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View of Représentation et utilisation du passé d’après deux exemples tirés du recueil des 'Panegyrici latini'

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Texte intégral

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Résumé

Par sa codification, le panégyrique constitue un genre discursif fondé sur une entreprise, à finalité politique, de configuration du passé. Immédiat, récent ou lointain, ce dernier s’y voit instrumentalisé afin de mettre en valeur un personnage loué. Quali- tative ou substantielle, cette manipulation de la réalité historique recourt notamment à l’utilisation de l’amplification par comparaison et à la technique dite du « masque », qui consiste à dissimuler et déguiser certains épisodes peu flatteurs. Le présent article exa- mine la mise en œuvre de ces procédés au sein des Panegyrici latini (IIIe et IVe siècles de notre ère), à travers la relation de deux moments significatifs de l’histoire impériale de cette période : l’instauration d’un pouvoir dissident en Bretagne et la prise de pou- voir de Julien en 361.

Abstract

Through its codification the panegyric represents a discursive genre based on a politically-aimed venture to shape the past. Immediate, recent or distant, the past is used in order to lay emphasis on a praised individual. Qualitative or substantial, this manipulation of historical reality resorts to the use of amplification through compa- rison and to the “mask” technique, which consists in concealing and disguising some unflattering episodes. The present article examines the implementation of those pro- cesses in Panegyrici latini (3d and 4th centuries AD), through the account of two signi- ficant moments of imperial history from that period : the establishment of a dissident power in Brittany and the coming to power of Julian in 361.

Stéphanie D

anvoye

Représentation et utilisation du passé

d’après deux exemples tirés du recueil des Panegyrici latini

Pour citer cet article :

Stéphanie Danvoye, « Représentation et utilisation du passé d’après deux exemples tirés du recueil des Panegyrici latini », dans Interférences littéraires, nouvelle série, n° 1,

« Écritures de la mémoire. Entre témoignage et mensonge », s. dir. David Martens &

Virginie renarD, novembre 2008, pp. 19-32.

http://www.uclouvain.be/sites/interferences

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Représentation et utilisation du passé d’après deux exemples

tirés du recueil des Panegyrici latini

I. P

résentatIonDucorPus

Le recueil désigné sous l’appellation de Panegyrici latini, dits « Panégyriques Latins » ou « Panégyriques Gaulois », est constitué de onze discours d’apparat pro- noncés entre 289 et 389 ap. J.-C. Les destinataires en sont les princes Maximien, Constance, Constantin, Julien et Théodose. S’y ajoute un discours exposant une requête adressée au gouverneur de la Lyonnaise. Les auteurs de ces discours sont en majorité des professeurs de rhétorique natifs de Gaule ; certains sont en outre d’anciens fonctionnaires impériaux, proches de la cour.

II. P

résence DuPassé DanslecorPus

Les allusions, empreintes de nostalgie, de fierté ou de réprobation, à des périodes révolues de l’Histoire foisonnent dans le corpus des panégyriques gau- lois. En effet, par sa codification même, le genre épidictique stipule que les dis- cours d’éloge, dits encomiastiques, doivent être émaillés de mentions du passé.

D’après Ménandre le Rhéteur, l’une des sources théoriques les plus précieuses concernant le genre épidictique, et notamment le basilikòs lógos, parmi les topoi incontournables de tout éloge impérial figurent plusieurs thèmes qui mettent tout spécialement en œuvre des évocations du passé : le génos, l’anatrophé et les práxeis de la personne qui est l’objet du discours1. Ainsi, il incombe à l’orateur de louer la famille du laudandus et, le cas échéant, de célébrer les hauts faits accomplis par ses ancêtres ; de retracer la jeunesse et l’éducation reçue par le laudandus ; de décrire les actions honorables qu’il a réalisées en temps de paix et en temps de guerre. Ce canevas de base transparaît dans la plupart des discours2. Néanmoins, l’adaptation aux circonstances primait sur l’application servile et rigide des préceptes établis

1 Ménandre livre des indications sur ces trois thèmes respectivement en 370, 9-28 ; 371, 17 – 372, 2 ; 372, 12 – 376, 31.

2 Un exemple limpide est fourni par le panégyrique dédié à Constantin par un orateur ano- nyme en 310 où, après l’exorde (chapitre 1), l’ascendance glorieuse de Constantin est exposée par la mention des exploits de son aïeul Claude le Gothique et de son père Constance (chapitres 2-9).

Ensuite, le panégyriste relate les débuts de Constantin (chapitres 10-13) avant de se concentrer sur le compte-rendu d’un exploit grandiose qu’il a accompli à l’âge adulte : renverser son beau-père Maximien qui fomentait une révolte contre l’ordre légitime (chapitres 14-20). Le discours s’achève par la péroraison (chapitres 21-23).

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par les théoriciens et garantissait à chaque discours une spécificité à la mesure de la virtuosité de l’orateur.

Outre les topoi qui consistent à relater des faits passés, les panégyriques com- portent également de fréquentes comparaisons qui mettent en parallèle ou en op- position le laudandus et, soit un prédécesseur de rang impérial, soit un personnage historique ou mythique. Ainsi, dans son traité théorique, Ménandre invitait-il les orateurs à établir des comparaisons entre le règne de l’empereur loué et l’adminis- tration de ses prédécesseurs, afin de mettre le premier en valeur3. En outre, les gran- des figures de l’histoire romaine utilisées comme termes de comparaison étaient considérées comme un paradigme à l’aune duquel étaient jugés les exploits racontés et comme un modèle dont il fallait essayer de se rapprocher4.

En conséquence, la nature épidictique des œuvres induit, dans chacun des discours, la présence d’un passé doté d’une triple caractérisation temporelle : pre- mièrement un passé immédiat, dans lequel évolue le laudandus lui-même ; deuxiè- mement un passé récent, qui est le temps des ascendants du laudandus et de ses prédécesseurs ; troisièmement un passé lointain, au cours duquel les grands héros avaient fait preuve d’une conduite exemplaire.

III. t

echnIques éPIDIctIques

Le panégyriste déploie tous les ressorts de son art rhétorique pour représen- ter ces situations et ces faits passés conformément à son objectif encomiastique.

