UNE AMITIÉ ROMANTIQUE
GÉRARD DE NERVAL ET THÉOPHILE GAUTIER
L a longue amitié qui lia fraternellement Gérard de Nerval et Théophile Gautier fut sans l'ombre d'un nuage, — du moins jusqu'à l'heure de son dramatique et fatal dénouement.
Nerval était de quatre ans l'aîné de Gautier. De son vrai nom il s'appelait Gérard Labrunie. Son père, médecin militaire, courait l'Europe derrière Napoléon. Gérard naquit en 1808, à Paris, le 22 mai. Quelques semaines après sa naissance, le docteur Labrunie partait rejoindre son poste à l'armée du Rhin. Il partait avec sa femme, qui ressemblait, dit-on, à une figure de Prud'hon. Elle mourut en Silésie, sans que Gérard l'eût connue. Agé de quelques mois, i l fut mis en nourrice dans le Valois. Cette province aux paysages harmonieux et mesurés est la vraie patrie de Nerval.
C'est en la chantant qu'il devait écrire son chef-d'œuvre : Sylvie.
A peine sorti de l'enfance, i l subit l'influence d'un vieil oncle, grand admirateur des Encyclopédistes et « Homme de la Nature », mais qui possédait aussi, dans un grenier, de vieux ouvrages d'occul- tisme et de magie. Les Encyclopédistes d'une part, les Cabalistes de l'autre, marquèrent à jamais l'enfant. Nerval doit aux premiers son style simple, souple et direct, classiquement pur ; quant aux livres des nécromants, ils orientèrent les songeries d'un cœur tourmenté. Par eux, i l pénétra précocement dans ces « mondes défendus » où i l était destiné à perdre la raison.
Séparé de son père et orphelin de mère, Gérard trouva dans la compagnie des petites filles de son âge une affectueuse et senti- mentale consolation. Sylvie est la peinture de cette pastorale jeunesse. Avec Sylvie et ses amies, Gérard courait de Chantilly à Compiègne, prenant part aux « fêtes de l'arc », péchant des écre-
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 177 visses dans les ruisseaux. Il embrassait Sylvie et rassurait Sélénie, qui avait peur des gardes-chasse. Ils chantaient de vieilles chansons.
Tout près de là, dans l'île des Peupliers, à Ermenonville, est la tombe (vide aujourd'hui) de Rousseau. Comment ne pas songer à l'auteur des Confessions en lisant le récit de cette enfance ? Sylvie est une sœur cadette de Mlle Galley, pour laquelle Jean-Jacques cueillait des cerises dans le verger vaudois.
E n 1814, le docteur Labrunie, veuf, reparut. Il emmena son garçon à Paris. C'était un homme rude, fort égoïste, qui ne compre- nait pas grand chose aux sensibilités et aux inquiétudes du petit Gérard.
Chaque matin, un vieux soldat, serviteur dévoué du docteur, faisait lever l'enfant dès l'aube et le conduisait avant l'éveil de Paris hors la ville. Ils s'arrêtaient dans quelque ferme de la banlieue, où ils déjeunaient de pain et de lait.
A la fin de sa vie, Gérard, entre deux crises de demi-folie, aimait encore à vagabonder dans ces fermes.
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E n 1814 également, la famille Gautier vint s'installer à Paris.
Le père de Théophile, au moment de la naissance de son fils, était fonctionnaire du cadastre à Tarbes. Remarquablement instruit, son amour des lettres était grand. Gautier l'a reconnu : « Si j ' a i quelque instruction et quelque talent, c'est à mon père que je le dois. » Jamais ce père ne contraria la vocation de son enfant.
L a mère de Théophile était la dernière des six filles d'un tailleur attaché à la maison d'Artois. L'aînée avait fait un beau mariage.
Ce fut elle qui éleva les cinq autres. L'excellente femme, pour les doter, feignait de perdre au jeu soit une métairie, soit un trou- peau de moutons, une vigne, un arpent de terre, « comme on joue deux sous à l'écarté ». Ses sœurs gagnaient toujours.
Né à Tarbes le 30 août 1811, le jeune Gautier quitta cette ville pour Paris dès l'âge de trois ans. Ce qui n'empêche que l'on montrait au collège de Tarbes, du vivant de Théophile, le pupitre du fameux écrivain.
