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L’enfant comme voix de la terreur et de la beauté, ou la figure énonciative de la réconciliation dans Petit Pays et En attendant Bojangles

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Academic year: 2022

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Fixxion 17 (décembre 2018) 17

une figure énonciative de la réconciliation dans Petit pays et En attendant Bojangles

1 La voix de l’enfant se fait entendre dans les récentes parutions romanesques, et notamment dans les romans appréciés des jurés de prix littéraires tels que Petit pays de Gaël Faye et En attendant Bojangles d’Olivier Bourdeaut. Leur point commun ? Du Burundi et du Rwanda en guerre à un Paris contemporain à la vague coloration des années folles, c’est la voix de l’enfant qui prend en charge le récit. La posture énonciative de l’enfant est double, à la fois dans la tessiture de son regard et dans sa complexité chronologique qui fait qu’elle émerge d’un auteur adulte. Elle est souvenir d’une voix perdue, reconstruction littéraire, et en cela a partie liée avec la mélancolie. L’enfant est celui qui admire et jouit du spectacle infini du monde, et sait dénicher la beauté au coeur de l’horreur, mais il est également celui qui dit par son incompréhension l’absurdité du monde et sa cruauté. Sorte d’avatar moderne du Candide, du gentil sauvage ou de l’extraterrestre qui depuis Voltaire apportent sur le monde un regard neuf, il est donc l’héritier d’une longue lignée de figures littéraires du décalage. Mais il est aussi l’émer- gence d’une figure neuve en littérature, si l’on considère que l’enfant narrateur se développe au XIXe siècle, et accompagne après Rousseau et son Émile une autre conception de l’enfant. Il est celui qui n’a pas encore appris à taire ce qu’il pense et ce qu’il ressent. Les romans de notre corpus s’appuient sur le regard de l’enfant pour aborder des thèmes graves, ceux du génocide, et du traitement sociétal de la folie en occident. Il sauve la société qui, par ce regard survivant et malgré tout enchanté, garde espoir et s’allège d’une partie de sa culpabilité. Cet enfant-narrateur nous offre l’exemple de la résilience. Par-là il assure une fonction sociale dans le champ du littéraire. Nous nous interrogerons donc sur les fonctions du narrateur enfant dans la production romanesque actuelle, à travers ces deux récits. En tant que figure du décalage, le narrateur enfant permet d’aborder des thèmes tabous avec un regard neuf et distancié, mais il évoque aussi le vécu de ces tabous par des auteurs qui en portent l’expérience et confèrent à leur récit une dimension d’autofiction qui se présente comme un témoignage. Enfin, il offre une perspective sociale positive, par sa survie en tant que narrateur adulte, et par une vision sociale qui se projette vers des modèles possibles de sociétés à venir.

Le récit d’enfance, expression de thèmes choquants

2 De fait, les récits d’enfance aux XXe et XXIe siècles sont, comme tout écrit littéraire, marqués par l’évolution de la société et des champs du savoir. C’est pourquoi Philippe Lejeune se pose la question de l’impact de la psychanalyse, notamment sur les récits d’enfance récents : “dans quelle mesure les développements de la psychologie de l’enfant et de la psychanalyse ont-ils changé les modèles du récit d’enfance ? Peu, sans doute : l’objectif de la psychanalyse n’est pas de construire les récits, mais de les détruire. […] Si la psychanalyse déplace quelque chose, c’est ailleurs, dans la littérature d’avant-garde, de Leiris à Perec, et autrement, moins dans le contenu que dans l’énonciation et la structure des textes fragmentés, associatifs, obliques, qui tournent autour de l’indicible”1.

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3 Cet indicible est celui de la folie collective dans Petit pays, qui se cristallise dans le personnage de la mère tombée en folie comme on tombe en religion, plaie vivante des massacres, objet du plus grand respect pour l’enfant devenu adulte. C’est une mère- Histoire, une allégorie du génocide, un témoignage. Cette folie génocidaire, incomprise et rejetée, devient sujet de recherche. L’enfant voudrait comprendre mais n’y parvient pas. L’anecdote des nez, les nez des Tutsi qui les condamnent à être massacrés, devient symbole de l’absurde. Le prologue s’ouvre sur cette aberration :

Je ne sais vraiment pas comment cette histoire a commencé. Papa nous avait pourtant tout expliqué, un jour, dans la camionnette.

- Vous voyez, au Burundi c’est comme au Rwanda. Il y a trois groupes différents, on appelle ça les ethnies. Les Hutu sont les plus nombreux, ils sont petits avec un gros nez.

