépendance ? Et si cette logique nous déplaisait tellement, est-ce que nous ne nous en serions pas débarrassés depuis longtemps ?

Vu la dominance historique du capitalisme, on pourrait en effet penser qu’il nous rend globalement heureux. Or, bon nombre d’étude sur le fameux « paradoxe du bonheur » dans les sociétés occidentales développées montrent qu’il n’en est rien, ou presque. Nous sommes dix fois plus riches que nos grands-parents, mais notre sentiment subjectif de bonheur est à peine plus élevé. Dans certains pays anglo- saxons, dont les USA, la tendance récente est même à une légère diminution du bonheur de vivre – alors même que la course à la rentabilité et à la consommation est de plus en plus effrénée ! ... Le stress, le sentiment d’absurdité de l’existence sont exacerbés, alors même que la quantité de biens matériels qui se déverse sur nous – notamment durant la période des soi-disant « fêtes », qui sont réputées à Londres l’une des périodes les plus stressantes de l’année ! – alors même que la quantité de biens qui se déverse sur nous et que nous accueillons avec joie n’a jamais été plus énorme. Pour nous fournir cette quantité énorme de biens, les entreprises se livrent une concurrence de plus en plus féroce car leurs actionnaires sont toujours aussi voraces en bénéfices. Il faut donc accroître la pression sur les dirigeants, les cadres et les travailleurs – quitte à accélérer le rythme des délocalisations vers les pays de l’est et vers l’Asie – afin de maintenir des marges bénéficiaires sans cesse grignotées par la compétition. Le stress au travail augmente en proportion de la surconsommation, tandis qu’une minorité de personnes (quelques dirigeants, quelques créateurs) a brièvement l’impression de réaliser son plein potentiel humain dans cette course effrénée. Pour la majorité d’entre nous, c’est l’essoufflement, voire pour certains la perte du goût de vivre et la dépression.

Nous sommes donc, grâce au capitalisme, plus riches mais guère plus heureux. Pourtant, la spirale se poursuit. Pourquoi ? Nous en savons maintenant la raison : sur une période très longue – mais, à l’échelle de l’évolution, extrêmement courte – nos niveaux de conscience, nos valeurs et nos comportements ont été façonnés, consolidés, par cette logique du capitalisme. Cette lente évolution a été, comme toutes les évolutions avent elle, progressive et surtout aveugle : aucun de nos ancêtres n’a été vraiment conscient de ce qui se passait ; personne n’a consciemment et lucidement construit le capitalisme, ses règles, ses valeurs – elles ont émergé progressivement. Nous sommes donc, à notre corps défendant, des sortes de « robots capitalistes préprogrammés ».

Je dis évidemment cela de façon provocatrice. Il est surtout important pour moi de bien vous faire comprendre que rien de ce que j’ai dit jusqu’ici n’implique que

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le capitalisme soit aussi le meilleur système économique pour tous les temps, comme le prétendent certains économistes, managers ou politiciens par manque de lucidité : quand on nous dit que le capitalisme – et la démocratie qui a tendance à l’accompagner – sont le « moins mauvais système », on veut dire : le moins meilleur système pour les humains que nous sommes devenus jusqu’à maintenant.

C’est bien possible, mais – ceci est vraiment crucial – ce n’est vrai qu’en moyenne et en tendance car déjà aujourd’hui, et en fait depuis toujours, il existe des êtres humains qui ne se sentent pas du tout chez eux dans la logique capitaliste.

Pour ça, il faut que les capitalistes et leurs contremaîtres puissent commander à la fois notre travail et notre consommation – sinon, ils perdront des « opportunités de profit ». Donc, et le travail et les besoins des gens deviennent des marchandises gérables par la « GRH » et le « marketing » (qui est de la GRH tournée vers l’extérieur de l’entreprise). Dans le capitalisme, l’exploitation prend une tournure particulière : le travail comme ressource humaine est produit par la société pour les entreprises (c’est tout l’enjeu de l’« employabilité » et de la « productivité » au service de la rentabilité du capital) ; les besoins de consommation sont produits par les entreprises (c’est l’enjeu de la « consommativité », consommer devient une nécessité sociale pour faire tenir la logique de recherche de rentabilité du capital).

Nous nous servons les uns des autres dans le travail et dans la consommation – mais on le fait pour servir, en dernière instance, les « besoins » de la finance et du profitabilité. Du coup, la quantité d’aliénation est phénoménale dans le capitalisme.

Comme travailleurs (employés, cadres ou managers) nous sommes arrachés à nous- mêmes, stressés, pressés – pour quoi ? Pour consommer davantage ! … Et comme consommateurs, nous sommes arrachés à nous-mêmes, conditionnés, sollicités, gavés – pour quoi ? Pour garder notre travail ! … Travailler pour consommer, consommer pour travailler : c’est ça qui engendre le cycle infernal de la croissance économique « aveugle » et de la « productivité » sans cesse croissante.

Pourquoi ce cycle infernal ? Parce que l’humain devait être une fin de l’économie, et il est devenu un moyen de servir l’économie. Même les très hauts managers vivent dans un univers idéalisé, ils croient – à juste titre – qu’on a besoin d’eux pour faire tenir le système mais ils croient aussi – bien à tort – que ce système- là est le seul possible, le meilleur, celui qui sert le mieux les intérêts de l’être humain.

En fait, l’économie de marché capitaliste se nourrit de nos angoisses et les renforce – concurrence, stress, pollution, etc., ne sont pas combattus, au contraire … ils font partie de ce qui permet au capitalisme de fonctionner et de se perpétuer.