Gautier a raconté l'entrevue qu'il eut, en 1860, devenu vieux et devenu célèbre, avec ce pupitre : « Pendant que j'étais à Tarbes, j'appris de mes compatriotes que mon pupitre d'écolier était reli- gieusement conservé au collège de la ville et qu'il faisait l'admiration
des touristes. Très flatté d'être ainsi honoré de mon vivant, je résolus de connaître le curieux pupitre que l'on m'attribuait, et, par la même occasion, le collège qui se vantait de m'avoir possédé. Je me pré- sentai donc incognito au principal ; et, me donnant pour un admira- teur enthousiaste de mes propres écrits, je le priai de me mener au cher pupitre, témoin de mes précocités enfantines.
« Le recteur tint à honneur de me conduire lui-même. Le pupitre qu'il me fit voir, et même toucher, était certes un pupitre quel- conque, mais, à son aspect, j'éprouvai une émotion irrésistible.
C'était assurément la première fois que lui et moi nous étions en face l'un de l'autre ; mais, enfin, s'il n'était pas mon pupitre, i l aurait pu l'être.
« Je m'assis sur le banc qui le complétait et qui, si le sort l'avait voulu, eût été, lui aussi, mon banc ; et m'étant placé dans la position d'un écolier studieux, je tâchai de m'imaginer que j ' y retrouvais mon assiette. Le recteur, me voyant si empoigné, ne put retenir un sourire mouillé d'attendrissement ; i l me montra sur le pupitre des éraflures et des sillages de canif faits par Théophile Gautier en classe et qui lui avaient valu sans doute bien des punitions. Je lui demandai la permission d'en emporter une écharde. Il me l'accorda.
Puis i l me reconduisît en me racontant vingt anecdotes authentiques qui me parurent concluantes à moi-même et desquelles i l résultait
que j'avais été un élève prodigieux et la gloire de son collège.
« U n philistin se serait donné le plaisir facile d'arracher bête- ment à ce brave homme ses illusions. J'en eus d'autant moins l'envie que je les partageais. Je le quittai sans lui révéler qui j'étais, et je ne racontai à personne ma visite. — A u fond, le recteur avait raison : le mensonge est bien plus amusant que la vérité, et i l est quelquefois plus raisonnable. J'ai eu là une vision pareille à celle de Musset, et j ' a i connu le jeune homme vêtu de noir, qui me ressem- blait comme un frère. »
A trois ans, Gautier est donc à Paris. Mais le petit Basque n'y peut oublier son pays. Un jour, ayant entendu des soldats parler le patois gascon dans la rue, i l s'accrocha à leurs habits, les suppliant en pleurant de l'emmener avec eux.
A huit ans, on le mit interne à Louis-le-Grand. Il y fut si malheu- reux que ses bons parents l'en retirèrent vite ; et le voici externe, à Charlemagne. — C'est là que le petit Gautier rencontra le petit Labrunie ; que Théophile rencontra Gérard.
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Nous ne savons rien des années que Nerval et ^Gautier passèrent au collège avant leur rhétorique, qu'ils fireot ensemble (Gautier étant d'une précocité qui lui avait permis de sauter des classes).
Nerval, rhétoriciem, puMia une suite de poésies intitulées Mêverves Nationales. Ces Rêveries ne valent pas grand chose ; mais elles promettaient, selon ses professeurs, un émule à Casimir Bëlavigne, la grande gloire du moment.
Gautier, dans l'un des nombreux articles qu'il consacra à son ami, après sa mort, traça, de ressouvenir, ce précieux portrait de lui :
« C'était alors un jeune homme doux et modeste, rougissant comme une jeune fille, -se dérobant volontiers à la curiosité admi-
•rative de ses condisciples, très fiers d'avoir un camarade imprimé et dont on parlait dans les journaux. Il avait le visage d'un blanc rosé, animé d'yeux gris où l'esprit mettait son étincelle dans une douceur inaltérable. Son front, que laissait voir t r è s haut de jolis cheveux blonds d'une extrême finesse et pareils à une fumée d'or, était d'une admirable coupe, poli comme de l'ivoire et brillant comme de la porcelaine. Jamais voûte plus arrondie, plus noble et plus vaste ne fut préparée par la nature pour la pensée humaine, et cependant les idées y bourdonnèrent si nombreuses, tant de con- naissances et de systèmes s'y logèrent, tarit de théogonies, de philosophies et d'esthétiques y prirent place, que ce paiïthéon devint un capharnaum et que la coupole se fêla... Le -nez était
fier, de forme légèrement aquiline, la bouche précieuse avec l a lèvre inférieure un peu épaisse, signe de bonté, le menton bien accusé et frappé d'une fossette. »
Encore a*u fycée, Nerval traduisit le Faust de 'Goethe. Cette traduction, publiée en 1827, le iramdit du jour au lendemain presque célèbre. U n soir, Goethe feuilletait près d'Ecfcermann un Havre avec des marqnaes de vive approbation : >«. Que lisez-vous là, maître.?