- Comme Donatien ? j’avais demandé.

- Non, lui c’est un Zaïrois, c’est pas pareil. Comme Prothé, par exemple, notre cuisinier.

[…] Et puis il y a les Tutsi, comme votre maman. Ils sont beaucoup moins nombreux que les Hutu, ils sont grands et maigres avec des nez fins et on ne sait jamais ce qu’ils ont dans la tête. Toi, Gabriel, avait-il dit en me pointant du doigt, tu es un vrai Tutsi, on ne sait jamais ce que tu penses.

Là, moi non plus, je ne savais pas ce que je pensais. De toute façon, qu’est-ce qu’on peut penser de tout ça ? Alors j’ai demandé :

- La guerre entre les Tutsi et les Hutu, c’est parce qu’ils n’ont pas le même territoire ? - Non, ce n’est pas ça, ils ont le même pays.

- Alors… ils n’ont pas la même langue ? - Si, ils parlent la même langue.

- Alors, ils n’ont pas le même dieu ? - Si, ils ont le même dieu.

- Alors… pourquoi se font-ils la guerre ? - Parce qu’ils n’ont pas le même nez.2

4 Mais la folie collective et ses origines politiques ne sont clairement expliquées qu’à partir du chapitre 12, à nouveau dans une alternance de joie et de terreur : à la première élection démocratique au Burundi, l’espoir et la joie accompagnent la montée des tensions entre les deux partis politiques opposés, le Frodebu démocratique et l’Uprona.

Puis vient le coup d’État, au chapitre 16, les journées “ville morte” et les bandes de rebelles, avec l’escalade de la violence.

5 L’indicible dans En attendant Bojangles est celui de la folie individuelle. Le récit en explore les différents aspects, de la folie douce et du fantasque comme mode de vie, dans le cercle familial, au traitement de la folie par la société, en hôpital psychiatrique.

L’enfant se fait poète de la folie, tandis que le père est chroniqueur de la tragédie. La poésie d’Olivier Bourdeaut se niche dans la perception enfantine du langage et sa crédulité qui lui fait prendre les expressions au sens premier. Ainsi la mère est-elle présentée comme créatrice de magie et vecteur de poésie, elle qui vouvoie tout le monde, sauf les étoiles : “D’elle, mon père disait qu’elle tutoyait les étoiles”3. Cette belle expression ouvre par sa polysémie un éventail de possibles, la femme folle parlant avec le monde entier, le cosmos, ainsi déifiée, ou encore au sens figuré de l’expression, la femme approchant de la mort, dans une ascension inéluctable vers la tragédie. La description de la dégradation psychologique de la mère est d’ordre médical, mais aborde également la souffrance de l’entourage confronté à cette perte à la fois progressive et violente de l’être aimé : alors que le père et l’enfant rendent visite à la mère en hôpital psychiatrique, l’enfant fait état de la difficulté de cette instabilité, qui avait dans un premier temps constitué le charme de la mère : “Son état était variable, elle pouvait nous

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accueillir avec un comportement charmant, et devenir hystérique au moment de notre départ. Parfois c’était l’inverse et c’était compliqué de rester” (B 89). Cette ascension est croissante, la tension dramatique passe de forte à fortissimo, tel un mouvement de musique, à l’instar de celle sur laquelle dansent les parents et qui semble s’accélérer vers le gouffre. L’enfant témoigne alors : “Le problème, c’est qu’elle perdait complètement la tête. Bien sûr, la partie visible restait sur ses épaules, mais le reste, on ne savait pas où il allait. La voix de mon père n’était plus un calmant suffisant” (B 79). Cette folie devient dangereuse, et le pathétique est renforcé par le lien entre violence absurde et amour.

Ainsi, la mère brûle les factures, les photos et documents de l’appartement, manquant faire brûler l’habitation entière, et s’explique tel Pyrrhus dans une logique guerrière :

“Tout est réglé mes amours, j’ai brûlé tous nos souvenirs, c’est toujours ça qu’ils ne pourront pas nous saisir !” (B 80), incendie qui rappelle également la légendaire folie de Néron. Démesure, extravagance et destruction vont de pair. Enfin, la violence devient intolérable, pour la mère autant que pour son entourage, et “À chaque fois que la folie arrivait, c’était l’horreur de regarder papa la monter dans son grenier. Maman hurlait, et lui, il lui parlait tout doucement parce qu’il ne pouvait pas faire autrement” (B 145). Le titre, En attendant Bojangles, évoque aussi le théâtre de l’absurde de Beckett, et la pièce En attendant Godot, qui met en évidence l’absurde de l’existence. Mais on voit également le lien originel entre raison et langage, soin et communication, parole et charme.

