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L'eau est-elle une matière comme les autres ? Eléments pour une psychanalyse de l'imaginaire de l'eau, entre faits et valeurs

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Academic year: 2021

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pour une psychanalyse de l’imaginaire de l’eau, entre faits et valeurs

Julien Lamy

To cite this version:

Julien Lamy. L’eau est-elle une matière comme les autres ? Eléments pour une psychanalyse de l’imaginaire de l’eau, entre faits et valeurs. Bachelardiana, Il melangolo, 2006 - 2017. �hal-01818323�

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Eléments pour une psychanalyse de l’imaginaire de l’eau, entre faits et valeurs

Julien Lamy Université Lyon 3

L’eau est un véritable élément psychique, un élément qui amasse les images dans nos rêves comme dans nos pensées, un élément qui règne dans notre conscience comme dans notre inconscient, un élément que nous aimons en nous et en dehors de nous.

Gaston Bachelard1

L’objet du présent article est de déterminer dans quelle mesure l’eau, si l’on se place du point de vue de la psychologie de « l’homme de vingt-quatre heures », ainsi que le nomme parfois Bachelard2, n’est pas seulement une ressource naturelle disponible pour les besoins et désirs humains, ou un mot commode pour désigner la structure physicochimique sous-jacente à ce qui nous apparaît dans le cadre de notre expérience phénoménale. Ces deux aspects de la réalité positive et factuelle de l’eau, qui nous renvoient aux impératifs pragmatiques de la conservation de la vie et aux normes épistémiques de la recherche scientifique ou industrielle, n’épuisent pas toutes les significations possibles que l’on peut associer à cette matière qu’on appelle communément « de l’eau ». Nous voulons au contraire souligner le fait que l’eau, pour le psychisme humain naturel, est une matière immédiatement valorisée, en raison de sa prégnance symbolique et des connotations imaginaires spécifiquement associées au mot

« eau », surtout quand il est valorisé par des adjectifs tels que « naturelle », « pure », etc.

Nous entendons ici par psychisme humain naturel cette frange spécifique de l’expérience psychologique de l’être humain qui se joue à la jonction de la pensée claire, soumise à l’exigence d’ajustement des représentations aux faits, qui caractérise la fonction du réel (adaptation à la réalité telle qu’elle est, naturelle ou sociale), et de l’inconscient, régi par des valeurs de jouissance et de bien-être, et caractérisé par la tendance à vouloir ajuster le monde à nos désirs (principe de plaisir). Il s’agit en somme de la « zone moyenne » où la pensée, encore confuse, mêlant indûment des faits et des valeurs, n’est pas encore purifiée selon les deux axes possibles de sublimation chez l’homme, tels qu’ils ont été décrits par Bachelard : d’un côté la sublimation rationnelle, ayant pour objectif de rationaliser nos conceptions des phénomènes, ce qui implique la désubjectivation et la déshumanisation de l’expérience, en vue d’atteindre à l’objectivité de la structure H2O (réduction épistémologique) ; de l’autre la sublimation poétique, ayant pour finalité de sensibiliser, d’intensifier et de bonifier notre expérience par les valeurs oniriques, au moyen d’un usage passionné du langage, soustrait aux impératifs utilitaires de la communication sociale et aux exigences cognitives de l’information scientifique (amplification imaginative). C’est dans l’horizon ouvert par cet « entre-deux », que l’on pourrait désigner métaphoriquement comme le clair-obscur du psychisme, que nous

1 G. BACHELARD, « La poésie de l’eau », in Causeries (1952-54), édition et trad. V. Chiore, Genova (Italie), Il Nuovo Melangolo, 2005, p. 38.

2 Sur cette notion, cf. G. BACHELARD, « De la nature du rationalisme » [1951], in L'Engagement rationaliste, Paris, PUF, coll. « Bibliothèque de Philosophie contemporaine », 1972, p. 47 : « Si l’on voulait donner à l’ensemble de l’anthropologie ses bases philosophiques ou métaphysiques, il faudrait et il suffirait de décrire un homme dans vingt-quatre heures de sa vie ».

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placerons et engagerons notre enquête. Car il nous semble que cet aspect-là des représentations liées aux usages de l’eau, imprégnées d’images symboliques et motivées par des valorisations psychoaffectives, est trop souvent négligé, voire occulté, au profit des connaissances technoscientifiques – sans lesquelles il ne pourrait de fait y avoir de commercialisation de l’eau selon des procédés industriels – mais aussi des préoccupations socioéconomiques, éthiques et environnementales qui émergent aujourd’hui en raison de la raréfaction des ressources naturelles disponibles, des inégalités flagrantes dans la distribution des ressources, et des conséquences réelles qui en découlent sur la vie des populations.

Dans cette perspective, il n’est pas ici question pour nous d’épuiser la réflexion sur l’eau, sur ses usages et sur ses images. Nous cherchons simplement à identifier, expliciter et délimiter une bande spécifique du spectre notionnel de l’eau, une frange de ce que l’on peut appeler, en reprenant un concept bachelardien, son profil épistémologique3. Il s’agit en l’occurrence de la « zone obscure » du réalisme de l’imagination naïve, qui consiste à substantialiser un phénomène, à le considérer comme une richesse possédant une valeur, et qui constitue la zone infra-rationnelle des significations cognitives d’une notion quelconque, précédant non seulement l’approche empiriste-positiviste, caractérisée par le souci de la mesure et de l’observation des faits bruts au moyen d’instruments (informations quantifiées), mais aussi l’approche spécifiquement rationnelle et abstraite, caractérisée par le souci de déterminer avec exactitude les relations entre les facteurs qui expliquent le phénomène étudié (désubstantialisation du réel). Or comme le souligne Bachelard dans La Philosophie du non, cette frange du spectre philosophique d’une notion demeure toujours active, malgré l’accès du sujet pensant aux significations objectives et rationalisées de la notion. Dans le cas de l’eau, cela voudrait dire que malgré les connaissances scientifiques et techniques disponibles sur la structure H2O, portant sur ses propriétés physicochimiques et leurs effets dans les mécanismes physiopathologiques qui régulent l’organisme, l’eau demeurerait pourtant susceptible d’une valorisation spécifique, motivée par des puissances psychiques qui ne sont pas réduites par les critiques de l’intellect, à savoir les puissances conjointes de l’imagination, de l’affectivité et de la sensibilité. C’est ce que Bachelard avait déjà signalé à propos du feu quand il disait, dans La psychanalyse du feu, que « les valorisations primitives »4 n’ont pas disparu de la psychologie de l’homme moderne, comme si la figure légendaire de l’alchimiste rêvant les matières naturelles, possiblement latente sous les figures modernes du chercheur de laboratoire, de l’ingénieur et du technicien spécialisé, pouvait être réveillée ou réactivée par des images et des mots avec lesquels l’esprit entre immédiatement en sympathie, et auxquels le sujet peut participer par l’action de « valeurs de contact déterminées par une poétique naturelle »5. Ainsi l’eau resterait toujours, pour le « buveur d’eau »6, une valeur et une richesse, jamais seulement un fait, si objectif et factuel soit le geste qui consiste à ingurgiter un liquide, ou à le manipuler pour les besoins d’un procédé de fabrication.

