Le goût des mathématiques
Exposé pour la journée portes ouvertes du lycée Berthollet
Frédéric Mouton
(mathématiques en MPSI, informatique en MP/MP*)
25 janvier 2020
L’objet de cette présentation est d’ouvrir l’appétit pour les mathématiques.
1 Parts de pizza
Énoncé
Un matheux découpe une pizza de la manière suivante : il choisit n points au bord “sans ré- gularité” et il découpe la pizza suivant toutes les cordes possibles reliant ces n points. Il se demande combien cela fait de parts de pizza.
On traduit l’expression “sans régularité” par le fait qu’on n’a jamais trois cordes concourantes à l’intérieur de la pizza (remarquer que cela arrive forcément au bord).
En notant pnle nombre de parts de pizzas cherché, on trouve facilement les premières valeurs :
n 0 1 2 3 4 5
pn 1 1 2 4 8 16 En rajoutant un sixième point, le dessin se complexifie.
Notre matheux compte difficilement131 parts.
Il se dit qu’il a dû se tromper en comptant. Pourquoi ?
Ce n’est en fait pas une erreur, comme le prouve le résultat suivant :
Théorème ∀n∈N, pn= n4−6n3+23n2−18n+24
24 .
Démonstration: Soitnun entier strictement positif.
On suppose qu’on a déjà découpé la pizza en pn−1parts suivant les cordes reliantn−1 points numérotésM1,M2, . . . ,Mn−1 dans le sens contraire des aiguilles de la montre2. On rajoute un point au bordMnentreMn−1etM0. Cela rajoute lesn−1 cordes[Mk,Mn], pourkvariant de 1 à
1. Saviez-vous qu’il existe trois sortes de mathématiciens ? Il y a ceux qui savent compter et ceux qui ne le savent pas !
2. C’est le sens direct, ou trigonométrique, en mathématiques.
n−1. Lors du découpage suivant la corde[Mk,Mn], on compte le nombre de cordes préexistantes qu’on traverse. Un telle corde traversée relie un des pointsM1,M2, . . . ,Mk−1(k−1 choix) à un des pointsMk+1, . . . ,Mn−1(n−1−kchoix). Il y a donc(k−1)(n−1−k)cordes traversées par [Mk,Mn], soit (k−1)(n−1−k) +1 parts découpées, ce qui rajoute (k−1)(n−1−k) +1 au nombre de parts. Le nombre de parts rajoutées par tous les nouveaux découpages est donc la somme de tous ces nombres, soit
pn=pn−1+
n−1
∑
k=1
((k−1)(n−1−k) +1).
Par une récurrence rapide, on voit alors que pn=p0+
n−1
∑
j=0 j∑
k=1
((k−1)(j−k) +1).
On calcule alors cette somme double avec des techniques et résultats de math sup : pn = 1+
n−1
∑
j=0 j∑
k=1
((k−1)(j−k) +1)
= 1+
n−1
∑
j=0 j
∑
k=1
(−k2+ (j+1)k+ (1−j))
= 1+
n−1
∑
j=0−
j k=1
∑
k2+ (j+1)
j k=1
∑
k+ (1− j)
j k=1
∑
1
!
= 1+
n−1
∑
j=0
−j(j+1)(2j+1)
6 + j(j+1)2
2 +j(1−j)
= 1+1 6
n−1 j=0
∑
j −(j+1)(2j+1) +3(j+1)2+6(1−j)
= 1+1 6
n−1 j=0
∑
j j2−3j+8
= 1+1 6
n−1
∑
j=0j3−3
n−1
∑
j=0j2+8
n−1 j=0
∑
j
!
= 1+1 6
(n−1)2n2
4 −(n−1)n(2n−1)
2 +4(n−1)n
= 1+n(n−1)
24 (n(n−1)−2(2n−1) +16)
= 1+n(n−1)(n2−5n+18) 24
= 1+(n−1)(n3−5n2+18n) 24
= n4−6n3+23n2−18n+24 24
2
Conclusion
Conjecturer, c’est bien, mais prouver, c’est mieux !