demanda Eokermann. — Une traduction de mon Faust en langue .française. — A h ! oui, 'dit Eclcermann, légèretrawt dédaigneux, j'ai entendm parler de -cela ; c'est un jeune homme dre dix-boit ans:;
cela doit sentir le 'collège. — Dix-ihn.it ans ! s'écria "Goethe, wette traduction «st un véritable prodige de style. Son auteur deviendra l'un des plus purs et plius élégants écrivains de France ! » E t il ajouta : « Je n'aime plus le Faust en allemand, mais, dans cette
traduction, tout agit de nouveau avec fraîcheur et vivacité. Il me passe par la tête des idées d'orgueil, quand je pense que mon livre se fait valoir dans la langue de Bossuet, de Corneille et de
Racine. Je vous le répète, ce jeune homme ira loin... »
Gérard, plus tard, disait plaisamment : « Le destin a donné raison à Goethe en me donnant le goût des voyages. »
Le véritable début littéraire de Gautier date de 1832, lorsqu'il publia Albertus, poème débordant de jeunesse et d'un romantisme échevelé. Mademoiselle de Maupin parut quatre ans plus tard et obtint un scandaleux succès. A peu près à la même époque, le père de Gautier fut nommé receveur à l'octroi de Passy. Passy, alors, était au bout du monde. Théophile resta donc à Paris et rejoignit, impasse du Doyenné, Gérard de Nerval qui y demeurait depuis quelque temps déjà avec d'autres peintres et d'autres écrivains, tous « jeunes et fols ».
Cette demeure de l'impasse du Doyenné est, avec l'hôtel Pimo- dan, dans l'île Saint-Louis, l'un des lieux sacrés du Romantisme.
L'hôtel Pimodan, — qu'on appelle aujourd'hui l'hôtel Lauzun, — existe toujours ; c'est un monument classé et, autant qu'on peut être sûr de ces choses-là, un monument sauvé.
L'impasse du Doyenné se trouvait au cœur des maisons qui s'élevaient dans la cour du Carrousel, entre le ravissant arc-de- triomphe à colonnes roses et l'affreux monument, désormais disparu, de Gambetta.
Baudelaire a décrit ces maisons dans une pièce des Fleurs du Mal :
...La forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel...
Quant à la vie qu'on menait au Doyenné, Nerval l'évoque dans ses Petits Châteaux de Bohême, qui datent de 1853 : « Le vieux salon du Doyenné, restauré par les soins de tant de peintres, nos amis, qui sont depuis devenus célèbres, retentissait de nos rimes galantes, traversées souvent par les rires joyeux ou les folles chan- sons des Cydalises. Le bon Rogier souriait dans sa barbe, du haut d'une échelle où i l peignait, sur un des quatre dessus de glace, un Neptune qui lui ressemblait. Puis les battants d'une porte s'ouvraient avec fracas : c'était Théophile. Il cassait, en s'asseyant, un vieux fauteuil Louis X I I I . On s'empressait de lui offrir un escabeau gothique, et i l lisait, à son tour, ses premiers vers, — pendant
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 181 que Cydalise Ir e se balançait nonchalaniment dans le hamac de
« Sarah la blonde », tendu à travers l'immense salon.
« Quels temps heureux ! On donnait des bals, des soupers, des fêtes costumées... Nous étions jeunes, toujours gais, quelquefois riches. Mais je viens de faire vibrer la corde sombre : notre palais est rasé. J'en ai foulé les débris l'automne passé. Lee ruines même de la chapelle, qui se découpaient si gracieusement sur le vert des arbres, et dont le dôme s'était un jour, au x v ne siècle, écroulé sur onze malheureux chanoines réunis pour dire un office, n'ont pas été respectées. »
Cette « Cydalise Ir e » mourut jeune. « Elle est embaumée et con- servée pour toujours — dit Nerval — dans le pur cristal d'un sonnet de Gautier ».
