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Art et formation en travail social

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Ouvrage publié avec le soutien du domaine Travail social de la Haute école spécialisée de Suisse occidentale

responsable de collection Stéphane Michaud

Enseignant à la Haute école de travail social, Genève

révision linguistique Alexandra Rihs, Genève

coordination éditoriale Stéphanie Fretz, Editions ies

Haute école de travail social, Genève

mise en page Claire Goodyear

impression / reliure Prestige graphique, Genève

© 2019 Editions ies ISBN 978-2-88224-139-9 ISSN 2296-1437 Dépôt légal, juin 2019

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous les pays.

Editions ies

Haute école de travail social, Genève

editions.hets@hesge.ch | www.hesge.ch/hets/editions-ies

P R A T I Q U E . S | 0 9

Construire le rapport théorie-pratique

expériences de formatrices et formateurs dans une haute école de travail social

Sous la direction de Sylvie Mezzena et Nicolas Kramer Postface d'Alain Muller

é d i t i o n s i e s | 2 0 1 9

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Pittet, M. (2015). Face à un enfant turbulent : répondre. Revue [petite] enfance, 117, 43- 63.

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Waldenfels, B. (2008). grenzen der normalisierung. Studien zur Phänomenologie des frem- den 2, Frankfurt/Main : Suhrkamp.

Waldenfels, B. (2005a). Commencer ailleurs – une liberté sous le signe de l’étrangeté.

Revue de théologie et de philosophie, 137, 311-327.

Waldenfels, B. (2005b). l’expérience corporelle entre ipséité et altérité. Revue de théologie et de philosophie, 137, 329-343.

Waldenfels, B. (2005c). la phénoménologie entre pathos et réponse. Revue de théolo- gie et de philosophie, 137, 359-373.

Waldenfels, B. (2004). Phänomenologie der Aufmerksamkeit. Frankfurt/Main : Suhrkamp Waldenfels, B. (2000). Das leibliche Selbst. Frankfurt/Main : Suhrkamp.

Waldenfels, B. (1994). Antwortregister. Frankfurt/Main : Suhrkamp.

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FIlMOGR APHIE

Tarkovski, A. (2011). Andreï Roublev. Dans l’intégrale Andreï Tarkovski. Paris : Potemkine Films.

a r t e t f o r m a t i o n e n t r a v a i l s o C i a l

mathieu menghini

« l’âme ne pense pas sans images. » aristote, De l’âme, iii, 7, 431a 16-17.

Dans les pages qui suivent, nous discuterons l’intérêt de la matière artistique pour la formation en travail social dans les universités axées sur la pratique. Il ne s’agira pas de vanter l’appel aux œuvres pour varier les registres de l’attention des étudiant·e·s, mais bien d’interroger les éventuelles propriétés de l’art susceptibles d’instruire les représentations et d’orienter pertinemment l’action de futur·e·s professionnel·le·s des métiers de l’humain.

Après un survol de Platon – auteur se défiant des pouvoirs de l’art –, nous évoquerons Aristote et l’articulation qu’il tisse entre tragédie et praxis.

Fort de ces fondements théoriques, nous poursuivrons par deux illustrations pédagogiques : l’une mobilisant le théâtre, l’autre le septième art. Nous termine- rons, enfin, en questionnant l’assimilation du travail social à un « art ».

l'ART E T lE vR AI

Commençons donc par un détour théorique sur le lien entre art et vé- rité. Nous nous concentrerons sur deux auteurs – Platon et Aristote –contem- porains et acteurs majeurs d’un débat toujours ouvert.

la Grèce antique, rappelons-le, est dépourvue de livre de valeurs morales comme la Bible, le Coran ou la Torah ; dans ces conditions, ouvrant le sillage de l’« éthicisme » (conception selon laquelle « l’art, naturellement quoiqu’indirectement, nous prescrirait et nous orienterait vers une saine compréhension morale du monde 1 »), Homère fit fonction d’« instituteur de la Grèce » (Platon, 1999a, p. 1221).

lui-même poète dans ses jeunes années, Platon n’ignore pas les charmes puissants de l’art ; mais s’il lui reconnaît, dans l’absolu, la possibilité de contribuer

1 Définition que donne Matthew Kieran (2011, p. 83), opposant

« éthicisme » et

« esthétisme » – conception considérant, elle, art et morale comme deux entités autonomes.

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à l’éducation, il en exclut les œuvres de son temps comme celles héritées. la matière homérique et tragique lui semble, en effet, en l’état, composée d’olym- piens et de héros à la moralité douteuse, volontiers querelleurs et cupides. Par ailleurs, l’art de ces poètes serait de nature à favoriser l’exacerbation des émo- tions (soit de la partie irrationnelle de l’âme), à nous attacher aux choses telles qu’elles nous affectent au détriment des essences, de ce que les choses sont en vérité 2 et, enfin, à cautionner une vision tragique suspectée d’anémier l’aspira- tion à une vie moralement bonne.

