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Academic year: 2022

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Pragmatique du discours

MOESCHLER, Jacques

Abstract

Cet article a pour objet un domaine d'étude de la la théorie linguistique contemporaine, appelé pragmatique du discours, qui a donné lieu à un ouvrage, publié en 1998 (Reboul

& Moeschler). Dans cet ouvrage, nous montrons pourquoi l'analyse du discours ne peut pas être basée sur des notions comme celle de règle de cohérence ou de marque de cohésion, et qu'une extension des principes de la pragmatique inférentielle, notamment la Théorie de la pertinence (Sperber & Wilson 1986), est nécessaire pour comprendre les mécanismes associés à la compréhension des discours. Cet article rappelle ces grands principes et montre comment des questions plus linguistiques, comme la pragmatique des temps verbaux, peuvent être adressées dans un tel cadre théorique.

MOESCHLER, Jacques. Pragmatique du discours. In: Pavelin Lesic, B. Francontraste 3. Mons : CIPA, 2017. p. 217-230

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:110179

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Pragmatique du discours

Jacques MOESCHLER Université de Genève, Suisse

Cet article a pour objet un domaine d’étude de la la théorie linguistique contemporaine, appelé pragmatique du discours, qui a donné lieu à un ouvrage, publié en 1998 (Reboul &

Moeschler). Dans cet ouvrage, nous montrons pourquoi l’analyse du discours ne peut pas être basée sur des notions comme celle de règle de cohérence ou de marque de cohésion, et qu’une extension des principes de la pragmatique inférentielle, notamment la Théorie de la pertinence (Sperber & Wilson 1986), est nécessaire pour comprendre les mécanismes associés à la compréhension des discours. Cet article rappelle ces grands principes et montre comment des questions plus linguistiques, comme la pragmatique des temps verbaux, peuvent être adressées dans un tel cadre théorique.

Mots-clés : pragmatique, discours, énoncé, cohérence, cohésion.

Discourse pragmatics

This paper has as a main topic one domain of contemporary linguistic theory, called discourse pragmatics, which gave rise to one book, published in 1998 (Reboul & Moeschler). In that book, we show why discourse analysis cannot be based on notions like coherence rule and cohesion marker, and why an extension of the principles of inferential pragmatics, as Relevance Theory (Sperber & Wilson, 1986) is necessary for understanding the mechanisms associated to discourse comprehension. This article recalls these principles and show how more linguistic issues, as the pragmatics of verbal tenses, can be achieved in such a theoretical framework.

Keywords: pragmatics, discourse, utterance, coherence, cohesion.

1. Introduction

Les notions de structure, de hiérarchie et de compositionnalité sont centrales pour la théorie linguistique. Mais elles posent des problèmes dès qu’on cherche à les appliquer au discours. En effet, si la question de la limite des unités linguistiques a été posée explicitement par l’émergence d’une linguistique du discours, dans le courant des années 70, les travaux relevant de l’analyse du discours (AD) ont cependant montré ses limites théoriques et conceptuelles de l’AD par son incapacité à produire des règles de discours.

Dans cette contribution, je montrerai pourquoi de telles règles sont impossibles à formuler, et comment la question du discours peut être abordée à partir de la théorie pragmatique (Reboul & Moeschler, 1998).

2. Linguistique et pragmatique

Quel est le domaine de la linguistique ? La linguistique a pour objet la compétence linguistique, et plus spécifiquement la faculté de langage, manifestée dans la langue interne des locuteurs (Hauser, Chomsky, Fitch, 2002). Une approche scientifique du langage inclut les domaines de la phonologie, de la syntaxe et de la

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sémantique. Dans l’approche formelle du langage comme la grammaire générative, la morphologie fait partie de la syntaxe, et la phonologie et la sémantique sont des interfaces.

La question centrale pour la théorie linguistique est celle de ses unités.

Quelles sont en effet les unités linguistiques ? La méthode pour déterminer les unités est la méthode réductionniste (Reboul & Moeschler, 1998). Voici les critères, définies par Searle (1995) pour définir une unité :

(1) Définition d’une unité

(i) une unité ne peut pas être décomposée en unités plus petites ;

(ii) une unité peut être décomposée en unités plus petites, mais on ne peut pas en rendre compte par les éléments qui la composent. Dans ce cas, une unité est appelée fait émergent 2, par opposition à un fait émergent 1, décomposable.