Voici ce mélodieux, ce ravissant sonnet :
Pour veiner de son front la pâleur délicate Le Japon a donné son plus limpide azur ;
La blanche porcelaine est d'un blanc bien moins pur Que son col transparent et ses tempes d'agate.
Dans sa prunelle humide un doux rayon éclate ; Le chant du rossignol près de sa voix est dur Et, quand elle se lève à notre ciel obscur, On dirait de la lune en sa robe d'ouate.
Ses yeux d'argent bruni roulent moelleusement ; Le caprice a taillé son petit nez charmant ;
Sa bouche a des rougeurs de pêche et de framboise ; Ses mouvements sont pleins d'une grâce chinoise, Et près d'elle on respire, autour de sa beauté, Quelque chose de doux comme l'odeur du thé.
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Nous reviendrons maintenant un peu en arrière et évoquerons Gérard avant le collège, dans ce Valois où, de Paris, i l retournait souvent, près de ses petites compagnes et ses petits compagnons.
U n soir que tous ces enfants dansaient sur une pelouse, devant un château du temps de Henri I V , Gérard entendit et regarda chanter une jeune fille grande et belle qu'on appelait Adrienne :
« A mesure qu'elle chantait, l'ombre tombait des grands arbres, et le clair de lune naissant descendait sur elle seule. » Quand elle eut cessé de chanter, Gérard alla cueillir des lauriers sur la terrasse du château ; i l les tressa en couronne et les posa sur la tête d'Adrienne : « Elle ressemblait, — dit-il, — à la Béatrice du Dante, qui sourit au poète errant sur la lisière des saintes demeures... »
Aérienne était — à en croire Nerval — « la fille d'un descendant d'une famille alliée aux anciens rois de France ». Pour ce jour de fête, elle s'était mêlée aux jeux des petits villageois. Gérard ne devait plus la revoir. Quelques années plus tard, i l apprit qu'elle s'était faite religieuse. E t puis elle était morte.
Désormais, i l vivra pour cette compagne idéale qu'il n'oubliera jamais ; et, s'il s'éprend d'une autre femme, c'est qu'elle ressemble à Adrienne.
U n peu avant l'époque où Gautier vint le rejoindre au Doyenné, Nerval rencontra celle qu'il nomme, dans ses écrits, Aurélia.
Jenny Colon (épouse de M . Leplus) chantait à l'Opéra-Comique.
Gérard y entra un soir ; en la voyant, il crut retrouver l'Adrienne de sa jeunesse. Dès lors, i l passa ses soirées au théâtre, adorant de loin celle qui devait être innocemment la cause de sa première crise de folie. Il essaie un moment de la diversion du voyage, mais en vain. Dans la baie de Naples, à Portici, où, près d'une jeune Anglaise, il croit son cœur guéri, i l s'imagine reconnaître Adrienne-Aurélia dans une passante. Dominé par cette illusion, il regagne Paris.
Il existe des portraits de cette chimérique bien-aimée. Sans doute vous attendez-vous à voir apparaître une figure de Keepsake, idéalement immatérielle ; « un être aux ailes de gaze », la sœur de « Giselle » et de « Lorelei », toute prête à s'envoler, à s'évanouir entre ciel et terre. Vous vous tromperiez fort : l'élue à laquelle Gérard dédiait ses rêves était la créature la plus « physique », la plus faite de chair et de sang.
Il semble que les poètes aiment à jouer la difficulté ; souvenez- vous de la plantureuse Apollonie Sabatier, la fameuse « Présidente », pour laquelle Baudelaire écrivit des vers séraphiques (« Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone... ») et que les Concourt appellaient « une vivandière pour faunes » ; souvenez-vous de Méry Laurent, belle fleur vivante, dans son épanouissement sensuel, et qui retint longtemps Stéphane Mallarmé.
Mais voici la vraie Jenny Colon-Leplus (« Aurélia-Adrienne »), telle que la dépeint Gautier : « Madame Leplus, qui au premier coup d'oeil rappelle les figures des nymphes allégoriques de La Vie de Marie de Médicis, a cependant quelque chose de plus choisi et de plus élégant que le type ordinaire de la beauté flamande, rêvé plutôt que copié par Rubens. Elle se rapproche plus du type
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 183 vénitien, biondlo e grassotto, célébré par Gozzi. Certaines Madeleines de Paul Véronèse, quelques portraits de Giorgione, rentrent tout à fait dans son caractère de beauté.