Platon envisage toutefois qu’un certain art – à la condition de louer la vie morale, de proposer un hymne aux dieux et aux êtres exceptionnelle- ment vertueux – pourrait participer de l’éducation des gardiens de la cité idéale.

Cet art interviendrait dans la première phase de leur éducation – celle qui pré- tend modeler leur sensibilité par l’expérience d’actions et d’émotions morales.

En exerçant la force motivationnelle du thumos (la faculté des émotions vives) pour qu’elle soit encline à se bien diriger, on la préparera valablement, nous dit Platon, au stade suivant de la formation, stade supérieur – celui de la raison et de l’intelligence –, lequel prendra en charge la démonstration de la vérité d’une vision du monde vertueuse. Ainsi, selon cette perspective radicale, soit l’art sera au service de l’éthique, soit il sera chassé (Platon, 1999b, p. 906-907).

Concentrons-nous à présent sur les vues du disciple direct de Platon, Aristote, telles qu’essentiellement exprimées dans la Poétique et dans l’ethique à nicomaque 3.

Pour Aristote, la tragédie est mimèsis praxeôs au sens où, dans ce genre, on mime ou imite la praxis. Or, loin de se défier de l’imitation comme Platon, il la réhabilite en l’associant à l’idée d’apprentissage, de mathèsis (Aristote, 2002, chap. Iv, 1448b, p. 88-89). Semblable discorde entre les deux hommes étonne car la notion de mathèsis n’est pas moins exigeante pour le Stagirite que pour Platon : tous deux s’entendent à considérer qu’il n’y a mathèsis qu’à compter du moment où l’on appréhende une forme aux traits universels. De quel universel est-il donc question, pour Aristote, dans la représentation tragique ? D’un universel spécifique, celui de la praxis, précisément. Or, « comme l’être de la praxis au sens aristotélicien coïncide avec son apparaître, le partage (platonicien) entre fondement intérieur et effets apparents ne saurait avoir de place dans la tragédie » (Taminiaux, 1995, p. 51). Aristote ajoute que les situations de la praxis représentées sont exemplaires en ce que le poète tragique les traite comme ce

qui est possible, ce qui peut se passer selon la vraisemblance ou la nécessité ; d’où Aristote en déduit que « la poésie est une chose plus philosophique et plus noble que l’histoire : la poésie dit plutôt le général, l’histoire le particulier » (Aristote, 2002, 1451a 36b 7).

Pour préciser les singularités de la praxis, Taminiaux fait appel à la lec- ture d’Hannah Arendt dans le cinquième chapitre de la Condition de l’homme mo- derne (1994) : pour Arendt, reliant entre eux des êtres humains qui se parlent, l’action est toujours interaction et interlocution ; dès lors, elle est « indissociable de la pluralité des perspectives qu’offre ce monde à ceux qui l’habitent, c’est- à-dire [...] de la façon dont tout cela se donne à voir diversement à chacun » (Taminiaux, 1995, p. 23). En effet, la polis aristotélicienne est par nature plèthos, multiplicité, pluralité (Aristote, 1993, livre II, chapitre 2, p. 139).

C’est là qu’intervient l’éclairage de l’ethique à nicomaque. En son livre vI est décrite une faculté ou aptitude de la psuchè dite logistique ou délibérative, laquelle considère ce qui est susceptible de varier (par opposition à la psuchè dite épistémonique qui, inversement, a trait à l’invariable).

le travail de la psuchè délibérative suppose trois facteurs :

1. le sens ou perCeption Du partiCulier. Si le bien-vivre, objet de la praxis, demande délibération, c’est bien parce qu’il n’est pas une idée intelligible au sens platonicien, ni un eidos au sens du modèle que se donne l’artisan. Ce bien-vivre est foncièrement contextuel ; il est affecté par le cours changeant des jours. C’est toujours hic et nunc qu’il faut agir. Aussi la praxis réclame-t-elle une sagacité pratique appelée phronè- sis. Celle-ci demande l’intelligence (noûs) des cas particuliers (Aristote, 2004, 1143a, p. 331) 4. la phronèsis est une vertu de la part doxastique ou « opinative » de l’âme (Aristote, 2004, 1140b 27, p. 307) : il ne s’agit pas, là, selon Taminiaux (1995), de réduire cette sagacité à l’opinion – ce serait nier qu’elle exige enquête et délibération –, mais de signaler précisément, d’une part, qu’elle n’est pas immédiatement donnée, d’autre part, qu’elle n’est pas donnée une fois pour toutes.

2. l’intelligenCe aveC autrui. Parce que liée à la pluralité, cette sa- gacité pratique exige, en sus, « compréhension d’autrui, gnômè, au sens de considération pour les autres, de capacité de juger avec eux, c’est- à-dire de se mettre à leur place (suggnômè) » (Taminiaux, 1995, p. 67).

On n’est guère éloigné de la position défendue deux mille ans plus tard

5 lire

« le dilemme de Philipe Sidney : sur la fonction éthique de l’art narratif » (Talon- Hugon, 2011, p. 75-76).