Le matheux avait conjecturé que pourn≥1, pn=2n−1, ce qui aurait donné p6=25=32.
Mais le théorème nous dit que p6vaut 64−6×63+23×62−18×6+24
24 = (23×6−18)×6
24 +1= 120×6
24 +1=5×6+1=31.
La conjecture étaitfausse. Il est primordial de faire des conjectures, mais tout autant de garder en tête que, sans preuve, on ne sait absolument rien du résultat.
La preuve des résultats est le cœur de l’activité mathématique.
Il lui est fait une place de choix dans les cours de math sup et spé.
2 Piles d’assiettes de diots
Énoncé
Victor est serveur dans un restaurant de diots. Ces diots sont servis, soit par deux dans une grande assiette, soit à l’unité dans une petite assiette. À la fin du repas, toutes les assiettes sont empilées sans distinction de taille dans un ordre quelconque. Victor, qui a aussi une solide for- mation mathématique, se demande, pour n diots servis, combien de piles différentes d’assiettes peuvent être formées.
On notednle nombre de piles d’assiettes possibles avecndiots.
En codant parG une grande assiette etP une petite, on décrit une pile d’assiettes par la suite des codes de ses assiettes, du bas vers le haut.
Par exemple, deux petites assiettes empilées sur une grande forment une pile codée GPP, qui correspond à 4 diots.
On remarque alors que :
— pour un diot, la seule pile estP, doncd1=1 ;
— pour deux diots, les seules piles sontPPetG, doncd2=2 ;
— pour trois diots, les seules piles sontPPP,GPetPG, doncd3=3 ;
— pour quatre diots, les seules piles sontPPPP,GPP,PGP,PPGetGG, doncd4=5.
On trouve ensuited5=8,d6=13 etd7=21.
Exercice 1 Pouvez-vous conjecturer une relation de récurrence ? (Réponse : 2 n− d + n−1 d = n d 2, ≥ ∀n )
Démonstration: Soitn≥2. On prouve cette relation de récurrence ainsi : parmi les piles d’as- siettes correspondant àndiots, il y a d’abord celles qui commencent parP, qui s’obtiennent à partir des piles correspondant à n−1 diots en rajoutant un P devant et sont donc au nombre dedn−1, et il y a ensuite celles qui commencent parG, qui s’obtiennent à partir des piles cor- respondant àn−2 diots en rajoutant unGdevant et sont donc au nombre dedn−2. Il y a ainsi
dn−1+dn−2piles correspondant àndiots. 2
On remarque que cette récurrence est encore vérifiée si on posed0=1, ce qui est parfaitement correct d’un point de vue mathématique (il y exactement une pile d’assiettes vide !). On obtient ainsi la suite
1,1,2,3,5,8,13,21. . .
découverte par le mathématicien italien Leonardo Fibonacci vers la fin du Moyen-âge.
Pour des raisons d’esthétisme mathématique, il est plus agréable de commencer cette suite avec le nombre 0 (ce qui vérifie encore la récurrence) :
Définition On définit les termes de la suite de Fibonacci par
F0=0, F1=1 et ∀n∈N, Fn+2=Fn+1+Fn.
On apprend en math sup à calculer le terme général d’une suite vérifiant ce type de relation de récurrence double, en résolvant d’abord une équation du second degré et ensuite un système de deux équations à deux inconnues. Cela donne le
Théorème ∀n∈N, Fn=√1
5
1+√ 5 2
n
−
1−√ 5 2
n .
Corollaire Le nombre de piles d’assiettes possibles pour n diots est
dn=Fn+1= 1
√5
1+√ 5 2
!n+1
− 1−√ 5 2
!n+1
.
Cette suite est extrêmement riche en résultats et liens avec d’autres objets mathématiques, mais aussi avec la génétique, la biologie...
