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(1)Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com. L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. Article original. La Scientologie : un délire systématisé inspiré par les Études sur l’hystérie, de Breuer et Freud夽 Scientology: A systematized delirious inspired by Breuer and Freud’s Studies on hysteria Thierry Lamote ∗ Psychologue clinicien, docteur en psychanalyse et psychopathologie (Université Paris-7), chargé de cours à l’université de Toulouse Le-Mirail, chercheur associé à l’« équipe de recherches cliniques », CLESCO, université de Toulouse Le-Mirail et à l’équipe « interaction de la psychanalyse », CRPMS, université Paris-VII Denis-Diderot, France Rec¸u le 5 novembre 2010. Résumé Lafayette-Ronald Hubbard, le célèbre fondateur de l’Église de Scientologie, était-il psychotique ? À partir de cette question, nous avons tenté de reprendre à nouveau frais l’analyse de cette secte : en abordant la doctrine scientologue à la manière freudienne, c’est-à-dire comme une « tentative de guérison » – comme le délire qui a permis à Hubbard de traiter, via l’écriture, les foisonnants phénomènes élémentaires psychotiques qui le harassèrent. L’étude de son premier ouvrage « philosophique », La Dianétique : La puissance de la pensée sur le corps, nous dévoilera ainsi, de fac¸on quasi-expérimentale, l’intense travail du délire qui lui a permis de remettre en ordre son univers délabré, d’insuffler du sens au marasme résultant de sa décompensation et finalement de se réinscrire dans le lien social. Les écrits scientologues nous révèleront alors leur noyau caché : les Études sur l’hystérie de J. Breuer et S. Freud, dont Hubbard s’inspira massivement. Nous montrerons, grâce à l’analyse comparative des deux textes, de quelle fac¸on il est parvenu à se réapproprier l’étiologie de l’hystérie décrite par Breuer et Freud pour l’infléchir dans le sens de son expérience psychotique, afin de l’insérer dans son système délirant. © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Scientologie ; Dianétique ; Secte ; Psychose ; Délire ; Hubbard R.L. ; Freud S. ; Breuer J. ; Catharsis ; Psychanalyse ; Littérature ; Étude comparative ; Étude théorique. 夽 Toute référence à cet article doit porter mention : Lamote T. La Scientologie : un délire systématisé inspiré par Les études sur l’hystérie, de Breuer et Freud. Evol psychiatr 2012;77(4). ∗ Auteur correspondant. ITEP Idékia, 108, rue Maubec, 64100 Bayonne, France. Adresse e-mail : thierry lamote@yahoo.fr. 0014-3855/$ – see front matter © 2012 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés. doi:10.1016/j.evopsy.2012.04.002.

(2) 566. T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. Abstract Was Lafayette-Ronald Hubbard, the famous founder of the Church of Scientology, psychotic? From this question, we have tried to rethink the analysis of this sect. We approached the scientologist doctrine in the Freudian way, that is as a “recovery attempt” – like the delirious, which enabled Hubbard to treat, through his writings, the teeming elementary psychotics phenomena, which harassed him. The study of his first “philosophical” book, Dianetics: The modern science of mental health, will show us, in a quasi-experimental way, the intense work of the delirious, which enabled him to put back together his broken-down universe, to inject sense into the sluggishness resulting from his psychotic decompensation, and finally to reintegrate the social tie. Scientology’s writings will then reveal to us their hidden source: Studies on hysteria, by J. Breuer and S. Freud, which had strongly inspired Hubbard. Through a comparative analysis of these two texts, we will show how Hubbard managed to adapt hysteria’s etiology into the way of his own psychotic experience, so as to include it inside his delirious system. © 2012 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. Keywords: Scientology; Dianetics; Sect; Psychosis; Delirious; Hubbard R.L.; Freud S.; Breuer J.; Catharsis; Psychoanalysis; Literature; Comparative study; Theorical study. Le fondateur de l’Église de Scientologie, Lafayette Ronald Hubbard, était-il « fou » ? Ses interlocuteurs en eurent très tôt l’intuition ([1], p. 156–69). Mais que dire « cliniquement » de cette folie ? Sa trace tangible nous semble lisible dans l’ensemble de son œuvre – qui peut dès lors être envisagée comme une élaboration délirante, c’est-à-dire comme « tentative de guérison » [2]1 . L’étude du Livre Un, La Dianétique : La puissance de la pensée sur le corps [4], nous offre d’ailleurs de voir à l’œuvre l’intense travail du délire qui lui permit de réordonner son univers délabré par sa décompensation psychotique. C’est à cette étude que nous allons ici nous atteler ; plus particulièrement au fait – évoqué par Corydon ([3], p. 284) et Atack ([5], p. 108) – que Ron Hubbard élabora sa doctrine en s’inspirant des Études sur l’hystérie, de Breuer et Freud [6]. Quelques repères chronologiques et cliniques nous permettront, en nouant l’histoire de ce mouvement à la biographie de son fondateur et aux différentes phases de sa paranoïa2 , de mieux saisir la place qu’occupa, parmi toutes ses autres sources d’influence, l’ouvrage de Breuer et Freud lors de la rédaction de l’ouvrage princeps de l’Église de Scientologie. 1. Premier épisode psychotique. . . Né à Tilden, dans le Nebraska, le 13 mars 1911, fils de Ledora May (née Waterbury) et Harry Ross Hubbard, Lafayette-Ronald Hubbard entame sa carrière d’écrivain en 1932 [1,5], d’abord en étant un rédacteur occasionnel au Sportsman pilot, spécialisé dans les sports aériens [1,5,9], puis à partir de 1936 dans des pulps d’aventure et d’action [1,9,10], avant de rejoindre, en 1938, l’équipe d’écrivains de John W. Campbell, alors rédacteur adjoint d’Astounding Science-Fiction3 [1,9,10]. Comment passa-t-il de sa vie d’écrivain novelist, à celle de fondateur de mouvement 1. Bent Corydon est l’un des rares auteurs à avoir eu l’intuition, sans toutefois en mesurer la portée clinique, de cette fonction autothérapeutique de la doctrine ([3], p. 282). 2 Au sens de Freud [2] et Lacan [7,8] donc en y incluant des caractéristiques de la schizophrénie paranoïde, notamment les « symptômes hypocondriaques » dont Freud fit l’indice déterminant de toute théorie « valable » de la paranoïa ([2], p. 303, note 2). 3 Sa première nouvelle de science-fiction, « The dangerous dimension », parue dans le numéro de juillet 1938 d’Astounding Science-Fiction [11], qui sera traduite en franc¸ais en 1973, sous le titre « La dimension périlleuse » [12],.

