Cahiers du CREAD n°37, 1er trimestre 1994, pages 726.
SAÏD CHIKHI
[*]Ajustement structurel, configuration sociale et précarisation des conditions d'existence en Algérie
1. INTRODUCTION
1. La nouvelle société algérienne des années 80 :
Depuis le début des années 80, des programmes d'ajustement structurel sont mis en oeuvre dans un certain nombre de pays du Tiers
monde. L'Algérie n'a pas échappé à la régie et depuis 1987, elle s'efforce de rechercher un ordre économique et social pour atténuer la crise du processus de développement des années 1960 et 1970.
Mais si la prise en compte de la précarité de la situation est nécessaire pour comprendre la mise en oeuvre des réformes initiées en Algérie, elle n'est pas suffisante pour pouvoir faire de ces dernières une évaluation pertinente et significative.
Il est aussi nécessaire de prendre en considération le contexte socio
politique ou plus exactement la configuration des rapports de force entre les acteurs en présence au moment où les mesures d'ajustement sont adoptées. Ce préalable est indispensable car, pour essentielle que soit l'importance des facteurs externes pour expliquer la crise, celleci ne doit, en aucun cas, occulter ni les facteurs inscrits à l'intérieur de la politique économique, ni l'empreinte des positions sociales dont celleci est marquée, ni la capacité ou l'incapacité du système politique de transformer les facteurs sociaux en sujets ; du processus de redressement économique et social. Aussi la présentation de quelques observations relatives à la structure sociale d'ensemble constitue un préalable nécessaire à toute analyse des dimensions sociales liées à l'ajustement structurel.
Or de ce point de vue de la configuration des rapports de force, l'Algérie a connu, au début des années 80, un remodelage extrêmement important de son paysage politique et social. Critique et refoulement du populisme, changement de la hase sociale de l'État et substitution de la dérive "libérale" et inégalitaire à la dérive égalitaire et autoritaire, tels sont les éléments historiques fondamentaux qui singularisent la période dans laquelle bascule l'Algérie dès le début des années 80.
Cela signifie qu'au delà des nouveaux discours de légitimation, des réformes dont l'entreprise publique est alors l'objet, des sollicitudes dont bénéficie le capital privé et des mesures économiques et sociales
concernant le système productif national, le nouveau champ social est marqué par l'empreinte de couches sociales privilégiées. Ce qui est d'ailleurs visible "socialement" au cours de cette période, ce sont l'accumulation des richesses et la multiplication des affaires.
Mais le trait marquant est que ces couches privilégiées ont d'autres privilèges à défendre que les taux de productivité. En effet, on repère que cette couche de privilégiés s'est avérée incapable de procéder à des investissements productifs à long terme et d'entraîner l'économie dans un processus synonyme d'efficacité et de compétition. Bien au contraire, disposant d'appuis solides et de relations importantes dans les sphères dirigeantes de l'Etat, elles ont accumulé des richesses liées davantage aux pratiques monopolistiques et à la spéculation qu'à la capacité d'entreprendre et d'innover.
Du coup, ce sont l'efficacité du capital privé d'une part, et la capacité d'une véritable prise par l'Etat sur les facteurs de développement d'autre part, qui sont en question. Le premier ne constitue pas un centre actif et compétitif de la société et le second apparaît comme un "Etat
butin" c'estàdire un siège lucratif d'un groupement d'intérêts particuliers dont il est l'otage et un domaine "privé" structuré sur la base de clientélisme. Force est alors d'admettre que l'économique paraît constituer, dans ces conditions de clientélisme, d'affairisme et de spéculation, un marché politique plutôt qu'être ondé sur une rationalité de compétition productive.
Plusieurs conséquences découlent de ce point majeur.
L'Etat se transforme en un instrument de renversement des hiérarchies sociales et la politique économique suivie en le plus grand raccourci à une prolétarisation rampante de toute la société. La fortune est devenue l'indicateur principal de la hiérarchie sociale et le "manager" est déclassé devant le riche qui envahit tout et incarne tout. Ce riche développe des actions en vue d'une autre redistribution des ressources et d'un modèle plus "libéral" de consommation.
Ces actions arrivent à faire redessiner les contours des écarts sociaux : en 19811982, déjà, le revenu annuel des employeurs et des patrons était de plus de 140.000 DA alors que celui des salariés manuels était de 22.000 DA et celui des inactifs, de 3 870 DA. A ces inégalités se substitueront d'autres plus dures liées à la libéralisation rampante du système et au désengagement de l'Etat lesquels finiront par produire à un pôle une situation plus que favorable pour les revenus non salariaux et à un autre pôle des processus d'exclusion et de précarisation croissantes pour de larges pans de la société.