Notre collaboration au sein du capitalisme n’est pas vraiment une collaboration libre et volontaire, elle est basée sur la peur de perdre et la peur de souffrir. Il n’en sort que l’illusion factice d’une immortalité imaginaire achetée à bon compte – soit par l’accumulation de produits de consommation fabriqués dans le stress et la compétition, soit par l’accumulation de bénéfices financiers issus de la rentabilité du capital. Là où fleurit notre bonheur d’exister, c’est hors du capitalisme, dans nos familles ou dans des associations où nous offrons gratuitement notre temps, plutôt que de le vendre à un capitaliste pour qu’il l’utilise à fabriquer du bénéfice.

Bien sûr, même à l’intérieur du capitalisme nous pouvons avoir l’impression – très illusoire – d’un « bonheur » : c’est le bonheur des gagnants surpris – surpris d’avoir réussi à survivre sur le marché, d’avoir créé les bons produits, d’avoir bien anticipé la demande ou bien placé leur argent ; et c’est le bonheur des perdants apaisés, qui se disent peut-être que l’année prochaine verra leur succès (comme dans le fameux « Rêve américain ») ou que, après tout, la fatigue et le sentiment d’absurdité sont le lot de tout le monde, que la souffrance au travail fait partie du

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destin de l’homme et qu’on n’y peut rien, qu’il vaut mieux l’accepter et être heureux malgré tout ...

Mais ce bonheur illusoire est passager. Il ne résiste pas à la peur de la mort. Les gagnants d’aujourd’hui perdront un jour, à mois qu’ils ne se lancent avec plus de force encore dans la course à la rentabilité. Et les perdants d’aujourd’hui n’arriveront peut-être pas à se rassurer longtemps, surtout si pour les besoins de la rentabilité du capital on grignote encore un peu davantage la solidarité collective à leur égard. En fait, la logique du capitalisme a fondamentalement besoin de notre inquiétude et de notre malheur : si nous étions réellement heureux, comment la concurrence serait- elle perpétuée ? Si nous étions réellement en paix avec notre finitude, comment l’impératif de rentabilité aurait-il encore une emprise sur nous ? Si nous devenions capables de nous autolimiter et de nous contenter du minimum nécessaire, qu’est-ce qui ferait tourner la machine de la croissance et de l’accumulation ? ... Ces questions agacent beaucoup les économistes parce qu’elles nous montrent que ce système économique qui prétend faire notre bonheur depuis trois-cents ans se nourrit en réalité de notre malheur et le perpétue – un malheur bien enfoui, c’est vrai, mais un malheur profond qui vient de notre crainte de ne plus exister, de notre besoin d’accumuler sans cesse, de consommer, de posséder. C’est cela qui rend si difficile de s’opposer au capitalisme aujourd’hui : il a l’air de proposer le bonheur, et il faut d’abord le « déconstruire » pour faire apparaître le malheur qui se trouve en- dessous.

Non, le capitalisme ne nous rend pas ultimement heureux ; il ne nous rend pas non plus ultimement libres. Il est seulement un moyen efficace (mais dangereux socialement) de nier notre malheur plus profond, et de s’en nourrir à notre insu.

Heureusement, ce n’est pas une fatalité. La situation est sérieuse, mais pas désespérée. Le bonheur des êtres solidaires reste à notre portée. Les efforts de notre social-démocratie au cours des 60 dernières années nous l’ont montré, même s’ils n’ont pas cherché suffisamment loin les causes de l’emprise capitaliste sur nos consciences. Pour que la solidarité puisse nous amener à réellement autolimiter nos

« pulsions capitalistes », pour que le principe de solidarité puisse vraiment battre en brèche le principe de rentabilité, il nous – n’ayons pas peur des mots – une nouvelle culture spirituelle. Ce défi n’est pas mince, mais il est essentiel et même inéluctable : nous devons apprendre, ou réapprendre, à ne pas voir la propriété matérielle comme une réponse à notre peur de la mort. C’est parce que nous prenons les biens matériels pour des biens spirituels que nous embrassons la logique capitaliste et que nous perdons la possibilité du bonheur profond et authentique. Seul peut nous sauver de cet engrenage une spiritualité qui nous montre que notre peur n’est pas raisonnable, que notre corps n’est pas le siège de notre être profond, qu’au-delà du monde visible nous sommes tous unis, que la mort n’existe pas.

La bonne nouvelle, c’est que cette nouvelle culture spirituelle est déjà en marche ; elle se recompose à partir des vieilles traditions religieuses – judaïsme, christianisme, bouddhisme, islam – et prend une tournure plus universelle, capable aujourd’hui de nous faire passer à un niveau supérieur de conscience qui rendra obsolète la « mécanique » du capitalisme et les « sécurités » qu’elle prétend nous offrir. Simplement, une telle mutation de la conscience humaine doit renoncer à se faire par une révolution, par un État autoritaire, ou par une Église toute-puissante. Le capitalisme ne rend libres et heureux que des humains capitalistes, mais notre capacité à nous sentir emprisonnés et malheureux dans le capitalisme montre que nous ne sommes pas tout à fait ces humains capitalistes, qu’en-dessous de la

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« programmation » de quatre siècles de capitalisme s’accumule l’énergie de l’humain post-capitaliste – et c’est cette énergie-là, prise en charge dans une évolution désormais consciente et lucide (et non plus aveugle) qui pourra graduellement rendre obsolète le capitalisme.

Voilà l’enjeu du siècle à venir : si la mort est le dernier mot de l’humain sur cette terre, alors le capitalisme est le moins mauvais système, il nous rend libres et heureux autant que faire se peut ; mais si la mort, finalement, n’existe pas (comme l’affirment toutes les relogions et toutes les spiritualités), alors le capitalisme est l’un des moins bons systèmes, il ne nous rend ni libres, ni heureux.

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