• Aucun résultat trouvé

Bonnes à tout faire: l'art et les manières de la littérature française contemporaine

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "Bonnes à tout faire: l'art et les manières de la littérature française contemporaine"

Copied!
14
0
0

Texte intégral

(1)

Bonnes à tout faire : l’art et les manières de la littérature française contemporaine

Des vies minuscules aux vies invisibles

1 Avec le quotidien pour notion centrale, un champ de recherches s’est récemment ouvert au croisement des sciences humaines, de la littérature et des pratiques artistiques1. Depuis les maîtres hollandais du XVIIe siècle jusqu’à Fluxus, via les surréalistes, Leiris, Queneau ou Perec, la représentation des gestes répétitifs ordinaires concerne autant l’esthétique dans son rapport à la vie que les arts de faire en littérature (marcher, parler, lire, habiter, cuisiner), oscillant entre aliénation, sublimation et affranchissement du quotidien. Matrices fictionnelles de la littérature française contemporaine, les vies minuscules2 sont focalisées sur leur insignifiance apparente, mais poétique.

2 Néanmoins, si pour Christian Bobin “la poésie est une façon d’orienter sa vie, de la tourner vers le soleil levant de l’invisible”, les vies minuscules d’une multitude anonyme ne sont souvent pas poétiques, et ne le sont d’ailleurs que rarement au regard de leurs conditions d’existence non qualifiées, sans qualités ; si bien que leur insignifiance actuelle les fait basculer dans l’inexistence, suivant des normes idéologiques que Judith Butler interroge en termes de vies dignes ou non d’être vécues, puis pleurées3. Les romans du XIXe siècle avaient pourtant bien tenté de redonner “sa poéticité à un monde qui l’a[vait] perdu”4 et pour lequel il n’y aurait plus, pour reprendre l’expression de Flaubert,

“ni beaux ni vilains sujets”5. De fait, l’écriture fictionnelle est une “mise en scène particulière de l’acte de parole”, un régime d’énonciation qui fait fi de “l’ordre légitime par lequel le logos se distribue et distribue les corps en communauté”, si bien qu’elle a le pouvoir de dérégler “cette hiérarchie des êtres selon leur puissance ‘logique’ ”6, brouillant les rôles et les places, induisant le principe démocratique d’une redistribution continue du monde commun, ce que Jacques Rancière appelle le “partage du sensible”.

Aujourd’hui, se mettre dans la peau d’une femme de ménage qui décroche quelques heures d’emploi dans une entreprise de nettoyage, comme le fait la journaliste Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham7, relève d’un stratagème mais non d’une fiction, si ce n’est que ce type de performance engage les cinéastes à explorer un partage nouveau du sensible, à savoir le vécu d’une multitude humaine au bord des marges et en passe de sombrer, telle Louise Wimmer de Cyril Mennegun en 2012 ou Ma part du gâteau de Cédric Klapisch en 2011. De l’autobiographie d’une précaire aux récits de femmes sans voix, il n’y a nulle échappée imaginaire, leur cri s’éteint et les gestes se raréfient, le réel devenant un terrain de plus en plus vague et boueux pour qui y a perdu sa place.

Documentée8, la fiction cinématographique est hantée par la déchéance qui fait de n’importe qui à brève échéance un sans-abri dont l’invisibilité rejoint celle de la clandestinité ; aussi, en donnant à voir ceux qui sont sur le point de disparaître dans le socle poreux des logiques actuelles, cette fiction participe d’une sociocritique en termes de lutte pour la reconnaissance.

3 Lorsque la littérature s’empare du sujet, il n’y a guère d’idéal à nourrir non plus, mais hantée à son tour par les normes d’énonciation, elle peut légitimement se demander “ce que nous sommes en mesure d’entendre” de la vulnérabilité du monde, en quoi “la capacité à nous raconter non pas seulement à la première personne, mais disons, à la troisième personne, ou à accueillir un récit à la deuxième personne, peut effectivement élargir notre compréhension des formes prises par le pouvoir mondial”9. Si selon Butler,

(2)

“commencer à raconter l’histoire d’une autre façon” est la condition pour sortir de l’unilatéralisme de notre vision du monde, cela peut aussi concerner un nouveau partage du sensible en littérature. Pour Martha Nussbaum il ne fait pas de doute que la fiction apporte à chacun “la capacité d’imaginer l’effet que cela fait d’être à la place d’un autre”, une imagination narrative qui donne accès à une connaissance citoyenne du monde environnant10. Ainsi faut-il être attentif à la manière dont des voix indésirables pour les nations modernes finissent par s’immiscer dans les récits et remarquer comment le dialogisme romanesque interroge la place des sujets malgré eux, mettant finalement en doute l’autosatisfaction jouissive des discours dominants. Christian Oster adopte ainsi une distance ironique pour situer la “désespérance en fin de course” de l’homme de cinquante ans quitté par sa femme, “plutôt bien, physiquement, [se sentant] peu à peu rentrer dans la norme, voire dans l’élite”11, auquel il ne manque “plus que le bonheur” et qui décide de prendre une femme de ménage ; celle-ci semble “être tombée dans la boue” certes, mais n’en finira pas moins par s’installer chez lui. Car posséder un toit fait toute la différence entre les désespérances des uns et des autres.

4 Il en va d’une manière précaire d’habiter l’espace, pour Anna Gavalda également, si ce n’est que la technicienne de surface anorexique d’Ensemble c’est tout est aussi une dessinatrice repentie qui, en se raccrochant à la vie, se reliera finalement aux autres en acceptant d’esquisser leur portrait. L’usage du dessin y est éthique : “–Tu crois que c’est comme tes mines de crayon ? Tu crois que ça s’use quand on s’en sert ? –De quoi ? –Les sentiments”12. Le dessin élève un barrage contre l’usure, dont il faut entendre la double acception financière et qualitative, d’intérêt économique et d’altération tant physique qu’affective, un processus irréversible surtout où chacun est décomposé jusqu’à l’invisi- bilité. Que la fiction mette ensuite en place une solidarité entre genres, classes et générations, attribue également à ce nouveau partage du sensible la capacité d’être un soin pour réparer le monde dans ses fractures, l’ouvrant alors au champ cognitif du care.

Une littérature du care : éthique et esthétique

5 Introduire un peu d’art dans la vulnérabilité du monde contemporain ne relève pas d’une exception, et la démarche mérite d’être analysée d’emblée comme le symptôme d’une littérature qui ne fait pas l’économie des disparités sociales dans le partage de la culture. Cependant, l’interprétation sociologique ne lui suffit pas, les structures objec- tives du partage, les préjugés idéologiques et la marchandisation des valeurs demeurent des constantes séculaires du désenchantement du monde. En revanche, prenant la suite d’une philosophie du langage ordinaire, qui n’est pas l’éloge du bon sens ni des lieux communs, la fiction se situerait davantage du côté de la culture populaire définie par Sandra Laugier, “qui a pour vocation l’éducation philosophique d’un public plutôt que l’institution et la valorisation d’un corpus socialement ciblé” ; en ce sens les fictions qui se détournent du grand art et de la gloire de leurs auteurs, reconnaissent “la priorité de l’important, du mattering, sur le beau et le vrai, comme concept gouvernant l’expérience ordinaire”13. Une expérience esthétique qui a su affecter l’existence au point de l’avoir marquée par le souvenir, n’aura donc pas à trouver une justification discursive ou intellectuelle pour être attestée.