Les ingrédients par la constitution de rapports sociaux potentiellement producteurs d'affrontements et de violence sont donc réunis... Le jeune chômeur le plus démuni et la femme la plus exposée, le fonctionnaire apeuré et le producteur désorienté constituent évidemment les catégories sociales les plus vulnérables dans le cadre de ces rapports sociaux. Ils sont confrontés de plus en plus à l'omnipotence du précaire que ni la profonde crise économique, ni le délabrement avancé de la
société, ni l'absence d'un projet alternatif ne semble pouvoir réduire un tant soit peu.
2. La crise économique et sociale :
S'il faut remonter, en fait, à la fin des années 70 pour parler de crise du système productif algérien, il est incontestable que les années 198586 sont celles qui sont venues rompre brutalement le fragile équilibre économique et social de la décennie antérieure. Entre ces deux années le prix moyen du pétrole brut est passé de 30 à 14.5 $ le baril et les termes de l'échange ont diminué de 50 %.
Cela a suffi amplement pour précipiter tout le système économique dans une crise profonde laquelle a mis à bas un édifice industriel plus brillant que solide. La place de l'économie dans la division internationale du travail, les diverses formes de dépendance du système productif, la "rentisation" progressive du processus d'industrialisation et de salarisation, la faiblesse d'innovation technique... ont mis le système productif dans l'incapacité structurelle à prendre le relais de la rente énergétique comme source de financement de l'accumulation.
A cette crise des exportations des hydrocarbures est venue s'ajouter une contrainte majeure : l'endettement extérieur. La situation financière du pays est déjà difficile en 1985 mais de nouveaux crédits extérieurs sont contractés. De 16 Milliards de dollars en 1980, la dette passe à près de 24 Milliards de dollars en 1989. L'Algérie se retrouve dans une situation peu reluisante puisqu'elle est contrainte de contracter des nouveaux emprunts pour être en mesure de rembourser sa dette plus que pour investir.
Cette situation est rendue indispensable par le service de la dette puisque ce dernier passe entre 1980 et 1989 de 32 % à 75 % ! Ces chiffres signifient que l'endettement extérieur est devenu un rocher de Sisiphe extrêmement contraignant pour réaliser une quelconque croissance.
Celleci est en fait en panne mais elle l'est déjà depuis 1979 suite à des décisions prises par la classe politique en proie, alors, au libéralisme rampant. Ces décisions concernent le rythme des investissements qui est à la baisse durant la période 197986. Les nouveaux projets sont arrêtés, les investissements sont réorientés vers des secteurs
"improductifs" et le potentiel industriel public est soumis à la
"restructuration". Alors que la part des investissements dans l'industrie est de 56.5 % en 19671973, elle n'est plus que de 35 % en 1980
1984.
Suite à la chute brutale des recettes pétrolières, cette part tombera encore au taux de 31 % en 1986. A partir de cette date, l'Algérie donnera l'image d'un pays qui ne parvient plus à produire : les achats d'équipements connaissent des restrictions brutales et la croissance économique connaît alors des variations importantes. De 4.6 % en 1985, ce taux de croissance chute à 1,9 en 1987 et à 2,9 en 1988.
Cette crise économique n'a pas manqué évidemment d'avoir des effets sur les mutations sociales. Si l'augmentation des recettes tirées de l'exportation des hydrocarbures a pu masquer, dans les années 70, les carences structurelles du système productif et faire gérer de manière douce les contradictions sociales, leur baisse brutale va réunir, dans les années 80, la plupart des conditions d'un emballement social de grande ampleur.
C'est avant tout l'élargissement du processus de solarisation qui va se trouver bloqué. En effet, depuis 1984198, le nombre d'emplois créés régresse alors que la demande nouvelle de travail augmente. La création d'emploi est estimée à 138.000 postes en 1984, elle n'est plus que de l'ordre de 122.000 en 1985, de 116.000 en 1986 et de 88.000 en 1987. Inversement le taux de chômage est en hausse continue : de 635.000 en 1983 représentant un taux de chômage de 16 % le plus bas qu'ait connu l'Algérie les chômeurs sont de l'ordre de 1.200.000 en 1987, soit un taux équivalent à 19,2 %. Il va sans dire que cette augmentation spectaculaire du chômage provoque de véritables commotions sociales en mettant des pans entiers de la population en
"quarantaine sociale".