Voici quelques résultats pouvant être démontrés en math sup, parmi beaucoup d’autres :
— on peut calculer les nombres de Fibonacci avec les puissances de la matrice
0 1 1 1
;
— Fn+1/Fntend vers le nombre d’orϕ= 1+
√5 2 ;
— PGCD(Fn,Fn+1) =1 ;
— de plus, si on calcule ce PGCD par le fameux algorithme d’Euclide (au programme de mathématiquesetd’informatique de math sup), on tombe dans le pire des cas, ce qui, associé à la formule précédente, montre que l’algorithme d’Euclide s’effectue en temps logarithmique (il est très efficace !) ;
— FPGCD(m,n)=PGCD(Fm,Fn);
— sin6=4 etFnest premier, alorsnest premier ;
— Fn4=Fn−2Fn−1Fn+1Fn+2+1.
3 Partage équitable de myrtilles et framboises
Premier énoncé
On dispose d’un gâteau “rond” sur lequel sont disposées2n myrtilles de sorte que jamais deux myrtilles ne soient situées sur un même diamètre. Existe-t-il des diamètres qui découpent le gâteau en deux parties contenant chacune n myrtilles ?
Théorème La réponse est oui.
Démonstration: On utilise une version discrète du fameux théorème des valeurs intermédiaires.
Lorsqu’un couteau (assez grand) est posé sur un diamètre qui ne passe par aucune myrtille, on considère la différence∆=g−d entre le nombregde myrtilles situées à gauche du couteau et le nombredde myrtilles situées à sa droite.
On remarque que∆= (2n−d)−d=2(n−d)est pair.
On choisit alors arbitrairement un diamètre qui ne passe par aucune myrtille et on pose le couteau sur ce diamètre. On note∆0la valeur de∆pour ce diamètre (valeur initiale).
Si∆0=0, on a fini.
Sinon, on fait tourner le diamètre et le couteau dans le sens direct. On rencontre ainsi les myr- tilles une par une et, à chaque “passage de myrtille”,∆ croît ou décroît de 2. Lorsqu’on a fait exactement un demi-tour, la valeur finale de∆est∆1=−∆0. Comme la valeur de∆/2 a varié de un en un et sa valeur initiale et sa valeur finale ont des signes opposés, ∆/2 est forcément passé par la valeur 0 en cours de route, ce qui achève la preuve. 2
Deuxième énoncé
On rajoute sur le gâteau précédent 2m framboises et on suppose qu’il n’y a jamais 3 fruits alignés. Existe-t-il des cordes qui découpent le gâteau en deux parties contenant chacune n myrtilles et m framboises ?
Théorème La réponse est encore oui.
Cela se démontre par un argument analogue au précédent, quoique bien plus pénible à écrire rigoureusement.
L’idée est encore de faire faire un demi-tour au couteau, mais en partant d’une découpe équi- table en myrtilles et en conservant cette équité au long du processus. On voit bien qu’on ne peut pas faire cela en restant sur des diamètres. Lorsqu’on “bute” sur une myrtille, on pivote alors autour de celle-ci (toujours dans le sens direct) jusqu’à en rencontrer une autre. Si celle qu’on rencontre est “de l’autre côté du couteau” par rapport à la première myrtille, on les passe simul- tanément. Dans le cas contraire, on pivote alors autour de la seconde myrtille et ainsi de suite, jusqu’à rencontrer un myrtille du bon côté du couteau (pourquoi cela arrive-t-il forcément ?) et on passe simultanément la dernière myrtille “pivot” et cette nouvelle myrtille. Lorsque le cou- teau a fait un demi-tour, il n’est pas forcément sur le diamètre initial, mais comme il partage les myrtilles équitablement, on peut le ramener par translation sur le diamètre initial sans rencontrer de myrtilles.
Tout au long du processus, lorsqu’on rencontre des framboises en cours de route, on peut, par un tout petit pivotement éventuel, s’assurer qu’on passe les framboises une par une, cela grâce à l’hypothèse de non-alignement. On termine alors comme dans la démonstration précédente.