Quelles sont les unités candidates ? Le phonème est non décomposable, et est donc une unité ; le morphème est décomposable, mais n’est pas explicable par les relations des phonèmes qui la composent : c’est donc un fait émergent 2, à savoir, une unité ; la phrase est décomposable et est explicable par les relations entre les morphèmes qui la composent : c’est un fait émergent 1, donc pas unité.

Y a-t-il une unité au-dessus de la phrase, non explicable par les relations entre phrases ? En d’autres termes, le discours est-il une unité ? Dans ce qui suit, je vais montrer pourquoi le discours n’est pas une unité.

Selon la définition d’une unité, aucune condition n’est satisfaite : (i) le discours est décomposable ; (ii) on peut en rendre compte par les unités qui le composent.

Mais quelles sont ces unités ? La phrase ne semble pas être un bon candidat, car elle n’est pas elle-même une unité. Dès lors, quelles sont les unités composant un discours ? En d’autres termes, le discours peut-il donner lieu à une stratégie réductionniste ? La réponse est malheureusement négative, car le discours est décomposable mais pas explicable par les unités qui composent les phrases, à savoir les morphèmes. En appliquant donc de manière rigoureuse la méthode réductionniste, on arrive à la conclusion qu’une telle méthode n’est pas applicable au discours.

Pourquoi ? La raison principale est que le discours n’est pas une unité, mais qu’il est composé d’unités pragmatiques, à savoir les énoncés. L’énoncé est en effet une unité, mais une unité pragmatique de communication, et non une unité linguistique. Quelles sont les propriétés de l’énoncé ? Premièrement, l’énoncé a un sens, déterminé par l’intention informative du locuteur. Deuxièmement, le sens de l’énoncé peut être explicite et implicite : on parlera d’explicature pour désigner une hypothèse communiquée explicitement par le locuteur, et d’implicature pour toute

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hypothèse (prémisse ou conclusion) communiquée implicitement par le locuteur.

Dans l’exemple (2),

(2) Anne : Comment s’est passé l’examen de pragmatique ? Jacques : Quelques étudiants ont réussi.

L’explicature est ‘quelques étudiants seulement tous ont réussi’ et les implicatures sont ‘tous les étudiants n’ont pas réussi’ (implicature conversationnelle généralisée) et ‘l’examen était difficile’ (implicature conversationnelle particulière).

Il semble donc que pour attribuer un sens à un énoncé, le destinataire doive pouvoir accéder à l’intention du locuteur. Plus précisément, un énoncé est interprété via la reconnaissance par le destinataire de deux intentions (Grice, 1989, Sperber & Wilson, 1989) : (a) une intention informative, qui correspond à ce que le locuteur veut dire ; et (b) une intention communicative, car le locuteur veut produire un effet (a) par la reconnaissance de son intention de produire cet effet (b). Sans la reconnaissance de l’intention (b), l’interlocuteur n’a aucun indice que le locuteur veut lui communiquer (a). L’énoncé du locuteur signale donc son intention communicative, et déclenche la recherche de son intention informative.

En résumé, nous pouvons affirmer que l’unité du discours, n’est ni la phrase, ni le morphème, à savoir aucune unité linguistique, mais l’énoncé, unité pragmatique. En conséquence, la méthode réductionniste appliquée pour les unités linguistiques ne peut d’appliquer au niveau du discours. La question est donc de savoir comment on peut aborder la question de la compréhension du discours sans recours à des méthodes linguistiques, mais en recourant aux principes de la pragmatique. C’est l’objet de la section 3.

3. Énoncé et discours

Dans Pragmatique du discours (Reboul & Moeschler, 1998), un discours est défini comme une suite non-arbitraire d’énoncés. L’énoncé est une unité, à savoir un fait émergent 2 : en effet, il ne peut pas être expliqué par les relations entre les unités qui le composent.