3 Sur la notion et la méthode du « profil épistémologique », cf. G. BACHELARD, La Philosophie du non : essai d'une philosophie du nouvel esprit scientifique [1940], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, chapitres 1 et 2.

Nous rappelons ici que Bachelard n’applique pas lui-même le concept opératoire de profil épistémologique au cas de l’eau. C’est nous qui reprenons ici librement la méthode du profil épistémologique pour travailler le pluralisme philosophique inhérent à cette notion.

4 G. BACHELARD, La Psychanalyse du feu [1938], Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1949, p. 15.

5 G. BACHELARD, « La poésie de l’eau », in Causeries, op. cit., p. 32.

6 Nous parlons ici du « buveur d’eau » car il nous semble que parler du consommateur d’eau ou de l’usager de l’eau conduirait à faire référence à des figures (ou personnages conceptuels) qui sont déjà en lien avec une pensée claire (rationalisée ou intellectualisée), qui ne tient vraiment plus compte des effets de suggestion et d’entraînement qui caractérisent la participation imaginative du sujet à une substance matérielle.

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Nous défendons la thèse que c’est le cas en raison 1) de l’inscription de l’eau dans l’imaginaire naturel de l’homme, qui demeure irréductible, actif dans les comportements cognitifs, langagiers et pratiques de l’homme malgré l’intellectualisation et dépersonnalisation du rapport au monde qui sont induites par la science et la technique, et 2) de sa primitivité psychoaffective, enracinée dans l’expérience la plus concrète de l’être humain, qui est tissée par des croyances symboliques et des représentations imaginaires empreintes d’impressions physiques et d’états affectifs exprimés, voire augmentés, par l’action conjointe du langage et des images. Nous avons conscience qu’il s’agit là d’une option théorique problématique, dans la mesure où elle consiste à affirmer que l’expérience ordinaire de l’homme d’aujourd’hui, qui est pourtant le plus souvent décrite en termes de désenchantement du monde (Max Weber) et d’arraisonnement de la nature par la technique (Martin Heidegger), demeure sensible, dans certaines limites qui sont à fixer, à des représentations et à des discours qui actualisent, en le sachant ou non, des images ancestrales inscrites naturellement dans la psyché humaine. En ce sens, on pourrait même parler d’une « alchimie naturelle »7 de l’eau, qui résiste à la rationalisation scientifique et à l’objectivation technique, et qui a des effets non-réfléchis sur la conscience ordinaire. Nous pensons que c’est tout particulièrement le cas dans le domaine de l’information et de la publicité autour de la consommation de l’eau minérale naturelle, sur lequel nous nous concentrerons dans cette étude8. On y constate en effet un type de communication hybride, mixte, mêlant information scientifique (description du produit), représentations sociales (valeur économiques et symbolique de la marque) et projections psychologiques issues du désir et de l’imaginaire (rêverie et participation aux images). Or ce style de communication composite nous semble correspondre assez bien aux stratégies cognitives et discursives décrites par Bachelard à propos de « l’esprit préscientifique »9, caractérisé par une tendance au mélange des ordres de rationalité et de réalité, à la confusion entre le registre des faits et celui des valeurs. Notre thèse consiste alors à soutenir qu’une expérience poétique naturelle de l’eau, au sens bachelardien, persiste à l’arrière-plan de l’expérience utilitaire de l’eau dans la vie moderne, et que cette sympathie imaginative pour la substance imaginaire de l’eau peut permettre de décrire les mécanismes d’idéalisation à l’œuvre dans la production et dans la réception des discours faisant la promotion de l’eau minérale naturelle, que les divers acteurs de ce contexte communicationnel en soient conscients (stratégie de communication) ou non (adhésion irréfléchie au sens symbolique).

Mais dans quelle mesure peut-on transposer les thèses de Bachelard en les déterritorialisant ainsi de façon radicale, loin de la connaissance scientifique et de l’expression poétique, sachant que l’étude de l’expérience courante, du sens commun ou du langage ordinaire semblent au premier abord fortement étrangers au bachelardisme ? A quelles conditions, et aux prix de quelles torsions théoriques, peut-on appliquer la psychanalyse de l’imaginaire à l’eau pour expliquer la force de conviction des croyances et des stratégies discursives présentes dans le champ de la communication sur l’eau minérale naturelle ?

7 Sur cette notion, cf. G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté : essai sur l'imagination des forces [1948], Paris, José Corti, coll. « Les Massicotés », 2003, p. 222.

8 Pour approfondir notre enquête et tester nos hypothèses de travail, il faudrait compléter l’analyse des discours sur l’eau par l’étude des discours institutionnels (information à destination du grand public), et les confronter aux stratégies communicationnelles des entreprises qui font commerce de l’eau.

9 Sur la notion d’« esprit préscientifique » chez Bachelard, on consultera La Formation de l'esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective [1938], Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1993, notamment le discours préliminaire ; et La psychanalyse du feu, op. cit., surtout le chapitre 5, intitulé « La chimie du feu : histoire d’un faux problème », pp. 107-142.