Dans ce but, il met en œuvre un argument proprement épidictique : l’amplification6. Avant d’être pourvue d’une valeur argumentative, l’aúxêsis était, pour les tenants de la Première Sophistique, un procédé qui témoignait de la puissance du lógos, au mépris d’un idéal de vérité, de morale, de convenance7. Les sophistes se vantaient en effet d’être capables de grandir l’insignifiant et d’abaisser l’important. C’est Aris- tote qui, le premier, fit de l’amplification une notion technique et la définit comme

« argument » de l’épidictique, parallèlement à l’exemple et à l’enthymène8. Le pro-

3 Mén., 376, 31 – 377, 9.

4 Dans le même ordre d’idées, voir l’étude, sur un corpus différent, de Michel nouhauD, L’Utilisation de l’histoire par les orateurs antiques, Paris, Les Belles Lettres, « Études anciennes », 1982.

Voir cette distinction chez Charles E.V. nixon, « The Use of the Past by the Gallic Panegyr- ists », dans Reading the Past in Late Antiquity, s. dir. Graeme cLarke et al., Rushcutters Bay, Australian National University Press, 1990, pp. 1-36.

6 Marc Dominicy étudie le concept d’amplification comme argument dans plusieurs publi- cations : Marc DoMinicy, « De la pluralité sémantique du langage. Rhétorique et poétique », dans Poétique n° 80, 1989, pp. 499-514 ; iD., « Prolégomènes à une théorie générale de l’évocation », dans Sémantique textuelle et évocation, s. dir. Michel vanheLLeputte, Louvain, Peeters, « Brussels Publica- tions in Artistic and Literary Studies », 1990, pp. 9-37 ; iD., « Du “style” en poésie », dans Qu’est-ce que le style ?, s. dir. Georges MoLinié et Pierre cahné, Paris, Presses Universitaires de France, « Lin- guistique nouvelle », 1994, pp. 115-137 ; iD., « Rhétorique et cognition : vers une théorie du genre épidictique », dans Logique et Analyse n° 150-152, 1995, pp. 159-177 ; iD., « Le genre épidictique : une argumentation sans questionnement ? », dans Argumentation et questionnement, s. dir. corinne hoo-

gaert, Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation scientifique », 1996, pp. 1-12 ; iD. et Christine Michaux, « Le jeu réciproque du cognitif et de l’émotif dans le genre épidictique », dans La Mise en scène des valeurs. La rhétorique de l’éloge et du blâme, s. dir. Marc DoMinicy et Madeleine FréDéric, Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, « Textes de base en Sciences des discours », 2001, pp. 135-165.

7 Laurent pernot, La Rhétorique de l’éloge dans le monde gréco-romain, Paris, Institut des Études augustiniennes, 1993, pp. 675-676.

8 Arstt., Rhet., I, 1368 a 26-33 ; II, 1392 a 4-7 ; III, 1417 b 21-38.

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cédé de l’amplification ne doit donc pas être perçu comme un ornement vain, mais comme une forme d’argumentation – distincte de celles qui ont cours dans les genres délibératif et judiciaire –, qui rehausse la beauté et l’importance des actions décrites.

Outre l’amplification, un autre procédé épidictique était fort utile aux pané- gyristes. Cette technique, dite du masque, a été théorisée par Pierre-Louis Malosse à travers une étude des discours de Libanios9. En effet, le règne de l’empereur loué pouvait comporter des faits peu glorieux, dont le compte-rendu s’accordait mal avec la mission assignée aux orateurs, à savoir démontrer l’excellence du laudandus à travers ses vertus exemplaires et ses actions irréprochables. Selon Pierre-Louis Ma- losse, les orateurs ne pouvaient recourir à l’invention pure et simple : leurs discours étant prononcés du vivant ou peu après la mort de la personne concernée, le public était au courant des faits et ne pouvait pas être dupe. Quant à l’omission, son étude n’est guère significative, car cette technique était non seulement exploitée pour rayer les faits honteux, mais pouvait aussi être imposée par exemple par la concision du genre épidictique ou par des mesures politiques telles que la damnatio memoriae.

Par conséquent, quand ils devaient traiter des actions indignes, à propos desquelles le mensonge et l’omission pouvaient paraître trop suspects à l’auditoire, les enco- miastes privilégiaient l’art du masque, qui consiste à évacuer, par une dissimulation habile, les aspects honteux d’une réalité. De ce fait, le fond de vérité subsiste, mais est recouvert d’un vernis plein d’éclat qui masque tout ce que la réalité comporte de déshonorant.

À présent, nous nous proposons d’illustrer comment, concrètement, les ora- teurs représentent et utilisent le passé dans les panégyriques gaulois. Nous allons tenter, d’une part de mettre en lumière les différentes techniques dont disposent les panégyristes pour remplir leur mission encomiastique, d’autre part de déceler tous les enjeux qui peuvent sous-tendre l’utilisation du passé dans notre corpus. Pour ce faire, nous axerons notre analyse sur deux épisodes significatifs de l’histoire impé- riale des IIIe et IVe siècles : l’instauration d’un pouvoir dissident en Bretagne et la prise de pouvoir de Julien.

Iv. I

llustratIonsDelarePrésentatIonetDel

utIlIsatIonDuPassé

A. Les récits des opérations en Bretagne, ou comment masquer la lon- gue impunité d’un usurpateur

La première illustration porte sur un événement-clé du IIIe siècle finissant : l’usurpation de Carausius. Commandant d’une flotte romaine, ce dernier était pré- posé à la protection des côtes gauloises contre les pirates saxons et francs. Il était entré en dissidence en 287 et s’était autoproclamé imperator en Bretagne, épaulé par des alliés barbares10. Trois panégyriques du recueil des Panegyrici latini traitent de cet épisode : le panégyrique de Mamertin en l’honneur de Maximien, qui date de 289 ;

9 Pierre-Louis MaLosse, « Fausser avec du vrai : l’art du masque dans les éloges royaux, d’après l’exemple de Libanios », dans Plekos n° 1, 1998 – http://www.plekos.uni-muenchen.de/98,99/ama- losse.html.