Si l’on veut dégager une connaissance de l’art à partir de la fiction littéraire, ce sont les effets de conscience et d’intersubjectivité produits par l’art dans la vie des gens les plus ordinaires qui importent, plutôt que les débats théoriques ou historiques sur les artistes

(3)

et leurs œuvres. Toutefois, la littérature se distingue des avant-gardes artistiques qui ont porté jusqu’à son paroxysme l’idée que “tout homme est un artiste, tout geste une œuvre d’art” (Joseph Beuys).

6 À la différence des deux orientations fondamentales des avant-gardes historiques qui menèrent dans un cas “de la vie à l’art” (comme le ready-made) et dans l’autre “de l’art à la vie” (comme le happening), une esthétique de la vie ordinaire14 mérite d’être reliée en littérature à une anthropologie culturelle des “usagers, dont on cache sous le nom pudique de consommateurs, le statut de dominés (ce qui ne veut pas dire passifs ou dociles)”15; docilité que Michel de Certeau avait traduite dès 1980 en termes “d’activité culturelle des non-producteurs de culture, une activité non signée, non lisible, non symbolisée”. Dès lors que la fiction invite ces usagers culturels à mettre en jeu les

“manières d’employer les produits imposés par un ordre économique dominant”, les œuvres d’art en l’occurrence, elle participe non seulement d’une “politisation des pratiques quotidiennes”, mais aussi d’une éthique du care, pour laquelle l’esthétique ne saurait se réduire à une activité ludique ou gratuite, sa portée individuelle allant à la rencontre d’un désir collectif indiscernable, dont la littérature se tient aussi pour responsable. On aura donc affaire à une “posture énonciative” en esthétique, la posture étant “la manière singulière (subjective) d’occuper une ‘position’ (objective) dans le champ littéraire”16.

7 Parce que les arts plastiques affectent la littérature dans le sens où celle-ci rend audible ses récepteurs sociaux les moins légitimes, cette posture rend compte à son tour de mutations diffuses dans la culture contemporaine. Si, pour reprendre l’idée de Deleuze, la peinture “est une tentative de rendre visibles des forces qui ne le sont pas”17, alors la littérature travaille aussi à donner une voix à qui n’en a pas. Ainsi, “faire entendre la voix des femmes comme voix vulnérable pour faire surgir d’autres manières de se rapporter au monde”18, relève non seulement d’une éthique féministe, mais révèle aussi un “sujet de besoin” plus général : un sujet qui mérite à la fois attention (caring about) et prise en charge (taking care of), témoignant réciproquement d’une compétence (care giving) qui demande en retour une reconnaissance (care receiving). Bien que ces sujets du besoin mis au service d’autrui traversent nombre de fictions françaises, seules trois seront retenues en vue d’une analyse comparée19 : la bonne à tout faire dénommée “femme de ménage” du Carré blanc de Yves Ravey, la concierge de L’Élégance du Hérisson de Muriel Barbery et la femme de service dans Les Invités de Pierre Assouline, “désignée comme la ‘domestique’, la ‘bonne’ ou, encore plus haut sur l’échelle de Richter de l’hypocrisie, comme l’ ’employée de maison’ ” (I 16). D’une manière programmatique, Muriel Barbery formule la méthodologie à appliquer :

Une expérience phénoménologique intéressante consisterait à interroger les fondements du non-apparaître à la conscience de certains de ce qui apparaît à la conscience des autres.

[…] Chabrot ne s’encombre pas l’esprit d’informations qui concernent des subalternes par définition anonymes. (E 82-83)

Les microcosmes proustiens d’aujourd’hui

8 Dans le cadre des sociétés postindustrielles décrites dans ces trois fictions, la critique de l’utilitarisme, voire de l’aliénation ne paraît pas prioritaire, comme si la condition des subalternes avait fini par y être naturalisée, tenue pour légitime et aussi tragique qu’une maladie incurable. Membres d’une société du voyage culturel et de l’insouciance festive, les protagonistes organisent des dîners, visitent les continents via les musées, se

(4)

préoccupent de leur jouissance et de la reproduction des élites. En ce sens, pas de

“romantisme anticapitaliste” à l’œuvre : le déclin de la civilisation industrielle et du monde bourgeois ne sont apparemment pas à l’ordre du jour.

9 Toutefois, de ce partage inégal de la culture dépend peut-être aussi la vérité romanesque d’aujourd’hui, non pas celle qui distribuerait des bons points à certains romans plus qu’à d’autres, moins vrais, mais celle qui permet aux écrivains, “peintres de l’élite sociale”

selon René Girard, de dégager une perspective sur le monde à partir du “sommet de l’édifice social [où] la maladie ontologique est toujours la plus aiguë”20. Ainsi, à partir des microcosmes proustiens, Girard a pu rendre compte d’une conception ethnologique de mondes juxtaposés, fermés les uns aux autres, chacun ayant à se défendre de ses propres “barbares”21. Suivant la même stratégie, reproductible ou en miroir, d’invisibles frontières culturelles sont néanmoins palpables aujourd’hui dans la fiction française, Proust y devenant non sans hasard une référence incontournable.

10 Dans L’Élégance du hérisson, nul ne pourrait soupçonner la concierge du 7 rue de Grenelle à Paris de tenir secrète chez elle une bibliothèque savante, et encore moins d’être en 2006 une réincarnation proustienne. Car, selon Muriel Barbery, cette Madame Michel provient d’une association directe avec la Duchesse de Guermantes22, elle en est littéralement la voix retrouvée, suivant un rapprochement bien moins paradoxal qu’il n’y paraît, tant l’art et la littérature relèvent d’un espace raréfié, similaire à l’air que respi- raient les aristocrates germanopratins au tournant du siècle dernier. “Née dans la fange et destinée à y demeurer” (E 213), la concierge dénie le déterminisme social en faisant de sa loge un salon aristocratique fermé aux intrus (E 291), mais qu’honore la noblesse d’une femme de ménage portugaise (E 28). Cependant, l’inversion de l’ordre du civilisé et du sauvage se produit dans les lieux mêmes de leur départage historique, là où,

“recouverte par la force de préjugés millénaires” (E 14), se maintient clandestinement la juxtaposition de deux mondes hermétiques. Ainsi, la possibilité de “démentir les normes sociales” au début du XXIe siècle ne se fait pas de manière délibérée, il faut du

“discernement” pour contester ceux qui s’imaginent “que les privilégiés ont disparu avec Zola” (E 245). De fait, “causer” avec le concierge relève d’une posture “bien-élevée-de- gauche-sans-préjugés” (E 121), mais n’engage jamais le partage sensible d’une culture commune. C’est donc bien la référence à “La Recherche du temps perdu, œuvre d’un certain Marcel, autre concierge notoire” (E 32) qui demeure ici opérante dans son souci de maintenir une distance critique dans l’espace de vie devenu l’espace d’observation.