Si le discours est composé d’énoncés, les énoncés ne peuvent pas par eux seuls et par leurs relations expliquer sa complexité, pour les raisons suivantes : a.

l’énoncé est une unité ; c. le discours est compositionnel ; c. le discours n’est pas un fait émergent 2.

a. L’énoncé est une unité. Rappelons qu’une entité X est une unité si (i) elle n’est pas décomposable ou (ii) elle ne peut pas être expliquée par les interactions causales de ses parties. Qu’en est-il de l’énoncé ? Premièrement, un énoncé est décomposable : traditionnellement, on fait une différence entre le contenu propositionnel d’un énoncé et sa force illocutionnaire ; on fait aussi, au niveau

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de sons sens, une différence entre son contenu explicite (explicature) et son contenu implicite (implicature). Ces deux faits montrent que l’énoncé est décomposable. Deuxièmement, un énoncé ne peut pas être expliqué par l’interaction causale entre ses parties : en effet, la contribution de la signification de la phrase ne rend pas compte du sens de l’énoncé, car le sens est contextuel. L’énoncé (3) peut recevoir au moins trois sens différents, suivant qu’il réponde à un ordre (4), à une question comme (5), ou un conseil comme (6) :

(3) Je n’ai pas sommeil

(4) Va te brosser les dents ! Je n’ai pas sommeil je refuse d’aller me coucher (5) Que veux-tu faire ce soir ? Je n’ai pas sommeil si on regardait un film

(6) Tu devrais arrêter de travailler. Je n’ai pas sommeil je vais continuer de travailler

b. Quels sont les principes de composition des discours ? Par exemple, y a-t-il des règles de composition, comme en sémantique pour la phrase ? Une réponse positive peut être donnée en recourant à la notion de relations de discours : les relations de discours relient des segments de discours, narration, élaboration, explication, etc. Mais il faudrait alors montrer que les relations de discours correspondent à l’interprétation (intentionnée) du discours.

c. Le discours n’est pas un fait émergent 2. L’absence de relation systématique entre déclencheur linguistique, comme les connecteurs par exemple, et les relations de discours nous conduit à un certain scepticisme sur la réponse de la compositionnalité du discours en termes de relation de discours. En effet, si le discours était un fait émergent 2, alors il ne pourrait pas être expliqué par les relations de discours qui le composent. Quelle chose d’autre, de non- compositionnel, doit intervenir pour expliquer d’une part le statut d’unité de l’énoncé, et d’autre par la compositionnalité du discours.

L’hypothèse qui découle de la conclusion que le discours n’est pas un fait émergent 2 est qu’il est un fait émergent 1, comme la phrase l’est pour les unités linguistiques. Sous cette hypothèse, la propriété qui définit le discours, et qui expliquerait sa dimension compositionnelle, est la cohérence. Dès lors, les relations de discours ne seraient que des règles de cohérence. Si cette hypothèse semble intéressante, du point de vue théorique, elle heurte à un certain nombre de difficultés. Il faudrait par exemple qu’on puisse montrer qu’il existe des règles de cohérence, qu’un discours doit être cohérent pour être un discours, et surtout qu’il existe des marques de cohérence. Nous allons examiner ces trois questions, et montrer la difficulté, à la fois théorique et empirique, des notions de cohérence, de règle de cohérence et de marque de cohérence.

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3. 1. Discours et règles de cohérence

Nous allons discuter deux exemples montrant qu’il n’y a pas de règle de cohérence : l’ellipse et le zeugme.

Premièrement, à propos de l’ellipse, quelle pourrait être la règle de cohérence permettant de rendre une séquence elliptique cohérente ? Dans les exemples d’ellipse basés sur un scénario, comme en (7)-(9), l’ellipse n’est pas expliquée par une relation de discours, mais par une hypothèse contextuelle, donnée en (7a)-(9a) :

(7) L’opération allait coûter cher. Il y avait bien Oncle James.

a. Oncle James est riche et paiera l’opération (8) Marie avait faim. Elle ouvrit le Guide Michelin.

a. Le Guide Michelin est un guide des restaurants et Marie trouvera le restaurant où sustenter sa faim en le consultant.

(9) Nous aurons des invités à dîner. Calderon était un grand écrivain.

a. Les invités du locuteur sont des fans de Calderon et font un repas chaque année le jour anniversaire de sa mort.