4 On retrouve chez Kant – un autre philosophe ayant traité à la fois de morale et d’esthétique (Critique de la raison pratique et Critique de la faculté de juger) – cette idée que les circonstances affectent la manière dont un impératif moral universel s’applique.

3 Nous nous ai- derons, dans les développements qui suivent, du commentaire pénétrant de Jacques Tami-

niaux (1995).

2 Sans opposer absolument Art et Etre, Platon situe néanmoins celui-là au troisième degré de la vérité. On peut renvoyer le lectorat au développement célèbre de la République sur l’exemple du lit et la distinction entre dieu, l’arti-

san et l’artiste (Platon, 1999a, p. 1207-1209).

Dans ce passage, l’académicien montre que le peintre – tout attaché aux sin- gularités de son modèle, aux phé-

nomènes – n’a pas commerce avec l’Idée ; il ne produit que le simulacre d’une apparence.

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par Daniel Jacobson – celle de l’acquaintance model, de la « familiarisation imaginative » 5.

3. le Désir Du Bien-agir (Aristote, 2004, 1139a 19, p. 292). Ce qui est susceptible de variation est l’objet d’un choix (proairèsis) qui soude l’une à l’autre la pensée et le désir : Aristote parle équivalemment de désir intellectif ou dianoétique (Aristote, 2004, 1139b 5, p. 296). Ce choix dans lequel confluent pensée et désir implique le débat.

En vertu de la particularisation du bien-vivre, ce sont moins des règles, comme pour le paradigme artisanal, que des cas, dans toute leur complexité, qui sont susceptibles d’éduquer notre sagacité. Or, la connaissance des cas est tributaire de l’expérience 6 et celle-ci le fruit des ans. Mais pour Aristote – et ceci intéresse directement notre sujet –, on peut pallier l’absence de cette expé- rience en s’intéressant aux poètes.

DE DEux Illu STR ATION S

Ce détour théorique réalisé, il est temps de rejoindre nos salles de cours et nos illustrations.

Historien et praticien de l’action culturelle, nous faisons régulièrement appel à l’art représentationnel – narratif le plus souvent – pour nourrir nos cours : au Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht ou à Dancer in the Dark de lars von Trier, par exemple, pour interroger la notion de justice ; à Umberto D. de vittorio de Sica pour discuter l’apparoir de la charité, ses manifestations concrètes ; au Dernier des hommes de Friedrich Wilhelm Murnau pour observer ce qui se joue dans l’humiliation du déclassement social ; aux Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati pour illustrer les aléas de la communication ; etc.

Arrêtons-nous, ici, sur deux exemples tirés, pour le premier, du théâtre, du cinéma pour le second, et ayant tous deux part à nos enseignements en tra- vail social.

Nous nous pencherons premièrement sur un cours générique suivi par les étudiant·e·s en animation socioculturelle, en éducation spécialisée et en ser- vice social, donné dans le cadre du module Professionnalité et champs profession- nels, traitant de « situations-dilemmes du travail social ».

Après des apports théoriques sur le sujet de l’éthique et quelques lectures philosophiques y relatives, nous travaillons sur la base de récits d’ex- périences-dilemmes ; ceux-ci traitent de faits, conflits ou crises réellement

advenus 7 sans toutefois évoquer leur évolution ou résolution : d’où matière à échanges et débats très ouverts.

A ces récits s’ajoutent ceux – recensés anonymement – des étudiant·e·s eux-mêmes revenant sur des expériences professionnelles ou de stage. Réguliè- rement, nous proposons à la classe un jeu de rôle consistant à assumer des posi- tions contradictoires pour exercer l’appropriation des arguments et le ressenti des affects qu’une situation agonique génère.

C’est au cours de ces séances que nous avons fait intervenir le théâtre par la projection d’un extrait 8 tiré de Cet enfant du Français Joël Pommerat, dans la mise en scène de l’auteur. une pièce dont l’origine est a priori propice puisqu’il s’agit d’une commande de la Caisse d’allocations familiales du Calvados – com- mande réalisée après une rencontre avec un groupe d’habitantes d’Hérouville- Saint-Clair. Se succèdent des scènes courtes autour de la relation parents-en- fants, avec des personnages à la fois durs, tourmentés et fragiles. une femme enceinte, par exemple, se réjouissant d’être meilleure mère que sa propre géni- trice ; une autre en train d’accoucher, refusant de laisser son bébé quitter son ventre ; une petite fille avouant à son père qu’elle pourrait se passer de lui, etc.

une séquence (Pommerat, 2005, scène 3) a particulièrement retenu notre attention ; celle qui réunit, dans un appartement, un homme dans la qua- rantaine, très affaibli, son fils de quinze ans et une femme trentenaire, assistante sociale selon toute vraisemblance. Celle-ci vient apprendre au père qu’il perdra ses indemnités sociales s’il ne « tient » pas davantage son fils – lequel, visiblement, s’est montré coupable d’incivilités hors du foyer. Et, de fait, le fils se montre assez indélicat : il additionne les impertinences à l’égard de son père (un père en arrêt de travail, la faute à une maladie professionnelle), le bat parfois. véritable antienne, le père ne cesse de répéter qu’il souhaite reprendre son labeur.