6 Cet indicible est abordé par le narrateur enfant avec légèreté et humour, un humour à la Prévert qui baigne le récit d’enfance, humour décalé qui repousse l’immense tristesse du deuil mais aussi de la folie comme maladie contre laquelle on ne peut rien. Ainsi de l’anecdote de la mèche du curé lors de l’enterrement de la mère : “Le curé avait prié en espagnol et nous l’avions imité en français. Mais avec le vent, sa mèche se détachait tout le temps, elle s’envolait dans tous les sens, il essayait de la rattraper pour la ramener derrière son oreille, du coup, il n’était plus du tout concentré. Il priait, s’arrêtait pour chercher sa mèche dans l’air avec la main, recommençait à prier avec un air satisfait et sa mèche à nouveau s’envolait. Ses prières étaient hachées et son crâne aéré, on n’y comprenait vraiment plus rien. Papa se pencha vers l’Ordure et moi pour nous dire que son antenne lui permettait de rester en contact permanent avec dieu, et qu’avec le vent, il n’arrivait plus à capter le message divin” (B 166). Dans Petit pays, ce sont les enfants qui amusent et se font rire. L’auteur fait usage de leur spontanéité et de leur naturel pour détendre le lecteur, par les exclamations de “Oh nom de dieu !” qui ponctuent les phrases des jumeaux et font de ce tic de langage un procédé comique s’appuyant sur la répétition. Dans les deux ouvrages, la mère est porteuse de folie, elle porte dans son âme les stigmates du mal social, elle en est rongée. Elle y est sacrifiée. C’est une figure maternelle à valeur allégorique. Mais la folie de la mère est aussi ce qui permet à l’enfant de prendre ses distances d’avec la folie sociale qui lui a volé la mère. Autre biais pour se protéger de la folie sociale : l’humour, dans les deux cas. Comme le note Francine Dugast Portes à propos de l’actualité et de la vogue des récits d’enfance, “Globalement la quête de mémoire […] s’insère aujourd’hui dans la recherche du “développement personnel”, dans celle des origines […]. Ajoutons qu’un tel processus s’apparente à certains aspects de la démarche historique contemporaine : celle-ci s’intéresse aux témoignages issus de la sphère du privé ; elle a récemment fait émerger en France toute une mémoire amuïe, écrasée par les tabous accumulés depuis 1944. Il est clair que la quête de soi est souvent aussi la quête de la mémoire collective”4.

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Le récit d’enfance, l’ébauche d’un autre monde possible

7 Le récit d’enfance est quête de soi, recherche d’identité par l’écriture, par le biais de la biographie, même s’il s’agit dans les deux cas de biographies d’enfance fictives. Jean Lacoste, au sujet de Walter Benjamin, explique la nuance entre biographisme et biographique, en affirmant que “si Walter Benjamin rejette le biographisme qui cherche à expliquer l’oeuvre par les documents de la vie, il pratique le biographique qui cherche à retrouver inscrite au coeur de l’œuvre, souvent de manière cryptique, l’expérience individuelle dans sa constellation historique”5. De Petit pays, Gaël Faye dit qu’il ne s’agit pas de son histoire, mais qu’il se raconte quand même. Bernard Colas notait que “À notre époque, où on note la multiplication dans l’édition des récits autobiographiques d’enfance, en un temps où […] le modèle de la famille classique unicellulaire s’effrite […], il se peut que le récit autobiographique fonctionne comme un recours, un point d’ancrage et de référence pour se situer, se trouver, se rassurer par l’entremise littéraire d’un autre, si proche”6. Bernard Colas ajoute à l’appui de cette idée la citation de Michel Del Castillo, dans sa préface de La guitare : “J’hésite à reconnaître ce récit. Ce serait mentir que prétendre que j’avais oublié… Je l’avais fait, il y a longtemps, comme j’ai fait tant d’autres choses […]. Ou plutôt quelqu’un l’avait fait qui était moi et que je ne suis plus…”7. Le petit Gabriel se cherche à travers un couple parental mixte –Français et Rwandaise–, à travers deux pays qui sont les siens, la France et le Burundi. N’étant d’aucun camp, la recherche d’explication du conflit, qui n’en trouve pas, est aussi quête de soi. Quelle identité dans ce cas de figure ? Se dire, c’est dire la complexité de l’Histoire, et vice versa. Le choix actuel de l’auteur de s’installer dans le pays de son enfance et de participer à l’application de la justice après le génocide dit cette volonté de reconstruire le petit pays saccagé, l’enfance détruite. Raconter le petit pays, c’est pour certains auteurs le biais qui leur permet de se trouver. Le récit d’enfance ancre parfois ses racines dans un lieu qui forme autobiographie, ce qui est d’autant plus fort pour les artistes exilés, comme l’explique Julia Kristeva : “N’appartenir à aucun lieu, aucun temps, aucun amour. L’origine perdue, l’enracinement impossible, la mémoire plongeante, le présent en suspens”8, et le coucher de soleil qui symbolise la fin de l’enfance de Gabriel donne aussi voix au pays en tant qu’entité à laquelle on appartient, dans laquelle on se fond, puisque “à ces heures pâles de la nuit, les hommes disparaissent, il ne reste que le pays qui se parle à lui-même” (PP 91). D’ailleurs, le lien entre histoire des personnages et Histoire du pays est si fort que le cataclysme semble toucher les deux par le biais de la Nature, elle-même bouleversée, mère des hommes et entité constituée par le pays.