Dans l’écart passe l’écriture d’une voix subalterne anonyme : elle y “accède dans la pleine évidence et texture de moi-même, à un oubli de moi qui confine à l’extase, je goûte la bienheureuse quiétude d’une conscience spectatrice” (E 131).

11 C’est également aux frontières du quartier germanopratin qu’en 2009 Pierre Assouline campe son roman Les Invités, rue Las Casas, dans un salon couvert “de grandes signatures de l’art contemporain ten[ant] lieu de galerie d’ancêtres” (I 66), où il est clair que “l’union du capital avec le capital symbolique” (I 32) prend toute sa dimension bourdieusienne d’héritage et d’habitus en termes de “pedigree” patrimonial (I 65).

Suivant son acception ethnographique de “tribu” (I 85), “la bourgeoisie d’affaire s’y était entremêlée avec le fleuron et les débris de l’ancienne noblesse”, quoique ce mixage ne soit somme toute qu’une variable impondérable, puisque pareil dîner “aurait pu se dérouler n’importe où en France selon un processus, des rituels, une mise en scène analogues. Dans tous les milieux, toutes les classes et toutes les couches de la société” (I 15). Autrement dit, la scénographie de ce “théâtre” (I 28) permet de comprendre comment une société entière se ferme à “la rumeur du monde [qui] n’y parvenait

(5)

qu’assourdie et sa misère, lorsqu’elle réussissait à s’y faufiler par un biais incongru, ne s’y manifestait que feutrée” (I 15). Ces réunions avaient beau être “internationales dans leur déroulé”, elles demeuraient “françaises dans leur manière” (I 18), une manière qui à la différence du style plus technique et formaliste , s’inscrit dans une éthique et une historicité23. En effet, le salon décrit par Pierre Assouline a une patine et rappelle celui des Verdurin, avec Mme du Vivier à sa tête, dite Madamedu car l’ “opération du patro- nyme n’était pas encore cicatrisée” (I 13). À l’instar du baron de Charlus, qui faisait de ses listes d’invitation un art de l’expertise mondaine, où d’un salon à l’autre les élus ne devaient pas croiser les exclus, l’hôtesse dispose son plan de table “à la manière d’un jeu de cartes” (I 17), maniant ses convives suivant un “art du placement” (I 18), qu’il faut entendre bien sûr dans son double sens physique et capitaliste. Recevoir à dîner relève d’une lutte pour la reconnaissance symbolique face à l’empire réel, non plus des Guer- mantes, mais d’un richissime invité d’honneur canadien (I 54), qui bouscule soudain le protocole en prenant l’initiative d’inviter la bonne à quitter son service pour assurer la place du quatorzième convive à table, incongruité qui s’avérera doublement barbare.

12 Quant à l’esthète cosmopolite de Carré blanc, Monsieur Clifford, sa posture de dandy amateur d’art en général et de Malevitch en particulier, provient d’une longue fortune critique, dont le signe distinctif est en 2003 d’appartenir par le nom à l’élite anglo- américaine. Il ressemble selon l’expression proustienne à un de ces “célibataires de l’art”

qu’insupporte l’environnement des femmes (C 31, 36), et qui pour les éviter est accom- pagné aux musées par sa bonne à tout faire, la Cunningham, dont la présence vise à le

“protéger d’une autre agression féminine qui aurait agi secondairement” (C 32). Ce bouclier féminin contre les femmes révèle surtout son angoisse du mélange, à laquelle répond l’injonction de tout cloisonner : au risque de “se ridiculiser en mélangeant les lieux et les dates” (C 39), “vous devez vous rendre compte une bonne fois, Beverly, que ce n’est pas en mélangeant les genres que vous apprendrez quelque chose” (C 40). Là aussi, il faut bien sûr entendre le double sens donné au “genre”. En déchirant subite- ment “en menus morceaux” l’ensemble de ses feuillets inspirés de Malevitch (C 18), M.

Clifford ne renonce pas à son désir de maîtrise, mais le relance en accordant au carré blanc une autre échelle, à la mesure de son inconscient, auquel fait sans doute référence

“Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes” par Jean Genet en 1964. L’esthète qui se met “nez à nez […] avec le Carré blanc, à chercher la frontière entre les deux carrés” (C 24), rappelle la posture comique théâtralisée par Yasmina Reza dans “Art”. Comme si là aussi la scénographie prenait le pas sur le texte, il faut souligner qu’avant sa publication, une version performée du Carré blanc fut donnée en 2002 au Nouveau Théâtre de Besançon, mais avec une femme dans le rôle de M. Clifford.

13 On peut se souvenir qu’avec la pièce “Art”, Yasmina Reza avait ouvert une polémique en 1994 sur le sens à donner à un monochrome blanc, sous forme de huis-clos entre un médecin dermatologue collectionneur d’art et ses amis, l’un ingénieur dans l’aéronau- tique et l’autre représentant dans une papeterie24. Mais à l’époque, la dispute picturale avait les atours d’une joute oratoire virile expressément bourgeoise et donc réaction- naire dans l’univers aseptisé (neutralisé) de l’art contemporain. Oscillant entre une critique d’art capable de distinguer entre peintures et “croûtes” d’une part, et le poids des préjugés de classe fondés sur le goût de la tradition et des lois du marché de l’autre, les détracteurs jouaient sur des marges politiquement incorrectes, qualifiés d’ “ennemis de la modernité” et de “Gotha des grands amateurs d’art”25. Reprenant en quelque sorte le débat, Yves Ravey le désoriente par rapport à son espace socioculturel autorisé en y

(6)

insérant la bonne à tout faire, seule capable de faire bouger les cadres spatiotemporels du monochrome et du coup d’inverser le rapport à l’histoire qui légitime la peinture d’avant-garde.