En second lieu, si on définit le zeugme comme un parallélisme syntaxique sans parallélisme sémantique, quelle est la règle de cohérence qui permet de compléter l’absence de parallélisme sémantique ? Il semble qu’il n’y en ait pas, étant donné que ce qui définit un zeugme est la production d’effets contextuels forts liés à l’absence de parallélisme sémantique (il faut alors chercher un parallélisme pragmatiques) :

(10) Le chef, le vrai, descend de son père de chef et sa Renault 30 (Claude Villers, France Inter)

(11) Marie est arrivée avec Pierre, Jeanne avec Robert, et Claudette avec une triste mine.

(Sperber & Wilson, 1989)

(10) montre, outre le jeu de mot sur descendre de, qu’un vrai chef n’est pas simplement fils de chef, mais aussi quelqu’un exhibant des signes de richesse. En (11), ce qui rend le zeugme ‘drôle’ est qu’on ne peut s’empêcher de penser que Marie, Pierre, Jeanne et Robert ont à voir avec la triste mine de Claudette (on peut imaginer dès lors tous les scénarios possibles).

3. 2. Discours incohérents

En second lieu, certains discours sont incohérents, pour des raisons qui ne sont pas liées à leur structure thématique, par exemple. (12) est un discours incohérent, alors que sa structure thématique est semble-t-il cohérente :

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(12) Et puis, j’ai toujours aimé la géographie. Le dernier professeur que j’ai eu dans cette discipline était le Pr Auguste A. Ses yeux étaient noirs. J’aime aussi les yeux noirs. Il y a aussi des yeux bleus et des gris et d’autres sortes encore. J’ai entendu dire que les serpents ont les yeux verts. Tout le monde a des yeux. Il y en a aussi qui sont aveugles. Ces aveugles sont guidés par un garçon. Ça doit être terrible de ne pas pouvoir voir. Il y a des gens qui ne peuvent pas voir, et qui en plus ne peuvent pas entendre. J’en connais certains qui entendent trop. Il y a beaucoup de gens malades au Burgholzli ; on les appelle les patients (Bleuler, in Frith, 1996).

Que manque-t-il à ce discours ? Pourquoi donne-t-il l’impression d’être incohérent ? A première vue, il semble cohérent, ce qui n’est en pas le cas.

Pourquoi ? Il fonctionne en fait sur le principe du coq à l’âne, comme le montre les relations thématiques en (13) :

(13) géographie  yeux  aveugles  sourds  patients

(14) rend les transitions thématiques explicites, mais cela ne change pas vraiment l’impression d’incohérence que produit le discours original :

(14) Et puis, j’ai toujours aimé la géographie. Le dernier professeur que j’ai eu dans cette discipline était le Pr Auguste A.

Ses yeux étaient noirs. J’aime aussi les yeux noirs. Il y a aussi des yeux bleus et des gris et d’autres sortes encore. J’ai entendu dire que les serpents ont les yeux verts. Tout le monde a des yeux.

Il y en a aussi qui sont aveugles. Ces aveugles sont guidés par un garçon. Ça doit être terrible de ne pas pouvoir voir. Il y a des gens qui ne peuvent pas voir, et qui en plus ne peuvent pas entendre. J’en connais certains qui entendent trop.

Il y a beaucoup de gens malades au Burgholzli ; on les appelle les patients.

Que manque-t-il en (12) et en (14) ? Notre hypothèse est qu’il manque quelque chose qui ressemble au but, à l’intention globale du locuteur.

Voici maintenant une explication plus forte : ce discours est celui d’un patient schizophrène. Or il est bien connu (cf. Frith, 1996) que les patients schizophrènes ont pour caractéristique principale d’être incapables de monitorer leurs discours. Ceci explique l’impression de coq à l’âne du discours (12), et le fait qu’il donne lieu à un jugement d’incohérence. J’insiste sur la notion de jugement d’(in)cohérence, car nous verrons plus loin que si la cohérence n’est pas une propriété définitoire du discours, les jugements de cohérence que portent les lecteurs ou les destinataires sont bien réels, et doivent être expliqués (cf. § 4).

3. 3. Marques de cohésion

Il existe cependant une manière de sauver la notion de cohérence, qui passe par le recours aux marques de cohésion. Les marques de cohésion ont été traditionnellement définis, depuis Halliday & Hasan (1976), comme (i) les expressions référentielles (pronoms, descriptions définies, SN démonstratifs), ce

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que l’on appelle anaphore discursives ; (ii) les ellipses ; (iii) les connecteurs pragmatiques et (iv) les temps verbaux.