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C’est ce que nous allons maintenant examiner dans le détail, au risque d’un « détour » méthodologique peut-être un peu long, mais nécessaire pour comprendre le sens de notre démarche, et établir le bien-fondé de notre programme d’enquête.

Pourquoi Bachelard pour réfléchir sur les métiers de l’eau ? Les raisons générales d’une enquête

Maintenant que nos hypothèses directrices et que notre champ d’investigation sont clairement balisés, il nous faut expliciter, mais aussi préciser, les présupposés et les enjeux d’une psychanalyse de l’imaginaire de l’eau « à la Bachelard », dans la mesure où Bachelard n’a pas procédé lui-même à cette psychanalyse dans le cadre de l’élément « eau », comme il l’avait pourtant fait auparavant pour le feu10, et dans la mesure où notre approche n’est pas exactement la même que l’approche bachelardienne « classique ». Nous proposons ainsi d’examiner successivement les présupposés et les enjeux qui permettent de mettre en évidence une façon « non-bachelardienne »11 de faire usage des méthodes et des concepts de la psychanalyse de l’imaginaire, qui nous semble jusqu’ici inédite, en se démarquant à la fois de la psychanalyse de la connaissance objective, visant à purifier les représentations à prétention cognitive pour les ajuster au réel et libérer leur valeur d’instruction, et de la psychanalyse matérielle des représentations imaginaires, ayant pour finalité de libérer les puissances créatrices de l’imagination et les valeurs d’expression de la parole poétique. Il s’agit d’infléchir et d’ouvrir le dualisme bachelardien classique, pris dans la bipolarité entre conscience rationnelle et conscience poétique, dans le but de mettre en relief le troisième pôle structurant l’expérience humaine, à savoir la conscience ordinaire. Si Bachelard n’a de cesse de fustiger l’expérience première et la conscience commune, qui se voient accusées de gêner le travail intellectuel de la connaissance et d’escamoter l’expérience poético-onirique, au profit des deux axes (inversement symétriques) d’accomplissement que représentent la science et la poésie, alors cela implique nécessairement l’affirmation et la reconnaissance de la réalité de l’expérience immédiate, que l’on doit considérer au minimum comme point de départ à rectifier, et à dépasser pour réaliser pleinement les potentialités de l’esprit humain.

En sorte que la dualité apparente du bachelardisme (science et poésie) doit être selon nous dialectisées et relativisée, si l’on veut restituer adéquatement le pluralisme et la cohérence des analyses conduites par Bachelard à l’interface de l’épistémologie des sciences physiques et de l’esthétique littéraire.

Dans cette perspective, notre démarche réflexive se construit sur la base de quatre présupposés principaux, que nous dérivons de l’ensemble des travaux bachelardiens, et de la philosophie cohérente qui s’y déploie de façon immanente12.

10 Bachelard s’en explique en 1942 dans l’introduction de L’Eau et les Rêves (Paris, José Corti, 1986), où il affirme malheureusement ne pas être parvenu à réaliser la psychanalyse de l’élément hydrique.

11 Nous faisons ici usage du préfixe « non-x » en suivant le sens que Bachelard lui-même donne à ce syntagme, qui permet de désigner et de qualifier une construction théorique ou une approche méthodologique qui englobe les constructions antérieures en leur attribuant une extension relative, particulière, au sein d’un nouvel ensemble théorique aux bases élargies. C’est le cas par exemple de la géométrie non-euclidienne, qui englobe la géométrie d’Euclide, ou encore de la mécanique non-newtonienne, qui englobe en la dialectisant la mécanique rationnelle classique issue de Newton. Pour une illustration paradigmatique de cet usage du « non- » chez Bachelard, et ses modalités, on peut lire le chapitre 3 de La Philosophie du non, op. cit., consacré à la chimie non-lavoisienne.

12 L’idée qu’il existe une philosophie générale chez Bachelard, déployée de façon immanente à l’occasion de ses ouvrages et travaux – épistémologiques, poétiques et métaphysiques – est établie et argumentée dans notre thèse

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En premier lieu, on postule l’application possible de la réflexion sur l’imaginaire à l’étude de la psychologie populaire et de la causalité psychologique, ainsi que pour l’analyse de nos discours et de nos pratiques ordinaires. En appliquant ces orientations théoriques et méthodologiques aux manières de penser et de parler qui sous-tendent les représentations et les croyances liées à la consommation de l’eau minérale naturelle dans les pratiques réelles, concrètes, qu’elles soient individuelles ou bien collectives, on dira qu’elles relèvent en fait de la « complexité psychologique » aperçue et signalée par Bachelard, « située aux confins du nom et de la chose, de la rêverie et de la pensée, de l’impression de l’enseignement »13. C’est ce complexe hybride que nous pouvons rapprocher maintenant de la mentalité de l’esprit préscientifique évoqué précédemment.

Cette première option nous reconduit à un deuxième présupposé, qui concerne la pluralité des relations possibles du sujet humain la réalité et aux choses : envisager le phénomène comme une chose utile (conscience pragmatique), le penser à l’aide de concepts et d’expériences techniques (conscience rationnelle) et le rêver en suivant l’entraînement des images et du langage (conscience poétique). Or ces trois modalités de l’appréhension du réel, qui sont à considérer comme des types idéaux au service de l’analyse, peuvent se combiner dans l’expérience réelle, et donner lieu à ce que nous avons appelé la « pensée confuse ».

Dans le cas de l’eau, il s’agit alors de considérer que la psychologie de l’homme ordinaire et la phénoménologie de l’expérience commune sont déterminées conjointement par des valeurs différentes : les impératifs du pragmatisme naïf (l’utile), l’exigence de rationalisation de la connaissance des faits (le vrai), la puissance des valorisations affectives (l’agréable, le beau).

Comme nous le verrons avec le cas de l’hydrominéralisme imaginaire, la hiérarchisation de ces trois modes d’appréhension de la réalité par la conscience n’est pas forcément sous la dépendance normative des connaissances technoscientifiques, malgré leur omniprésence dans la communication commerciale sur l’eau minérale naturelle. On peut même y constater un usage non-scientifique des connaissances physicochimiques et géologiques, en raison de ce qu’on peut désigner ici comme l’opacité de la référence des mots utilisés pour parler de l’eau.