L’histoire de l’art au quotidien

14 En tant que “produit sans histoire” ou “produit d’une histoire négative, celle de la divulgation du grand art de l’époque précédente”26, le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch marque une étape décisive en 1918, ouvrant l’abstraction à un infini où la peinture n’est plus perceptible. Toutefois, en 2003 la toile n’est plus un produit sans histoire, elle est passée par l’ère de la reproductibilité technique et c’est en tant qu’image bidimensionnelle photocopiée à l’infini qu’elle est introduite dans le texte de Ravey :

Le jour où vint à l’esprit de ma femme de ménage de jeter mes dernières photocopies de Malevitch dans la corbeille, je lui déclarai qu’elle était en train de commettre le sacrilège de froisser des reproductions assez pauvres mais précieuses […] bien entendu que ces photocopies vous ne leur accordez aucune importance, mais vous devez comprendre qu’elles jouent pour moi, à l’instant où je vous parle, un rôle déterminant. (C 9)

15 En ne comprenant précisément pas ce qui importe devant le blanc d’une feuille blanche, la servante devient automatiquement étrangère au langage du savoir. Bien sûr, au regard de l’histoire de l’art le Carré blanc de Malevitch demeure inaugural, mais Ravey marque dès l’incipit le rapport que le spectateur ordinaire établit avec ce qu’il ne peut matériellement pas reconnaître comme fondateur de l’avant-garde, et conteste donc l’exigence de connaissance que l’on attend de lui. Son ignorance est d’emblée contextualisée par l’espace privé où se déroule la méprise et l’introduction de l’idée de reproduction, qui le place non pas du côté du ridicule mais de l’impuissance. De fait, face à la reproduction, la femme est dans l’impossibilité de reconnaître l’art ; et d’emblée cette impuissance la dévalue et la met hors jeu.

16 Dans L’Élégance du hérisson, la concierge se retrouve dans une situation identique, mais tire une expérience sensible de l’extraordinaire “aura” suscitée par la reproduction d’une œuvre d’art. Dans l’appartement du riche étranger japonais qui lui ouvre sa porte, elle est “happée par la vision” d’une toile hollandaise du XVIIe siècle qui lui procure

“une syncope esthétique” (E 213). Mais au moment où elle tente d’exprimer sa sensa- tion, les mots les plus convenus sur l’authenticité de l’art viennent à elle : “- Qu’est-ce qu’on n’est pas capable de faire aujourd’hui (en réponse au : c’est une copie). […] - Une copie de quoi ?”, avant de pouvoir enfin dire “comme c’est beau” (E 215). Avoir une expérience esthétique devant une reproduction picturale relègue la question de l’authenticité de l’art, et avec elle du prix, des assurances et des précautions dont il devrait être l’objet, à l’arrière-plan d’une pratique ordinaire de la beauté, “nécessaire”27 quant à elle à la vie quotidienne. La “perte de connaissance” est bien la condition pour éprouver au contact de l’art une nouvelle manière de voir, à savoir la sensation d’exister.

17 Toutefois, comme un retour du refoulé intellectuel, Muriel Barbery pousse la fiction sur le terrain théorique et développe la notion de “congruence”, que l’on retrouve déjà chez Leibniz et Kant, pour affirmer “sous diverses apparences la même forme sublime”, à savoir “l’essence même du Beau, sans variations ni réserve, sans contexte ni effort” (E 217). La congruence “entre un Claesz, un Raphaël, un Rubens et un Hopper”, que l’auteure ne prend d’ailleurs pas la peine de démontrer, restaure une beauté intemporelle, comme si ces noms qui “traversent l’histoire de l’Art et en filigrane du

(7)

génie individuel” (E 216) devaient maintenir en place des valeurs universelles immua- bles. Plus risquée est la notion de “force” que Barbery emprunte à Deleuze, et dont la configuration par attraction et répulsion constitue les “champs magnétiques” (E 217) d’une peinture de Francis Bacon, qu’elle réussira à (dé)construire par un tour de force littéraire dans une scène de rut entre chiens (E 68-70).

18 Lorsque deux chiens tenus en laisse se croisent dans un hall d’immeuble chic, ne pouvant résister à se renifler et se lécher, leurs maîtresses respectives se heurtent quant à elles “devant la cage de l’ascenseur”, l’une à sa grille et l’autre au mur dans une tentative désespérée de traction inverse, jusqu’à ce que l’ensemble des mouvements contrariés produise à la fois “un personnage désarticulé”, dont le “grand couac corporel”

signale l’affect, et un “steak à la rose” pour le “monstre lubrique” à quatre pattes.

Autrement dit, “c’était magnifique ; on aurait dit un Bacon”. La beauté n’a plus rien de la congruence ici, car tandis que la cheville tordue fait avec les genoux, les bras et la tête

“des angles bizarres et le tout couronné par la queue-de-cheval à l’horizontale”, la référence à Bacon est avant tout animale et sexuelle, elle fait “honte” à qui n’y voit aucun style mais plutôt le “hussard ancienne manière”. L’adolescente qui décrit la scène y reconnaît un “Bacon encadré dans les W.-C. de [s]es parents avec quelqu’un qui est sur des W.-C., justement et à la Bacon, quoi, genre torturé et pas très ragoûtant”. L’analyse deleuzienne de Bacon qui affronte le “corps en tant que chair ou viande”28, en dégage précisément les “poussées” suivant lesquelles il “tente de s’échapper par un de ses organes”, acculé dans ces zones “d’indiscernabilité, d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal”. C’est là le “champ opératoire” d’une peinture où la “Figure ainsi isolée devient une Image, une Icône”.

19 Francis Bacon est devenu l’incontournable référence fictionnelle d’une littérature qui explore le champ opératoire des forces à l’œuvre dans la culture contemporaine. Pierre Charras élabore une monographie en forme de tableaux d’une exposition que parcourt un visiteur en quête de lui-même dans Bacon, le ring et la douleur29. De recherche identitaire il est également question pour Alain Absire, qui dans Deux personnages sur un lit avec témoins30 en tire une passion amoureuse aussi picturale que mortelle. Son répondant sur le registre du pol’art (roman policier à intrigues artistiques) est fourni par l’écrivain québécois Benoît Bouthillette qui met en scène un tueur en série inspiré par les toiles de Bacon dans La Trace de l’escargot31. De cette monstruosité criminelle “baco- nienne” se souvient à son tour le cinéaste Henry S. Miller dans le film américano- canadien Anamorph (2008), tandis que l’œuvre entière du cinéaste canadien David Cronenberg peut être comparée à celle du peintre britannique32. Recyclant au compte de la bourgeoisie cette fortune critique à la fois sexuelle, populaire et intermédiale pour l’élever à un standing fictionnel supérieur, Pierre Assouline introduit un Bacon dans le salon parisien, avec un commentaire du propriétaire sur “ce que la violence de son érotisme devait à la poésie de T.S. Eliot et aux tragédies d’Eschyle (mais où avait-il été chercher ça ?)” (I 65). Sans doute le maître des lieux cherchait-il surtout à fixer en vers un débordement corporel animal qui eût pu le déclasser aux yeux de ses invités.

20 De fait, dans Les Invités, les tableaux relèvent d’une spéculation (I 105) et non de l’histoire de l’art, discipline indésirable et presque menaçante, qui s’imposera cependant par effraction et à trois reprises comme le refoulé du marché de l’art, faisant retour à la manière d’un symptôme. D’emblée “l’art du placement” promeut la patronne au rang d’artiste, recrue potentielle de ce marché :

(8)

Un galeriste de la rue des Beaux-Arts l’avait même convaincue de monter une exposition de ses plans de table dûment marouflés et encadrés, accrochage dans lequel il voyait déjà un geste artistique sans équivalent dans la société du spectacle. Que nul n’y eût songé avant lui était de nature à le stimuler quand cela aurait pu le dissuader. (I 69)

L’ironie est à la mesure de l’ignorance de l’histoire de l’art contemporain, dont ni le galeriste ni la patronne ne se soucient, mais qui demeure symptomatique de l’empreinte inconsciente de l’art à l’ère de sa reproductibilité technique, ces accrochages spectacu- laires n’étant jusque dans leur virtualité que les pâles copies des Tableaux-pièges de Daniel Spoerri ou du Régime chromatique de Sophie Calle.