(3) T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. 567. « religieux »4,5 . Un premier moment semble briser le cours de sa vie : le grand virage de 1938, l’année de son intronisation parmi les auteurs d’Astounding Science-Fiction, qui fut aussi l’année de la première flambée délirante qui le mit en contact avec la « loi primordiale » de l’univers. Revenons à la fin de l’année 19376 , lorsque se produisit l’événement dont Hubbard dira qu’il donna « une nouvelle tournure à [s]a destinée » [17] : il subit une « extraction dentaire sous protoxyde d’azote [N2 O] » [5]. Ce gaz, également appelé « gaz hilarant », surtout utilisé lors d’anesthésies générales, est aussi considéré comme une drogue dissociative (psychodysleptique) dont certains effets peuvent être perturbants : confusions, dépersonnalisations et déréalisations. Son inhalation peut dès lors être propice au déclenchement d’épisodes psychotiques : ici, comme avec d’autres produits, il y a un risque que soient débordées « les limites plus ou moins précaires instaurées par le cadrage de la jouissance mis en place par les pare-psychoses » [18]. N’est-ce pas ce qui se produisit pour Hubbard ? Tout indique que ses défenses volèrent en éclat lors de cette opération : il fut alors envahi par des phénomènes élémentaires psychotiques d’une telle intensité qu’il eut la certitude d’être momentanément mort ([17], p. 9, 35). Il dira ainsi, dans une lettre rédigée le 1er janvier 1938, avoir instantanément su qu’il était « en train de traverser le rideau », pour « glisser vers le monde des ombres » [17]. Deux phénomènes connexes donnèrent corps à cette expérience vertigineuse. Des sensations douloureuses, tout d’abord – « le processus de la mort, témoignera-t-il, est loin d’être agréable » [17] – puis des hallucinations porteuses de phrases énigmatiques : « Quelque chose, écrit-il, cria alors : “Ne lui permettez pas de savoir !” et puis plus doucement “Ne lui permettez pas de savoir.” ». « Je pensais moins à l’expérience que je venais de traverser, poursuit-il, qu’à ce que je savais » [17]. Remarquons le battement non dialectique où alternent vide et certitude : à l’expérience sidérante de la mort, vient faire contrepoids la certitude d’un savoir indicible. Dans un livre inachevé relatant la naissance de la Scientologie, Hubbard reviendra sur cette expérience douloureuse. Les événements s’y structurent selon la même séquence en deux temps, tout d’abord l’expérience d’un vide immense, puis la conviction d’un savoir informulable : « [. . .] en 1938 une expérience horrible me touch[a] profondément [. . .] Pendant une opération, je suis mort sous l’effet de l’anesthésique. Revenu à moi [. . .], j’ai fait peur à mes sauveteurs en m’asseyant et en disant : “Je sais quelque chose, si je pouvais seulement m’en rappeler” »7 [17]. Tout se passe comme si une limite avait été franchie avec violence, abrasée par les effets psychotropes du « gaz hilarant » qui lui a momentanément ôté les défenses qui le soutenaient jusque-là : Hubbard semble immédiatement déstabilisé, tandis que des signifiants s’émancipent de la chaîne de ses pensées, pour faire retour dans le Réel – porteurs d’une signification profondément énigmatique : que voulaient dire ces phrases surgies du néant, et qu’était ce savoir dont il avait l’intuition ? Lacan rejeta l’idée de phénomènes « intuitifs » à ce stade liminaire de la maladie : il est selon lui moins question d’intuitions que de la conviction d’une signification qui concerne le sujet, du témoignage « d’un effet de signification qui anticipe sur le narre l’histoire d’un professeur de philosophie qui se débat avec les affres de la séparation de l’esprit et du corps: l’ensemble des problèmes qui travaillaient Hubbard à ce moment-là, et notamment son étrange conception cellulaire de l’homme (dont nous allons parler dans un instant), s’y trouvent articulés. 4 Pour une discussion sur la dimension religieuse de la Scientologie, cf. S. Kent [13,14]; B. Beit-Hallahmi [15]; A. Palisson [16]. 5 Qu’il promut entre 1950 et le début des années 1980, lorsqu’il publia Terre: Champ de bataille (trois volumes), et Mission Terre (dix volumes). 6 Selon nos déductions, par croisement de diverses sources: cf. [1,5,17]. 7 Ce savoir réapparaîtra 15 années plus tard au cœur du nouveau nom dont il rebaptisera sa doctrine: « Scientologie », un mot qui, selon l’étymologie de Ron Hubbard, « est emprunté au latin scio (savoir, dans le sens le plus complet du terme) et au grec logos (étudier) » [19]..