10 Sur le déroulement de cet événement, se reporter à D. E. eichhoLz , « Constantius Chlo- rus’ Invasion of Britain », dans Journal of Roman Studies, n° 43, 1953, pp. 41-46.

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le discours d’anniversaire en l’honneur de Maximien prononcé par le même orateur en 291 ; ainsi qu’un panégyrique anonyme adressé à Constance en 297. Passons à présent en revue ces trois témoignages et sondons la représentation qu’ils offrent de l’insubordination de Carausius.

En 289, Mamertin centre son propos sur la certitude d’une victoire immi- nente sur Carausius, qualifié de « pirata » retranché sur une île de l’Océan (12, 1- 2). L’orateur met l’accent sur l’aide que les éléments et les dieux fournissent à la préparation de l’expédition impériale (12, 3-6), gage d’un succès prochain (12, 8).

En outre, la divinité protectrice de Maximien, Hercule, a le don de triompher des pirates (13, 5) ; un tel patronage augure de ce que Maximien culbutera lui aussi le pirate qui subvertit la stabilité de l’Empire.

Étonnamment, deux ans plus tard, lorsqu’en 291 Mamertin adresse un se- cond panégyrique à l’empereur Maximien, il demeure totalement muet à l’égard des suites du déroulement de l’expédition de Bretagne. Tout au plus, dans la péro- raison, annonce-t-il de futurs trophées navals (19, 4), allusion voilée à un triomphe attendu en Bretagne, qui ne s’est toujours pas concrétisé. Le ton, empreint d’une réserve flagrante et d’une confiance peu assurée, contraste avec l’espoir euphorique qui animait le discours de 289. La raison du revirement de Mamertin est l’échec retentissant de l’opération qui se préparait sous les meilleurs auspices en 289. Pareil aveu n’est évidemment jamais formulé explicitement dans le recueil. Néanmoins, un discours plus tardif offre une intéressante version des faits :

Il s’y était joint [aux forces de Carausius] en effet une longue impunité du crime qui avait porté si haut l’audace de ces forcenés qu’ils se prévalurent de l’inclémence de la mer, qui avait ajourné votre victoire par une sorte de né- cessité fatale, pour attribuer ce retard à la terreur de leur nom et qu’ils crurent non point que la prudence avait momentanément fait interrompre l’expédi- tion, mais que le désespoir y avait fait renoncer.11

Dans ce passage où un panégyriste est acculé à avouer un revers que vient d’essuyer le pouvoir romain, Maximien n’est pas chargé de la responsabilité du fiasco. En effet, au moment où ce discours est prononcé, Maximien régnait tou- jours ; il n’aurait pas été très habile de la part de l’orateur de dénoncer ouvertement l’Auguste. Dès lors, l’auteur recourt à la technique du masque, en déplaçant les responsabilités et en incriminant l’état de la mer impropre à la navigation. L’orateur utilise une formule vague, « fatali quadam necessitate », qui signifie que personne n’est fautif. En outre, le panégyriste attire l’attention du lecteur vers une qualité impor- tante qu’a adoptée Maximien en ces circonstances peu favorables : la prudence.

L’habileté du rhéteur lui permet d’opérer un tour de force qui consiste à louer les qualités d’un homme de guerre au cours du récit d’une défaite. Par ailleurs, l’orateur ne parle jamais d’échec, mais, par euphémisme, affirme que l’avortement de l’expé- dition ne fut qu’un ajournement de la victoire.

Après le témoignage des deux premières sources, voyons à présent comment l’orateur anonyme de 297 traite le thème de l’action insurrectionnelle, qui s’est fi-

11 Pan., IV, 12, 2 : Nam et accesserat diuturna sceleris impunitas quae desperatorum hominum inflarat audaciam, ut illam inclementiam maris, quae uictoriam uestram fatali quadam necessitate distulerat, pro sui terrore iactarent nec consilio intermissum esse bellum, sed desperatione omissum crederent (trad. Édouard gaLLetier, Paris, Les Belles Lettres, « Universités de France », 2003, p. 92).

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nalement soldée par la victoire du camp du pouvoir légitime. Il use de procédés épidictiques différents de l’exaltation anticipée de la victoire et de l’omission pure et simple du motif, exploités respectivement en 289 et en 291 par Mamertin. En effet, le panégyriste de 297 glorifie la victoire de son laudandus par une utilisation habile de quatre personnages de l’histoire romaine : Gallien, Probus, Jules César et Antonin. Cette instrumentalisation du passé appuie l’amplification rhétorique de quatre motifs : l’affront essuyé, le danger encouru, la contribution apportée et le mérite recueilli.

Premièrement, l’affront que constitue le détachement de la Bretagne est dra- matisé au moyen d’une comparaison avec la situation sous un empereur précé- dent :

Moins déshonorante, si déplorable qu’elle fut pourtant, avait été sous le prin- cipat de Gallien la rupture de ces provinces avec la lumière de Rome. Alors en effet, soit par l’imprévoyance du gouvernement, soit par un fléchissement de nos destins, l’empire était mutilé dans presque tous ses membres […]. On res- sentait moins douloureusement la perte d’une province, lorsqu’on était privé de presque toutes. Mais aujourd’hui que votre valeur a, dans le monde entier, non seulement recouvré les régions qui avaient été romaines, mais encore tou- tes celles qui nous étaient hostiles, […] notre âme était ulcérée (à cette heure enfin nous l’avouons) par cet affront unique infligé à un pareil empire et il nous paraissait d’autant plus intolérable qu’il était seul à faire obstacle à notre gloire.12

Le panégyriste de Constance opère un balancement entre le règne de Gallien et la situation présente, par l’emploi de l’expression « tunc…nunc » (§ 2-4) ; ce rap- prochement est justifié par la dissidence de la Bretagne durant ces deux périodes de l’Histoire. Sous le couvert de sanctionner plus sévèrement la situation actuelle, l’ora- teur blâme un prédécesseur au poste impérial, en décrivant les désastres qui s’en- chaînèrent sous son règne, par contraste avec les succès remportés par la Tétrarchie.