21 L’histoire de l’art est bien l’inconscient freudien de la scène dînatoire, au point que surgit une inquiétante étrangeté, unheimlich (I 49), allégorisée en la personne d’une invitée qui “avait quelque chose d’indiscutablement… préraphaélite”, “présence” troublante,

“fantôme égaré” d’un Dante Gabriel Rossetti ou d’un Burne-Jones (I 51-52). Spectrale, la référence historique se voit en miroir dans la solitude d’un “portrait bouleversant de détresse signé d’un nom qui ne lui disait rien, Jean Rustin”, mais dont “le cri poussé du fond des âges” trouve un écho jusqu’à aujourd’hui, lui redonnant ainsi sa part d’humanité perdue (I 167-168). Le rapprochement historique n’a rien de congruent ici, c’est l’inconscient qui fait “exploser les fibres de la toile” (I 168) et les relie aux fibres sensibles des présences fantomatiques.

22 Après le déni d’existence de l’art contemporain, puis l’apparition anachronique d’une posture préraphaélite, la troisième occurrence du refoulé historique de l’art demeure la plus explosive, révélant une barbarie de la civilisation même, dont le prénom de la bonne devient l’indice. À la manière d’une chasse à la sorcière, Sonia la bonne est traquée, car en elle c’est la non-européenne camouflée qui “telle une marchandise”(I 101) est évaluée et soupesée à table pour que le “non-dit” y soit “craché” : Oumelkheir (I 102, 120-121). Réciproquement, celle qui “aurait tant voulu s’enfoncer jusqu’à en être absorbée dans la contemplation d’un grand tableau de Rebeyrolle qui l’appelait depuis le début du dîner, se dissimuler sous la nappe, ou mieux s’enfuir” (I 97), se trouve “libérée”

en affirmant son identité. Car si la bonne a pu se reconnaître dans les Prisonniers de 1972, voire Les évasions manquées de 1983, et peut-être même dans On dit qu’ils ont la rage de 1984, c’est bien parce qu’elle sait quelque chose de l’art à quoi elle peut se raccrocher et qui lui donne la sensation d’exister. Plus encore, elle déporte son anéantissement social et l’étend jusqu’à produire un malaise dans la culture.

23 Car la bonne se révèle aussi être une étudiante sur le point de terminer son doctorat en histoire de l’art à la Sorbonne (I 108), superposant ainsi deux microcosmes symbolique- ment irrecevables pour sa patronne accrochée à un “entre-deux parfois inconfortable jusqu’au malaise, car plus le monde se déterritorialisait, plus elle cherchait à se fixer dans des frontières” (I 172). Mais à la différence de la concierge intellectuelle de Barbery qui ne sortira jamais de sa clandestinité, trop défiante à l’égard de toute identification ou appartenance, Oumelkheir fait son coming out savant et devient la porte-parole d’une discipline universitaire, rompant le contrat tacite de sa fonction de servante, à savoir qu’ “il n’y a pas de place pour la conversation entre l’esclave et le maître” (I 16). Par rapport à l’ignorante Cunningham de Ravey, le renversement des rôles est complet chez Assouline, le logos est dorénavant détenu par la subalterne qui s’approprie le discours historique sur l’art, devenant la voix par laquelle celui-ci est rendu public et légitime, voire officiel.

(9)

De l’(il)légitimité des connaissances corpor(elles)

24 Lorsqu’il est détenu par une subalterne, le savoir sorbonnard révèle certes un malaise dans la bourgeoisie, mais n’en demeure pas moins autorisé, juste décalé d’un cran sur l’échelle sociale par une “déclassée du haut”. Il ne peut pas en être de même pour l’autodidacte Madame Michel, qui connaît la force des préjugés au point de prendre

“soin de traîner [s]es pieds enchâssés dans des chaussons si conformes que seule la coalition de la baguette de pain et du béret peut leur lancer le défi des clichés consensuels” (E 31). Faire semblant ici, c’est mettre l’accent sur une dichotomie criante entre le corps et le cerveau, “dans un monde où ce sont les mots et non les actes qui ont du pouvoir, où la compétence ultime, c’est la maîtrise du langage” (E 56). Pourtant, le corps parle et les gestes relèvent d’une autre maîtrise, telle la “marche contrariée” des femmes japonaises (E 163), le “rituel” du thé (E 94), ou le savoir-faire du bricoleur :

Il n’était pas dépourvu d’intelligence, bien qu’elle ne fût pas de l’espèce que le génie social valorise. Si ses compétences se limitaient aux affaires manuelles, il y déployait un talent qui ne tenait pas que des aptitudes motrices et bien qu’inculte, abordait toutes choses avec cette ingéniosité qui, dans la bricole, distingue les laborieux des artistes et, dans la conversation, apprend que le savoir n’est pas tout. (E 47)

25 Dans le roman, la bricole artistique sera forcément éclectique, contrevenant les codes incarnés de classes, avec une référence implicite aux théories culturelles de Bernard Lahire33 sur les pratiques hétérogènes des “transfuges”, capables de se déplacer à travers les secteurs les plus différenciés de la société et d’en adopter les comportements. En circulant à travers la pluralité dissonante des champs artistiques (de Léon Tolstoï à Henning Mankell, des blockbusters à Peter Greenaway, ou encore de Vladimir Propp et Algirdas Julien Greimas à À la poursuite d’Octobre rouge), la concierge introduit une réflexivité qui fait bouger les limites et les stratifications du savant et du populaire au sein de la culture française. Cette “aptitude motrice” appliquée à la consommation cultu- relle d’une subalterne produit une pratique critique en esthétique, qui non seulement remet en question l’usage élitiste du savoir universitaire, “là où les discours officiels posent des cloisons et interdisent l’aventure” (E 51) mais renvoie aussi à une géopoli- tique internationale des arts34, selon laquelle l’épistémologie occidentale disqualifie depuis la Renaissance une “sensibilité au monde” pour l’opposer à sa “vision du monde” :

Je vous l’apprends, la Toscane n’est pas une terre millénaire. Elle n’existe que pour donner à des personnes […] le frisson de la possession. La “Tôscâne” leur appartient au même titre que la culture, l’Art et tout ce qu’on peut écrire avec une majuscule. (E 225)