Ainsi parler de la pureté minérale, par exemple, n’est pas immédiatement saisi dans un sens objectif, mais active des sympathies imaginatives, sur fond d’images et d’inconscient.

Toutefois, pour que ces considérations aient quelque fondement, il est nécessaire de postuler le réalisme psycholinguistique des archétypes de l’imaginaire, dont l’efficience sur les comportements cognitifs et linguistiques se comprend dans le sens de la performativité de leur phénoménalisation, par l’association des images et des mots, dans le cadre de ce que Bachelard appelle l’imagination « parlante »14 et « parlée »15. Il s’agit de penser qu’il existe, paradoxalement, un réalisme de l’imaginaire ou un réalisme de l’irréel, opérant au cœur de l’expérience humaine et du rapport de l’homme au monde, spécialement sous l’angle du rapport de l’homme aux matières. Ce réalisme de l’imagination, dont les effets opèrent par la médiation du langage et de la « fonction fabulatrice »16, nous conduit à penser qu’il est

de doctorat de 3e cycle, encore inédite, intitulée Le pluralisme cohérent de la philosophie de Gaston Bachelard, soutenue publiquement à l’Université de Lyon le mardi 14 octobre 2014 (à paraître).

13 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit.,, p. 262.

14 G. BACHELARD, L’Eau et les Rêves, op. cit. p. 212.

15 G. BACHELARD, L'Air et les Songes : essai sur l'imagination du mouvement [1943], Paris, José Corti, 1994, p. 6.

16 Cette notion d’inspiration bergsonienne est reprise par Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 268 : il souligne alors qu’elle rend possible le « jeu augmentatif de l’imagination », qui s’étend bien au-delà des contraintes de la fonction du réel et des limites de l’expérience perceptuelle.

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possible de parler d’actes de langage de l’imagination, ce qu’il faut comprendre ainsi : l’imagination permet de donner une réalité substantielle à certains objets, plus précisément aux matières, qui ne possèdent pourtant pas une réalité du point de vue physicaliste, grâce à l’effet conjoint du langage et des images dans la rêverie. Il nous faut dans ce cas assumer la position de deux modes d’existences distincts17 : 1) ce qui est ontologiquement objectif, qui fait référence aux faits bruts indépendants de nos représentations pour exister et être ce qu’ils sont – ici, la structure physicochimique que nous désignons conventionnellement par la formule H2O, en vue de décrire un certain assemblage de particules soumises à des forces, qui posséderait une réalité même si aucun être humain n’avait jamais existé, et même si la physique n’avait pas permis d’en avoir une connaissance objective construite par le couplage du raisonnement et de l’expérimentation technique ; 2) ce qui est ontologiquement subjectif, qui renvoie aux faits qui dépendent de nos états mentaux et de nos représentations collectives pour exister et être ce qu’ils sont – ici, l’eau comme matière naturelle nous apparaissant sous forme liquide dans notre expérience phénoménale, nécessaire à la conservation de la vie et au fonctionnement de l’organisme, que nous valorisons donc pour son utilité, mais aussi pour sa prégnance symbolique, ainsi que nous cherchons à le démontrer. Si tout cela est correct, il reste à déterminer dans quelle mesure l’usage de certains « mots valorisants »18 dans les discours sur l’eau facilite, sinon détermine, l’adhésion du sujet, en raison de sa participation symbolique aux archétypes, par l’intermédiaire d’images poétiques dont le sens est activé par les connotations associées spontanément à certains mots. Dans cette perspective, il importe de souligner le caractère fondamentalement évaluatif de l’imagination, dont Bachelard à selon nous cherché à expliciter les effets sur la perception des phénomènes et la connaissance du réel, mais aussi sur notre sentiment d’existence et notre relation au monde. En parlant de caractère évaluatif de l’imagination, on veut dire qu’un objet, une matière ou un être qui est appréhendé par l’imagination est immédiatement soumis à un processus de valorisation. Il s’agirait d’une nécessité psychoaffective dont le caractère dialectique et ambivalent serait irréductible (antagonisme valeur/antivaleur). Pour notre réflexion sur l’eau, cela signifierait deux choses : premièrement, que l’appréhension de l’eau par l’imagination et la rêverie matérielle doublerait systématiquement la référence aux faits objectifs par des valeurs enracinées dans l’inconscient naturel de l’homme, qui sont universellement communicables en raison de leur ancrage dans la psyché de tout être humain. On pourrait même dire que les faits, quand ils sont investis par la rêverie matérielle, ne sont que l’occasion de l’expression de la puissance onirique des archétypes de l’inconscient19 ; deuxièmement, que l’eau n’est jamais pour la psyché humaine une matière neutre, indifférente, car elle est d’emblée inscrite dans le jeu dialectique des valeurs, qui se traduit pas l’opposition entre le naturel et l’artificiel, la pureté et la souillure, la vie et la mort.

17 Nous reprenons ici librement pour les besoins de notre enquête une distinction conceptuelle proposée par le philosophe américain John Searle dans La construction de la réalité sociale, Gallimard, NRF Essais, 1998.

18 Bachelard distingue les « mots valorisants » des « mots signifiants » : il faut comprendre par-là que les mots valorisants n’ont pas une visée descriptive et proprement cognitive (connaissance de l’objet), mais dépendent à la fois d’une intentionnalité évaluative et d’une énonciation passionnée (amour et éloge de l’objet). Sur ce point, on lira notamment cf. G. BACHEALRD, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit. p. 222.

19 Une analogie fonctionnelle, que nous ne faisons ici qu’évoquer, serait sans doute à examiner de plus près. Il semble en effet y avoir un parallélisme, chez Bachelard, entre le fait que les phénomènes physiques soient des occasions de raisonner, en stimulant par leur résistance le désir de comprendre et notre volonté d’intellectualité, et le fait que les objets, les matières ou le monde soient des occasions d’imaginer, qui centralisent nos rêveries et excitent notre désir de rêver.