Pour démonter la relation entre cohérence et marques de cohésion, il faut montrer qu’un discours ne peut être incohérent avec des marques de cohésion ni cohérent en l’absence de marque de cohésion. Il y a en effet des cas positifs, à savoir des discours cohérents avec marques de cohésion, comme par exemple (15) – les marques de cohésion sont en italique :

(15) Une série de blocs de pierre tombe sur l’Olympe, accompagnée de torches enflammées. Les Immortels se regroupent aussitôt et examinent la situation qui s’avère extrêmement préoccupante.

En effet, sur toutes les montagnes avoisinantes, se dressent les silhouettes inquiétantes de vingt- quatre Géants à la longue chevelure et possédant des pieds en forme de serpents. Ce sont les auteurs du bombardement qui dévaste l’Olympe. Fils de la Terre, ces horribles créatures ont décidé de détrôner Zeus, de chasser les autres divinités et de prendre leur place. Pour le moment, ils bénéficient de l’effet de surprise et risquent de parvenir à leurs fins si une réaction rapide ne se produit pas. Héra, l’épouse de Zeus, a l’air particulièrement sombre : elle sait que ces Géants ne pourront être tués par aucun des dieux ; seul un être mortel, vêtu d’une peau de lion, pourrait les mettre hors d’état de nuire. (…) (Quesnel & Torton, 1990 : 2, La Grèce : mythes et légendes, Paris, Hachette jeunesse, 2).

On trouve, parallèlement, des discours incohérents sans marque de cohésion, comme en (16) :

(16) Jean a acheté une vache qui s’appelle Roussette. Roussette est rousse comme un écureuil.

L’écureuil vit dans la forêt. L’écureuil hiberne l’hiver. L’hiver est très froid dans la région. Cependant, le principe de correspondance entre cohérence et marque de cohésion ne s’applique pas de manière absolue : on trouve en effet des discours cohérents sans marques de cohésion (17) et des discours incohérents avec marques de cohésion (18) :

(17) Le bombardier pensa à sa jambe. Gadet pense à son visage. Gadet aime les femmes.

(Malraux, L’espoir)

En (17), Gadet n’est pas repris par le pronom il, marque de cohésin par excellence, qui reprend un référent accessible dans le contexte. Or le discours est cohérent, mais sans marque de cohésion, et de plus produit un effet stylistique particulier.

(18) Jean a acheté une vache. D’ailleurs elle est rousse comme un écureuil. Il vit dans la forêt et Ø hiberne l’hiver. Mais il est très froid dans la région.

(18) n’est pas meilleur que (16), même s’il contient des marques de cohésion : des pronoms (il, elle), des connecteurs (d’ailleurs, mais), une ellipse, noté Ø (valant pour il = un écureuil), et enfin des temps verbaux (ici le passé composé).

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Quelle conclusion tirer de ces trois phénomènes négatifs ? On peut tirer les conclusions suivantes :

a. Il n’y a pas de règles de cohérence.

b. Il y a des discours incohérents, compréhensibles et interprétables.

c. La cohérence d’un discours ne dépend pas de la présence de marques de cohésion.

Ceci est certes un résultat, mais ce résultat est négatif. Il faudrait, pour avancer avec des propositions positives sur la pragmatique du discours, réussir à démontrer que la cohérence n’est pas une propriété linguistique, mais bien plutôt une propriété pragmatique, à savoir, l’effet d’une autre propriété, centrale, du discours.

Pour pouvoir l’approcher, il faut montrer ce que le discours doit comporter en plus. C’est ce que vise à définir la pragmatique du discours.

4. Pragmatique du discours

4. 1. Trois axiomes de la pragmatique du discours

La pragmatique du discours est basée sur trois axiomes :

(19) Axiome A : Le discours est une suite non-arbitraire d’énoncés

(20) Axiome B : L’interprétation du discours est fonction de l’accès à l’intention informative globale du locuteur.

(21) Axiome C : L’accès à l’intention informative globale est dépendant de l’accès à un ensemble d’intentions informatives locales, tirées de l’interprétation des énoncés.

L’axiome A dit que le discours ne peut s’interpréter de manière strictement compositionnelle. Sur ce point, la pragmatique du discours contraste avec les approches sémantiques du discours (DRT, SDTR, RST) cf. Asher et al. (1995).