26 L’usage impérialiste de la culture s’oppose à l’aventure intellectuelle. D’un Malevitch à un autre, l’esthète ne fait donc que déplacer ses humeurs cyclothymiques de New York à Saint-Pétersbourg, alors que sa femme de ménage, la Cunningham, transporte au fond d’elle-même son vécu historique de l’art, “blessée” dans sa sensibilité par deux heures d’attente devant le Carré blanc et pleurant “en silence” (C 34-35). Soudain, il devient évident pour l’esthète que le langage de sourd de la communication verbale ‒ “je ne l’entendais pas me parler et elle de son côté ne comprenait pas ce que je lui disais” (C 24-25) ‒, a laissé la place à une porosité de l’émotion, puisque la Cunningham “au bord des larmes […] était extrêmement perméable par voie de cause à ce que je lui disais, ce qui signifiait en réalité que la peinture exerçait une certaine influence sur sa sensibilité”

(C 28). Mais plutôt que d’entrer en contact avec la femme sur la base d’un partage du sensible, de nouveau l’esthète lève des barrages intellectuels et considère que

(10)

l’intelligence de sa bonne, “somme toute plus que réduite, et plus réduite encore que je ne l’aurais imaginé, ne pouvait contenir cette somme, que je lui imposais choc sur choc et que je devais en finir et la respecter à terme” (C 28). Si le respect consiste à mépriser les formes de connaissance non cérébrales, alors la relation à l’autre n’a plus aucune importance, elle demeure instrumentale.

27 De même que le champ symbolique de l’art s’est constitué par le passé en refoulant sa production artisanale (parce que manuelle, laborieuse et négociable), les gestes de la Cunningham renforcent le clivage entre tâches domestiques et activité mentale : “pour ce qui concerne le réfrigérateur, madame Cunningham, mon linge sale, dont les draps de lit que vous changez une fois par semaine, je vous fais confiance, et encore, mais vous n’avez pas à toucher à mon matériel de recherche” (C 9). Le dandy hait “tout contact avec la matière, y compris la peinture à l’huile”, et reste absorbé pendant des heures dans la contemplation de “l’essence” des tableaux dont il “pénètre” l’épaisseur, “le derme et l’épiderme” avec “un plaisir sans faille”, dans l’idée d’atteindre le “corps” humain imaginé “sous cette peau” de toile (C 15). L’interprétation du Carré de Malevitch et le discours qui en procède relèvent d’un “investissement”, dont il lui “faudrait un jour ou l’autre récolter les fruits” (C 19), et dont la valeur intellectuelle, faut-il le préciser, demeure en retour indissociablement sociale, financière et patrimoniale. Avec le “recul”

qui sied à la “contemplation” esthétique (C 27), préservé de tout contact extérieur, l’homme cherche ce qu’il “a en lui d’universel et ce que l’œuvre d’art contient en elle- même d’universel” (C 21).

En revanche, par rapport à la formule “nous savons tous, et nous sommes tous bien placés pour le savoir” (C 16), il faut tenir le déplacement de la femme de ménage dans l’espace-temps pour une connaissance alternative des universaux, en marge et en mouvement. Tandis que devant Giotto dans la Chapelle de l’Arena à Padoue, elle s’était sentie “capable de lire des pages [d’un guide] de l’Italie du Nord pendant des heures” (C 31), elle se déplace avec cet ancien guide touristique dans son sac, pratiquant l’Italie renaissante au cœur du Museum of Modern Art de New York.

28 Dans la cafétéria du musée américain où elle lit son guide sur l’Italie tout en mangeant et buvant, le mélange des genres si redouté par l’esthète se produit, les cloisons hermétiques entre l’art observé et l’espace-temps du vécu tombent, faisant émerger les souvenirs d’enfance de la Cunningham et avec eux son “insécurité” profonde (C 37). La réactivation des sensations les plus douloureuses rejoignent alors la “boue” (C 42) du présent et son lot d’insultes et d’humiliations, moment libérateur d’une prise de conscience de l’intolérable condition de subalterne.

Car aux yeux du narrateur, la Cunningham est certes fille du palefrenier (C 11) “aux habitudes contractées dans les écuries” (C 12) et épouse d’un “tueur aux abattoirs” (C 10), mais aussi une forme “parasitaire” animale à l’esprit “pauvre” et “étroit” (C 10-11), une “idiote” (C 26), incarnation aboutie de l’ “anti-art” (C 14, 29) le plus baudelairien et dont on peut rappeler la formule programmatique :

La femme est le contraire du Dandy. Donc elle doit faire horreur.

La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire.

Elle est en rut, et elle veut être f...

Le beau mérite !

La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.

Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy.35

(11)

29 Par effet de miroir, la Cunningham qualifiera donc de “vulgaire tableau” un carré qu’elle croyait pouvoir dessiner elle-même (C 20), et se “gargarisait du rejet de ces toiles qu’elle vomissait” (C 28). Toutefois, le dégoût mérite d’être tenu pour une “praxis” du corps, qui fait remonter en surface les astreintes auxquelles l’intellect a soumis la liberté de sentir par soi-même. Car “l’objet de dégoût n’est pas nécessairement un objet laid mais un objet qui s’impose, qui cherche à contraindre le sentiment de plaisir”, explique Agnès Lontrade, il suscite en fait une jouissance si forte du corps qu’elle ne peut être formulée, elle “excède le désir”, “déborde le jugement”, et la sensation la rejette36. Dès lors, il ne s’agit plus de comparer l’érotisme avec le plaisir artistique à l’instar du goût au XVIIIe siècle, mais de comprendre l’asservissement produit par la dissociation en esthétique entre l’esprit et le corps sensible, vulnérable et dépendant.

30 Stigmatisées par le narrateur, les préoccupations de la Cunningham “de nous trouver à manger” (22) proviennent selon monsieur Clifford d’une préférence à “prêter l’oreille aux appels de son estomac, non à [ses] commentaires venus de l’intérieur de Malevitch”

(C 25). Clairement, la mise en concurrence entre “le cœur de l’esprit” du peintre et le

“cœur de son estomac” de femme retourne le discours esthétique sur son envers, ce

“sombre personnage qui ne voulait entendre que sa faim”, “ombre mortelle [d’un] oiseau de proie” (C 27) qui petit à petit prend de l’ascendant sur la blanche icône et devient son versant démoniaque. Et tandis que l’esthète “se confond” jusqu’à l’identification avec l’esprit du peintre, la subalterne s’écoute, “centrée sur ses problèmes d’hypoglycémie” (C 25), faisant parler son ventre qui gargouille de faim au musée.

Développant la dimension corporelle de la sensation esthétique, la fiction propose un savoir propre à la subalterne, qui demeure la plus illégitime en ce domaine car la plus éloignée du statut conceptuel et expressif de l’art, dont l’artiste est l’unique source. Ainsi s’exprime-t-elle avec son estomac ou ses pieds, à la manière d’un bruit dissonant qui hante à la fois le silence sacralisé des musées et les limites du discours-énoncé de la conversation mondaine.