Remarquons qu’une grande précaution entoure l’attribution des responsabilités de la perte de la Bretagne sous Gallien. L’orateur n’inculpe pas directement la personne de l’empereur, mais invoque l’imprévoyance ou le destin (10, 2 : « siue incuria rerum siue quadam inclinatione fatorum »). Le parallélisme qui traverse tout le passage invite l’auditoire à adopter également une attitude clémente envers les dirigeants actuels qui n’ont pu empêcher la prise de la Bretagne par Carausius.

Deuxièmement, le danger à affronter est grossi par une comparaison qui sug- gère que cette révolte aurait pu contaminer une large superficie de l’Empire, tels les Francs qui, au IIIe siècle, installés en tant que colons sur les rives du Pont-Euxin, essaimèrent jusqu’aux bords de l’Océan :

À notre esprit revenait en effet l’audace incroyable et l’indigne succès d’un petit nombre de prisonniers Francs qui, sous le divin Probus, partirent du Pont sur des navires qu’ils avaient capturés, ravagèrent la Grèce et l’Asie, abordè-

12 Pan., IV, 10, 1-4 : Minus indignum fuerat sub principe Gallieno quamuis triste harum prouinciarum a Romana luce discidium. Tunc enim siue incuria rerum siue quadam inclinatione fatorum omnibus fere membris erat truncata res publica […]. Non erat tantum doloris in singulis, cum paene omnibus caretur. Nunc uero toto orbe terrarum non modo qua Romanus fuerat uirtute uestra recepto, sed etiam qua hostilis edomito […], urebat animos (quod nunc denique confitemur) una illa tanti imperii contumelia eoque nobis intolerabilior uidebatur quod gloriae sola restabat (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 90).

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rent, non sans y causer des dommages, sur presque tous les points de la côte de Libye, s’emparèrent enfin de la ville de Syracuse, jadis célèbre par ses vic- toires navales, et, après avoir accompli un immense voyage, pénétrèrent dans l’Océan, là où il fait une brèche dans les terres, prouvant ainsi par la réussite de leur téméraire entreprise que nulle contrée n’est à l’abri des fureurs des pirates, quand un navire peu y accéder.13

Le panégyriste souligne dans cet extrait de manière conventionnelle l’auda- cia et la temeritas des Francs. Le petit nombre des rebelles (« paucorum ex Francis captiuorum ») ne fait que renforcer le caractère incroyable et inattendu de cette équipée, qui a été soutenue par la felicitas de ce peuple. Quelle est la signification de cette comparaison, qui met en parallèle le danger potentiel que représentait le soulèvement de la Bretagne orchestré par Carausius et le désastre occasionné par la migration dévastatrice de ces Francs qui toucha plusieurs zones de l’Empire ? Selon Alain Chauvot, le panégyriste souhaite ici faire part de l’anxiété éprouvée par la population au moment de la sécession de Carausius face au risque, jugé réel, de la réédition d’une pareille catastrophe si le rebelle n’était pas rapidement maté14. L’orateur se ferait donc ici non pas le porte-parole de milieux proches de la cour, mais l’écho des angoisses des citoyens gaulois, qui appréhendent le succès des opposants à l’ordre légitime. Ménageant néanmoins la susceptibilité impériale, l’auteur prend soin d’éviter d’accabler la responsabilité de Probus et incrimine l’« indigna felicitas », contre laquelle l’empereur ne peut rien. Par consé- quent, l’impunité dont a longuement joui Carausius n’est pas non plus imputée à l’empereur.

La participation active de Constance à l’effort de guerre est le troisième élé- ment à subir une amplification par le biais d’une comparaison avec une figure du passé. En effet, l’orateur fustige les prédécesseurs de Constance (14, 1 : « illorum prin- cipum ») qui célébraient des triomphes sans avoir aucunement pris part aux combats qui ont assuré la victoire. Le panégyriste s’en prend en particulier à Fronton, qui attribua à Antonin la gloire d’une victoire remportée en Bretagne. Le parallélisme avec l’expédition de Constance dans cette même île est frappant et, par conséquent, si Constance surpasse Antonin par ses mérites, le public est amené à conclure de la supériorité de notre orateur sur Fronton lui-même.

L’orateur mobilise donc tout son savoir-faire rhétorique pour renforcer l’éclat de la victoire et la mettre entièrement à l’actif de Constance. Cependant, les témoi- gnages plus tardifs d’Aurélius Victor et d’Eutrope nous apprennent que le préfet du prétoire Asclépiodotus joua un rôle décisif dans l’acquisition de la victoire, ce que tait notre panégyriste15. Certes, Constance et Asclépiodotus firent voile vers l’île chacun à la tête d’une armée, mais c’est en réalité le préfet du prétoire qui se heurta aux troupes de l’usurpateur et qui remporta la victoire décisive. Le chef ennemi, Allectus, qui se plaça à la tête de la révolte après avoir tué Carausius, périt au cours

13 Pan., IV, 18, 3 : Recursabat quippe in animos illa sub diuo Probo paucorum ex Francis captiuorum in- credibilis audacia et indigna felicitas, qui a Ponto usque correptis nauibus Graeciam Asiamque populati nec impune plerisque Libyae litoribus appulsi ipsas postremo naualibus quondam uictoriis nobiles ceperant Syracusas et immenso itinere peruecti oceanum, qua terras irrumpit, intrauerant atque ita euentu temeritatis ostenderant nihil esse clausum piraticae desperationi, quo nauigiis pateret accessus (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 97).

14 Alain chauvot, « Défaites militaires et problèmes internes dans les panégyriques d’époque tardive (289-313) », dans Ktèma n° 27, 2002, pp. 274-275.

15 Aur. Vict., Caes., 39, 42 ; Eutr., 9, 22, 2.

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du combat, tandis que les survivants en fuite furent surpris et taillés en pièce par un contingent de Constance.

Le panégyriste manipule ainsi la réalité historique. Tout d’abord, il est frappant de constater que jamais Asclépiodotus n’est nommé ni désigné par son titre. Tout au plus trouvons-nous l’expression vague « ducibus tuis » (15, 6) quand l’orateur af- firme qu’Allectus préféra affronter les généraux plutôt que Constance en personne.