Du même coup, ce chômage alourdit la charge démographique par salarié et pèse lourdement sur la consommation des ménages. Celleci connaît d'ailleurs une baisse de 7,6 % en 1988 tandis que le pouvoir d'achat a diminué de 15 % en 1987 et 1988. Au même moment l'Etat ajustait ses subventions pour les produits de large consommation entraînant une hausse cumulée pour les années 198588 des indices des prix de 46,7 % ! Si on ajoute à ce record d'inflation, l'existence des pénuries chroniques, on comprendra alors que les titulaires de revenus salariaux et les non salariés sont confrontés, dans leur vécu quotidien, à une "économie de guerre" liée à une paupérisation et à une précarisation croissantes.
Mais si la conjoncture sociale est plutôt pénible pour l'ensemble des salariés, elle ne l'est pas du tout pour ceux qui tirent leurs revenus de l'entreprise, des affaires et surtout de la spéculation. Ce qui veut dire que les différenciations sociales qui étaient faiblement cristallisées à la fin des années 70 ont été, plutôt que réduites dans un contexte d'urgence nationale, considérablement augmentées.
Que peuvent alors apporter les réformes économiques initiées par le système politique ? Si ces réformes sont de toute évidence nécessaires, sontelles de nature à être porteuses d'un projet de transformation sociale ou vontelles au contraire aggraver le "coût social" supporté par la société ?
3. Le programme d'ajustement structurel :
C'est en 1987 que l'Algérie est engagée dans un programme d'ajustement structurel et c'est entre les années 198890 que ce programme connaît une nette accélération. Bien que relevant de décisions "endogènes" et non pas des directives provenant des institutions financières internationales, les observateurs indiquent
néanmoins que ce programme est "sévère" et va au delà de ce que ces dernières auraient attendu de l'Algérie !
C'est dire l'ampleur de la restructuration de l'économie à laquelle ont abouti les réformes initiées et la force des secousses provoquées par ces mêmes réformes au niveau du champ social. Pourtant c'est dès le début des années 1980 que des actions de "rectification" et qu'un vaste dispositif symbolique ont été arrêtés. Concernant ce dernier point, il a été surtout question de désidéologiser tous les critères de comportement et de représentation en vigueur du temps du populisme.
En clair il s'agissait à partir de l'adoption de nouveaux slogans, vocables et paradigmes de démonétiser dans l'esprit des agents sociaux les valeurs qui ont trait soit au nationalisme soit à l'égalitarisme et de les convertir aux conceptions et aux paradigmes favorables au libéralisme économique. Il est vrai que la conscience collective était devenue sensible aux déséquilibres économiques de l'ancien processus de développement mais les ajustements symboliques proposés tendaient, en réalité, à préparer cette même conscience collective à admettre un certain nombre de renoncements.
Cet ajustement symbolique et ces renoncements convergent, de fait, vers la légitimation d'un nouveau mode de gestion de la force du travail et du rapport salarial. Or, c'est justement à ce niveau que les premières grandes actions "d'assainissement" ont été engagées. Placé sous le signe des réformes, le secteur public industriel est chargé désormais uniquement de produire, d'acheter et de vendre et, donc inversement, il doit se décharger du "social".
C’est ce qu’il a fait en cessant de "transporter", de loger"… bref, en mettant fin au "fordisme périphérique" dont il s’était doté auparavant.
Ce même secteur public a adopté une nouvelle discipline d'usine qui a consisté notamment à sanctionner les absentéistes, les récalcitrants et les grévistes. Il a arrêté le recrutement pour limiter aussi le turnover et, enfin, il a procédé, à partir de 1984 soit deux années après le secteur privé, à des dégraissages au niveau des agents jugés pléthoriques ou indésirables. Les résultats ne se sont pas fait attendre : 130.000 emplois sont supprimés entre 1985 et 1987, le volet de chômage jugé nécessaire par les pouvoirs publics pour la "mise au travail" est atteint voire dépassé et le climat social exprimé par les indicateurs classiques des entreprises (conflits de travail, absentéisme, turnover...) est
"assaini".
Tout s'est passé donc comme si le dispositif symbolique et la "mise en crise" du système productif ont bien servi pour mettre en oeuvre un nouvel "ordre disciplinaire" perçu désormais comme nécessaire avant d'établir un nouveau consensus social sur le principe que le salut est désormais dans le recours à un programme d'ajustement structurel.
C'est dans "cette ambiance de restauration" qu'est mis alors en place un cadre institutionnel libéral et qu'une sévère politique d'ajustement, dépassant le stade des énoncés symboliques et juridiques, a été mise
en application. Celleci a pour objectif de mettre en oeuvre une désertification de l'économie et de promouvoir des règles d'organisation et de régulation de l'économie selon les lois du marché.