31 De fait, dans Les Invités, cernée par les controverses pascalienne et barthésienne de normaliens aguerris (I 26, 35), le small talk ambiant (I 36, 149), la bonne qui avait intégré “immédiatement son rôle de sleeping partner (associé qui paie pour jouir du droit de se taire quand tout le monde parle d’où l’on déduit qu’il doit dormir)” (I 81), est obligée de sortir de son “mutisme poli” (I 89) pour engager une “disputatio, un art de la conversation pratiqué parfois à l’égal d’un art martial” (I 35). Exposée en première ligne, sur le front et le fond d’un débat qui fait de l’histoire de l’art l’ultime joute d’une lutte de reconnaissance entre la bourgeoisie de souche et une Française d’origine maghrébine, la place de la servante à table reste à jamais marquée par “une trace puissante, voire indélébile, sur les lattes méthodiquement raclées par les chaussures” (I 202). Car au fur et à mesure que la parole subalterne se délie et avance d’une référence à l’autre, à la manière d’un puzzle, la réaction de son corps caché sous la table témoigne d’une

“tension intérieure”, proportionnelle au hiatus social aussi muet que durable en surface.

Puis soudain, après avoir évoqué Panofsky, “un grand silence suivit ce qui ne se prenait pas pour une démonstration de savoir mais pouvait être considéré comme tel” (I 112). Le champ de l’imaginaire se libère alors en une ellipse narrative entre la fin du dîner et ses retombées : “par une indiscrétion parue dans la presse”, le lecteur apprend que l’industriel canadien “avait suspendu le lancement d’une chaîne de télévision, et que sa Fondation allait développer un projet de musée d’un type nouveau, en France” (I 203).

(12)

Conclusion

32 Avec sa thèse de doctorat et son concours de conservateur en poche, Sonia-Oumelkheir sera absorbée dans le programme global culturel auquel elle s’est préparée en prenant

“goût” à la conversation (I 142). En revanche, Mme Michel et la Cunningham meurent toutes deux percutées par un véhicule dans la rue, l’une écrasée, l’autre propulsée en

“altitude, la tête en bas” (C 43). Cependant, la sanction de mort qui tombe sur qui circule sans laissez-passer dans le domaine du symbolique, est sans doute aussi la seule issue possible d’une fiction sur les images dans une société du spectacle, qui dans ces deux cas enclenche des expulsions tragiques du réel.

33 Si l’art se cache dans une banalité qui “ne prétend à rien”, sinon à “incruster dans l’instant une gemme d’infini” (E 94), alors la concierge était en train de goûter à la poésie “inspiré[e] par la grandeur des petites choses”, attentive à leur jaillissement, avec

“la conviction que c’est bien ainsi” (E 175). Au regard du fondement éthique de ce soin apporté à l’ordinaire, comme bienfait d’un savoir-vivre au quotidien, la concierge se révèle surtout être une philosophe ascétique dans la pure tradition cynique, sachant chercher le bonheur dans une autarcie librement choisie et sans illusion, là où

“l’élaboration des concepts les plus nobles se fait à partir du trivial le plus fruste” (E 174). Jusque dans l’accident qui la fauche, son corps devient la “configuration éphémère des choses au moment où on en voit en même temps la beauté et la mort” (E 298), la dernière performance d’un de ses multiples “triomphes muets dans l’intérieur capitonné d’un esprit esseulé” (E 350). À l’image d’une scène où Lévine va aux champs faucher avec ses paysans dans Anna Karénine, la concierge était elle-même entrée “dans la transe légère qui donne aux gestes la perfection des actes mécaniques et conscients, sans réflexion ni calcul”, un “oubli dans le mouvement” déchargé “du fardeau de la décision et de l’intention” en vertu duquel l’écriture tient “elle-même de l’art du fauchage” (E 130-131).

34 Pour la Cunningham, c’est hors du site institutionnel, envers et contre le “peintre de l’absolu” (C 16) que s’élève son corps dans les airs pour y performer un cercle concret :

“Son corps, accompagné de son sac à main, a décrit une boucle, rebondi sur le pare-brise avant de glisser sur le capot. Puis il est venu rouler sur la chaussée” (C 43). Face au corps-tombeau de l’esthète qui ne cessait de répéter devant le Carré blanc qu’il voulait vivre (C 17, 21, 23), ce corps affirme dans sa précarité qu’il “n’y a pas de vie sans pratiques de vie”37, donc sans le risque de porter cette vie à bout de bras jusque dans “le processus vivant de son insurrection dans le monde”38 ; contre l’objet d’art, il décrit dans la perfection du cercle l’absolu de sa protestation.

35 Par leur corporéité même, la concierge et la femme de ménage accèdent finalement à un hors-champ de la visibilité des vies ordinaires; le spectacle est certes terminé pour elles, mais leur souvenir demeure opératoire. Leur mobilité indissociablement mentale et corporelle déstabilise la représentation du réel, diffractée dans l’environnement comme la figure d’un Bacon de taille humaine qui aurait tenté de s’échapper et aurait réussi.

Nella Arambasin Université de Franche-Comté

(13)

NOTES

1 Michael Sheringham, Everyday Life. Theories and Practices from Surrealism to the Present, Oxford University Press, 2006. Traduction française par Maryline Heck et Jeanne-Marie Hostiou, Traversées du quotidien : des surréalistes aux postmodernes, Paris, PUF, 2013.

2 Pierre Michon, Vies minuscules : récit, Paris, Gallimard, 1984.

Philippe Delerm, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Paris, L’Arpenteur, 1997.

Christian Bobin, La dame blanche, Paris, Gallimard, 2007, p. 92 (“le royaume du saint est le royaume de l’ordinaire”) et 55.

3 Judith Butler, Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, traduction de l’anglais (US) par Jérôme Rosanvallon et Jérôme Vidal, Paris, Éd. Amsterdam, 2005.

4 Jacques Rancière, La parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette, 1998, p. 68.

5 Ibid., citation de Flaubert, p. 29.

6 Ibid., p. 82-83.

7 Florence Aubenas, Le Quai de Ouistreham, Paris, Éd. de l’Olivier, 2010.

8 Le sondage BVA/Emmaüs, réalisé les 9 et 10 novembre 2007 sur un échantillon de 1 000 personnes montre que la hantise, pour deux tiers des Français, est de devenir SDF à court terme.

9 Judith Butler, Vie précaire, p. 25, 31-32.

10 Martha Nussbaum, Not for Profit. Why Democracy Needs the Humanities (2010), traduit de l’anglais (US) par Solange Chavel, Les Émotions démocratiques. Comment former le citoyen du XXIe siècle ? Paris, Climats, 2011, p. 121-122.

11 Christian Oster, Une femme de ménage, Paris, Minuit, 2001, p. 18-19 et 10.

12 Anna Gavalda, Ensemble c’est tout, Paris, Le Dilettante, 2004, p. 571.

13 Sandra Laugier, “Vertus ordinaires des cultures populaires”, in Critique, n°776-7 : Populismes, janvier-février 2012, p. 49 et 55 (à propos de la définition par Stanley Cavell du cinéma comme culture de l’ordinaire).