(4) 568. T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. développement de celle-ci » [20]. « Il s’agit en fait d’un effet du signifiant, pour autant que son degré de certitude (degré deuxième : signification de signification) prend un poids proportionnel au vide énigmatique qui se présente d’abord à la place de la signification elle-même » ([8], p. 538). En réponse au « vide énigmatique » du sentiment de mort subjective, Hubbard eut donc la certitude que les phénomènes qui l’assaillirent signifiaient quelque chose qui le concernait ; seulement, il n’aurait su dire quoi : la signification de l’événement se dérobait, défaisant la trame de la réalité. Le monde, un bref instant, se couvrit d’un voile de mystère et devint crépusculaire : « fin du monde » ([21], p. 74), disait Schreber – « monde des ombres », écrira Ron Hubbard. S’installe alors cette « période d’incubation » [22] ou « d’hypocondrie » [23] repérée en clinique psychiatrique : durant un temps, cette faille brutalement ouverte, qui « captive toute son attention », ne lui « [accordera] plus de repos » [20]. Dans cet « état d’inquiétude pénible » décrit par Régis [24], il s’isole quelques semaines, « se [repliant ainsi] sur lui-même et s’[enfonc¸ant] dans une analyse douloureuse » [24]. Henri Grivois articulait la psychose naissante autour d’un « point central » sur lequel se polariserait l’attention du sujet, une « expérience vécue par le sujet hors de toute possibilité de la communiquer » [25]. Or ce « point central » est hautement instable et anxiogène ; c’est la raison pour laquelle le sujet peut tenter, via le délire, de porter cet indicible au signifiant. Hubbard fut profondément perturbé par les deux séries de phénomènes élémentaires qui le submergèrent : c’est à partir d’eux que s’engagera le travail de remaniement plus ou moins profond de la réalité qui visera à la rendre compatible avec les désordres initiaux. Disposant « d’un bon moment pour y penser » [1,17], Hubbard mobilisera les ressources d’une abondante littérature (« 250 kilos de textes » [17]) : il reviendra de cette réclusion muni d’une conviction fondée sur un mot, « survie », et porteur d’une théorie biologique déjà grosse du système dianétique à venir. 2. . . . et premières ébauches du délire Hubbard affirmera avoir découvert la « loi primordiale », la « survie », en 1937, à l’occasion de mystérieuses expériences « cytologiques ». Lors de ces « expériences décisives », résume la littérature scientologue, il cultiva plusieurs générations de bactéries qu’il exposa à des « jets toxiques de fumée de cigarette » [17]. Il vit alors : d’une part, que les cellules réagissaient en « [battant] en retraite devant la menace » [17] ; d’autre part, qu’elles se mettaient à réagir de la même fac¸on lorsqu’elles étaient exposées à une substance anodine comme la vapeur d’eau ; et enfin, que les générations suivantes, cultivées à partir des premières souches, avaient, « au nom de la survie », hérité de leurs réactions conditionnées aux produits toxiques. Cette anecdote inventée de toute pièce ordonne les étranges phénomènes de 1937–1938 en un récit scientifique épique qui subvertissait, par sa radicale nouveauté, l’ensemble des fondements de la biologie moderne : Darwin s’est trompé, nous dit en effet Hubbard, puisque « les réactions apprises [. . .] peuvent [. . .] être transmises de fac¸on héréditaire » [17]. Toute l’étrangeté de ses sensations coenesthésiques se dissolvait dans une norme universelle : il ne lui était rien arrivé d’anormal, lors de cette opération, puisque les cellules tendent spontanément, conformément à la loi de la Survie, à réagir brutalement à toute agression toxique. Inscrites dans ce champ « cytologique », les premières ébauches de la doctrine allaient désormais pouvoir commencer à dessiner les grands traits de ce qui deviendrait la Dianétique. La vie, nous apprend Hubbard, soumise au principe fondamental qui régit l’univers, « a pris la forme d’une cellule qui, s’unissant à d’autres cellules, a formé une colonie » [17]. Par accroissements et procréations successives de cellules et de colonies, des agrégats de plus en plus complexes se formèrent, jusqu’à devoir entrer « en possession d’un système de contrôle central, par nécessité, mutation et sélection naturelle » [17] : le « mental » a ainsi émergé de la matière vivante.