Ce programme affecte tout particulièrement le secteur public et para
public : les entreprises d’Etat sont rendus autonomes en vue d’en accroître leur rentabilité et leur efficacité et leurs résultats économiques et financiers ne dépendent plus d'injonctions administratives ni des ressources de l'Etat.
Quant au secteur privé, il est vivement encouragé : de nouvelles législations incitent l'investissement privé, l'investissement en sociétés mixtes et l'association avec les capitaux étrangers. Enhardis par les nouvelles lois et les nouveaux discours, les entrepreneurs algériens proclament désormais haut et fort leurs prétentions sociales et politiques et finiront par fonder de solides organisations patronales. Ils sont bien présents sur la nouvelle scène, exprimant ainsi la grande transformation de l'Algérie : après que celleci ait connu le
"nationalisme économique" le plus fort du continent, elle est aujourd'hui en pleine dérive libérale.
Fautil ajouter que la nette ouverture aux capitaux étrangers implique aussi l'approfondissement de son insertion dans la division internationale du travail et forcément sa vulnérabilité aux stratégies des acteurs externes ?
Le programme d'ajustement structurel comporte d'autres volets dont celui de réduire la demande globale à travers les outils monétaire et financier. Cette réduction de la demande globale ne diffère pas, de fait, des programmes d'ajustement mis en oeuvre à l'initiative du FMI dans un certain nombre de pays : il s'agit d'aboutir à la baisse des dépenses publiques (en social, en embauche, en compression des effectifs, en suppression des subventions...) à une réforme fiscale, à une restriction du crédit et de la masse monétaire et enfin à la dévaluation de la monnaie nationale.
La mise en oeuvre de ces différents volets du programme d'ajustement structurel induisent évidemment un impact social et suscitent par là même une nouvelle dynamique du système social et entraînent par la même occasion de nouvelles logiques d'action des acteurs sociaux. Le tout est de savoir si ces effets sont propices à l'accélération du redressement économique ou si, au contraire, ils font peser sur la société algérienne de graves déchirures ou des tensions sociales plus aiguës.
2. AJUSTEMENT STRUCTUREL, CHOMAGE ET
FRAGMENTATION DU MARCHE DU TRAVAIL 1. Ajustement, emploi et chômage :
Les types d'ajustement qui s'opèrent sur le marché du travail et la crise qui frappe de plein fouet l'économie algérienne ont fini par induire l'effet majeur de l'Algérie d'aujourd'hui : la question du chômage, avec son cortège d'exclusion, de misère et d'indignation. Cette question a été au
coeur du mouvement social qu'a connu la société et risque encore de demeurer d'une importance stratégique pour l'avenir immédiat.
Produit à la fois par la forte croissance démographique (3,1 % entre 85 et 90) et par l'écart de plus en plus grand entre l'offre de travail et la faiblesse de création d'emplois le chômage a atteint une dimension démesurée. Alors que les demandeurs d'emplois sont estimés à plus de 220.000 par an, ce sont uniquement 20.000 emploi qui sont créés en 1988. 76.000 en 1030 et 90.000 en 1990.
Encore fautil souligner que ce dernier volume correspond pour une bonne part à des palliatifs consistant, dans une conjoncture politique et sociale tendue, à offrir des emploie "fictifs" plutôt que du travail.
L'ampleur du phénomène est attesté par le taux du chômage qui a atteint, en 1929, 22.19 %, et par l'hypothèse retenue, en cas de stagnation au niveau actuel, d'un taux de chômage affectant plus du tiers de la population en l'an 2000.
Aux effets dévastateurs de cette distanciation continue entre l'offre et la demande d'emploi vient s'ajouter les dégraissages des effectifs sous le motif de "pléthore du personnel" ou de "diminution d'activité" ou même de "cessation totale d'activité". Cette politique de délestage est rendue possible par la flexibilité du rapport salarial introduite par la nouvelle législation du travail qui donne toute latitude à l'entrepreneur de procéder à des licenciements et sans autorisation préalable des services centraux administratifs.
L'ère de l'emploi garanti et stable est donc révolue et compte tenu du fléchissement des investissements et de la "nouvelle donnée libérale", il n'est plus surprenant de voir monter la courbe des pertes d'emplois.
Les sources officielles parlent de 125.000 à 150.000 emplois perdus entre 1989 et 1990, mais d'autres sources avancent le chiffre de 320.000 ; la vérité est sûrement entre les deux évaluations.