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Tout cela nous conduit au dernier présupposé philosophique de notre enquête, qui n’est pas le moins problématique. Il concerne la thèse de l’universalisme de l’imaginaire de l’eau, qui implique la distinction de trois strates ou niveaux de sens dans l’imaginaire : 1) l’imaginaire personnel, qui est issu des expériences singulières directement vécues par le sujet en première personne, et intervient dans le récit biographique que l’individu compose dans la solitude (récit de soi, identité narrative) ; 2) l’imaginaire socioculturel, qui renvoie aux particularités et aux spécificités de la tradition dont est issu le sujet, et dont il a hérité des représentations symboliques et des valeurs au cours de son éducation et de sa socialisation ; 3) l’imaginaire naturel, qui désigne le fonds naturel de l’esprit humain – Bachelard parle aussi de « fonds imaginaire naturel »20 – lié aux aspects originels de l’expérience humaine et de l’être-au-monde qui sont indépendants de la socialisation, et que l’on peut retrouver dans l’expérience de la solitude rêveuse, que l’on rêve par soi-même au contact des éléments du monde, ou en lisant les rêveries matérielles d’un autre dans un livre. Dans cette perspective travaillant à la mise au jour d’une « archétypologie régionale », concernant les matières naturelles et les images de la nature, que nous expliciterons ici sans discuter de sa valeur de vérité, le statut de l’eau dans l’imaginaire serait celui d’un archétype ancestral des matières naturelles. On toucherait là à une source de production et d’organisation d’images, et de significations universellement communicables, c’est-à-dire susceptibles d’être reçues et vécues par tous les hommes sans exception, qu’elle que soit leur parcours biographique ou leur appartenance culturelle. Bachelard va même jusqu’à parler d’une « zone anténatale », mobilisant des « appareils psychiques solidaires d’expériences qui dépassent l’homme individuel » et qui caractérisent « l’homme éternel », c’est-à-dire l’homme anonyme qui demeure présent chez l’homme moderne, invariable malgré les progrès socioculturels21. C’est en référence à ce fonds naturel de la psyché, qui nous semble en lien étroit avec des expériences préréflexives fondamentales, concernant les impressions sensori-motrices et proprioceptives, les états affectifs, notre nature charnelle et le sentiment du corps-propre, que l’on peut comprendre la persistance de l’action des quatre éléments sur nos pensées et le sens que nous donnons à certaines expériences ordinaires, alors même que la science a démontré leur irréalité du point de vue physicaliste. Comme le souligne Bachelard :

Il faut alors étudier à part, loin de la science, un énorme domaine de convictions qui tiennent à une sorte de matérialisme inné, inscrit dans toute chair, de matérialisme inconscient, renforcé par des expériences cénesthésiques immédiates. Nous restons là dans le domaine de la chair natale, de la chaleur intime22.

Or, cette primitivité de l’expérience préréflexive, à la source des archétypes, ne semble pas condamnée au silence de l’antéprédicatif, au mutisme des sensations brutes issues de notre expérience organique, sensitive et musculaire. Selon Bachelard, en effet, il faut comprendre l’inconscient comme étant fondamentalement une force de production, qui se manifeste par une tendance à l’expression23. On comprend alors quelle est la nature du lien qui existe entre l’imagination et le langage : les images et les mots permettent l’expression de

20 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries du repos : essai sur les images de l'intimité [1948], Paris, José, Corti, coll. « Les Massicotés », 2004, p. 130.

21 Cf. G. BACHELARD, Préface à P. Mullahy, Œdipe. Du mythe au complexe, trad. S. Fabre, Paris, Payot, coll. « Bibliothèque scientifique », 1951, pp. 7-8.

22 G. BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, [1953], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2000, p. 21.

23 Cf. G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 253.

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l’inconscient, à l’interface de l’organique, du psychique et du linguistique, sur fond d’un désir d’expression. C’est dans cette perspective que s’insère la thématique de l’imagination parlée : certains mots ont un pouvoir évocateur, et agissent comme des excitateurs du psychisme, favorisant des effets de séduction et d’adhésion. Bachelard désigne parfois ces mots comme étant des « mots primitifs »24. Le mot « vie » en est un :

Le mot vie est un mot magique. C’est un mot valorisé. Tout principe pâlit quand on peut invoquer un principe vital […] La vie marque les substances qu’elle anime d’une valeur indiscutable. Quand une substance cesse d’être animée, elle perd quelque chose d’essentiel25.

Nous verrons plus loin que la conjonction des mots « vie » et « eau » n’est pas sans expliquer l’efficience symbolique des stratégies de communication d’une certaine marque faisant le commerce et la promotion l’eau minérale naturelle. Toujours est-il que Bachelard, avec le réalisme psycholinguistique des archétypes, nous invite à ne pas négliger ou minorer la « causalité profonde »26 de l’inconscient. Selon lui, les archétypes de l’inconscient ont un effet contraignant sur les productions symboliques du sujet humain, dans la mesure où ils désignent « les forces primitives qui contraignent [la psyché] à rêver »27, et déterminent les matières et les formes qui délimitent l’espace symbolique des rêveries possibles. Si tel est le cas cela voudrait dire, contrairement à certaines idées reçues et à l’opinion commune, que l’espace onirique n’est pas un espace anomique, infini et indéterminé, où tout est possible n’importe comment. On devrait au contraire reconnaître que le champ du possible onirique est limité par des contraintes naturelles, qui esquissent les possibilités de rêverie pour l’homme28. C’est ce que nous suggère l’idée de « transsubjectivité de l’image »29, proposé par Bachelard pour rendre compte de la possibilité d’entrer en sympathie avec les images produites par un autre, en l’occurrence le poète, et par conséquent de participer à l’expérience poétique que la lecture est susceptible de provoquer, par retentissement et contact direct avec l’image. A l’intersubjectivité rendue possible par l’échange langagier signifiant et la pensée claire, il nous faudrait ajouter la transsubjectivité rendue possible par l’inconscient et les images. Si nous comprenons correctement ce que veut dire Bachelard, cela voudrait dire que rien de ce qui imaginaire ne nous est étranger, pour paraphraser une formule proverbiale, à condition qu’il s’agisse de l’imaginaire naturel, dont l’universalité sous-tend la communication par le livre.

Pour résumer ces analyses, on dira que parler de l’universalité de l’imaginaire naturel, en général, et de l’imaginaire de l’eau, en particulier, est une façon de chercher à penser les nécessités psychoaffectives et anthropocosmiques qui relient les hommes au monde naturel, et à l’homme naturel.