Reprenant le topos de la nature perturbée, Gaël Faye file la métaphore du tremblement de terre ressenti chez Gino associé à l’effervescence de la guerre, annonçant que “l’heure du brasier venait de sonner, la nuit allait lâcher sa horde de hyènes et de lycaons” (PP 118). Cette absurdité de la guerre s’inscrit également dans la patronymie, le jeune et joyeux oncle Pacifique finit englouti par la voracité de la guerre, engagé dans les combats, tandis qu’Innocent le serviteur cruel qui profite du contexte de guerre pour perpétrer ses abominations porte son prénom de manière bien ironique. Quant à l’adorable Prothé, plein de sagesse, il n’est pas sans évoquer la mythologie grecque et l’épopée d’Ulysse dans l’Odyssée, et son homonyme le Protée divinité marine désignée comme “Vieillard de la Mer” et gardien des troupeaux de phoques de Poséidon, qui est doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser. C’est l’aspect protecteur du personnage que l’auteur met en avant, montrant par l’opposition apparemment simpliste entre les deux types de domestiques que le contexte de guerre confirme et

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laisse s’exprimer les personnalités, parfois pour le pire. La deuxième partie du roman est particulièrement sombre et focalisée sur le génocide, l’autre petit pays frontalier semble avoir été englouti par la folie meurtrière, et “le Rwanda du lait et du miel avait disparu.

C’était désormais un charnier à ciel ouvert” (PP 166). Dans En attendant Bojangles, Olivier Bourdeaut dit son monde personnel, incompatible avec les normes sociales habituelles, du fait de sa dyslexie, d’une surdité partielle et de difficultés de repérage dans l’espace, comme le résume le portrait de l’auteur dans le Figaro, reprenant un parcours atypique9. C’est un univers hors normes qui se dessine, et d’où ressortent la poésie et la fantaisie. Le monde fantasque de la mère peut-être celui d’un bonheur, dans une plus grande liberté. La biographie s’invite dans le rapport à la poésie et à l’écrit, le père étant écrivain de cette terrible histoire, dont il rend compte de manière adulte et objective, traçant la carte de la folie dans l’univers de la tragédie, là où l’enfant n’y voit que comédie et divertissement. Mais également figure de l’auteur dans ses tentatives d’écriture, car une fois enrichi, débarrassé de tout souci matériel, il écrit des livres dont les éditeurs ne veulent pas car ils sont “sans queue ni tête”. Le refus de l’édition et l’œuvre terriblement sombre renvoient peut-être aux refus essuyés par l’auteur lors de l’envoi de sa première œuvre, considérée comme trop sombre et trop atypique pour être acceptée à publication, comme il l’explique dans un portrait interview10.

8 La vision d’une autre société émerge alors en contrepoint : le paradis perdu du Petit pays a existé et doit être rétabli. Il émerge telle une utopie, le vert paradis des amours enfantines, jalonné de jeux, de mangues, d’extraordinaire, d’épique, tel le récit de la chasse au crocodile ensuite mangé par toute une collectivité dans un sentiment de fort lien et d’harmonie, au chapitre 14 : tout d’abord effrayant, repéré, l’animal mythique est abattu par Jacques dans la grande tradition du chasseur colonial, puis une fête est organisée pour le onzième anniversaire de Gabriel, avec au menu du croco grillé.