Mais le caractère ‘plus que compositionnel’ du discours est lié à l’axiome B, qui introduit la notion d’intention informative globale du locuteur.

Selon l’axiome B, l’accès à l’intention informative globale du locuteur est ce qui détermine et permet de porter un jugement de cohérence. Ceci explique que les discours déficients en termes de cohérence manquent d’intention globale : le discours schizophrène est un tel exemple, où le lecteur ne peut s’empêcher de poser une question comme « mais où veut-il en venir ? ».

Enfin, selon l’axiome C, l’accès à l’intention informative globale passe par l’accès aux intentions informatives locales, basées sur l’interprétation des énoncés.

Le processus reliant interprétation des énoncés et interprétation du discours est donc un processus de formation et de confirmation d’hypothèse (Sperber &

Wilson, 1989).

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En effet, les hypothèses sur l’intention informative globale sont soit renforcées, soit confirmées, soit infirmées par les énoncés courants. Voici un exemple, que nous avons utilisé dans Reboul & Moeschler (1998) pour montrer comment l’intention informative globale est construite énoncé après énoncé :

(22) Le curé et la servante (Stendhal (Voyage dans le midi, Divan, 115)

(a) Oserai-je raconter l’anecdote que l’on m’a confiée en prenant le frais à l’ombre du mur d’un cimetière dans une pièce de luzerne à la verdeur charmante ? (b) Pourquoi pas ?? (c) Je suis déjà déshonoré comme disant des vérités qui choquent la mode de 1838 :

(d) Le curé n’était point vieux ; (e) la servante était jolie ; (f) on jasait, ce qui n’empêchait point un jeune homme du village voisin de faire la cour à la servante.

(g) Un jour, il cache les pincettes de la cuisine dans le lit de la servante. (h) Quand il revint huit jours après, la servante lui dit :

(i) « Allons, dites-moi où vous avez mis les pincettes que j’ai cherchées partout depuis votre départ. (j) C’est là une bien mauvaise plaisanterie. »

(k) L’amant l’embrassa, les larmes aux yeux, et s’éloigna.

Les énoncés (a) à (d) incitent l’interlocuteur à construire une hypothèse large sur l’intention informative globale :

(23) Stendhal va justifier sa mauvaise réputation.

(23) est construite sur la base de (a-c) et amène à une hypothèse anticipatoire : (24) Stendhal va raconter une anecdote choquante.

(24) est dérivée de (23) et des explicitations de l’énoncé (c) : Je suis déjà déshonoré comme disant des vérités qui choquent la mode de 1838.

Quelles sont maintenant les hypothèses locales du récit ? (d) et (e) permettent de raffiner l’hypothèse sur l’intention informative globale de Stendhal et l’hypothèse anticipatoire :

(23’) Stendhal va justifier sa mauvaise réputation en s’en prenant au clergé.

(24’) Stendhal va raconter qu’un curé couche avec sa servante.

(f) confirme les deux hypothèses (23’) et (24’) et complique (24’) par l’intervention du jeune homme :

(24’’) Stendhal va raconter que le curé couche avec la servante et c’est l’amoureux qui va mettre le fait en évidence.

(g) pose le cadre dans lequel (24’’) va être confirmée et permet de faire une hypothèse sur ce qui va se passer dans la suite du récit :

(24’’’) Si la servante couche dans son lit, elle trouvera les pincettes. Sinon, c’est qu’elle couche dans le lit du curé.

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(h-k) confirment que la servante ne couche pas dans son lit et qu’elle a une relation avec le curé.

4. 2. Intention informative globale et cohérence

Nous venons de voir comment la compréhension d’un discours, ici un texte littéraire, relie les hypothèses du lecteur sur les intentions informatives globales de l’auteur et les intentions informatives locales associées à chaque énoncé. Il nous reste maintenant à répondre à une question importante : comment expliquer l’effet de cohérence du discours ? L’hypothèse que nous avons développée dans Pragmatique du discours est que la cohérence est le résultat d’un jugement basé sur deux notions, celles d’accessibilité et de complexité de l’intention informative globale. Les deux principes sont les suivants :

(25) Accessibilité : Plus l’intention informative globale est facile à construire, plus le jugement de cohérence est positif.

(26) Complexité : Plus l’intention informative est riche, plus le jugement de cohérence sera positif.