On peut imaginer – au fil des échanges – qu’il s’agit d’un immigré, que son incapacité à travailler est vécue par lui comme un déshonneur, une blessure d’estime : « un homme qui ne gagne pas sa vie par ses propres moyens – ex- plique-t-il – n’est pas un homme chez moi » (Pommerat, 2005, p. 72).

Aussi le père, tout en la déplorant, comprend-il partiellement l’attitude de son fils : comment s’attendre au respect de ses enfants quand la loi même se montre discriminatoire, quand elle lui interdit – en clair – l’accès au travail. le père explique se sentir un sous-homme condamné à l’inutilité sociale.

la mise en scène est stylisée, générant un mélange paradoxal de distance et d’intensité. Distance par le découpage du spectacle en séquences brèves,

9 un autre signe de la géné-

ralité tient aux désignations des personnages : >

10 l’épure est plus exemplaire, plus sugges- tive que le plat et intangible reflet du factuel, pourrait-on dire, en paraphra- sant Aristote.

Cependant, nous contredisons ici Pommerat lui- même, semble- t-il : « le théâtre, c’est ma possi- bilité à moi de capter le réel et de rendre le réel à un haut degré d’intensité et de force. Je cherche le réel. Pas la vérité » (Pomme- rat, 2007, p. 10).

Mais le réel, à ce degré d’intensité, ne tend-il pas au vrai ? A moins que Pommerat ne réserve le substantif « réel » au contexte de la représentation et, plus précisé- ment, au choc de ses situations aigres sur l’intelli- gence et les nerfs de leurs témoins.

8 En d’autres occurrences, il nous arrive de nous rendre effectivement dans les salles de spectacles ; là, nous avons fait appel à une captation non commercialisée, très aimable-

ment mise à disposition par la Compagnie louis Brouillard.

7 En d’autres occurrences, il nous arrive de nous rendre effectivement dans les salles de spectacles ; là, nous avons fait appel à une captation non commercialisée, très aimable-

ment mise à disposition par la Compagnie louis Brouillard.

« le fils », « le père », « la femme » (à noter qu’Aristote com- mente le rapport entre généralité et désignation (2013, p. 94).

6 la phronèsis étant une hexis – c’est-à-dire une disposition au sens d’un habitus, c’est son exer-

cice qui est le plus susceptible de la renforcer.

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l’absence de linéarité (par l’utilisation du procédé de l’analepse entre autres), le recours aux ellipses, mais aussi par un certain humour (volontiers sombre), par la production de musique en direct, par le hiératisme de la comédienne et des comédiens – un hiératisme doublé d’une déclamation qui ne se complaît pas dans le « jeu des mots ». Ce dernier trait participe également de l’intensité de la représentation, comme le soutien des voix par l’usage de micros qui permet une réalisation quasi cinématographique – le sentiment de « plans rapprochés », intimes. l’intensité naît enfin de lumières léchées, ciselées, faisant presque basculer la représentation dans l’abstraction ou la généralité 9. le plateau nu, anti-naturaliste – pourrait-on dire –, n’invite pas à une lecture spécialement contextuelle de l’« action » ; de même, l’attitude minérale des protagonistes nous retient de sombrer dans un psychologisme pauvre.

une toile sombre sur laquelle s’impriment de subtils filigranes de sil- houettes semble indiquer que, par-delà le visible et les évidences, nos incons- cients et les fantasmes collectifs sont également convoqués. l’épure perd en réalisme ce qu’elle gagne en vérité 10 et – pour reprendre la distinction d’Aristote – fait de ce moment dramatique un témoignage probablement plus « universel » que le récit fidèle et scrupuleux du cas réellement advenu, « historique », qui a probablement inspiré Joël Pommerat.

Pas de commentaire de l’auteur, pas de didactisme, pas d’articulation du dialogue de nature à produire une perspective synthétique ; juste trois voix, trois corps agissant et parlant, marqués par des vécus spécifiques, lesquels révèlent trois caractères distincts et toutes les subtilités de la praxis. la dianoia des per- sonnages, comme l’indique Aristote, révèle leur proairèsis, leurs options préa- lables, liées aux habitudes par elles et eux acquises.

Théorisant l’enjeu de sa pratique artistique, Pommerat affirme que « le théâtre [...] doit empoisonner la réflexion et tenter de nous faire sortir de nous- mêmes. En cela, peut-être, il est politique. [...] le théâtre est un lieu possible d’interrogation et d’expérience de l’humain » (2007, p. 26-27).

Sur la base d’une situation d’interaction et d’interlocution fictionnelle, d’une durée de quelques minutes, nous travaillons la perspicacité délibérative des étudiant·e·s, leur gnômè, leur suggnômè et leur noûs.

Recensons, ici, quelques-unes des remarques nées de ce moment d’échanges.