(5) T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. 569. pour prendre les commandes du corps, de fac¸on à piloter l’ensemble de l’organisme en direction de la survie et de son but ultime, l’immortalité. Sa théorie biologique présentait donc le corps sous la forme d’un foisonnement de cellules autonomes, chacune possédant sa propre volonté, sa propre identité, momentanément liées entre elles lorsqu’elles se soumettent à la loi de la survie, mais menac¸ant à tout moment de se désolidariser en cas de douleur. Ces quelques éléments indiquent combien son système de pensée était déjà en une gestation bien avancée dès 1938. Dans ce cas, pourquoi Hubbard ne le rendit-il public que 12 ans plus tard ? Principalement parce que ce système est demeuré très inabouti : une inconnue persistait au cœur de la doctrine. « [I]l y a derrière la trame de la vie une intelligence – un “Facteur X” [. . .] – qui fac¸onne la vie et qui lui donne un sens d’une manière que Darwin ne pouvait expliquer » [17]. Au terme de cette première tentative de mise en forme, deux questions lancinantes insistaient, fragilisant l’ensemble du système : d’où avait bien pu surgir cette injonction à la survie, sans laquelle la solidarité des cellules en un unique organisme se voyait menacée ? Et quel était l’élément responsable des irruptions de douleurs qui dissolvaient cette solidarité cellulaire ? Un signifiant capable de clôturer le système, manquait : la suture du délire ne se fit donc pas. L’« engramme », en effet, le premier d’une série de néologismes8 désignant le « Facteur X » ne sera introduit que dans le courant des années 1949–1950. Sans lui, le travail paranoïde de 1938 ne put atteindre la consistance nécessaire à son maintien – le procès délirant s’essouffla, s’affaissa et finit par se vider de sa substance. Hubbard ne parvint pas à soutenir ce premier système délirant, mais il en possédait déjà les principaux outils conceptuels. Ceux-ci ne seront pas perdus : les néologismes et idées délirantes accumulés en cette année 1938 restèrent juste en « jachère », disponibles pour un futur emploi. Ces éléments épars ne seront de nouveau rassemblés en un tout cohérent qu’entre les années 1947–19489 et 195010 – soit après les événements de l’année 1943. En avril de cette année-là, Hubbard, parvenu, après diverses manœuvres, à se faire intégrer comme Lieutenant dans la marine américaine, fut nommé au plus haut poste hiérarchique du navire USS PC-815 qui devait appareiller le 18 mai [1,5]. Moins de cinq heures après avoir largué les amarres, il lanc¸ait le navire dans une lutte acharnée contre des sous-marins japonais imaginaires : durant trois jours, l’USS PC-815 livra une bataille délirante à d’inexistants ennemis. Le commandement du navire lui sera finalement retiré un mois plus tard lorsqu’il se mit à tirer sans raison des salves de canons et de fusils en direction des îles Coronados, dans les eaux territoriales mexicaines [1,5]. À la suite de cette série d’incidents, consécutifs selon nous à un nouvel ébranlement de ses pare-psychoses, Hubbard passera plusieurs mois à l’hôpital, secoué par des vomissements, le corps perclus d’insupportables douleurs localisées dans la zone épigastrique11 . La suite de son parcours militaire est faite d’allées et venues des hôpitaux aux diverses administrations militaires : sa carrière échoue à l’Hôpital Naval d’Oak Knoll, se plaignant de la flopée de malaises et de douleurs qui le martyrisaient sans relâche. Sa production littéraire chuta brutalement : entre 1945 et 1947 elle se réduit aux lettres adressées aux instances médicales. 8. Le néologisme psychotique trouva chez Lacan [7] ses assises structurales et cliniques lorsqu’il l’aborda par sa dimension « holophrastique » [26–28] : par sa capacité à saisir, en un bloc « monolithique », le sujet, le mot et la chose désignée; de là vient la certitude non vacillante qui s’y attache – par lui, la pensée « éprouve le sentiment de parvenir [. . .] à une congruence du mot et de la chose, de sorte qu’il constitue une porte d’entrée dans le royaume du savoir absolu » [18]. 9 Hubbard affirmera avoir rédigé une première version de sa doctrine, parue sous le titre Les dynamiques de la vie, durant cette période ([29], p. 1–2). 10 L’ouvrage La Dianétique : la puissance de la pensée sur le corps est publié en mai 1950, [4]. 11 Les documents médicaux utilisés ici proviennent d’ouvrages [1,5], et de documents du site Internet : http://www.xs4all.nl/∼kspaink/cos/warhero/crippled.htm..

(6) 570. T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. de l’armée [1,5], et à la tenue de cahiers privés, connus sous le nom d’« Admissions »12 , dans lesquels, relatant les événements intimes, étranges et angoissants qui formaient son quotidien, il révèle des indices d’intrusion de mots parasites dans la pensée13 , de sentiment d’influence14 , de désarticulation de son langage15 et d’hallucinations16 . Ce n’est qu’en 1947–1948, lorsqu’il réorganisa son système ([29], p. 1–2), qu’il put recommencer à publier17 . Pour peu de temps, d’ailleurs, puisqu’il allait bientôt être accaparé par un travail bien plus absorbant : la rédaction de ce qui deviendra la Dianétique. Le travail interrompu en 1938 fut alors relancé, remodelé dans la matrice des Études18 et pris dans les problématiques et les bruissements polyphoniques des idéaux de son temps. 3. Au sein d’un écheveau d’influences. . . Admettons, avec J. Sadoul [30], qu’une césure se produisit à l’égard de la science après Hiroshima. Son analyse des récits de science-fiction montre bien un « avant » et un « après » août 1945 : aux « machines amies et [à] la science fidèle », servant l’« Homo triomphans », succédèrent, consécutivement à la bombe, de « nombreux et sombres récits de mondes post-atomiques » [30], hantés par l’angoisse des usages incontrôlés de la science et de la technique. Pour autant, peut-on le suivre lorsqu’il en conclut que « le mythe de la science “bonne” et amie de l’homme s’effondra » [30] ? Loin d’avoir éclaboussé la science, la bombe A semble plutôt avoir fourni « un solide socle symbolique à l’avancée des technosciences » [31] : leur développement après 1945 le confirme assez. Mais si la science sortit relativement inentamée de ce tournant dramatique du xxe siècle, cela se produisit au détriment de l’homme, considéré comme seul responsable des mésusages d’une science axiologiquement neutre (sinon bonne). Ce contexte éclaire l’immense développement de la cybernétique. L’on sait que la participation des plus grands scientifiques à l’élaboration, à Los Alamo, de « l’arme la plus destructrice de l’histoire de l’humanité [. . .] révoltait au plus haut point Norbert Wiener » [31]. Il développa à partir de 194619 , avec un premier groupe de chercheurs de tous horizons scientifiques, ce qu’ils convinrent de nommer (en 1949) la « cybernétique » : une « science du contrôle et de l’information ». Il s’agissait de lutter contre le chaos et la désorganisation en promouvant des modèles (de l’homme et de la société) fondés sur les notions d’entropie, d’information, de rétroaction et de causalité circulaire, susceptibles d’ouvrir à des possibilités de suppléer aux faiblesses de l’homme, de lutter contre ses 12. Retrouvés dans des locaux de l’Église de Scientologie par G. Armstrong, alors jeune scientologue, les « Admissions » (ainsi nommés par le biographe Omar Garison) furent présentées en 1984 lors du procès « Scientology vs. Armstrong, Los Angeles Superior Court, Case No. C 420153 » [1,5]. Cf.: http://www.lermanet.com/reference/Admissions.pdf. 13 « You are not a victim of chance thoughts. You are in powerful and wise conscious control of all your thinking. ». 14 « She [sa “Gardienne”, une hallucination] can teach you much. [. . .] But she does not own your will, cannot affect your will and you are powerful enough to depend upon yourself. ». 15 « Your authority over words is absolute. [. . .] You know what they mean to others. [. . .] You cannot forget words. [. . .] You have them at your conscious command. ». 16 « You do not care what comes out on the paper when your Guardian dictates. You can hear her easily [. . .]. ». 17 Il fera paraître « The End is not yet » dans les numéros d’août, septembre et octobre 1947 d’Astounding Science-Fiction [5]. Frenschkowski [11] omet de mentionner cette nouvelle, qui signe pourtant le retour de Hubbard vers le monde de l’édition. En revanche, il répertorie « Ole Doc Mathuselah », signée René Lafayette, parue dans le même numéro d’octobre 1947 [11]. 18 Hubbard dira avoir été initié à la psychanalyse à 12 ans, en 1923, par le capitaine Thompson, lors d’un long voyage à bord de l’USS Grant entre Seattle et Hampton Roads, via le canal de Panama. Sur les débats concernant la véracité de cette anecdote, cf. [1,5]. 19 Lors des « conférences de Macy » [31], puis dans ses ouvrages de 1948 et 1950..