14 Barbara Formis, Esthétique de la vie ordinaire, Paris, PUF, 2010, p. 9.

15 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, t.1 Arts de faire (1980), Paris, Gallimard, 1990, Introduction générale ; p. XXXV, puis XLIII, XXXVII, et XLIV.

16 Alain Vialat et Georges Molinié, “Éléments de sociopoétique”, in Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, PUF, 1993, p. 216.

17 Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation t.I, Paris, Éd. La différence, 1994 – 4e éd 1996, p. 39.

18 Fabienne Brugière, L’Éthique du care, Paris, PUF-Que sais-je ?, 2011, p. 45 puis 79-81 sur les catégories du care dégagées par Joan Tronto dans Un monde vulnérable : pour une politique du care (1993), traduit de l'anglais (US) par Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009.

19 Yves Ravey, Carré blanc, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2003, dorénavant C.

Muriel Barbery, L’Élégance du Hérisson, Paris, Gallimard, 2006, dorénavant E.

Pierre Assouline, Les invités, Paris, Gallimard-Folio, 2009, dorénavant I.

Pour les citations, les pages de chaque livre seront données dans le corps du texte entre parenthèses.

20 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), Paris, Hachette Littérature, 2008, p. 256-7.

21 Ibid., chap. XI “Les mondes proustiens”, p. 221.

22 “In the original manuscript, I had Renée talking in a way that was extremely crude, stereotypical; she came across as a caricature of a concierge. My editor said : “You’re a novelist, anything is possible; your concierge could just as well express herself like the Duchess of Guermantes.” I remembered these words and I suddenly had the urge to attempt the voice of a well-read and erudite concierge; I sat down at my desk and wrote the first pages of “Hedgehog.” Interview with Muriel Barbery. Friday, April 24, 2009 by Michael Janairo, Arts &

Entertainment Editor; URL: http://blog.timesunion.com/books/interview-with-muriel-barbery/1349/

23 Gérard Dessons, “L’Éthique de la manière”, in Lia Kurts-Wôste, Marie-Albane Rioux-Watine et Mathilde Vallespir éds., Éthique et significations. La fidélité en art et en discours, Louvain-La-Neuve, Bruylant- Academia, 2007, (43-57). Comme la manière est un concept qui provient du champ anthropologique pour acquérir une valeur opératoire en esthétique, elle implique une historicité, voire une éthique, qu’implique bien moins la “notion concurrente de style, au caractère plus technique, et donc plus approprié à un processus de rationalisation” (p. 51).

24 Sur “Art” de Yasmina Reza, cf. Nella Arambasin, “La critique d’art aujourd’hui : une percée à travers nos catégories méthodologiques”, in Jean-Marc Moura et Sylvie Puech éds., Méthodologies de la littérature comparée aujourd’hui, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1999, p. 197-210.

25 Yasmina Reza, “Art”, Arles, Actes Sud-Papiers, 1994, p. 11 et 17.

26 Bruno Péquignot, Pour une sociologie esthétique, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 140 (à propos de la distinction de Bourdieu entre l’habitus et la liberté qui fait de la création un acte social déterminé dans l’histoire).

27 “Why was the painting in Ozu’s apartment a copy? Because the point is to live with beauty over authenticity.

Having the original would have been too expensive to purchase, too fragile to care for, too much hassle to secure and ultimately unnecessary.” Propos recueillis dans l’interview de Muriel Barbery avec Kim, du 16 mai 2009,

(14)

dans la revue littéraire en ligne : www.bookstorepeople.com/2009/05/lost-in-translation-ii-a-conversation- with-muriel-barbery/

28 Gilles Deleuze, op.cit., p.20 (chap.IV “le corps, la viande et l'esprit, le devenir animal”), puis p.17 (chap.III

“Athlétique”) et p.9 (chap.I “Le Rond. La piste”).

29 Pierre Charras, Bacon, le ring et la douleur, Paris, Dilettante, 2013.

30 Alain Absire, Deux personnages sur un lit avec témoins, Paris, Fayard, 2006.

31 Benoît Bouthillette, La Trace de l’escargot, Chicoutimi, J.-Cl. Lattès, 2005.

32 Sébastien Rossignol, Le cinéma de David Cronenberg et la peinture de Francis Bacon. Regards croisés.

Maîtrise de Cinéma et Histoire, Sous la direction de Natacha Laurent, Université de Toulouse le Mirail, UFR Arts et Archéologie, juin 2003.

33 Bernard Lahire, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998, et La culture des individus.

Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004. En référence au “Prophète des élites modernes” dans L’Élégance du hérisson, I-8 (70-79) : “un sociologue, dont j’aurais passionnément aimé savoir s’il aurait lui-même aimé savoir qu’une concierge en chaussons Scholl venait de faire de lui une icône sacrée”.

34 En référence à Walter Mignolo, “Géopolitique de la sensibilité et du savoir : (Dé)colonialité, pensée frontalière et désobéissance épistémologique”, in Mouvements, Paris, La Découverte, n° 73, 2013 (p. 181-190).

35 Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, journal intime (1887), version électronique consultable sur : http://www.bmlisieux.com/archives/coeuranu.htm

36 Agnès Lontrade, “Quelle place pour le corps dans l’expérience esthétique ?”, in Barbara Formis éd., Penser en corps. Soma-esthétique, art et philosophie, p. 90-1, puis 80 et 89.

37 Barbara Formis, op. cit., Esthétique de la vie ordinaire, p. 8.

38 Idem, p. 17.

Références

Documents relatifs

Le fait qui consiste, pour le survivant d’un crime de masse, à rédiger et à publier le récit circonstancié des violences dont il a été le témoin pour les porter à

Ce que je voudrais avancer tout à trac, c’est que la fonction du pervers, celle qu’il remplit, loin d’être, comme on l’a dit longtemps - comme on n’ose plus le dire

Cette recherche d’une “Scienza Nova” ou encore “Vita Nova” 24 qu’exemplifie pour lui l’œuvre proustienne, Roland Barthes la pousse jusqu’au point où ce roman-là

Dans D’un Autre à l’autre, l’ordre symbolique de l’Autre n’est plus, Lacan nous annonçant ce qui sera la plurification des noms du père, en en faisant un

Durant ce même intervalle de deux ans, nous avons recensé au moins six nouvelles interactions entre artistes et scientifiques, issues de la rencontre de 2017, portant par

du genre biographique avec sa biographie de Glenn Gloud, comme l’a montré D. Rabaté, « Ce qui n’a pas de témoin ? Les vies imaginaires dans l’écriture contemporaine »,

Le dénombrement de 1869 a fait constater que parmi la population au-dessous de dix ans et parmi celle ayant dépassé cinquante- cinq ans, le sexe féminin prédomine numériquement sur

Tandis qu'à Bruxelles les questions relatives à l'agriculture, au commerce, à l'industrie, à la population, au cadastre, à l'émigration, à la justice, à l'instruction