Autant qu’une perte de pouvoir d’achat – grave en elle-même –, l’inacti- vité représente une marginalisation sociale ; elle inspire au père, relève une étu-

diante, un sentiment de parasitisme : son oisiveté lui est douloureuse. l’étudiante rattache, en outre, ce sentiment de culpabilité non pas à une conformation psy- chologique, mais à un ancrage culturel.

Bien que brutal, voire inacceptable, le rejet du père par le fils appa- raît compréhensible à un autre participant et laisse poindre de sa part un véri- table souci de son père (par-delà ses interpellations amères) 11 : ces rebuffades semblent à notre étudiant un sursaut de l’orgueil face l’aliénation d’un père qui – bien que mourant – n’aspire qu’à retourner à la mine. Entre le père et le fils se joue donc l’affrontement de deux idées fort différentes de la dignité 12.

Après avoir noté la difficulté de cette famille à communiquer, un troi- sième condisciple dénonce la cécité ou le cynisme des règles de l’assistance so- ciale, qui « punissent » un père pour avoir perdu le contrôle de son enfant après que la société l’a exploité jusqu’à l’affaiblissement de toutes ses fonctions : phy- siques, psychiques et morales. Par sa remarque, il relève des causes systémiques à l’irrespect filial et des causes économiques aux incivilités morales.

un quatrième étudiant intervient pour s’intéresser plus avant à la pos- ture de l’assistante qui, rappelant la loi, agit, selon lui, en professionnelle et fait son travail : elle ne saurait, ajoute-t-il, jouer avec la règle. Ce à quoi une autre présente réagit en rappelant que, toute professionnelle soit-elle, elle n’en de- meure pas moins une citoyenne : sous-entendu, elle eût pu rappeler les principes tout en se montrant davantage compréhensive, notamment avec le fils qu’elle rabroue plusieurs fois au nom d’un « respect » glacé. Elle incarne l’institution, braquée sur des normes fétichisées, incapable de mesurer la singularité irréduc- tible de toute situation 13.

Par la mise à distance qu’opère le théâtre 14, sont pointées, dans l’extrait de Pommerat, les déterminations socioculturelles et inconscientes qui brouillent nos relations intimes, les intrications du civil, du social, de l’économique et du culturel. Par elle, surtout, est favorisée cette méta-position, eu égard au per- sonnage de l’assistante sociale (objet privilégié de la projection des étudiant·e·s) –, laquelle, tout au rappel de la loi et de la bienséance, n’a pas d’oreille ni de sensibilité pour entendre et percevoir les proairèsis des deux hommes avec les- quels elle s’entretient. lorsque le père confesse ne plus se sentir « père comme avant », elle lui répond : « Il ne faut pas que vous culpabilisiez comme ça. Ça ne sert à rien » (Pommerat, 2005, p. 72).

13 « le fils. […]

Tu t’es jamais occupé de moi tu vas pas main-

tenant me faire la morale sur ce qu’il faut faire ou pas faire. >

le père. Pour mon fils aussi je suis de la merde tout ça parce qu’il voit son père toute la journée dans un fauteuil en train de gamberger dans sa tête au lieu d’avoir une vie d’homme.

la femme. Ce n’est pas pour autant que vous devez laisser votre fils faire n’importe quoi en dehors de la maison monsieur Klafi. Ça je me dois de vous le dire. » (Pom- merat, 2005, p. 74). le « je me dois » peut être interprété comme un rappel de l’obligation professionnelle.

14 l’étymolo- gie de theatron – « lieu d’où l’on regarde, contemple » – souligne cet as- pect de distance.

Celle-ci est plus accusée encore dans le cas d’une projection dans le contexte d’une classe.

12 « le fils. […]

Il voudrait que j’aille bosser comme lui. que je descende bosser comme lui. que je me crève dans son trou et que je me chope sa maladie et que je crève à quarante ans comme lui. voilà ce qu’il veut que je fasse. C’est son rêve à mon père que je suive sa trace non mais regardez-le

ça vous donne envie à vous d’avoir la même vie que la sienne vraiment !? » (Pommerat, 2005, p. 74).

11 « le fils. […]

C’est ce boulot de merde qui est en train de le faire crever. Et en plus comme un con il serait prêt à y retourner si on ne le retenait pas » (Pommerat,

2005, p. 72).

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S’éprouve, dans l’analyse de cette séquence, la dialectique des principes (professionnels, éthiques) et du réel, caractéristique du discernement moral tel que le définit Noël Carroll :

le discernement moral est la capacité à manipuler des préceptes moraux abstraits – à voir les connections entre eux et à être capable de les mettre en pratique de manière intelligible dans des situations concrètes. Comprendre ne veut pas sim- plement dire avoir accès à des propositions abstraites et à des concepts ; cela veut dire être capable de les appliquer convenablement. Cela nécessite bien entendu de la pratique, et les œuvres d’art narratives offrent des occasions de développer, d’approfondir et d’étendre le discernement moral par la pratique (talon-hugon, 2011, p. 47).

l’enseignement éthique gagne évidemment à ces mises en œuvre, à ces situations que délivre l’art.