Mais c’est au César que revient le mérite d’avoir non seulement prescrit l’expédition mais également d’en avoir été le moteur (14, 3 : « praeceptor » ; « hortator et impulsor »).

Outre la comparaison avec Antonin déjà mentionnée, le panégyriste ne manque pas de préciser dans le détail du récit que Constance est l’instigateur des actions de l’une et l’autre armées lancées à l’assaut de la Bretagne. Ainsi, en ce qui concerne la flotte dirigée par son lieutenant, c’est Constance qui lui insuffle du courage au moment du départ (14, 4). Au milieu des hésitations de tous, seul le César ne tergiverse pas16. Et à l’arrivée en Bretagne, les soldats d’Asclépiodotus obéissent aux injonctions de la divinitas impériale17 ; ils gagnent en confiance en contemplant la personne de Constance (15, 3) et en songeant à son numen. Ce n’est d’ailleurs pas la hardiesse des troupes mais la felicitas impériale qui assure la victoire (16, 3). De même, le fait que l’on ne déplore aucune perte dans les rangs de l’armée légitime est un miracle à mettre au compte de la felicitas de Constance (16, 3). Quant aux ennemis, c’est également Constance qui sème la terreur parmi eux et les met en fuite, par le seul effet de son arrivée imminente (15, 5) et de sa maiestas (15, 6). Quant à sa providentia (18, 6), cette qualité permet de les anéantir totalement. En effet, que la victoire soit décernée à Constance était le dessein des dieux. Tous ces emplois, et tout particu- lièrement l’usage de l’expression « vestri contemplatione » (15, 3), concourent à créer l’impression que Constance était présent lors de ces manœuvres et qu’il les dirigeait, ce qui n’était en réalité pas le cas. Néanmoins, un détail contrecarre l’effet ainsi créé : concernant les manœuvres effectuées lors du débarquement de la première flotte, en l’occurrence celle dirigée par Asclépiodotus, l’orateur indique que celles-ci sont exécutées sous les auspices de Constance (15, 2 : « uestro auspicio »). Or, ce même panégyriste avait introduit quelques chapitres auparavant une distinction entre les exploits accomplis sous la direction de Constance (« ductu ») et ceux réalisés sous ses auspices (« auspicio »)18. Un détail dévoile donc que Constance ne mena pas sur le terrain le corps de troupe, mais qu’il inspira seulement ses actions. En conclusion, l’orateur de 297 déploie un arsenal impressionnant de techniques, parmi lesquelles l’utilisation du passé, pour faire apparaître Constance comme un chef militaire qui partage la peine des soldats et des généraux au service de l’Empire.

Enfin, le quatrième et dernier motif mis en avant est le mérite que recueille Constance. En effet, la difficulté de la mission qui incombe au laudandus est amplifiée avec insistance. Le panégyriste offre des ennemis une image centrée sur leur force (12, 1-2). Ainsi, comme on peut s’y attendre, le panégyriste souligne la puissance

16 Aux hésitations de la foule, rendues en 14, 5 par deux courtes interrogatives, s’oppose l’élan de Constance souligné par l’emploi répété de l’adverbe iam : Quid dubitamus ? quid moramur ? ipse iam soluit, iam prouehitur, iam fortasse peruenit.

17 L’auteur affirme en Pan., IV, 15, 2 qu’une fois débarqué, le corps expéditionnaire résolut de mettre le feu à ses navires. Ce comportement serait la preuve de la confiance des troupes en la victoire. Nous pouvons également émettre l’hypothèse que l’orateur cherche par ce biais à masquer une attaque ennemie qui se serait soldée par la destruction de la flotte.

18 Pan., IV, 5, 4. Une distinction identique est apportée par Mamertin en Pan., II, 11, 4 et en Pan., II, 11, 6.

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des effectifs au service de l’usurpateur de manière très traditionnelle, c’est-à-dire par le choix du vocabulaire (« plurimis nauibus » ; « aliquot militum cuneis »), la litote (« non mediocris copiis »), la paronomase (« malam belli molem ») et l’opposition (« eruditis » vs

« nouis »). Mais il met également en œuvre un procédé plus original pour souligner la puissance ennemie. Il utilise le passé (11, 3 : « illa aetate »), et plus particulièrement la figure de Jules César, qui a lui aussi mené une expédition victorieuse en Bretagne :

À cette époque la Bretagne n’équipait pas un vaisseau pour la guerre navale et la puissance romaine qui s’était depuis longtemps déjà exercée dans les guerres contre Carthage et contre l’Asie, récemment même dans la lutte contre les pirates et dans la guerre plus récente contre Mithridate, était forte d’une ex- périence acquise aussi bien sur mer que sur terre. En outre, ce peuple encore primitif était habitué seulement à combattre les Pictes et les Hibernes encore à demi nus : il céda aisément devant les armes et les enseignes romaines, si bien que César, dans cette expédition, ne dut guère s’enorgueillir que d’avoir traversé l’Océan.19

La technique du panégyriste consiste à amplifier les capacités des troupes de Jules César et à réduire la valeur des habitants de la Bretagne. Le mérite de César s’en trouve par conséquent tout à fait dévalorisé. Simultanément, nous l’avons vu, l’orateur grossit les forces de Carausius et, bien plus, affirme que les contingents romains étaient peu expérimentés (12, 1 : « exercitibus uestris in re maritima nouis »). Le lecteur peut dès lors aisément induire lui-même la conclusion de ce raisonnement : le mérite de Constance est d’autant plus remarquable qu’il a vaincu avec des bataillons vulnérables des ennemis au faîte de la puissance.

L’usurpation de Carausius, qui installa son pouvoir illégitime en Bretagne, fut un événement majeur de l’histoire de la dernière décennie du IIIe siècle. Trois discours conservés dans le recueil des Panegyrici latini le mentionnent, en se distinguant toutefois par l’approche qu’ils lui réservent. L’orateur anonyme de 297, qui consacre à l’épisode le traitement le plus prolixe, met en place un dispositif visant à exalter le mérite de Constance, qui remporta une victoire dont l’enjeu était de taille. Son mérite est d’autant plus important que les manœuvres antérieures s’étaient révélées infructueuses.