(7) T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. 571. « imperfections » et son « irrationalité ». Mais la cybernétique n’en resta pas là : née dans le creuset scientifique pluridisciplinaire de la Seconde Guerre mondiale, elle visait aussi à unifier le champ entier des connaissances autour de ce que Lafontaine nomme le « paradigme informationnel » [31]. Grâce à l’élasticité de ses concepts et de son champ d’application, le « continent cybernétique » ne tarda pas à absorber tous les domaines scientifiques, pour les aligner sur son « paradigme informationnel » : s’y inscrivirent la biologie, la psychologie, l’anthropologie, etc. Au moment même de ce grand renversement épistémologique, paraissait Walden Two [32], le rêve béhavioriste d’une société acéphale – sans chef, sans « grands récits » et sans idéaux – gouvernée par la « technologie du comportement » [33] et les principes du « conditionnement opérant » [34]. Ici comme en cybernétique, il s’agissait de penser un monde efficace parce qu’intégralement régulé par les techniques aveugles et anonymes de ce que Skinner nommait l’« ingénierie sociale » [32]. C’est dans cet horizon technoscientifique, entre behaviorisme et cybernétique, et non, sinon dans une moindre mesure, dans celui du mesmérisme20 , qu’il nous faut situer le projet développé par la Dianétique et la Scientologie : Hubbard, comme Wiener et Skinner, aspirait à contrôler les comportements humains, moins à partir du magnétisme et de la manipulation hypnotique, qu’en organisant la société selon les techniques d’« ingénierie comportementale » qu’il passa 30 ans à développer. Il l’explique dès le Livre Un, en termes quasiment cybernétiques [35] : si la société n’est pas une « société libre travaillant en complète harmonie à atteindre des buts communs », c’est en raison des « aberrations » qui gangrènent l’« Homme », semant la folie un peu partout ([4], p. 507–14). La guerre est l’un des effets de cette folie par laquelle « l’Homme risque de provoquer sa propre extinction » [4]. Faut-il dès lors « [limiter] les armements » ? Non : la science étant bonne, la technologie militaire l’est également. Ici, comme en cybernétique, « [l]e problème réside dans le contrôle de l’homme » ([4], p. 511). L’impact de la cybernétique apparaît donc plus profond et plus exemplaire de la singularité de la Scientologie, dans l’horizon religieux où elle prétend s’inscrire, que ne l’ont été par exemple l’influence de Richard Semon ([3], p. 284–5), auquel Hubbard est supposé avoir emprunté le concept d’« engram »21 , ou de la doctrine sataniste de l’Ordo Templi Orientis de Crowley, avec laquelle il fut momentanément en contact aux alentours de sa démobilisation22 . L’influence de la cybernétique sur Hubbard, déjà perceptible dans le Livre Un lorsqu’il introduisit sa conception d’un univers « dynamique » autorégulé luttant contre l’entropie et visant un point d’équilibre homéostatique ([1], p. 141–55), se manifestera encore plus clairement dès son deuxième livre de Dianétique ([36], p. 55–91), au moment où il développera sa théorie de la « communication » à partir des principes cybernétiques de rétroaction et de causalité circulaire, puis dans ses conceptions du fonctionnement des « Organisations » quelques années plus tard [37]. Mais pour développer ces différents champs de sa « technologie », Hubbard eut recours à une autre doctrine [3,5] : la « Sémantique Générale » d’Alfred Korzybski, à qui il rend hommage en exergue de sa Science de la Survie [36]. Aboutissement de plus d’une décennie de recherches, la Sémantique générale prétendait, dès 1933, poser les bases d’une nouvelle science appliquée à l’humain : l’« ingénierie humaine ». Ce que visait Korzybski ([38], p. 103–11), fort du pragmatisme acquis lors de ses études d’ingénieur, c’était à structurer un langage, applicable aux sciences humaines, aussi précis et prédictif que le langage mathématique dans les sciences physiques : un langage possédant la même structure que l’objet qu’il vise à saisir (les comportements 20. Que l’usage scientologue de l’hypnose dans le cadre de sa cure pourrait évoquer. C’est du moins l’hypothèse de Corydon, qui semble confirmée par la seconde épouse de Hubbard ([3], p. 284), mais que ne partage pas Atack, pour qui l’engramme fut suggéré à Hubbard par le Dr Winter ([5], p. 109). 22 En août 1945, Hubbard fut introduit par le dessinateur Lou Goldstone auprès de « Jack » Parsons, chimiste brillant et adepte de Crowley, qui l’initia aux rituels de l’OTO [1,3,5]. 21.