Notre seconde illustration a un autre module pour cadre. Intitulé Profes- sionnalité : sens et fonction, il est spécifiquement adressé aux futur·e·s animatrices et animateurs socioculturels. Dans ce contexte, nous discutons notamment les notions de « misérabilisme » et de « populisme » telles qu’analysées par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989) en nous demandant s’il ne s’agit pas de deux écueils à éviter pareillement dans l’abord des usagères et usagers.

Prenons le populisme. l’un de ses travers consiste en une vision com- plaisante du « peuple », de son autonomie, négligeant l’enseignement de la so- ciologie critique : les rapports de domination s’insinuent au cœur même de la

« spontanéité » des couches populaires. Mais le populisme peut s’entendre dif- féremment encore : invité au début du siècle dernier à donner une conférence dans une université populaire, l’intellectuel Daniel Halévy crut bon de se présen- ter à la tribune « vêtu d’un bourgeron et chaussé de gros sabots ». Pierre Hamp, l’un de ses auditeurs, nous restitue l’impression produite : « l’habit négligé nous paraissait une insulte, et les gros souliers nous indiquaient qu’il croyait se rapprocher de nous et se faire une apparence populaire. Comment ne pas être gêné, ajoute l’historien lucien Mercier, alors que les ouvriers vont à l’université populaire vêtus de leurs plus beaux atours qui les font se confondre avec les adhérents bourgeois » (Mercier, 1986, p. 117-118 15).

le misérabilisme, à présent. Celui-ci voisine parfois l’élitisme ou le paternalisme, qui – ne diagnostiquant qu’amoindrissement existentiel et incul- ture chez les personnes auxquelles il s’adresse – tend à sous-estimer leurs vues.

la posture propre de l’animatrice ou de l’animateur culturel.le telle qu’envi- sagée par l’universitaire montréalais Jean-Marie lafortune peut être citée, ici, en contre-exemple : « l’animation culturelle ne se centre pas sur le manque ou l’insuffisance comme stigmates, sur les déficiences ou les désavantages qui han- dicapent, mais sur les traits culturels, produits et modes de vie qui forment l’identité » (Fleury, Montoya, Caune & lafortune, 2008, p. 54).

Pour affiner la capacité perceptuelle des étudiant·e·s relativement à ces notions et travailler leur jugement, nous regardons ensemble la remarquable exposition du film Scandale du Japonais Akira Kurosawa (2005 16), une ouverture intitulée « la Montagne rouge ». Dans cette séquence de quatre minutes à peine, on découvre un homme chevauchant une vrombissante bécane, s’arrêtant en pleine campagne face à une montagne. Son chevalet posé nous indique aussitôt qu’il s’agit d’un peintre (Ichiro Aoe, interprété par le grand Toshiro Mifune). Il est, dès ce second plan, entouré de trois bûcherons. S’ensuit un riche échange convoquant des représentations diverses au sujet de l’art dans lequel la vie, dou- cement, s’invite.

un premier bûcheron interroge d’abord l’équipage du peintre : est-ce courant de voir un artiste chevaucher une motocyclette ? N’est-il pas un « ex- centrique » ? Certain·e·s étudiant·e·s notent cette saillie comme le signe d’une représentation stéréotypée de l’une de ces trois figures du peuple. l’un d’eux in- fère que nous tenons-là peut-être la marque d’une accointance du peintre pour la modernité artistique (on sait la fascination des avant-gardes du xxe siècle pour la vitesse et la technique). un dernier croit repérer – dans ce mode de locomotion solitaire – l’individualisme propre aux artistes

Puis, un deuxième bûcheron fait remarquer que le mont Kumotori semble danser sur la toile, à quoi le peintre répond qu’en effet, « la montagne, ça bouge ! » On passe, ici, de la critique d’un préjugé à quelque chose de plus profond. Ces hommes « simples » connaissent sans doute ce relief depuis des années, voire depuis leur présence au monde ; pour eux, il participe du « décor ».

De son côté, le peintre vient d’arriver, mais la qualité esthétique de son attention lui donne à voir ce qui n’apparaissait pas au regard émoussé des autochtones : le jeu des ombres et des lumières 17, un essaim d’oiseaux prenant son envol, tel souffle d’Eole dans le bois qui recouvre le flanc bas du mont, etc. ; nombreux, en fait, sont les mouvements susceptibles de faire « danser » le paysage, sa partie minérale y compris. En quelques instants, la présence de l’artiste secoue les représentations figées et l’immuable même. On retrouve l’un des enjeux du Ver- fremdungseffekt de la dramaturgie brechtienne : rendre étrange ce qui est familier 18.

17 Plus loin, cette montagne est également désignée comme le « mont attrape-nuages » – signe de son

« activité » !

18 Citons le texte, quasi- ment contem- porain (1948), de l’auteur d’Augsbourg : « Il faudrait cultiver cette manière de regarder les choses en étran- ger […] voilà le regard, aussi in- confortable que productif, que doit provoquer le théâtre par les représentations qu’il donne de la vie des hommes en société. Il doit forcer son public à s’étonner, et ce sera le cas grâce à une technique qui distancie et rend étrange ce qui était familier » (Brecht, 2000, p.