L’atmosphère joyeuse et amusante ne nie pas pour autant les stéréotypes coloniaux, le sentiment d’un bonheur éphémère et condamné parce que bâti sur des inégalités, ce dont témoigne l’incident concernant l’adolescent orphelin et rejeté, Francis, qui est stigmatisé lors de cette soirée prétendument conciliatrice, incident qui débouchera sur une tentative de meurtre par noyade de Gabriel et son ami Gino par ledit Francis en manière de représailles. L’innocence de l’enfance est déjà entachée d’inégalités et de violences. Et de la sensation d’appartenir à un groupe, ici d’enfants, qui se protègent les uns les autres de la violence ou de l’indifférence du monde adulte, les parents notamment. Ce petit pays nous subjugue par sa nature luxuriante et omniprésente, les bougainvilliers, les jacarandas en fleur, les mangues juteuses et dorées, l’odeur de la terre mouillée après la pluie. Gaël Faye nous rend sensibles à la poésie de ce rêve d’un retour au pays, avec le vent qui vient du Rwanda et semble appeler et protéger tout à la fois la famille exilée de la mère, “un vent chaud [qui] nous enveloppait, s’enroulait un instant autour de nous et repartait au loin, emportant avec lui de précieuses promesses”

(PP 72). Dans le monde fantasque d’En attendant Bojangles, c’est la famille étrange qui forme groupe et cohésion face à une société normative et normo-pensante. Le château en Espagne, si symbolique, est le lieu de l’utopie et de la dystopie consécutivement, du plus grand bonheur au plus grand malheur. Mais à travers le témoignage de l’enfant, c’est la possibilité d’un monde plus souple, moins codé que l’auteur appelle sans doute de ses vœux. Au commencement, on découvre une famille extravagante, une mère, Louise, qui change de prénom tous les jours, qui rompt les codes élémentaires de la vie sociale et civile à commencer par celui de l’identité. Avec la plus grande liberté, elle choisit elle-même ses prénoms ou laisse son époux les choisir. Dans ce tourbillon, une

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grue de Numidie, nommée Mademoiselle Superfétatoire, a trouvé sa place. Elle ondule son long cou noir et crie très fort en glissant sur le parquet, métaphore de l’ondulation et du changement, du refus de fixité, qui caractérise après le baroque les écritures de la fantaisie. Mademoiselle Superfétatoire, grue ramenée d’Afrique dans des conditions rocambolesques, oiseau oiseux, clame le droit à l’inutile, et s’oppose à la société pragmatique que fuient les parents. En créant un univers improbable, Bourdeaut nous ouvre les portes d’un monde mouvant sans aiguiser notre malaise, et nous laisse entrevoir une société qui bouge sans faire émerger le spectre du conservatisme.

9 À travers la peinture de ces univers originaux, c’est l’esquisse d’une société à venir qui se dessine : la mondialisation porte peut-être en germe le métissage comme garantie de paix, l’absence de revendication belliqueuse d’appartenance à un camp, de même que Gabriel refuse de prendre parti dans les violences qui déchirent son Petit pays. L’hyper- communication et l’immense liberté d’expression qui accompagnent les nouveaux média, la grande toile qui relie et isole, semble proposer un monde où l’individu serait à même de s’extraire des normes sociales et familiales trop codées et étouffantes. Le développement de l’individualité, ou l’insertion dans un groupe choisi et non imposé par la naissance, proposent une autre société à venir. En attendant Bojangles débute par une épigraphe intrigante de Charles Bokovski : “Certains ne deviennent jamais fous…

leurs vies doivent être bien ennuyeuses” (B 11). À cette citation liminaire qui éclaire l’esprit du roman, s’ajoutent les premiers mots du narrateur qui fait du jeu la clef de l’existence et de l’écriture, et brouille fiction et réalité, soulignant par là qu’il n’y a de réalité que subjective et personnelle, et que l’autofiction n’est pas si loin du pacte autobiographique : “Ceci est mon histoire vraie avec des mensonges à l’endroit, à l’envers, parce que la vie c’est souvent comme ça” (B 13). Où l’on entend la référence à l’univers enfantin. Dans les deux ouvrages, le littéraire se met en abyme : Gabriel se réfugie dans la lecture des romans prêtés par madame Economopoulos, et rédige de belles lettres poétiques à sa correspondante française, Laure. L’enfant d’En attendant Bojangles évolue dans un univers empli de références littéraires, depuis les contes de Dracula jusqu’aux aventures absurdes de don Quichotte et des châteaux en Espagne.