24 Cf. G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 307.

25 G. BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 154.

26 G. BACHELARD, Préface à P. Mullahy, Œdipe. Du mythe au complexe, op. cit., p. 12.

27 G. BACHELARD, L’Air et les Songes, op. cit., p. 201.

28 Une confrontation, que nous ne développerons pas plus avant ici, nous semble pourtant possible avec la manière dont Sartre cherche, dans L’existentialisme est un humanisme, à penser paradoxalement la liberté en couplant la contingence radicale de la réalité humaine avec la nécessité de limites a priori déterminant les possibilités d’existence de l’homme, et l’horizon de son être-au-monde. Néanmoins, pour être justifiée et validée, une telle analogie fonctionnelle devrait être étudiée dans le détail des arguments, sans se contenter d’une vue aussi générale que la nôtre dans le présent article.

29 G. BACHELARD, La Poétique de l’espace, [1957], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2001, p. 3.

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Bachelard pense en effet que « les rêveries matérielles enracinent l’homme dans l’univers »30, et que notre besoin d’adhésion au monde, pour s’y sentir chez soi et donc pouvoir vraiment l’habiter de façon heureuse (topophilie), passe par la confiance dans les substances, qui ne pourrait avoir lieu sans la participation imaginative à certaines images ou à certains symboles. Il ne s’agit bien évidemment pas ici de nécessités absolues, inscrite dans la structure objective de la nature au sens physicaliste du terme, mais de nécessités relatives à l’expérience et à la psychologie humaines, à comprendre comme des conditions nécessaires de l’expression de l’inconscient naturel (non de l’inconscient social31), de la production poétique, et de l’expérience onirique (ou imaginative), par la médiation de « symboles primitifs »32 et de « mots valorisants » (matérialisme passionné), non l’usage de « symboles secondaires », culturellement construits dans la cadre d’une tradition mythique ou littéraire.

On peut alors mieux comprendre ce que veut dire Bachelard quand il affirme :

On pourrait croire que les progrès de la pensée, que les progrès de l’expérience scientifique ont rejeté au rang de simples illusions, de naïves métaphores, toute l’imagerie des quatre éléments. Il n’en est rien. Le feu, l’eau, la terre et l’air commandent des images dominantes, des images qui restent à la source de l’activité qui imagine le monde33

Or si on se place maintenant dans la perspective de l’enjeu existentiel qui consiste à

« nous remettre dans la nature, dans les matières naturelles, à l’occasion d’un acte devenu banal du fait de notre inattention »34, les analyses précédentes ne peuvent-elles pas nous permettre de décrypter ce qui se joue symboliquement dans les communications faisant la promotion de ce geste devenu si anodin qui consiste à boire de l’eau minérale naturelle, ou alors de l’eau de source ? C’est ce que nous allons examiner maintenant, en suivant l’axe des enjeux épistémologiques et éthiques de notre enquête : décrire et évaluer les stratégies de communication et de persuasion, voire de manipulation, identifiables dans les discours des professionnels des métiers de l’eau, notamment dans le cadre du commerce de l’eau minérale naturelle.

La di-psychanalyse de l’imaginaire de l’eau : le cas de l’« hydrominéralisme imaginaire »

Nous devons expliquer maintenant en quoi consiste précisément une psychanalyse de l’imaginaire de l’eau telle que nous cherchons à en définir la méthode et les principes, mais aussi déterminer sa différence avec la psychanalyse de la connaissance objective d’un côté (épistémologie), et la psychanalyse matérielle de l’autre (poétique). Classiquement, chez Bachelard, il s’agit initialement de libérer les valeurs d’impression de l’imagination et les valeurs d’instruction de l’expérience rationalisée, à l’encontre de ce qui apparaît sous la plume bachelardienne comme le « mauvais mélange » opéré par la connaissance commune et l’expérience psycho-sociale. C’est le sens de la double sublimation évoquée précédemment.

Toutefois, la critique de la connaissance confuse et de l’esprit préscientifique, cherchant à

30 G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 246.

31 Sur la distinction inconscient naturel/social », cf. La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 279.

32 G. BACHELARD, Causeries, op. cit., p. 32.

33 G. BACHELARD, « La Poétique des éléments », in Causeries, op. cit., p. 22.

34 G. BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, op. cit., p. 263.

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dévoiler les pseudo-connaissances mêlant des éléments disparates, empruntés à la science normale, aux expériences personnelles, aux valeurs sociales et aux rêveries de l’imagination, permet aussi, dans une approche philosophique plus générale, de travailler à la charnière des

« deux bords » de la psyché humaine, mais pour ainsi dire en inversion, en direction de la

« zone moyenne où inconscient et conscient restent conjoints »35. Au lieu de considérer ce mode de pensée comme un simple obstacle à réduire pour libérer les potentialités épistémiques et poétiques de l’esprit, on peut envisager la méthode de la psychanalyse de la connaissance comme un outil à la fois descriptif et critique, en vue de la constitution d’une phénoménologie de la conscience ordinaire et d’une grammaire de la pensée commune. Il s’agit en somme de procéder, comme nous l’avons déjà suggéré, à la description de la psychologie du sens commun, qui n’a pas encore subi les effets de purification de la

« catharsis intellectuelle et affective »36 envisagée par Bachelard, selon les axes inverses de la critique rationnelle et de l’amplification poétique.