Le retournement du marché du travail est donc brutal : non seulement la politique économique ne réussit pas à juguler l'accroissement du nombre de chômeurs mais même la gestion de la main d'oeuvre tend de plus en plus à interrompre les carrières professionnelles en prescrivant la situation d'emploi. La structure du chômage telle qu'elle se présente à la fin de 1989 est éclairante à ce sujet : hormis 32,40 % du total des chômeurs qui sont en état "d'inactivité" volontaire (démissions...), la plus grande partie des chômeurs, 67,60 %, le sont par décision de l'employeur : fin de chantier (20,05 %), licenciements individuels ou collectifs (19,71 %), fin de contrat (17,74 %) cessation d'activité (12,1 %).
Une remarque importante s'impose à la lecture de ces chiffres : la part importante des licenciements à laquelle il faudrait ajouter une partie de la rubrique "fin de contrat" désigne un phénomène nouveau : il s'agit là d'une stratégie patronale adaptant la gestion de la force de travail aux fluctuations du marché, aux coûts salariaux et à la sélection de la main
d'oeuvre.
Il faut souligner encore que beaucoup d'employeurs attendent par
"humanité" (!) la mise en place d'un dispositif social d'assistance pour procéder à de plus amples licenciements... Mais si l'emploi est pour l'entreprise un marché, il est pour le travailleur histoire de vie. Aussi cette stratégie patronale nouvelle ressoudetelle pour un temps la solidarité des travailleurs en conflits spectaculaires : pour protester contre les licenciements, 50.000 travailleurs partent en grève dans la ville d'Oran en Février 91 et des dizaines d'entre eux qui ont perdu leur identité de travailleurs entament à Alger et pendant plus de deux mois une grève de la faim.
La déchirure du tissu social induite par le chômage par absence d'alternative positive de la part des pouvoirs publics face à la crise ou par décision des employeurs est plutôt profonde et a engendré, par moments, des turbulences urbaines.
D'autres risques de séisme social ne sont pas à écarter non plus compte tenu de la récession économique : 200 entreprises publiques locales et plusieurs dizaines unités privées dans les branches du BTP et des textiles ont fermé leur porte durant l'année 90. Beaucoup d'autres sont vouées à la mort lente suite aux difficultés d'approvisionnements, des effets de la dévaluation de la monnaie nationale... Dans tous les cas, les opérateurs n'ont pas fait montre de capacités d'acteurs sociaux pouvant seconder l'Etat en matière de redressement économique.
Beaucoup d'entre eux s'orientent vers le marché spéculatif ou les services peu créateurs d'emplois tandis que d'autres déclenchent la grève du capital : les opérateurs privés des BTP et des textiles mettent, en avril et mai 1991, leurs chantiers et leurs usines à l'arrêt mettant ainsi des centaines de milliers de travailleurs en chômage technique. Une telle dynamique des mutations sociales génératrice de conflits ouverts et de tensions sociales aiguës met en péril la cohésion nationale et est peu propice à la mobilisation des acteurs sociaux pour réaliser justement l'objectif du programme d'ajustement, à savoir le redressement économique.
2. Précarisation et flexibilité de la force de travail :
Pendant les années 70 la gestion de la main d'oeuvre tendait de plus en plus vers l'intégration du personnel. Celleci signifiait stabilité de l'emploi et promotion pour les travailleurs dont le nombre tendait à croître rapidement. Dès le début des années 80, surgit à l'autre pôle les prolétaires exclus du marché du travail. Il s'agit des chômeurs que la crise et l'ajustement structurel ont jetés plus ou moins durablement sur le pavé. Entre ces deux pôles surgit aujourd'hui, un ensemble nouveau, produit spécifique de l'ajustement structurel : la masse des travailleurs précarisés.
Ce troisième pôle les travailleurs précarisés répond à une volonté économique et sociale qui tend à limiter le personnel permanent en reportant les àcoups de la crise sur un volant croissant de main d'oeuvre ne bénéficiant pas de garantie d'emploi durable. Au sein de cette masse, il convient de repérer les travailleurs à temps partiel, les
travailleurs placés sous contrat à durée déterminée, les travailleurs de
"l'économie souterraine" auxquels il faut adjoindre les travailleurs (ses) des ateliers clandestins impliqués dans une forme archaïque de soumission du travail au capital et les travailleurs (ses) à domicile là c'est surtout "l'enfermement doré" des femmes.
Il semble que ce soit la restructuration des entreprises publiques, leur autonomie de gestion et l'extension du secteur privé qui aient développé cette politique de précarisation en tant que technique de gestion du personnel. Il semble aussi que cette dernière se soit développée face au marché du travail complètement transformé par le chômage lequel a vulnérabilisé les prolétaires et les a amenés à accepter des emplois qu'auparavant ils rejetaient. Il faut souligner, à ce propos, un fait nouveau majeur : après avoir refusé pendant longtemps le travail salarié en chantier et en usine, les jeunes prolétaires sont prêts désormais à accepter n'importe quel emploi précaire au plan des conditions de travail et de salaire.