B. Le récit de l’avènement de Julien ou comment masquer une usur- pation

La seconde illustration est extraite de la gratiarum actio que Mamertin dédia à Julien, le 1er juin 362, à l’occasion de son accession au consulat. Selon la coutume, au cours du cé- rémonial de l’entrée en charge consulaire, les nouveaux consuls prononçaient un éloge du prince. L’origine de cet exercice remonte à la République, lorsque les consuls remerciaient le peuple de leur élection, comme l’atteste Cicéron20. En conséquence de l’instauration

19 Pan., IV, 11, 3-4 : Sed enim illa aetate nec Britannia ullis erat ad nauale bellum armata nauigiis et Ro- mana res inde iam a Punicis Asiaticisque bellis, etiam recenti exercitata Piratico et propiore Mithridatico, non magis terrestri quam nauali usu uigebat. Ad hoc natio etiam tunc rudis et solis Pictis modo et Hibernis assueta hostibus adhuc seminudis facile Romanis armis signisque cesserunt, prope ut hoc uno Caesar gloriari in illa expeditione debuerit quod nauigasset oceanum (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 91).

20 Cic., Agr.II, I, 1 : Est hoc in more positum, Quirites, institutoque maiorum, ut ei qui beneficio uestro imagines familiae suae consecuti sunt eam primam habeant contionem, qua gratia benefici uestri cum suorum laude coniungant. « C’est un usage établi, Quirites, et conforme à la coutume des ancêtres, que ceux à qui

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du principat, les actions de grâces cessèrent d’être adressées au peuple et furent rendues au prince21.

Mamertin, investi du consulat, est donc chargé de rédiger l’éloge de l’empe- reur. Mais un élément crucial de la vie de Julien – son avènement, qui eut lieu moins d’un an auparavant (3 novembre 361) – n’était pas sans poser problème. En effet, Julien avait été nommé César en 355 et préposé à la protection des Gaules par son cousin, l’empereur Constance. Ce dernier lui avait délibérément assigné un poste à haut risque, lui qui, depuis sa propre élévation à l’empire, s’efforçait de se débar- rasser de tous ses proches qui pourraient prétendre un jour au trône. Mais, contre toute attente, Julien se révéla un brillant homme de guerre et réussit, en l’espace de quelques années, à pacifier les Gaules. En 360, Constance décida d’enrôler les trou- pes de Julien, désormais inactives, afin de renforcer son contingent lancé contre les Perses. Mais les soldats gaulois s’opposèrent à ce décret impérial et, de surcroît, pro- clamèrent Julien empereur. Dès lors, ce dernier faisait figure d’usurpateur briguant la reconnaissance de son pouvoir impérial, que Constance refusait évidemment de cautionner. Seule la mort naturelle de l’empereur légitime évita une guerre civile.

Compte tenu de cette conjoncture délicate, Mamertin passe sous silence ou masque soigneusement tout ce qui a trait aux circonstances de l’élévation de Julien.

C’est dans cette perspective qu’il convient de lire le témoignage du panégyriste rela- tif à la révolte qui agita l’Alamannie en 361 :

Je laisse de côté le monde barbare tout entier soulevé et prenant les armes contre le défenseur de la liberté romaine, les peuples récemment vaincus et rebelles au joug qui venait d’être imposé à leur nuque encore indocile, poussés à une nouvelle crise de folie furieuse par des excitations criminelles.22

On constate dans cette citation que Mamertin masque l’origine de l’incitation à la rébellion. Pour désigner l’origine de ces troubles, le panégyriste mentionne une expression vague, « nefandis stimulis », qui n’est qu’un subterfuge qui dissimule une mise en cause du cousin de Julien. En effet, d’autres sources nous apprennent que c’est Constance lui-même qui avait encouragé les Alamans à envahir la Gaule afin de retenir le dissident ambitieux dans ces régions et l’empêcher de marcher contre lui23.

L’auteur continue son récit et rapporte qu’après avoir pris la mesure des Ala- mans, Julien décida de se porter en territoire ennemi afin d’y effectuer une campa- gne punitive en poursuivant des objectifs précis :

votre faveur a permis de joindre leur image à celles de leurs aïeux, unissent, dès la première fois où ils parlent devant l’assemblée, à l’expression de la reconnaissance qu’ils vous doivent, l’éloge de leurs pères » (trad. André BouLanger, Paris, Les Belles Lettres, « Universités de France », 1932, p. 50).

21 Quoique cette procédure soit attestée (Ov., Pont., IV, 4, 37-40 ; Calp., Laus Pis., 68-71 ; Plin., Ep., II, 1, 5 ; Front., Ad. M. Caes. et inu., II, 4, 1), nous n’avons gardé aucune trace de ces allocutions jusqu’à la gratiarum actio que Pline prononça en 100 ap. J.-C. avant de la publier. Sur la pratique de la gratiarum actio, se reporter à Maria Luisa paLaDini, « La gratiarum actio dei consoli di Roma attra- verso la testimonianza di Plinio il Giovane », dans Historia n° 10, 1961, pp. 356-374.

22 Pan., XI, 6, 1 : Mitto cunctam barbariam aduersus uindicem Romanae libertatis in arma commotam gentesque recens uictas et aduersum iugum nuper impositum ceruice dubia contumaces in rediuiuum furorem nefandis stimulis excitatas (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 21).

23 Amm., XXI, 3, 1 – 4, 7 ; Julien, Ep. Ad Ath., 286 a-b, 287a ; Lib., Or., 12, 62 ; 18, 107. Pour plus de détails sur les différents témoignages de ces sources, se reporter à Charles E. V. nixon et

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Afin de pouvoir, dans le même temps, assurer la tranquillité des provinces les plus fidèles et terrifier la barbarie entière en lui montrant le danger de plus près, il décida de descendre le Danube sur un très long parcours.24

Le panégyriste argue de la restauration et de la préservation de la sécurité des zones frontalières pour justifier l’expédition sur le Danube. Mamertin applique volontiers à la description du territoire la technique de l’amplification, qualifiant les provinces par le recours à un superlatif (« fidissimarum »). Ce procédé motive d’autant plus la campagne militaire que ces régions, par leur loyauté sans faille, mé- ritent le secours de l’armée. En outre, l’orateur use dans cet extrait d’un second ar- gument épidictique appliqué à la représentation des ennemis, la totalité (« barbariam omnem »)25, qui accroît l’ambition de l’entreprise. Le double objectif de l’expédition danubienne menée par Constantin reçoit donc un traitement épidictique. La dualité et la simultanéité du dessein est, de surcroît, renforcée par l’anaphore de « et » et l’expression redondante « uno eodemque tempore ».