369). l’allusion à Brecht est encouragée aussi par le cigare que tient l’un des bûcherons le bon spectateur, pour le dramaturge allemand, garde son cigare, signe à la fois de jouissance, de détachement mais également de vigilance ; >

16 Il s’agit là de la date de l’édi- tion française (le

Scandale. Paris : mk2, DvD) ) la sortie du film étant intervenue en 1950. Nous ne procéderons pas à l’analyse générale du film ; notons, cepen- dant, qu’il a pour objet la naissance des médias people au Japon et une réflexion (somme toute assez platoni- cienne !) sur la profondeur

variable des images.

15 En italique, les mots de Hamp.

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Cette lecture incitant au décentrement, à l’étonnement semble confirmée par l’arrivée d’une nouvelle protagoniste, une chanteuse lyrique, vêtue de manière citadine, qui – se croyant seule – entonne un air classique : le fameux « Connais-tu ce pays où fleurit l’oranger ? », tiré de Mignon, l’opéra d’Ambroise Thomas – dont le livret est inspiré par les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe.

« Connais-tu ce pays ? » : la question – fortuitement posée aux trois hommes de la place et à l’artiste qui vient d’arriver – interpelle leur appropria- tion respective dudit « pays » ; elle l’interpelle en évoquant ce mode spécifique d’abord du monde qu’est la connaissance 19. Nous retrouvons incidemment la question qui divisait le maître et son disciple, Platon et Aristote – celle du rap- port de la mimèsis à l’Etre.

Passé cet intermède lyrique, les bûcherons se penchent à nouveau sur la toile, disputant tantôt l’artiste, tantôt se disputant entre eux. l’un des « spec- tateurs » trouve la montagne « trop rouge » ; Aoe lui rétorque qu’il l’a peinte en trempant son couteau dans le brasier de son cœur 20, incitant son interlocuteur à considérer combien l’esprit et la bile hantent le monde de l’œil. Dans un même mouvement, semble dire l’artiste, on brosse un paysage à la fois extérieur et intérieur – leçon que l’on élargira volontiers aux commentaires des bûcherons : ceux-ci ne qualifient-ils pas les bûcherons eux-mêmes autant que leurs objets ?

A un autre de ses contradicteurs – qui lui fait remarquer qu’il n’a « ja- mais vu un tableau comme ça », le peintre réplique : « C’est normal ! C’est moi qui l’ai peint. Je peins à ma manière », puis il lance, sans complaisance et rieur :

« Et toi, papi tu consultes les gens pour câliner ta bergère ? » – provoquant un éclat de rire général !

Ce passage-là, également, nourrit l’échange de la classe ; certain·e·s sont avant tout sensibles à l’allusion – devant un aréopage traditionnel – aux conven- tions de l’art moderne, à la mise en avant de la subjectivité et de l’originalité ; de fait, on reconnaît le moteur de la « métaphysique d’artiste » (Talon-Hugon, 2006, p. 37-60) ou du paradigme esthétique « romantique » au sens de Sher- ringham (1992, chap. vI). D’autres relèvent l’aptitude pédagogique de l’artiste : celui-ci parvient à traduire sa préoccupation artistique en une formule compré- hensible ou, mieux, sensible à chacun·e de ses réceptrices et récepteurs. ladite formule fait le lien entre art et vie, esthétique et pratique, authenticité et « être au monde » ; elle constitue une invitation à s’approprier le réel.

l’épisode se conclut sur une demande de la cantatrice : comment re- joindre la ville de Kaminoge ? « Est-ce loin ? » s’inquiète-t-elle. « Non », répond

l’un des paysans, lui indiquant ensuite le chemin. le peintre intervient alors, une nouvelle fois, pour interpréter cette réponse. « Pas loin » signifie tout de même

« cinq bons kilomètres ».

Ce dernier épisode de notre séquence ponctue les échanges par la révélation du relativisme des perceptions et des jugements. Pour ces bûche- rons rompus à sillonner ce paysage de rocaille, ces cinq mille mètres sont une paille ; pour cette citadine juchée sur des talons, sans doute cette même distance représente-t-elle un effort différent, bien plus astreignant. On retrouve, ici, un aspect de la « pluralité des opinions » repéré chez Aristote.