Cette tendance risque d'être accentuée sous l'effet de la flexibilité de la force de travail par les changements récents du contexte institutionnel à savoir la modification de la législation du travail impliquant notamment la possibilité de recourir facilement au contrat à durée déterminée : expression bien connue et pouvant se traduire facilement par "emplois subalternes et précaires".
Tous ces éléments crise, ajustement, technique de précarisation ont fini par dessiner un spectre nouveau du marché du travail. Les "ouvriers et employés" qui forment un noyau relativement stable voient leur part dans l'emploi passer de 44,70 % en 1977 à 34,9 % en 1987 : l'emploi stable a donc régressé. Or le recours au travail précaire semble, au contraire, s'être accéléré.
En effet, les placements de postes d'emplois temporaires sont de 12 % du total des placements en 1984, de 17 % en 1986 et de 36 % en 1989. Il y a tout lieu de penser qu'un tel spectre va s'élargir à l'avenir avec d'autres dégraissages prévus et qui constituent justement l’anti
chambre de la flexibilité de la force de travail en cours.
A ce stade de cette analyse, deux remarques semblent émerger.
Premièrement, il est clair que le désengagement de l'Etat et que l'ajustement structurel ont accentué la précarisation des travailleurs lesquels sont rendus vulnérables sur le marché du travail.
Deuxièmement, le tarissement des embauches, le dégraissage, la flexibilité de la force de travail ont des retombées sur plan social.
Ces retombées sont multiples et complexes mais deux d'entre elles peuvent être retenues. La première est qu'avec le développement des techniques de précarisation apparaît un autre facteur supplémentaire de régression sociale et culturelle et dont les jeunes et les femmes seront les premières cibles. La seconde est que le monde du travail est pris à revers à travers un processus de fragmentation. Des divisions sont de plus en plus introduites à l'intérieur même du salariat et les
segments "périphériques" de la force de travail les moins stables, les moins protégés risquent de s’élargir très rapidement.
L'identité collective de ce monde du travail peut, dans ces conditions, être quelque peu sapée et ne plus aller de soi. Cette prise à revers provoque aussi une fragilisation des réseaux de socialisation et de solidarité ouvrant ainsi la voie à la recomposition d'une identité collective sur d'autres bases (islamisme notamment).
3. AJUSTEMENT STRUCTUREL 1. Précarisation sociale et pauvreté :
Les effets sociaux du programme d'ajustement structurel ne s'analysent pas uniquement en termes d'emplois et de chômage mais ils doivent être appréciés en fonction de la structure du système social. Or de ce point de vue, les données sur le chômage sont plus dramatiques. En effet il a été indiqué que ce chômage touche plus particulièrement les ménages dont les chefs sont euxmêmes en chômage ou en inactivité : 52 % des chômeurs appartiennent à cette "catégorie socio
professionnelle" . De même, une autre enquête a révélé que 73 % des jeunes chômeurs (âgés de 18 à 26 ans) sont fils d'ouvriers, manoeuvres et assimilés : ce sont donc les jeunes des familles les plus pauvres qui se retrouvent au chômage et ce sont aussi les couches sociales les plus démunies qui supportent le plus la charge du chômage. Autrement dit, la stagnation de la création d'emplois affecte directement les couches sociales déjà marginalisées lesquelles connaissent simultanément une augmentation du chômage et la baisse du pouvoir d'achat des ménages. Cela signifie qu'une nette tendance à la précarisation sociale est apparue et qu'une paupérisation croissante gagne de larges sections de la population.
D'autres statistiques le montrent bien. La consommation en termes réels de l'algérien baisse d'environ 20 % entre 1984 et 1988. Cette même consommation vient de connaître pour la seule année 90, un recul de 8 %. Il est évident qu'une telle diminution de la consommation frappe plus particulièrement les couches populaires compte tenu du système social global qui fonctionne toujours en faveur des groupes de revenus les plus élevés. Mais ce qui alourdit encore plus le coût social du désengagement de l'Etat et du programme d'ajustement est l'inflation qui a atteint ses premiers records : l'indice des prix a enregistré une hausse 46,7 % pour les années cumulées 1985 1988 et de 26 % pour les seules années 1989 1990 .