(8) 572. T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. humains) et la même structure que l’objet qui s’en sert (le système neuronal). Il construisait en somme un système linguistique proche de celui qui organisait le discours de Ron Hubbard23 , dans lequel le sujet, l’objet et le mot, en parfaite adéquation, forment une unité insécable – un langage univoque, technique et strictement utilitaire. Nombreuses furent les sources d’inspiration de la Dianétique. Dans cette masse, nous entendons ici montrer le rôle à part, cliniquement symptomatique, que les Études y jouèrent : avant de voir comment cet ouvrage est venu nourrir le délire du fondateur de l’Église de Scientologie, rappelons en quoi consiste la méthode développée par Breuer et Freud. 4. . . . la place centrale des Études sur l’hystérie Lors de la cure d’Anna O., Joseph Breuer remarque que des souvenirs inaccessibles en état de veille n’en ont pas pour autant disparu : la chaîne des représentations conscientes est trouée de lacunes qui peuvent être comblées sous hypnose. Il repère ensuite que ces souvenirs rejetés, renvoyant à des événements traumatiques passés, sont liés aux symptômes actuels des patients, lesquels seraient alors les « symboles commémoratifs » [39] des scènes traumatiques initiales. La cure consistera à récupérer et à verbaliser les représentations interdites sous hypnose pour permettre au patient d’en effacer la charge affective : il s’agira d’« abréagir » les affects pénibles liés à ces représentations en les revivant dans la cure. Les affects deviennent pathogènes précisément de n’avoir pas été abréagis en temps voulu. Pour expliquer cet empêchement, Breuer et Freud supposent, chez l’hystérique, une fragilité nerveuse et la tendance marquée aux rêveries diurnes. C’est cette tendance qui expliquerait que les affects liés aux traumatismes n’aient pu être déchargés lors de leur survenue : l’abréaction spontanée ne s’effectue selon eux qu’en pleine conscience. Lorsque la conscience, altérée en raison d’« un état semi-hypnotique, de rêverie, d’autohypnose, etc. » [6], ne permet pas une réaction immédiate, la représentation est rejetée, tandis que l’affect se répand dans les innervations particulières des hystériques. La maladie ne se manifeste pas pour autant immédiatement : elle ne se déclenche qu’après-coup, lorsque la patiente, dans le même état de rêverie, rencontrera une situation évoquant l’incident traumatique initial. La représentation refoulée affluera alors, libérant d’un coup sa charge affective, laissant surgir des hallucinations et les douleurs ressenties lors du choc initial. Cette étiologie de l’hystérie justifie l’usage de l’hypnose dans la thérapie : les hystériques, souffrant d’une dissociation de leur psychisme en un « état conscient » et un « état hypnoïde », ne sont supposés se remémorer les incidents survenus dans les moments d’altération de leur conscience, ni de fac¸on spontanée, ni « non plus par l’élaboration associative » [6], mais seulement lorsqu’ils se retrouvent dans le même état que lors de l’incident. Cette armature théorique sera la matrice de nombreuses techniques thérapeutiques – notamment la psychanalyse et la Dianétique. Mais si la psychanalyse s’en est nourrie, via la reformulation freudienne des effets symptomatiques après-coup de la sexualité, en la débarrassant des principales hypothèses breueriennes (états hypnoïdes, chocs traumatiques, suggestion hypnotique et abréaction), ce sont au contraire ces éléments rejetés par la méthode analytique qui donnèrent corps à la Dianétique : eux seuls semblaient susceptibles de prendre en une nasse narrative cohérente les hallucinations et les douleurs qui harassèrent Hubbard.. 23. Cf. Supra, note 8..