« Le front large, plein, bombé, beaucoup plus développé qu'il ne l'est habituellement chez les femmes, attire et retient bien la lumière, qui s'y joue en luisants satinés ; le nez, fin et mince, d'un contour assez aquilin et presque royal, tempère heureusement la gaîté un peu folle du reste de la figure. Singularité charmante, une prunelle brune scintille sous un sourcil pâle et velouté d'une extrême douceur. Quant à la bouche, elle est pure, bien coupée, aisément souriante, avec une certaine inflexion moqueuse à la lèvre inférieure qui lui ajoute un grand charme. L'ovale de ses joues se distingue par la gracieuse plénitude de contour et l'absence de saillie des pommettes ; le menton est frappé, au milieu, d'une petite fossette, excellent nid pour les amours, comme aurait dit un poète du temps de Louis X V . . .
« Un des agréments de Madame Leplus, c'est qu'elle est femme dans toute l'acception du mot, par ses cheveux blonds, par sa taille fine et ses hanches puissamment développées, par le timbre argentin de sa voix, par la molle rondeur de ses bras. ... Les grandes robes de lampas ou de brocatelle aux plis soutenus et puissants, les hautes fraises godronnées et frappées à remporte-pièce, les manches à crevés et à jabots de dentelles, dont la main sort comm«
le pistil du calice d'une fleur, les feutres à ganse de perles, à plumes crespelées, les chaînes et les rivières de diamants, écaillant d'étin- celles papillotantes la blancheur mate de la poitrine, les corsets pointus à échelles de rubans s'élançant minces et frêles de l'ampleur étoffée des jupes ; toute la toilette abondante et fantasque du x v ie siècle, s'adapte merveilleusement à la physionomie de Madame Leplus, que l'on prendrait, dans un de ces costumes capricieux, pour une de ces belles dames des gravures d'Abraham Bosse, qui marchent gravement une tulipe à la main, suivies du petit page nègre qui porte leur queue, leur chien et leur manchon, dans les allées bordées de buis d'wn parterre du temps de Louis X I I I . »
L'amour de Gérard de Nerval pour cette très terrestre Jenny fut d'abord une chimère douce et tendre. Il Joua une loge au théâtre.
Il s'y rendait chaque soir, et, chaque soir, faisait parvenir à l'actrice un bouquet de chez Madame Prévôt, la fleuriste en vogue. Aucune lorgnette ne lui semblait assez bonne pour contempler Jenny ;
aucune canne assez belle pour frapper le plancher en son honneur.
Maxime Du Camp demandait un jour à Gautier : « Comment donc s'est ruiné Gérard ? », et Gautier répondit : « E n faisant des excès de cannes et des débauches de lorgnettes. »
Lorsqu'on lui faisait des représentations sur la persévérance de cet étrange amour, Nerval disait : « Que m'importe ! C'est une image que je poursuis, et rien de plus. » U n soir, toutefois, i l commit l'imprudence de conduire Jenny Colon devant le château où jadis Adrienne lui était apparue. Là, i l lui raconta tout : « la source de cet amour entrevu dans les nuits, rêvé plus tard, réalisé par elle... » Jenny ne comprit pas ; ils se fâchèrent presque, et, bientôt, cessèrent de se voir.
Vers cette époque, la vie de Nerval et celle de Gautier commen- cèrent à se séparer. Leur amitié resta aussi forte, aussi profonde ; mais le démon du voyage avait saisi Nerval, et Gautier, en revanche, était enchaîné à Paris par sa besogne de journaliste, de feuilleto- niste, qu'il traîna comme un boulet toute sa vie.
Quand Nerval était à Paris, i l apparaissait inopinément chez Gautier : « Il fallait l'accepter quand i l venait, — dit celui-ci, — mais ne pas lui demander de commerce suivi. Comme l'hirondelle, il entrait lorsqu'il voyait la fenêtre ouverte, et faisait deux ou trois fois le tour de la chambre avec des cris joyeux,; mais c'eût été offenser son indépendance que de fermer la croisée. »
La Comédie de la Mort est — de son propre aveu — la dernière œuvre de jeunesse de Théophile Gautier : « là finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière ».