C'est assurément la dérive de la monnaie nationale qui a contribué, par ses effets, au sérieux déclin des revenus réels de la population. Conçue pour encourager les investissements étrangers et connaissant une dépréciation de l'ordre de 300 % (1,11 DA/FF en Janvier 89 3,42 DA/FF Février 91) cette dérive a entraîné une explosion des prix tellement insoutenable que les experts et les opérateurs privés locaux parlent de "contraction sérieuse de la demande" et que le nouveau Ministre de l'Economie la qualifie ainsi que la politique monétaire et
financière poursuivie "d'organisation orchestrée de la paupérisation de la plus grande masse des algériens".
C'est dire le choc de l'austérité imposée au plus grand nombre et l'ampleur de la paupérisation induite par la réduction brutale des bas revenus. Les titulaires de ces bas revenus s'appauvrissent de fait et se trouvent écartés de plus en plus des circuits de consommation d'un certain nombre de produits si bien que l'expression "groupes de population vulnérables" a fait récemment son apparition dans les discours officiels.
Cette aggravation des conditions d'existence constitue un sérieux élément d'incertitude pour les ménages populaires mais ce qui est plus insupportable pour ces derniers c'est que si le programme d'ajustement implique une baisse des revenus réels pour maintes personnes, il exerce au même moment, des effets redistributions en faveur de certains groupes sociaux. Ces derniers, les employeurs et les catégories "supérieures", ont développé des actions dans le sens d'une plus grande concentration des revenus : l'écart des revenus salariaux serait de l'ordre de 1 à 17 aujourd'hui.
Comment s'étonner alors que la précarisation croissante, l'aggravation de la paupérisation et l'accentuation de la concentration des revenus ne favorisent nullement le redressement économique et la maîtrise des mutations sociales ? Comment assurer à travers crise et chômage, marginalisation et inégalités croissantes un système d'identification stable pour le corps social ? Or ce dernier est en pleine décomposition et est enveloppé d'un épais brouillard d'incertitudes parce que l'écrasante majorité des acteurs sociaux ont été affaiblis en subissant les frais de l'ajustement structurel.
Ces acteurs sociaux vivent, en effet, sous la menace potentielle de la paupérisation et de la marginalisation. Après ceux qui ne disposent d'aucun niveau d'instruction, c'est au tour des lycéens et des diplômés de l'enseignement supérieur de devenir des chômeurs et de rejoindre l'ensemble populaire. Les producteurs se rapprochent, eux aussi, du peuple : subissant le couperet des lois du marché et vivant à la limite du minimum vital, de nombreux segments précarisés de la population ouvrière participent désormais à une dimension sociale populaire. Il en est de même des couches moyennes.
Après avoir connu une ascension rapide du temps du populisme, ces couches se sont accrochées désespérément à leur statut mais elles ont fini, comme dans les sociétés latinoaméricaines, par se paupériser et rejoindre les "petits". Bref, des pans entiers de la société dégringolent sous les effets conjugués de l'inflation, de la dégradation des conditions d'existence et du chômage, dans le marais de la pauvreté.
2. Ajustement structurel, politique et demandes sociales :
Cette situation nouvelle singularisée tout à la fois par la baisse du niveau de vie, l'aggravation de la misère et le renforcement de la concentration des revenus produit des effets dévastateurs sur le tissu
économique et social. Le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne favorise pas la mobilisation de la population, ni l'augmentation de la productivité du travail, ni le développement d'une "culture du travail" et de l'esprit d'entreprise si indispensable pour que l'Algérie cesse, à tout le moins, de reculer.
En attendant, une telle situation suscite des réactions sociales des plus diverses. Pour ceux qui ne peuvent s'affirmer ni comme travailleurs ni comme citoyens les chômeurs, les marginaux la conscience sociale est déterminée plus par le dénuement et l'exclusion que par des stratégies sociales et politiques.
Rejetés dans la misère matérielle et morale, ils sont plus attentifs aux paroles exaltantes des leaders religieux qu'aux paroles investigatrices des élites "modernistes". Dépourvus de tout cadre d'expression et de lieux propres d'action, ils finiront par prendre d'assaut, entre 1986 et 1991, les villes.
Là, les masses urbaines pauvres et marginalisées adoptent ce que B.
Badie appelle la "culture de l'émeute" : la révolte remplace le conflit, la rage la critique, la violence la contestation.... Privées de communication et d'identité, de culture et de libertés essentielles, se souciant fort peu de politique et de "l'esprit des lois", ces couches marginales côtoient et font naître la violence quotidienne, que celleci soit populaire ou institutionnelle.
Concernant les autres acteurs sociaux, les ouvriers et les couches moyennes paupérisées notamment, les tensions qui naissent de la pauvreté et de l'inégalité provoquent, à leur niveau, une sorte de
"populisation" de leurs résistances. Cela signifie que leurs pratiques sociales prennent une certaine distanciation par rapport au salariat et qu'elles sont désormais centrées sur les conditions d'existence liées à la pauvreté.