Le récit d’enfance ou la possibilité de la résilience

10 Tout d’abord, le double regard, ou regard distancié, permet cette observation de la résilience. Dans En attendant Bojangles, le regard et la parole de l’enfant ouvrent le livre, le regard et la parole du père le ferment en quelque sorte, par la découverte du récit du père qui avait noté dans un carnet retraçant les événements une vision terriblement réaliste et adulte, lucide, de la maladie mentale et de son évolution. Le suicide du père, qui suit sa femme dans la mort, clôt l’ouvrage sur le tragique, là où l’enfant ouvre vers un avenir incertain, accompagné de l’ami des parents, l’Ordure, mais sans jugement sur ses parents. On s’extrait du jugement moral et la voix de l’enfant domine la fin du récit. C’est comme si l’enfant avait assisté à un grand spectacle, sans capacité d’agir, et allait finalement réintégrer le monde ordinaire. Comme si ce spectacle avait été considéré comme tel dès le début. D’ailleurs, les parents se comportent en acteurs jouant des rôles : lorsque la famille descend dans un hôtel de luxe, la mère et son fils s’amusent à se moquer gentiment du père déguisé en chauffeur, et la mère de s’exclamer : “Vous avez raison Darling, de nos jours le petit personnel se croit tout permis” (B 118). De même, lors de l’évasion de l’hôpital psychiatrique, les parents et

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l’enfant endossent de fausses identités et jouent, tout justement, comme des enfants qui se déguisent. Dans Petit pays, paradoxalement, le rapport entre le narrateur et son pays s’inverse à la fin du roman. C’est l’enfant qui a porté et dit le magnifique Petit pays tout au long de la première partie du roman, mais à la fin du récit, alors que l’enfant ravagé par la guerre tout comme le pays constate, désespéré, qu’ “il n’y a plus rien à réparer, plus rien à sauver, plus rien à comprendre” (PP 211), c’est l’adulte écrivant qui reprend le flambeau, dans un épilogue en italique : “Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance. Ce qui me paraît bien plus cruel encore” (PP 216). Le narrateur adulte vient par-là même sauver l’enfant, celui qui avait porté le rêve du bonheur et du pays. On peut donc relire tout le roman à l’aune de cet épilogue de réconciliation entre l’adulte et l’enfant, l’adulte et le pays de l’enfance.

11 Ensuite, la mélancolie est un trait symptomatique du récit d’enfance, qui met en avant le bonheur perdu et ne s’attache pas à la souffrance du quotidien. En effet, que ce soit dans En attendant Bojangles ou dans Petit pays, le sentiment mélancolique issu de la perte d’un univers lumineux et extraordinaire est lié à la particularité du regard de l’enfant.

L’enfant ne retient que la lumière, qu’il regrette, et il rejette dans l’oubli la réalité angoissante ou sordide. C’est là que le récit se ment, si l’on peut dire, qu’il avoue son mensonge : Gabriel raconte son enfance et relate sa situation familiale difficile, parents en instance de séparation, disputes parentales fréquentes, mère qui les abandonne sa sœur et lui, père souvent absent absorbé par son travail. On constate le même abandon parental chez les autres enfants du groupe de copains, qui se consolent en formant cette petite communauté laissée à elle-même. Le paradis perdu est aussi ce concentré de lumière auquel on s’attache faute d’avoir réellement une “enfance heureuse”. Gaël Faye rend bien compte de ce balancement entre difficultés et bonheur, dépression et joie, puisque le roman est construit sur une alternance de chapitres joyeux ou sombres dans la première moitié du roman, avant de basculer dans l’horreur du génocide. D’ailleurs, l’auteur commence son histoire par le récit de la séparation des parents, avant même de raconter leur rencontre et leur vie de couple : la chronologie ne résiste pas à l’anachronie qui caractérise le regard de l’enfant, c’est en fait l’histoire du malheur, en ouverture et en clôture, que le bonheur du petit pays vient moduler, faire taire. Le bonheur enfantin vient soigner et apaiser ce malheur essentiel et fondamental. Ainsi, la capacité de l’enfant à se relever permet-elle la résilience : le départ de la mère, Yvonne, en pleine nuit, est suivi du cadeau fait à l’enfant par le père, Michel : un magnifique vélo, puis le vol du vélo et donc sa disparition reprend le motif de la disparition maternelle, mais se transforme en aventure, où l’enfant aidé des domestiques de son père, Innocent et Donatien, se fait chevalier. La quête du vélo volé prend des airs d’épopée, et s’achève sur une récupération sans merci, puisque la famille pauvre qui l’a acheté d’occasion au voleur pour l’offrir à son fils se le voit dérober, repris par Gabriel qui se comporte alors en conquérant sans compassion, comme en une sorte de réparation de la disparition de la mère. Malheur et bonheur sont étroitement imbriqués dans le récit d’enfance : au chapitre 19, le mariage de l’oncle Pacifique, le jeune frère de la mère Yvonne, baigne dans une atmosphère angoissée, la tension politique et militaire allant croissant. Le paradoxe du récit d’enfance est de regretter une période en la réduisant aux petits moments de bonheur qui jalonnent un parcours difficile et sombre. Même démarche avec le narrateur enfant d’En attendant Bojangles, récit baigné de mélancolie, spleenétique dès le titre, puisque l’on passe en boucle la chanson de Nina Simone, “Mr Bojangles”. Les parents dansent sans cesse sur cette chanson, celle d’un vieil homme aux