Le soin qu’a déployé Mamertin à faire état des raisons qui ont motivé Julien à entreprendre une opération danubienne retient l’attention du public. Mais en réalité, l’ensemble de ce passage relève également, et de manière très subtile, de la technique du masque. En effet, les raisons invoquées par le panégyriste déguisent un objectif peu avouable : Julien entreprit une marche vers l’Orient, non contre les Barbares, mais en direction de Constance, dans le but de livrer une bataille décisive à son cou- sin, qui sacrerait l’usurpateur ou ruinerait ses prétentions. La mort prématurée de Constance évita la confrontation et Julien fut reconnu au titre d’Auguste. Reste que Mamertin ne peut passer cette marche sous silence, ni en avouer la véritable finalité.

Il préfère donc masquer la marche de Julien contre l’empereur légitime sous l’appa- rence d’une opération destinée à tempérer les ardeurs belliqueuses des Barbares.

Le texte de Mamertin est néanmoins émaillé d’allusions qui devaient certai- nement être éloquentes pour le public de Constantinople et qui sont pour nous autant d’indices convergeant vers la nécessité d’une lecture moins littérale de cette gratiarum actio. Entamons notre réflexion par l’épisode, déjà mentionné, où Mamer- tin accuse Constance de manière détournée de la responsabilité du soulèvement de l’Alamannie et où il fait le récit de la riposte de Julien :

[L]es peuples récemment vaincus et rebelles au joug qui venait d’être imposé à leur nuque encore indocile, poussés à une nouvelle crise de folie furieuse par des excitations criminelles. Tout cela finit par lasser la patience obstinée et inaltérable du plus grand des princes. Aussi, après avoir surpris en pleins préparatifs l’Alamannie révoltée, [Julien] apparut à l’improviste au cœur même de l’Illyrie. 26

Barbara sayLor-roDgers, In Praise of the Later Roman Emperors. The Panegyrici latini. Introduction, Translation and Historical Commentary with the Latin Text of R. A. B. Mynors, Berkeley, Los Angeles, Ox- ford, University of California Press, « The Transformation of the Classical Heritage », pp. 401-402.

24 Pan., XI, 7, 1 : Vt uno eodemque tempore et componeret fidissimarum prouinciarum statum et barbariam omnem admoto propius terrore percelleret, longissimo cursu Histrum placuit nauigari (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 22).

25 Appliqué aux ennemis barbares, l’argument de totalité consiste à désigner la composition des troupes ennemies comme l’entièreté d’un groupe, voire comme l’ensemble de la barbarie.

26 Pan., XI, 6, 1-2 : […] gentesque recens uictas et aduersum iugum nuper impositum ceruice dubia contu- maces in rediuiuum furorem nefandis stimulis excitatas. Quae omnia obstinatam et immobilem principis maximi

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Sabine MacCormack, très clairvoyante, a montré toute l’ambiguïté de ce pas- sage27. En effet, l’adverbe « itaque » induit un lien logique entre une cause et une conséquence dont la détermination reste équivoque. Le motif de la présence de Ju- lien en Illyrie peut être soit la révolte des Barbares (« rediuiuum furorem ») à réprimer, soit les machinations de Constance (« nefandis stimulis ») à sanctionner. En effet, la présence de Julien au cœur de cette province peut se comprendre à la fois comme une nécessité de l’expédition sur le Danube contre les Barbares, et comme une es- cale sur la route de Constantinople pour renverser l’empereur Constance. L’orateur ne lève pas l’ambiguïté, mais joue avec son auditoire de ce double sens.

Quant à l’ampleur du conflit qui est sur le point d’éclater, elle n’est perceptible qu’à travers trois allusions de Mamertin. La première, assez vague, affirme que la marche de Julien vise à résoudre les difficultés du moment (7, 1 : « praesentium nego- tiorum »). Cette formulation est reprise dans une deuxième insinuation (14, 1 : « inter egregia negotia »), où le panégyriste expose l’arrivée de Julien en Thrace, c’est-à-dire aux portes de la capitale orientale. Dans la dernière évocation, plus explicite, l’ora- teur reconnaît que, compte tenu de la tournure des événements, la République fut saisie de la crainte d’une guerre atroce (27, 4 : « horrendi belli metu »). Cet aveu n’est pas un reproche formulé à l’adresse de Julien. Au contraire, le talent de Mamertin consiste à distiller çà et là des remarques qui présentent d’une part Julien comme un gouvernant surclassant son cousin en efficacité, d’autre part Constance comme le provocateur et le fauteur de troubles.

En effet, la gratiarum actio de Mamertin oppose sans cesse le renouveau qu’in- carne l’élévation de Julien à une situation antérieure dépréciée. Ces critiques, même si elles ne visent pas toujours avec certitude le règne de Constance, tendent néan- moins à suggérer une mise en cause de ce dernier. L’orateur prend par exemple comme critère de comparaison la procédure d’attribution des honneurs et introduit un diptyque pour mettre en regard deux ères, situées par les expressions « paulo ante » (19, 3) et « at nunc » (21, 1). De même, les vertus morales de l’empereur et l’amour que les citoyens lui portent constituent d’autres paramètres à l’aune des- quels Mamertin évalue le règne des deux hommes. À nouveau, un double contraste est dressé et distinctement annoncé par des marqueurs puissants : premièrement

« hucusque » (11, 1), « alios principes » (12, 2) vs « noster imperator » (12, 3), deuxièmement

« nonnulli alii principes » (25, 1) vs « at tu » (25, 3). Mais c’est surtout la situation des provinces qui est révélatrice de la gestion préjudiciable de Constance et de l’admi- nistration bienfaisante de Julien (3, 1 – 10, 3). En effet, Mamertin affirme qu’au moment de son élévation au consulat, les provinces gauloises étaient ruinées par les razzias barbares et par des gouverneurs véreux (1, 4). Mais, comme le font remar- quer Charles E. V. Nixon et Barbara S. Rodgers, à cette date, la Gaule avait déjà été pacifiée et réformée28. Par conséquent, la description brossée par Mamertin n’est plus d’actualité, mais fournit une excuse utile à l’expansion territoriale de Julien.