(9) T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. 573. 5. Le recyclage dianético-scientologique des Études L’intensité de ses douleurs hypocondriaques traverse l’œuvre de Ron Hubbard dont elle forme comme le bruit de fond : il y ressasse le déchaînement de brutalités qui président à la gestation de l’être humain. Entre tentatives d’avortements innombrables et violence des maris et des amants, l’embryon est constamment secoué, écrasé, brûlé par des produits chimiques, déchiqueté par d’innombrables coups d’aiguilles : l’Homme, en Dianétique, éclot dans la terreur et la douleur. Ces douleurs originelles vont s’imprimer dans l’organisme humain : ce sont elles qui intéressent la Dianétique – elles seules, au fond, témoignent de l’expérience subjective de Ron Hubbard. Il en tentera la saisie par le néologisme24 qui soutient sa doctrine, l’« engramme » : « un enregistrement gravé dans les cellules qui agit en profondeur sur la structure même du corps » [4]. Resituons l’engramme dans l’anthropogenèse délirante sous-jacente à la Dianétique, qui prolonge celle de 1938 en postulant toujours qu’au principe de l’homme, il y a la cellule. Animée par la « loi de la survie » et particulièrement sensible à la douleur, elle emmagasine dans sa mémoire toutes les sensations douloureuses qui l’ont affectée. Extrêmement évoluée et intelligente, elle décida, en un lointain passé, de s’allier à d’autres cellules dans le but fondamental de « survivre ». Elles formèrent alors des conglomérats de plus en plus compliqués, si bien que lorsqu’elles atteignirent le niveau de complexité de l’organisme humain, elles durent se munir d’un organe apte à coordonner leurs mouvements : ainsi naquit le « Mental analytique », élu au poste de commande de l’organisme pour éviter tous les chocs douloureux. Lorsque le Mental analytique expose l’organisme à des incidents douloureux, les cellules le débranchent pour prendre momentanément les commandes du corps, via le « Mental réactif » : ici s’expliquent nos moments de rêverie, d’« inconscience », durant lesquels s’enregistre l’engramme (le choc traumatique). Empruntons un exemple au Livre Un : « une femme tombe à terre sous l’effet d’un coup. Elle sombre dans l’“inconscience”. On lui donne des coups de pieds et on lui dit qu’elle est une comédienne et bonne à rien [. . .]. Une chaise est renversée dans le feu de l’action. Un robinet coule dans la cuisine. Une voiture passe dans la rue. L’engramme contient un enregistrement ininterrompu de toutes ces perceptions : images, sons, toucher, odeurs, sensations organiques, sensation cinétique, position des articulations, sensations de soif, etc. » [4]. Ces enregistrements, comme chez Breuer et Freud, restent latents jusqu’à ce qu’ils soient « keyed-in », enclenchés par des éléments de l’environnement actuel rappelant les « perceptics » agglomérés dans l’engramme : une voiture qui passe, le bruit d’un robinet, etc. Conformément à la théorie breuerienne qui en a inspiré les principes, le réveil des perceptions enregistrées dans l’engramme réactive en un seul bloc, dans ses moindres détails, l’ensemble de la scène traumatique : des douleurs étranges et intolérables sont supposées envahir le corps du sujet, le plongeant dans un état stuporeux tandis qu’en une massive hallucination surgissent des voix, des bruits et des odeurs. La thérapie dianétique (« Audition ») va consister à mettre le client sous hypnose (« rêverie dianétique ») pour abréagir (« décharger ») ses chaînes d’engrammes, du plus récent au plus ancien. L’avantage de ce système délirant est d’avoir permis à Ron Hubbard d’inscrire dans la trame d’une normalité universelle tous les phénomènes élémentaires de sa psychose : stupeur, sensations hypocondriaques et hallucinations se normalisent et se résorbent dans l’engramme. Mais un inconvénient majeur se loge dans le néologisme dont dépend toute la bonne. 24 Rappelons qu’un néologisme psychotique n’est ni nécessairement un néologisme lexical (mot nouveau), ni même un néologisme sémantique (sens nouveau) [18]: c’est sa densité particulière dans le discours du psychosé, sa capacité à faire « plomb dans le filet des signifiants » [7] en se pétrifiant en une signification qui ne renvoie qu’à elle-même, qui fait tout son prix pour le sujet et qui lui confère sa valeur symptomatique pour le clinicien..

(10) 574. T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. marche de la thérapie dianétique, le « basique-basique », la clé de la bonne santé : « Une fois que l’auditeur aura trouvé le basique-basique, indique Ron Hubbard, le cas se résoudra rapidement » [4]. Le conseil méthodologique possède la séduisante simplicité de toute la Dianétique : il suffit, pour « clarifier » le mental, de « décharger » ce tout premier engramme de la toute première « chaîne d’engrammes ». Cette précision technique provient du cas princeps de Breuer, qui dit de la cure d’Anna O. que « [c]hacun des symptômes de ce tableau clinique compliqué fut isolément traité ; tous les incidents motivants se trouvèrent mis à jour dans l’ordre inverse de leur production, à partir des jours ayant précédé l’alitement de la malade et en remontant jusqu’à la cause de la première apparition des symptômes » [6] ; et Breuer de conclure : « Une fois cette cause révélée, les symptômes disparaissaient pour toujours » [6]. L’indication, anodine chez Breuer, engage Hubbard dans des sphères spéculatives inattendues. En quel point du passé localiser ce tout premier engramme ? Cette question ouvre une brèche dans la doctrine hubbardienne : par elle, le basique-basique glisse vers le passé, passe de « l’engramme de la naissance » à « l’engramme prénatal », pour se faufiler vers les zones les plus nébuleuses des premières périodes de divisions cellulaires – remontant dans les canaux de l’appareil reproducteur paternel pour y flotter jusqu’à une semaine avant la rencontre fécondante des deux zygotes. Or il n’y a aucune raison de localiser l’origine de la douleur à une semaine de la fécondation : pourquoi la cellule serait-elle à l’abri des traumatismes, en-dec¸à de cette datation déjà inimaginable ? Sa doctrine, déstabilisée par cette question, va alors devenir une confabulation fantastique ressemblant de plus en plus à son univers de science-fiction : introduisant dès 1951 [36] la possibilité des « vies passées », avant de prétendre, en 1952 [40], remonter tout au long de nos « 75 derniers trillions d’années », Hubbard, via la réincarnation, engagera rapidement son mouvement sur le chemin de la Scientologie, son versant « religieux ». Reprenons notre question : pourquoi Hubbard, bien que séduit par le béhaviorisme et la cybernétique (entre autres), logea-t-il au cœur de son système les Études sur l’hystérie, autrement dit une théorie épistémologiquement très éloignée des « sciences de l’ingénieur » qui constituaient son idéal ? Tout d’abord, on l’a dit, parce que, paraissant décrire avec précision ses propres troubles psychotiques, cette théorie lui a offert ce que n’offraient ni le béhaviorisme, ni la cybernétique : la trame conceptuelle à partir de laquelle son expérience psychotique se chargea de sens et s’inséra, une fois réduite à sa dimension névrotique, dans le champ de la vie ordinaire – ce qui le ramenait ipso facto dans le giron rassurant des gens ayant « toute leur raison » [17]. Voilà pour la dimension symptomatique de l’œuvre. Seulement, si cette œuvre submergea son cadre purement autothérapeutique pour être adoptée par une large audience, c’est qu’il ne s’agit pas, ici, d’un simple témoignage : le modèle des Études fournit à Hubbard, outre le schéma d’une anthropologie et d’une théorie de la maladie, les principes d’une méthode thérapeutique universelle, supposée résoudre tous les maux humains [4], l’« audition ». La Scientologie propose une reformulation inédite de la « talking cure » procédant d’une topologie originale du « mental »25 : en Dianétique, un « audité », répondant aux questions d’un « auditeur », est engagé à remonter, engramme après engramme, le fil de ses vies passées. Il n’est pas rare dans ce parcours que les sujets obéissent à l’injonction qui leur est faite de régresser topiquement jusqu’aux phases les plus précoces de leur(s) vie(s). Les adeptes sont-ils nombreux à connaître la félicité de ce moment 25 Le « mental » dianétique se divise en trois parties: le « mental somatique », partie archaïque du cerveau soumise au « mental analytique » ou au « mental réactif »; le « mental analytique », « calculateur » tout puissant qui pilote l’homme selon la loi de la « survie » (en évitant la douleur) et enregistre toute sa vie, avec tous ses détails, en « archivant » chaque souvenir dans les « banques mnémoniques standard » par catégorie de perception « perceptics » ; et enfin, le « mental réactif », qui prend les commandes lorsque surviennent douleur et inconscience: les sensations qui constituent les souvenirs ne sont alors plus classées par « perceptics », mais amalgamées dans l’engramme..