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cheveux blancs qui danse dans les bars de la Nouvelle-Orléans, dans des vêtements élimés et des chaussures usées, et qui saute si haut et retombe si doucement. L’univers enfantin est pris dans une fable qui suspend le temps et dénie le réel. Mais l’enfant est posé là, comme spectateur de la passion de ses parents, qu’il subit et à laquelle il prend peu part. Il se retrouve d’ailleurs seul, presque abandonné, après le suicide des deux parents. Ainsi la parole de l’enfant revisite et reconstruit la réalité, mais le récit du narrateur adulte, lui, ne peut passer sous silence une part de la réalité.

12 Enfin, le récit d’enfance fonctionne comme révélateur d’une parole décalée, recons- truisante, et mensongère : d’emblée, le monde adulte est décrit comme affecté d’une incapacité à parler vrai. Dans Petit pays, le père refuse de répondre aux questions des enfants, sur la politique, sur leur mère. La mère parle peu aux enfants, et lorsque sa parole se libère, c’est sous l’effet de la folie. Les paroles des adultes concernant le conflit entre Hutu et Tutsis semblent absurdes, ce dont témoigne l’anecdote des nez caractéri- sant les ethnies, mais qui se révèle infondée et pourrait être drôlatique si elle ne débouchait pas sur l’horreur du génocide. L’humour enfantin souligne l’incohérence du langage adulte, ou sa duplicité : “justice populaire, c’est le nom qu’ils ont donné au lynchage, ça a l’avantage de sonner civilisé” (PP 59). Dans En attendant Bojangles, les parents mentent tout le temps, et avant même de rencontrer sa femme, le père s’invente des vies pour tuer le temps, une “filiation avec un ancien prince hongrois, dont un lointain aïeul avait fréquenté le comte de Dracula”, il avait “corsé l’affaire en [s’] affu- blant d’un autisme profond qui [l’] avait fait rester muet jusqu’à l’âge de sept ans” (B 37). Le père profite de la naïveté de son entourage, ou du goût de l’entourage pour les histoires, les contes, et il aime “gagner les cœurs par un exercice de mythomanie qui touche la sensibilité de ses victimes” (B 37). Dans Petit pays, ce sont les jumeaux, Armand et Gino, les copains de Gabriel, qui apparaissent comme des “artistes du mensonge, prestidigitateurs de la vérité” (B 46). L’acte d’écrire est donc porteur d’une fonction salvatrice, tant pour l’individu que pour la société. La métamorphose et l’enquête y sont étroitement imbriquées. Pour preuve, la dernière lettre de Gabriel à Laure, référence implicite à la Laure de Pétrarque, cet amour idéalisé, est avant tout reconstruction poétique de la réalité : “Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura.

[…] Le peuple a sorti son drapeau blanc, se livre à des batailles de boules de neige dans des champs de coton. Les rires résonnent, déclenchent des avalanches de sucre glace dans la montagne. Des jours et des nuits qu’il neige sur Bujumbura. […] Bujumbura est immaculée” (PP 211-212). La terre de l’enfance “s’offre comme un lieu privilégié où l’écrivain éprouve de façon forte et intime son rapport au langage”11, écrit Anne Couteau.

Le monde de l’infans, étymologiquement celui qui ne parle pas encore, est paradoxalement celui de l’enfant qui dit ce qui est passé sous silence par les adultes.