Dans le cas de l’exemple de Stendhal, la richesse et la précision de l’intention informative globale expliquent le jugement de cohérence que l’on tire à la lecture de son récit. En revanche, la difficulté à construire une intention globale explique le faible jugement de cohérence dans l’exemple du patient schizophrène.

Nous aimerions maintenant montrer ce que peut être l’agenda scientifique d’une telle théorie.

5. Quel agenda pour la pragmatique du discours ?

Dans Pragmatique du discours (Reboul & Moeschler, 1998), nous avons consacré trois chapitres à des marques du discours : les expressions référentielles, les connecteurs discursifs et les temps verbaux. Pour la pragmatique du discours, ces phénomènes linguistiques ne sont pas des marques de cohésion, contribuant à la cohérence du discours, mais des marques pragmatiques dont la signification est procédurale (cf. Moeschler, 2016 sur la notion de signification procédurale).

Une signification procédurale, attachée à un marqueur M, est un ensemble d’instructions permettant de guider l’interprétation des représentations conceptuelles qui sont les arguments de M. L’exemple classique est donné par les connecteurs pragmatiques, notamment temporels et causaux, où la relation CAUSE est procéduralement orientée sur les arguments dans la portée du connecteur, par exemple, une relation en arrière pour l’interprétation causale (27), et en avant pour l’interprétation épistémique (28) de parce que (cf. Sweetser 1990) :

(27) Il revenu parce qu’il l’aime.

(28) Il l’aime, parce qu’il est revenu.

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Nous aimerions ici donner un exemple des temps verbaux, et notamment du présent dit historique (Moeschler 2014 pour une analyse détaillée).

Les temps verbaux en français sont des marques qui contiennent à la fois des informations conceptuelles et des informations procédurales : les informations conceptuelles portent sur la référence passée, présente, future des événements/

états décrits par les énoncés (Grisot 2015, Grisot & Moeschler 2014), et spécifient notamment la relation entre le moment de parole (S) et le moment de l’événement (E) (Reichenbach 1947), comme indiqué en (29) :

(29) a. passé : E<S b. présent : E=S c. futur : S<E

Pour les temps verbaux, les informations procédurales portent sur la manière dont les événements sont connectés les uns aux autres et sur la perspective adoptée dans la représentation des événements ; elles portent notamment sur les relations entre les différents points de référence (R) et le caractère explicite vs implicite de la perspective subjective.

Le présent historique (PH) est un bon exemple permettant de montrer l’interaction entre signification conceptuelle et signification procédurale, car le temps présent (PRES) est extrêmement riche dans ses usages. Nous verrons que le PH est aussi riche et pose des questions à la fois conceptuelles et théoriques, et plus pratiques relatives à la compréhension des textes littéraires.

De manière plus précise, le PH est un exemple de disjonction entre le contenu conceptuel du PRES et son contenu procédural. Sémantiquement, le PH implique une simultanéité entre E et R (E=R), alors que pragmatiquement, son interprétation implique que R soit disjoint de S (R≠S). Pour résoudre cette apparente contradiction, E est interprété par inférence comme antérieur à S (E<S) (on notera que cette interprétation va à l’encontre des descriptions traditionnelles du PRES, comme celle de Reichenbach (1947), où les trois coordonnées sont en relation de simultanéité : E=R=S).

Je ne prendrai ici qu’un exemple, tiré d’un corpus d’emploi du PH de Blaise cendras (Rhum) – cf. Moeschler (2014) pour une analyse détaillée de plusieurs emplois en PH :

(30) A présent ce n’est plus un jeune homme quelconque, un inconnu : il est populaire. Le feuilleton qu’il écrit sur la demande de son journal, cette Redoute Rouge, où il met en scène Nice et sa vie inouïe, d’une manière un peu trop conventionnelle il est vrai, mais où l'on trouve pourtant quelques passages d’un érotisme poussé, qui font penser au marquis de Sade, et que jamais on ne s’attendrait à voir dans le feuilleton d'un quotidien, va le lancer. Les portes s’ouvrent. Il fréquente assidûment le salon de Mme Juliette Adam, où il rencontre Jean Lorrain, avec qui il se lie d’amitié…

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Pour expliquer l’usage du PH en (30), et notamment la relation que R entretient avec E et S, il faut faire référence à un patron général pour les temps verbaux, tel que celui développé dans Moeschler et al. (2012). Dans cet article, nous faisons l’hypothèse que les emplois des temps verbaux se distribuent sur la base de trois traits pragmatiques : [±narratif], [±subjectif] et [±explicite] (cf. Figure 1). Cette configuration est générique, et peut s’appliquer à tous les temps verbaux, sachant que les limites dans la combinatoire seront simplement imposées par la sémantique des temps verbaux.