(11) T. Lamote / L’évolution psychiatrique 77 (2012) 565–576. 575. ineffable que Hubbard nomma « rêve spermatique » [4] ? Divers témoignages portent à le croire – notamment celui de Mona Vasquez [41]. « Contactant » un « engramme prénatal » dès sa première séance d’audition, elle dit avoir soudain retrouvé « les sensations de flotter dans un liquide chaud » : « C’était tellement euphorisant [. . .] que j’en redemandais », écrira-t-elle. Voici l’une des caractéristiques les plus méconnues de la Scientologie, qui est aussi certainement l’une des raisons de son succès semi-séculaire : sa capacité, en agissant « comme une drogue », de rendre « l’adepte “accro” » [41]. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec la rédaction de cet article. Références [1] [2] [3] [4] [5] [6] [7] [8] [9] [10] [11]. [12] [13] [14]. [15] [16] [17] [18] [19] [20] [21] [22] [23] [24] [25] [26]. Miller R. Ron Hubbard : le gourou démasqué. Paris: Plon; 1994. Freud S. Cinq psychanalyses. Paris: PUF; 1997. Corydon BL. Ron Hubbard: messiah or madman? Fort Lee: Barricade Books Inc; 1992. Hubbard LR. La Dianétique : la puissance de la pensée sur le corps. New Era Publications International ApS: Copenhague; 2003. Atack J. A piece of blue sky: scientology, dianetics and L. Ron Hubbard exposed. New York: Carol Publishing Group; 1990. Breuer J, Freud S. Études sur l’hystérie. Paris: PUF; 2005. Lacan J. Le séminaire, livre III : les psychoses. Paris: Seuil; 1981. Lacan J. Écrits. Paris: Seuil; 1966. Anonyme. Ron, homme d’aventure et d’exploration. Copenhague: New Era Publication International ApS; 2007. Anonyme. Ron, l’artiste : l’art et la philosophie de l’art. Copenhague: New Era Publication International ApS; 2007. Frenschkowski ML. Ron Hubbard and scientology: an annotated bibliographical survey of primary and selected secondary literature. Marburg J Religion 1999;4(1):1–24 [serial online]. Available from: URL: http://www.unimarburg.de/fb03/ivk/mjr/pdfs/1999/articles/frenschkowski1999.pdf. Hubbard LR. La dimension périlleuse. In: L’âge d’or de la science-fiction. Paris: Éditions Opta; 1973. p. 141–65. Kent SA. Scientology – Is this a religion. Marburg J Religion 1999;4(1):1–23 [serial online]. Available from: URL: http://www.uni-marburg.de/fb03/ivk/mjr/pdfs/1999/articles/kent1999.pdf. Kent SA. The French and German versus American: debate over “new religions”, scientology, and human rights. Marburg J Religion 2001;6(1):1–11 [serial online]. Available from: URL: http://www.unimarburg.de/fb03/ivk/mjr/pdfs/2001/articles/kent2001.pdf. Beit-Hallahmi B. Scientology: religion or racket? Marburg J Religion 2003;8(1) [serial online]. Available from: http://www.uni-marburg.de/fb03/ivk/mjr/pdfs/2003/articles/breit2003.pdf. Palisson A. Grande enquête sur la scientologie. Lausanne: Favre; 2003. Anonyme. Ron, le philosophe : la redécouverte de l’âme humaine. Copenhague: New Era Publication International ApS; 2007. Maleval JC. La forclusion du Nom-du-Père. Paris: Seuil; 2000. Hubbard LR. Scientologie : une nouvelle optique sur la vie. Copenhague: New Era Publication International ApS; 2007. Maleval JC. Logique du délire. Paris: Masson; 2002. Schreber DP. Mémoires d’un névropathe. Paris: Seuil; 1985. Falret JP. Des maladies mentales et des asiles d’aliénés. Chilly-Mazarin: Sciences en situation; 1994. Levy-Valensi J. Précis de psychiatrie. Paris: J.-B. Baillière; 1948. Régis E. Précis de psychiatrie. Paris: O. Douin; 1906. Grivois H. Psychose naissante : expérience centrale et reconstruction du lien. L’information psychiatrique 1990;66(9):849–54. Lacan J. Le séminaire, livre I : les écrits techniques de Freud. Paris: Seuil; 1998..

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