Or que peut-on espérer de cette réorientation de la psychanalyse de la connaissance ? Que peut-on gagner, pour la question sur l’eau qui nous occupe dans le présent texte, à s’intéresser à la « région mitoyenne des faits et des rêves »37, au domaine des métaphores à la fois savantes et naïves, à la zone du chiasme des pensées rêvées et des rêves pensés38 ? Selon nous, on peut attendre d’un tel travail l’identification des schèmes conceptuels, imaginatifs et linguistiques qui sont sous-jacents aux représentations et aux usages de l’eau, sur fond d’une intrication réelle des faits et des valeurs39 dans les discours et les pratiques ordinaires. Pour exemplifier cette perspective, voyons ce qu’il en découle pour le cas que nous avons choisi de désigner sous le nom d’« hydrominéralisme imaginaire ». Il faut selon nous voir dans ce cas, fondé sur ce que Bachelard appelait l’« impressionnisme de la matière »40, une forme typique d’expression de l’imaginaire de l’eau, identifiable principalement dans les stratégies de communication déployées dans le champ de la publicité et de l’information concernant l’eau minérale naturelle. Cette espèce hybride de communication sur l’eau minérale naturelle semble s’articuler autour de cinq points : 1) l’imaginaire primitif de l’élément « eau » et sa symbolique naturelle (images primordiales, archétypes de l’inconscient) ; 2) les valeurs vitales et sociales attribuées à la ressource « eau » (intérêts pragmatiques) ; 3) les savoirs vulgarisés ou profanes relatifs à la nature, aux propriétés et aux effets de la structure physicochimique H2O, et des minéraux (information scientifique) ; 4) les sensations physiques agréables qui sont associées à la consommation de l’eau (désir, plaisir) ; 5) les émotions et les sentiments procurés par les beautés naturelles (tonalité affective, pancalisme).

Du point de vue de sa structure générale, cette instanciation particulière de l’imaginaire de l’eau associe deux formes distinctes : 1) le substantialisme de l’eau à boire, selon lequel l’eau est un bien intime et une richesse que l’on peut posséder (complexe de l’avoir), 2) mais aussi l’animisme de l’eau de source, selon lequel l’eau est une puissance vitale qui transmet sa force à celui qui la consomme, et plus précisément qui l’intègre à son être par l’ingestion (dynamique des forces). On en trouve une manifestation évidente dans les discours sur l’eau

35 G. BACHELARD, La Matérialisme rationnel, op. cit., p. 51.

36 G. BACHELARD, La Formation de l’esprit scientifique, op. cit., p. 15, 18.

37 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 242.

38 Cf. G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 238.

39 Sur la discussion critique de la séparation idéalisée entre les faits et les valeurs dans le discours philosophique, on consultera Hilary Putnam, Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, Editions de l’Eclat, 2004.

40 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 264.

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avec l’association des notions de nature, de vie et de pureté, qui viennent articuler le champ sémantique en conférant à l’eau une valeur substantielle qui sensibilise et excite le psychisme, et favorise par-là l’adhésion du sujet. Pour reprendre une formule bachelardienne, qui trouve selon nous ici une résonance particulière, l’hydrominéralisme imaginaire implique un pluralisme des valeurs imaginatives, et mobilise une « communication des substances »41 : l’eau tire alors sa richesse de la nature et de la terre, qui lui transmettent ses vertus de pureté, voire de purification. Boire de l’eau minérale naturelle, du point de vue de l’imagination, ne pourrait se réduire, si bien sûr nos analyses sont correctes, à la simple consommation d’un liquide. Boire de l’eau de source, si l’on suit l’entrainement des images primordiales provoqué et entretenu par les mots primitifs, ce serait participer aux puissances de l’eau et de la terre, les intégrer à son être, pour s’en trouver bonifié. Et comme le souligne Bachelard :

Une imagination qui s’engage dans ses images peut recevoir une certaine forme de persuasion, persuasion bien naïve sans doute, mais qui ne manque pas de délicatesse42.

C’est ce que l’on peut voir à l’œuvre dans la communication informationnelle et commerciale de la marque « Evian », dont la renommée internationale n’est plus à faire, ce qui n’est pas selon nous étranger à ses stratégies communicationnelles. Si, en plus de la réclame présente sur les produits eux-mêmes et dans les divers média, on consulte les sites Web43 dédiés par Danone à sa marque d’eau principale, on remarque alors que le discours s’articule de façon double, en jouant sur l’ambiguïté que rend possible le décalage entre la dénotation et la connotation des mots (double dimension du discours). Du point de vue objectif, mais aussi des textes réglementaires, on peut lire par exemple les éléments de définition suivante, qui déterminent trois critères pour satisfaire aux conditions de définition et d’appellation de l’eau minérale naturelle44 : 1) la naturalité de l’eau, qui désigne l’« absence de tout traitement ou d’addition de produits chimiques », une « filtration naturelle », le fait d’être « naturellement à l’abri de tout risque de pollution » ; 2) la « pureté originelle à la source », qui fait référence à une eau « microbiologiquement saine », non polluée ; 3) la minéralité, qui désigne « une composition minérale [c’est-à-dire physico-chimique] définie, parfaitement stable et garantie ». Mais de l’autre côté, sur l’autre bord du psychisme, qui mobilise les affects et s’adresse à l’imagination, on s’aperçoit que le discours n’est pas articulé de la même façon. On y parle bien évidemment 1) de la nature (« crée par la nature »), en évoquant le jaillissement de la source dans la nature sauvage et le parcours souterrain de l’eau sous les montagnes millénaires, 2) de « l’essence de la pureté »45, qui nous suggère que l’eau minérale naturelle est une eau absolument pure, au sens quasi moral du terme, indépendamment de son utilité pratique (eau potable) et de la réalité expérimentale de la pureté chimique, 3) mais surtout de la vie, ce « mot magique » comme disait Bachelard, dont la puissance persuasive est immense. Le slogan est alors le suivant : « l’eau c’est la vie »46.

41 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 266.

42 G. BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la volonté, op. cit., p. 316.

43 Cf. notamment: www.evian.fr; www.evian.com; http://www.apieme-evian.com/#

44 Cf. www.apieme-evian.com/#/protectionnature/undefined/specificite_eau_minerale

45 Cf. www.evian.com/fr_CA/43-lessence-de-la-purete

46 Cf. www.evian.com/fr_CA/264-l-eau-c-est-la-vie

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On veut suggérer ainsi que l’eau en question, parce qu’elle est naturelle, pure et minérale47, est « une eau unique, source de jeunesse »48, ce qui est d’ailleurs le leitmotiv de l’une des campagnes publicitaires récurrentes de la marque, mettant en scène soit des enfants, présentifications de l’archétype de la vie qui commence49, soit des vieillards revitalisés par l’eau, qui nous renvoient aux images de l’enfance éternelle. Dans cette perspective d’une réversibilité entre l’eau et la vie (la vie de l’eau et la vitalisation par l’eau), déployant ici un espace-temps onirique spécifique, en l’occurrence le temps long de la nature ancestrale, le sujet sensible à l’association des imaginaires de l’eau, de la nature, de la pureté et de la vie peut participer aux puissances de l’eau et de la terre, qu’il s’approprie symboliquement par l’imagination. On aboutit ainsi à une dialectique de la substance et de la force qui dédouble les spécificités objectives de l’eau minérale naturelle, liées à un système hydrogéologique et à une structure physicochimique indépendante de l’homme et de ses intérêts, par la valeur onirique et cosmique de l’eau à boire : la grotte et le souterrain pour la dimension cachée du paysage naturel, les montagnes verticales pour son aspect visible et majestueux, voire sublime. Ainsi boire de l’eau minérale naturelle nous ferait participer aux puissances et aux beautés de la nature.