Figure 1 : Les différents emplois possibles des temps verbaux en français

La question principale, pour le PH et pour l’interprétation de l’exemple (30), est de savoir ce qui est encodé vs ce qui est inféré dans le PH. Nous ferons l’hypothèse que le PH encode la relation entre E et R – [E=R] – et que ce qui est inféré est le résultat de l’addition de ce qui est encodé et des traits pragmatiques rendant compte des différents emplois du PH. Dans Moeschler (2014), nous avons montré 5 emplois du PH, selon qu’il est narratif ou non, subjectif ou non, et que la subjectivité est explicite ou implicite. Les règles d’inférence pour le calcul du PH sont données en (31) :

(31) a. [+narratif]  [+subjectif]  [±explicite]  [E=R] +> PH b. [+narratif]  [–subjectif]  [E=R] +> PH

c. [–narratif]  [+subjectif]  [±explicite]  [E=R] +> PH

Par exemple, pour l’exemple (30), l’interprétation PH est donnée par la règle d’inférence (31b).

Comment obtenons-nous un tel résultat, à savoir l’interprétation PH, notamment le fait que cette interprétation implique l’antériorité du moment de l’événement relativement au moment de l’énonciation [E<S]. L’hypothèse est que la disjonction entre R et S, à savoir le fait que R est obligatoirement antérieur à S, est inférée pragmatiquement.

(14)

En résumé, l’interprétation du PRES comme PH est basée sur une sémantique robuste, donné par [E=R], et une pragmatique inférentielle, où il est inféré que [R<S]. Si l’on additionne maintenant ces deux relations, on arrive à la description suivante du PH :

(32) E=R, R<S

La Figure 2 montre comment, procéduralement, l’interprétation [R<S] est obtenue à partir de [E=R], qui montre que la plupart des usages du PH sont subjectifs :

Figure 2 : Les différents sens du PH

Quel peut être l’intérêt du PH, si, in fine, le résultat mène à une interprétation dans laquelle ‘événement est décrit comme passé ? Pourquoi un auteur choisirait-il alors le PH à a place du passé simple (PS) ou du passé composé par exemple ? Comme le montre la figure 2, le PH permet, dans son usage narratif, de faire ce que le PS ne permet pas : introduire un point de vue subjectif.

Mais alors, pourquoi ne pas recourir à l’imparfait (IMP) ? La réponse semble assez évidente : contrairement à l’IMP, temps subjectif mais non narratif, le PH permet de combiner narration et subjectivité – la figure 2 montre que sur 5 emplois, 3 sont narratifs.

Mais quels peuvent être alors l’intérêt des usages non-narratifs du PH ? Même dans ses usages non-narratifs et non-subjectifs, le PRES va produire un effet de proximité temporelle qu’aucun autre temps du français ne peut réaliser.

L’exemple classique de cet effet est donné par les titres de journaux, comme celui donné en (32), où l’emploi est [-narratif] [-subjectif] :

(32) Lycéens et étudiants veulent maintenir la pression contre la loi travail http : //www.lemonde.fr/politique/article/2016/04/05/lyceens-et-etudiants-veulent- maintenir-la-pression-contre-la-loi-

travail_4895672_823448.html#9mCyui8UDsXZLj3o.99

(15)

6. Conclusion

Dans cette communication, j’ai montré comment le discours pouvait être abordé à partir de la pragmatique inférentielle. La pragmatique du discours a pour objet d’expliquer comment un discours est interprété. Son interprétation passe par la construction d’une hypothèse informative globale, dont l’accessibilité et la richesse sont responsables des effets de cohérence. Enfin, la pragmatique du discours a pour objet certains faits linguistiques qui impactent la compréhension du discours, par des effets cognitifs (narrativité, subjectivité), comme le montre le cas du présent historique.

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