Nous retrouverons ce prince-esclave, martyr de la « copie ».
Accompagnons à présent Nerval dans ses voyages et dans ses rêves.
Il va d'abord en Allemagne.
Le Romantisme allemand, alors dans toute sa force, l'encourage à accepter la compagnie imaginaire et despotique des fantômes.
A son retour, i l est fatigué, ruiné, malade. Il a des hallucinations de plus en plus fréquentes. Toute chose prend pour lui un aspect double. Il a dit de lui-même, parlant de cette époque : « Mes actions insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 185 illusion, selon la raison humaine... » Bientôt, i l chercha à réaliser ces « illusions ». On le rencontra dans les jardins du Palais Royal, traînant un homard vivant au bout d'une faveur bleue ; un autre soir, i l chanta, en commençant de se dévêtir, un hymne mystérieux qu'il avait entendu dans une vie antérieure. — Bref, i l dut entrer dans la maison de santé du docteur Blanche.
Son état était celui de « folie avec conscience ». C'était le 2 mai 1841. A u mois de novembre, momentanément guéri, i l écrivait ingénument à une amie : « Quel malheur que la société actuelle ne veuille pas toujours nous permettre l'illusion d'un rêve continuel ! » Il était redevenu sage, grave et exquis, mélangeant dans sa conversation l'érudition et le caprice, sachant toutes les langues d'Europe, connaissant toutes les religions. Ses contempo- rains sont tous d'accord : ils n'ont pas connu d'homme plus char- mant, de meilleures manières, et aussi bon.
Il voyagea encore. Il fit en Orient un long séjour. Il en a laissé la relation, qui est un chef-d'œuvre quasiment inconnu.
A son retour, i l n'a plus d'argent ; i l n'a plus de santé. Sans que rien n'altère « l'élégance native et l'aristocratie de toute sa personne », i l prend peu à peu l'habitude de vivre dans les gargotes des Halles, dans les auberges de l'Ile de France, dans les fermes du Valois. Quand ses amis le rencontrent, i l leur raconte tout haut ses rêves « avec des inflexions si douces dans la voix qu'on se prenait à l'écouter comme un chant ». Il fréquentait le marché aux oiseaux ; chaque matin, pendant tout un printemps, i l apporta à un perroquet rose une demi-livre de cerises.
A u cours de ces vagabondages i l commence d'écrire sur de petits carnets, sur des fragments de papier qu'il laisse traîner dans ses ppches, les surprenants, les merveilleux morceaux de prose qui constitueront, après sa mort, Aurélia; œuvre unique dans notre littérature. Elle laisse peut-être entrevoir le genre de folie dont Nerval était atteint et qui ne doit rien à celle qui naît de l'abus de l'alcool ou des stupéfiants. Gérard de Nerval fut toujours de la plus grande sobriété. Ses hallucinations n'ont rien d'artificiel, de provoqué. Nerval est peut-être le seul exemple d'un poète que le rêve seul a intoxiqué jusqu'à l'aliénation.
... Cependant, i l travaille toujours. Les Nuits d'Octobre paraissent à la Reçue des Deux Mondes. Il est aussi question pour lui de la croix. Il ne cesse de mener la vie double qui devait lui être fatale.
Une nouvelle crise de folie se prépare. Une fois, près du bassin des
Tuileries, i l croit voir les poissons rouges sortir de l'eau et lui dire, avec mille politesses, que la Reine de Saba l'attend. U n autre - jour, en passant au-dessus du cimetière Montmartre, où est enterrée Aurélia, i l entend eelle-ci l'appeler ; il se précipite pour la suivre, et tombe évanoui dans le jardin.
De nouveau, le voici chez le docteur Blanche. Pendant ce second séjour, i l écrit les sonnets des Chimères, très précieux trésor de la poésie française. Les plus beaux sont d'apparence hermétique ; en réalité, on possède leur clef, si on les étudie en les rapprochant de la vie de Nerval. Mais ce qui fait leur attrait c'est qu'ils sont émouvants en dehors de toute signification. Us touchent par la beauté des images, par la beauté de la mélodie, par un irrésistible pouvoir de suggestion. A cet égard, ils prédisent, avec une antici- pation d'environ cinquante ans, Mallarmé et les poètes symbolistes.