13 Pour conclure, nous pouvons dire que le récit d’enfance assure plusieurs fonctions : tout d’abord, il est l’expression d’un profond malaise dans la société, et se propose d’exprimer un tabou. À ce titre, le narrateur enfant dispose de la caution de l’innocence, ainsi que du mythe de la parole vraie. Il suscite un regard bienveillant, en dépit du thème abordé, en l’occurrence la folie dans nos deux romans. Ensuite l’auteur, à travers une autofiction, exorcise pour une part le vécu douloureux lié à ce thème. Enfin, par le biais de cette figure de l’enfant survivant, utilisé comme un exemplum, la société se donne bonne conscience et reprend espoir, acceptant ainsi de faire face à l’interdit de la

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parole, au tabou social ou historique. Le récit d’enfance est alors une parole qui se cherche et qui s’analyse, ce en quoi elle pourrait s’apparenter à une thérapie, un verbe qui dissèque le mythe familial et national.

Marie-Odile Ogier-Fares Université Paris 4 Sorbonne NOTES

1 Philippe Lejeune, “Votre enfance en cinq leçons”, dans Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Le récit d’enfance et ses modèles, Presses Universitaires de Caen, 2003, p. 291.

2 Gaël Faye, Petit pays, Grasset et Fasquelle, Le Livre de Poche, 2016, p. 9-10. Dorénavant abrégé en PP.

3 Olivier Bourdeaut, En attendant Bojangles, Gallimard, 2017, <Folio>, p. 20. Dorénavant abrégé en B.

4 Francine Dugast Portes, “Le récit d’enfance et ses modèles : esquisse d’un bilan”, dans Anne Chevalier, Carole Dornier (dir.), Le récit d’enfance et ses modèles, op. cit..

5 Jean Lacoste, L’aura et la rupture, Paris, Maurice Nadeau, 2003.

6 Bernard Colas, “De la grande histoire à l’histoire individuelle, témoignages réels et autobiographies simulées”, dans Denise Escarpit et Bernadette Poulou, Le récit d’enfance, Éditions du Sorbier, Paris, 1993, p. 146-147.

7 Ibid., p. 147.

8 Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, 1988, <Folio Essais>, p. 18.

9 “Il était une fois un garçon né au bord de l'océan Atlantique, en 1980. Troisième d'une fratrie de cinq, Olivier Bourdeaut a connu une scolarité qu'il qualifie volontiers de rugueuse. Comprendre, c'était un cancre avec un C majuscule. À sa décharge, tout ne fonctionnait pas bien chez lui: J'étais gaucher, partiellement sourd et dyslexique et donc, très tôt j'ai fait mon deuil de la vie scolaire. À la maison, pas trace de télévision ou de consoles de jeux vidéo. On avait le choix entre l'ennui et la lecture. Olivier a donc lu beaucoup, tout et n'importe quoi, des classiques (comme Zola), des auteurs étrangers (Fitzgerald), des vies de sportifs (Noah). Renvoyé de l'école, il s'est engagé sur la voie des petits boulots. La liste de ses expériences est impressionnante. Agent immobilier, responsable d'un bureau d'experts en plomb, ouvreur de robinets dans un hôpital… Ouvreur de robinets ? Mon frère qui m'avait hébergé gentiment pendant deux ans m'a conseillé de prendre ce job à l'hôpital de Saint-Nazaire. Ça n'a pas duré longtemps. Du fait de ma dyslexie, je n'ai aucun repère spatio- temporel. J'étais perdu dans les couloirs…”, http://www.lefigaro.fr/livres/2016/01/28/03005-20160128ARTFIG00281 -olivier-bourdeaut-primoromancier.php

10 “Il écrit son premier roman, un gros truc de plus de 500 pages, sombre, cynique. Les retours des éditeurs sont sans appel: pas question de publier un ovni pareil. Olivier ne s'entête pas: J'ai cherché à faire l'inverse, à écrire quelque chose de lumineux. J'ai imaginé l'histoire d'un couple fou d'amour avec un gamin témoin de la folie de sa mère. Quand je suis arrivé à la page 60, j'ai compris que je tenais quelque chose”, http://www.lefigaro.fr/livres/2016/01/28/03005-20160128ARTFIG00281-olivier-bourdeaut-primoromancier.php

11 Anne Couteau in Alain Schaffner (dir.), L’ère du récit d’enfance, Arras, Artois Presses Université, 2005,

<Enfances>, p. 251.

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