Pour conclure, nous retiendrons de notre lecture bachelardienne que l’on peut dégager au moins trois approches (niveaux de signification) du matérialisme inhérent à l’imaginaire de l’eau : 1) le matérialisme rationnel de l’ingénieur, caractérisé par l’explication scientifique des phénomènes matériels et leur production technique, et qui implique une désubstantialisation voire un nominalisme de la matière ; 2) le matérialisme imaginaire du poète, caractérisé par la promotion passionnée des matières par la rêverie et le langage ; 3) le matérialisme réaliste de l’homme commun, caractérisé par des intérêts pragmatiques mi-intellectuels mi-naïfs, au croisement de fonction du réel et de la fonction de l’irréel, dans le clair-obscur du conscient et de l’inconscient. Or ce dernier aspect, qui a retenu ici spécialement notre attention, révèle la a possibilité d’un état « mésomorphe » dans le rapport de l’homme à la matière hydrique, associant de façon plus ou moins irréfléchie des éléments empruntés au discours scientifique, à l’imaginaire naturel, à l’expérience personnelle, et aux valeurs sociales. Et si l’on tient compte de l’importance du désir, des affects et de l’imaginaire dans les « raisons d’agir » de l’homme – la phénoménologie de notre rapport primitif au monde étant en réalité plus celle de l’intérêt affectif et de l’imagination passionnée, exprimant des croyances et motivant des comportements, que celle de la conscience de rationalité – mais aussi du pouvoir évocateur voire ensorceleur du langage – certains mots disposant d’un privilège en raison de leur lien aux archétypes, possédant ainsi un pouvoir d’attraction sur l’esprit – alors on peut voir clairement apparaître les enjeux éthiques de la présente enquête.

Ce problème peut être posé de la manière suivante : l’usage conjoint des ressources de l’imaginaire, du langage et de l’information scientifique dans les stratégies discursives et l’agir communicationnel visant à sensibiliser le public et susciter l’adhésion, est-il moralement acceptable ? La question nous semble de réelle importance, en raison même de l’efficacité persuasive de tels discours, notamment dans le champ publicitaire, d’autant plus à

47 Bachelard souligne que l’usage des adjectifs est typique du procédé de valorisation imaginaire des substances, l’esprit préscientifique se caractérisant plus par le fait d’agglomérer les adjectifs que par l’enchaînement des pensées et des expériences. Cf. notamment G. BACHELARD, L’Eau et les rêves, op. cit., p. 189.

48 Cf. www.evian.com/fr_CA/177-une-eau-unique-source-de-jeunesse

49 Sur l’archétype de l’enfant chez Bachelard, on lira surtout le chapitre de La Poétique de la rêverie intitulé

« Les rêveries vers l’enfance ».

(14)

l’heure des préoccupations environnementales. Dans l’horizon ouvert par ce questionnement, qui vise à déterminer le bon usage, le bon « mariage », de l’imagination et de la raison dans le cadre de l’analyse critique des pratiques, des représentations et des croyances qui caractérisent les métiers de l’eau, sur fond de l’irréductible intrication des faits et des valeurs dans l’expérience concrète, il nous semble nécessaire de (re)penser à nouveau frais l’éthique de la communication et de la croyance impliquée par l’usage complémentaire des raisons et des images. Mais comment peut-on déterminer le bon usage que l’on devrait faire des arguments mixtes et de la communication hybride, empruntant à l’inconscient naturel, à l’imaginaire social et à la connaissance scientifique ? Doit-on distinguer les bons et les mauvais usages en fonction des fins visées, ou en fonction des moyens utilisés, ou les deux ? Car il nous semble important de ne pas traiter tous les cas de la même façon, en lissant les différences, dans la mesure où il n’en va pas de même quand il s’agit 1) de persuader un public ciblé des qualités de produits commerciaux liés à la consommation de l’eau, en vue de provoquer un désir consumériste et un comportement d’achat (intérêts particuliers), ou 2) de sensibiliser le grand public aux problèmes environnementaux et sociaux soulevés par l’usage de l’eau aujourd’hui, en vue de provoquer des changements dans les comportements quotidiens, qu’ils soient individuels ou collectifs (intérêt général), ou encore 3) de favoriser la distance réflexive et critique des acteurs des métiers de l’eau, c’est-à-dire l’auto-compréhension de leur manière de penser et d’agir (herméneutique de soi), en vue d’atteindre à une conscience accrue des enjeux et des valeurs liés à aux spécificités de leur travail au contact de cette matière particulière.

Toujours est-il qu’il nous semble préférable, en lieu et place de la « politique de l’autruche » ou de la posture confortable de la « belle âme », qui découlent souvent des résistances intellectualistes traditionnelles, qui fustigent la persuasion par les images et l’usage des beaux mots au nom des exigences abstraites de la raison, en dénonçant un risque d’aliénation de la faculté de juger et de l’autonomie intellectuelle, de réfléchir sérieusement à la bonne manière d’associer la valeur de vérité des raisons et la valeur de persuasion des images dans le cadre d’un pluralisme communicationnel cohérent, surtout quand il s’agit de comprendre des réalités humaines complexes, qui se tissent de connaissances factuelles (description), de jugements de valeur (évaluation) et de normes du bien agir (prescription), sans pouvoir être réduites à de simples raisonnements logiques ou à des calculs rationnels.

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