Mais l'art mallarméen est prémédité ; les jeux de l'allusion s'y con- certent selon les lois d'une logique particulière. Rien de pareil dans les sonnets nervaliens, comparables à ces morceaux de musique composés sur quelques thèmes voilés ; ces thèmes ne se soumettant qu'aux contraintes de îa prosodie la plus strictement classique.
Voici le plus beau de ces sonnets. Il a pour titre El Besdickaâo, c'est-à-dire « l'Infortuné ». Nous le citons pour ceux de nos lecteurs qui ne le savent pas par cœur :
Je Buis le ténébreux, le veirf, l'inconsolé, Le prince d'Aquitaine à la tour abolie :
Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé Porte le soleil noir de la Mélancolie.
Dans la nuit du tombeau, toi qui m'a consolé, Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie, La Heur qui plaisait tant à mon cœur désolé, Et la treille où le pampre à la rose s'allie.
Suis-je Amour ou Phébus... Lusignan ou Biron ? Mon front est rouge encor du baiser de la reine ; J'ai rêvé dans la grotte où nage la sirène...
Et j'ai, deux fois vainqueur, traversé l'Achéron : Modulant tour à tour sur, la lyre d'Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la tée.
Différents passages à'Aurélia et de Sylvie donnent la clef de ces vers ; mais ce sonnet est beau et secret comme le visage d'un dieu : ne penchons pas sur lui la lampe de Psyché.
Hélas ! Nerval n'a plus maintenant le calme et la douceur de jadis. Il voudrait s'échapper de la maison de santé. Il exige sa libération. Il écrit à son père, vieillard éteint, qui ne se soucie
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 187 pas de lui. Il écrit à la Société des Gens de Lettres. Après une vive discussion, le comité se prononça pour la liberté. L'avis en fut signifié par procès-verbal au docteur Blanche. Celui-ci dut céder.
•
Le 20 janvier 1855, Gautier, avec Maxime Du Camp, — qui raconte la scène dans ses Mémoires — était aux bureaux de la Revue de Paris. Ils s'entretenaient du Capitaine Fracasse, que Gautier, après y avoir longtemps rêvé, voulait enfin commencer d'écrire.
Ils virent entrer Gérard, vêtu d'un mauvais habit noir, alors que la neige couvrait Paris et que sifflait une bise cinglante. Gautier dit à son ami : « Il tombe des pleurésies et i l souffle des angines ; il y a ici des gens qui ont plusieurs paletots, et qui seraient enchantés de t'en prêter un jusqu'à leur dernier jour 1 — Non — dit Gérard — le froid est tonique, les Lapons ne sont jamais malades. » Puis, après quelques paroles exaltées, i l leur fit voir un cordon étroit, en fil écru : « Voilà — dit-il — ce que je viens d'acheter ; c'est la ceinture de Mme de Maintenon, quand elle faisait jouer Esther à Saint-Cyr. » Peu après, ils sortirent tous trois, Nerval, Gautier et Du Camp. « Viens dîner-avec moi —supplia encore Théophile — je te ferai manger un risotto. » Gérard tira de sa poche une pièce de vingt francs : « Merci, je n'ai besoin de rien — répondit-il — j'ai ma semaine. » E t i l disparut.
Six jours plus tard, le 26 janvier, on trouva Nerval pendu dans la rue de la VieillerLanterne, sorte d'égout à ciel ouvert, situé près de la Seine, sur l'emplacement des anciennes boucheries, à peu près là où se trouve maintenant la scène du théâtre Sarah-Bernardt.
Il avait sur lui les brouillons raturés d'Aurélia, un passeport pour l'Orient,, une- carte de visite, une lettre, et deux sous, conservés pour payer son lit à l'asile de nuit.
Nerval s'était-il pendu ? Avait-il été assassiné ? On ne le saura probablement jamais. Gautier, dans une notice sur Nerval, semble admettre le suicide ; mais, dans le Collier des Jours, la fille du poète, Judith, assure que son père a toujours cru à un crime.
Le mystère enveloppe la mort de Gérard, comme i l a enveloppé sa vie.
Théophile Gautier arriva à la Morgue, — où le corps de Nerval avait été transporté, — presque en même temps qu'Arsène Hous-
saye. Ils prirent les mains du cadavre : « Oh ! Gérard I qu'as-tu fait,
— dit Théophile en sanglotant, — pourquoi n'es-tu pas venu hier te jeter dans mes bras ?... »
On enterra Gérard le 30 janvier. Le service se fit à Notre-Dame ; l'enterrement au Père-Lachaise. Tout le monde des lettres, à Paris, avait sincèrement et profondément aimé Nerval. Les écrivains qui marchaient derrière le corbillard étaient tristes et malheureux.