Le règne de Constance apparaît donc comme une période de décadence, à laquelle Julien, grand sauveur, met fin. En effet, Mamertin n’hésite pas à employer

tandem uicere patientiam. Itaque cum in ipso molimine oppressisset Alamanniam rebellantem, […] in medio Illyrici sinu improuisus apparuit (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 21).

27 Sabine MaccorMack, « Latin prose Panegyrics : Tradition and Discontinuity in the Later Roman Empire », dans Revue des Études Augustiniennes n° 22, 1976, pp. 57-58.

28 Charles nixon et Barbara sayLor-roDgers, op. cit., pp. 393-394.

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les mots libertas et salus pour qualifier l’avènement de Julien (24, 5 ; 27, 5 ; 30, 3). De plus, cette libération serait conforme à la volonté des dieux :

Mais notre empereur, bien qu’il reconnût que l’État n’avait été sauvé que grâce à l’assistance du ciel, prit en pitié la condition des hommes et, pardonnant les offenses, revêtit les sentiments d’un frère : l’homme dont il savait qu’il avait pris les armes pour s’attaquer à sa vie, il l’entoura d’honneur après sa mort et par la suite il lui rendit en personne les derniers devoirs. Également admirable dans l’art de se souvenir et d’oublier, il oublia qu’il était son ennemi et se sou- vint qu’il était son héritier.29

Cet extrait est lourd d’implications. Mamertin y affirme que la divinité a sou- tenu l’usurpation de Julien. En effet, l’idée d’une proximité entre le laudandus et la divinité traverse l’ensemble du panégyrique : confident des résolutions divines (14, 6), inspiré par la divinité dans ses prises de décision (15, 2), jouissant de la faveur divine (27, 1) et s’entretenant avec la divinité (28, 4), telle est l’image de Julien que véhicule le discours. En outre, l’extrait cité, unique témoignage réaliste de l’animo- sité réciproque qu’éprouvaient les deux hommes, charge Constance de l’instigation de la lutte qui opposa les cousins et met en avant la bonté magnanime de Julien à la mort de son rival.

L’exemple de la gratiarum actio offerte à Julien à l’occasion de l’accession au consulat de Mamertin illustre parfaitement les ressorts de la technique du masque.

Confronté à la tâche délicate de faire l’éloge d’un empereur qui tenta d’usurper le pouvoir de son prédécesseur, l’encomiaste choisit de masquer, sous l’apparence d’une marche militaire dirigée contre les Barbares, les manœuvres de Julien en vue de s’emparer du pouvoir. Afin de garantir sa crédibilité, il étaie cette version des faits d’une justification solide qui consiste à dépeindre la situation catastrophique des Gaules et à exposer les objectifs louables que Julien s’était assignés. Néanmoins, le panégyriste n’occulte pas entièrement le conflit qui avait éclos entre les deux cou- sins, mais son habileté lui permet de positionner son laudandus dans le camp de la légitimité et de le marquer ostensiblement du soutien des dieux.

c

onclusIon

Le recueil des Panegyrici latini est un corpus très riche en mentions du passé.

Cette caractéristique tient à la nature du genre littéraire dont il relève et aux règles qui codifient l’élaboration de celui-ci. Dès lors, les historiens de l’Antiquité, dans leur souci constant d’établir avec un maximum de certitude le cours et le détail des événements de leur période, ont étudié les panégyriques de l’Antiquité tardive dans le but d’y déceler des éléments de vérité. Notre analyse a montré, à partir de deux exemples, que le passé qui est reflété dans le corpus est moins un passé historique qu’une construction littéraire élaborée avec une finalité épidictique. En effet, les passés que nous avons qualifiés de récent et de lointain étayent la visée encomias-

29 Pan., IX, 27, 5 : Sed imperator, quamquam caelesti ope salutem rei publicae propagatam uideret, et condicionem doluit humanam et offensarum gratiam faciens induit fratrem et cuius armis uitam suam impugnatam sciebat mortem eius ornauit ac postea ipse iusta persoluit. Et memoria et obliuione mirabilis, oblitus inimici meminit heredis (trad. Édouard gaLLetier, op. cit., p. 40).

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tique de l’œuvre et contribuent à renforcer l’amplification de motifs très divers. Le passé immédiat est, pour sa part, soumis à l’amplification de certaines de ses com- posantes et à des manipulations, comme l’ont démontré les exemples précis du rôle du préfet du prétoire Asclépiodotus dans le cadre de l’expédition de Bretagne et de l’objectif nourri par Julien faisant route vers l’Est.

Le travail épidictique des orateurs s’opère sur des situations, des faits, des comportements et des caractéristiques, qui s’en trouvent amplifiés, c’est-à-dire portés à leur paroxysme. Cette démarche est de l’ordre du qualitatif : les auteurs s’emploient à modifier la qualité des paramètres dont ils traitent. Mais nous avons également mis en lumière un travail épidictique d’une autre nature, qui est cette fois de l’ordre du substantif. En effet, pour atteindre son objectif laudatif, l’orateur est parfois dans l’obligation d’altérer en substance certaines composantes du récit.

Cette configuration se présente lorsque les panégyristes ont à traiter une matière qui ne cristallise pas de consensus, mais soulève au contraire objections et reproches.

L’altération substantielle que pratique l’orateur peut se concrétiser par la technique du masque ou par la constitution d’une nouvelle version des faits, acceptable pour le public et honorable pour le laudandus.

Stéphanie Danvoye

Université catholique de Louvain

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