Les travailleurs affirment, dans ce cadre, la priorité des problèmes sociaux sur la crise économique, celle de leur pouvoir d'achat sur le remboursement de la dette... Des milliers de grèves exprimeront leurs contestations : 1933 grèves en 1988, 3389 au 1989, 2023 en 1990 et une grève générale de 2 jours en Mars 1991.
Certes ces contestations définissent les intérêts des travailleurs au sens où ces derniers ne veulent pas être seuls à faire les frais de l'ajustement et à payer la facture de la dette, mais ces contestations prennent la forme de défense populaire : elles résistent à la rupture de l'égalitarisme plutôt qu'elle ne formulent un nouveau processus de développement ; elles sont plus orientées vers la défense du pauvre que vers la démocratisation des rapports sociaux, elles sont plus soucieuses de sauvegarder le niveau de consommation que de participer à des stratégies négociées de mobilisation productive.
Dans tous les cas, les revendications procèdent d'une conscience populaire défensive mais elles expriment fort peu une volonté collective d'émancipation nationale ou du redressement économique.
Ce redressement économique implique évidemment, à l'autre pôle, l'apparition d'une catégorie de véritables entrepreneurs. Or la bourgeoisie algérienne demeure largement parasitaire et préfère faire fuir ses capitaux à l'étranger ou les jeter dans la spéculation : la moitié de la masse monétaire algérienne, soit environ 170 Milliards de dinars, est engloutie actuellement dans le système de l'économie informelle ! Faisant sauter en éclats le mythe de I'efficacité du secteur privé si cher à la doctrine néolibérale, cette bourgeoisie adopte des comportements où le paraître compte plus que le faire, les réseaux de contrebande plus que le calcul rationnel, la consommation ostentatoire et les dépenses de luxe improductives plus que l'investissement productif. Tous ces comportements produisent des cassures morales entre les groupes sociaux et contribuent assurément à la forme présente d'une société dont les éléments de décomposition semblent l'emporter sur les facteurs de la maturité.
Pourtant on peut considérer l'avènement du multipartisme introduit par la nouvelle constitution de Février 1989 comme faisant partie de ces facteurs de la maturité. Ce multipartisme est, tout comme les autres réformes politiques concernant les libertés d'expression, d'organisation... né de la reconnaissance du fait que l'écart entre la société et l'Etat ne pouvait plus être comblé par les mécanismes traditionnels d'intégration politique.
Les émeutes d'Octobre 1988 ont brusquement attiré l'attention de la classe politique sur les risques que connaîtrait le système social global si la situation qui avait régné jusqu'alors ne changeait pas.
Or ces changements tardent à venir et la transition à la libéralisation politique demeure bien fragile. Non seulement la liaison entre cette transition et la satisfaction des demandes sociales les plus pressantes ne s'est pas toujours opérée mais le libéralisme politique semble encore n'être qu'un moyen de réaliser le projet de libéralisation économique.
Celleci risque d'être plus radicale dans les années à venir puisque la privatisation des entreprises publiques et la rationalisation de l'administration sont à l'ordre du jour. Cette transition est encore fragile parce que l'Algérie ne cesse de reculer quant à ses capacités de production et parce que la répartition du revenu national demeure encore très inégalitaire.
Tout porte à croire alors que la société fonctionne sur deux registres. Un registre constitutionnel s'adressant aux élites et appelant aux libertés démocratiques et un second registre qui sacrifie au nom de la crise les couches populaires sur l'autel de l'ajustement structurel ! Sans doute estce là la spécificité engendrée par la constitution du capitalisme périphérique dominé par l'économiemonde mais trois gouvernements, deux états de siège et des centaines de morts (en moins de 3 ans) constituent un coût social déjà lourd pour une société qui s'épuise..
Les conséquences sociales de la crise et de l'ajustement structurel apparaissent graves et préoccupantes. Mais les problèmes de l'Algérie ne sont pas si désastreux qu'ils ne puissent trouver de solution dans le cadre d'un projet national de société.
L'Algérie dépend certes de l'évolution de la crise de l'endettement extérieur qui paralyse actuellement tout effort d'investissement et donc la capacité d'élaborer une politique de redressement. Elle dépend aussi de la capacité de ses propres acteurs sociaux de transformer les demandes sociales en décisions politiques, de penser à nouveau en termes de développement, de lutter pour l'investissement productif et contre les inégalités sociales. L'avenir démocratique est à ce prix.
REFERENCES
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Notes
[*] CREADALGER (Août 1991)