Théophile Gautier, souffrant d'un abcès à la gorge, accompagnait son ami, la tête enveloppée d'un foulard jaune qui rendait plus livide encore la pâleur de son teint.
L ' E t a t fit les frais des funérailles. Méry et Dumas père, un peu tapageusement, voulurent ouvrir, dans Le Mousquetaire, une souscription pour élever un monument sur la tombe. Théophile Gautier et Arsène Houssaye s'y opposèrent : « Laissez de grâce,
— dirent-ils — à des amitiés jalouses, la triste joie d'élever et de payer sa pierre. »
Douze ans après la mort de Nerval, en 1867, la concession primi- tive étant expirée, Gautier et Houssaye firent transporter le corps
dans une autre partie du cimetière et obtinrent une concession perpétuelle. Le temps avait fait son œuvre : désormais, tout ce qui restait de Gérard de Nerval put tenir dans un cercueil d'enfant.
•
Théophile Gautier devait survivre dix-sept années à son ami.
Dix-sept années sans histoire, sinon celle d'un travail incessant.
L a vie de Gautier prouve que la religion de la beauté confère à celui qui la pratique avec une foi profonde et sereine, une impres- criptible morale. Gautier respecta autant sa vie que son art. Pour vivre, et, surtout, pour faire vivre les siens, i l se résigna à des besognes dont son génie naturel faisait des chefs-d'œuvre ; après quoi, i l préférait, à son repos, sa Muse, et composait, entre deux feuilletons, une pièce de vers délicate ou délicieuse, toujours parfaite.
Nous voudrions, in fine, placer ici le fragment d'une lettre que Gautier, en 1858, trois ans après la mort de Nerval, et alors seul à Pétersbourg, adressa à ses sœurs. — Puisse-t-elle faire mieux aimer ce grand écrivain, à vrai dire inconnu :
« ... Vous savez dans quel dégoût et dans quel ennui je suis des hommes et des choses ; je ne vis que pour ceux que j'aime, car,
U N E AMITIÉ ROMANTIQUE 189 personnellement, je n'ai plus aucun agrément sur terre. L'art, les tableaux, le théâtre, les livres, les voyages même ne m'amusent plus ; ce ne sont pour moi que les motifs d'un travail fastidieux, car il est toujours à recommencer. N'ajoutez pas à tous ces chagrins des phrases comme celle qui termine une de vos lettres, ou je me coucherai par terre et me laisserai mourir le long d'un mur sans plus bouger.
« Vous avez eu une bonne pensée, en allant rendre visite à mes chères tombes, de mettre des fleurs sur le marbre de Mme de Girar- din. Celle-là m'aimait bien, et je pleure toujours sa perte. J'ai été bien triste, le 2 novembre, en pensant à tous ceux qui ne sont plus.
II faisait presque nuit à midi ; le ciel était jaune, la terre couverte de neige, et j'étais si loin de ma patrie, tout seul, dans une chambre d'auberge, essayant d'écrire un feuilleton qui ne venait pas et d'où dépendait, chose amère, la pâtée de bien.des bouches petites et grandes. Je m'aiguillonnais, je m'enfonçais l'éperon dans les flancs ; mais mon esprit était comme un cheval abattu, qui aime mieux recevoir des coups et crever dans ses brancards que d'essayer de se relever. Je l'ai pourtant fait, ce feuilleton ; et il était très bien.
J'en ai fait un le dimanche que notre mère est morte, et i l a servi à la faire enterrer.
« Pardonnez-moi de vous écrire des choses si tristes, mais votre lettre m'a navré. Je vous dis la vérité pour que vous compre- niez bien et ne doutiez jamais de moi, de loin ou de près. Aux autres, je suis obligé de déguiser les choses. Vous avez, comme moi, des cœurs éprouvés par l'adversité, et vous savez souffrir sans vous déshonorer par des plaintes inutiles. Moi, je suis comme le sauvage attaché au poteau : chacun le pique pour lui arracher un cri, un frémissement ; mais i l reste immobile. Personne n'a la satisfaction de l'entendre geindre. »
J E A N - L O U I S V A U D O Y E R .