Avec une intuition géniale, jamais Kurosawa, au cours de ces cinq minutes, ne nous donne à voir le tableau de son peintre, soulignant ainsi l’im- portance plus grande de la communication générée entre les présent·e·s et, par cette communication, du regard des uns et des autres sur le monde et sur autrui. Dans cette petite société fortuite, deux, voire trois mondes se ren- contrent (l’univers des bûcherons, celui du peintre et celui de l’artiste lyrique) ; tous les cinq parviennent à regarder – si ce n’est à voir – la même chose ; à mettre des mots pour habiller leur perspective respective 21.

le peintre agit, ici, comme une forme de catalyseur qui permet au groupe de complexifier son approche. Nulle posture surplombante pourtant, il est trop affairé à cingler sa toile. l’artiste ne se présente pas en gardien du sens ; il s’affirme simplement, partage ses convictions. l’une de ses remarques (celle relative aux câlins !) et, plus encore, la mise en scène de Kurosawa elle-même nous donnent le sentiment d’une invitation à prendre confiance dans notre sub- jectivité, mais aussi à fonder celle-ci sur une attention fine et sur l’échange : on retrouve les deux motifs de l’« enquête » et de la « délibération » qui doivent gui- der la phronèsis suivant Aristote.

la direction de l’actrice et des acteurs de Kurosawa – le travail minu- tieux de la gestique, du jeu sans mots et des intonations – révèle les nuances et la part non verbale de toute réception ou expression ; et, ipso facto, la qualité d’écoute et de sensibilité que celles-ci requièrent.

Aristote note que, par leurs paroles, les personnages révèlent ce qu’il appelle leur proairèsis (1450b 7-8), soit « le parti que, le cas étant douteux, on adopte de préférence ou on évite » (Aristote, 2013, p. 90) ou, dans la traduction de Jacques Taminiaux (1995, p. 48) : l’« option préalable et intimement liée à des habitudes acquises ». Il y a un lien entre caractère (èthos) et habitude (ethos) –, celle-ci étant donc non pas innée ou naturelle, mais bien acquise.

20 « J’ai dans le cœur une montagne en feu, je m’en suis sou- venu en peignant celle-ci », dit plus exactement Aoe.

21 Sur deux plans infimes, on note la présence des lunettes de motard d’Aoe au bout de son chevalet (et, par- tant, au bout de l’image) – comme si la finalité de la séquence avait été d’interroger notre regard ou la lunette au tra- vers de laquelle nous regardons le monde.

19 On distin- guera, en effet, ce mode cognitif non seulement du mode contem- platif incarné par

le peintre, mais également de ce-

lui, instrumental, des bûcherons taillant la forêt.

le fumeur ne s’oublie pas, sinon il se brûle les doigts ! (Brecht, 1963,

p. 43).

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Kurosawa nous donne à voir, de manière émouvante, le moment où l’habitude se trouble, où une brèche fend l’être gelé : la montagne danse ; le re- gard est raccordé au cœur ; la frontière du proche et du lointain, du familier et de l’étranger tremble.

En peu de répliques, le créateur japonais, comme le français, proposent deux saisies du monde charmant notre intérêt, éveillant notre sensibilité, exal- tant notre imagination et notre compréhension.

Commentant les perspectives anglo-saxonnes d’analyse du couple « art et éthique », Carole Talon-Hugon (2011, p. xIv) évoque la pensée de Matthew Kieran, lequel « soutient que l’art développe une compréhension épaisse de notre monde, (que les) processus d’identification nous rendent plus réceptifs et plus sensibles, (qu’une) telle compréhension imaginative est favorable à l’affi- nement de notre discernement éthique. Ainsi, même si la réflexion et l’investi- gation philosophique sont légitimes et nécessaires, l’expérience esthétique est irremplaçable. l’art promeut une forme spécifique et précieuse de compréhen- sion morale. »

Gageons que les extraits évoqués de Pommerat et de Kurosawa, sans en proposer un examen philosophique, ont fourni une expérience imaginative de l’idée de filiation, d’autorité, d’humanité, d’aliénation, d’humiliation, de ré- volte, donné de l’épaisseur, de la tangibilité à celle d’attention, de réception, de préjugé, etc. Gageons qu’ils ont donné chair aux pouvoirs qu’Aristote attribuait à la mimèsis praxeôs. Gageons, enfin, que ces témoignages de l’art ont rendu sensible l’importance, dans une université des métiers de l’humain, de cultiver le comprendre, l’« empathie imaginative 22 » et non uniquement le connaître.

ART, TECHNIqu E Ou PR A xI S ?

Il nous reste à tenir un engagement, celui d’éclaircir la question re- torse du statut du travail social : art, technique ou praxis ? une remarque avant de débrouiller ce dernier sujet. Si nous ajoutons cette interrogation à celles qui précèdent, c’est que nous sommes mû par l’hypothèse que les auteur·e·s évoqué·e·s au fil de ces pages (et le recours aux travaux du philosophe Jean- Pierre Séris) pourraient bien nous informer sur ce point aussi.

Mêlant hardiment la langue de Shakespeare et celle de Molière, les filières de formation de Suisse occidentale proposent des diplômes intitu- lés « Bachelor of Arts en Travail social ». qu’entend-on, au juste, par « art » ?

Pour Jean-Pierre Séris: « l’art (en grec la technè, c’est-à-dire aussi bien la tech- nique de l’artisan que ce que nous appelons les beaux-arts) se caractérise par le fait qu’il produit quelque chose, un objet qui n’existait pas, comme la maison ou la statue, ou un état de choses, comme la santé, et par le fait qu’il agrège un ensemble cohérent et efficace de savoir-faire » (2013, p. 25). Ainsi, l’art a long- temps désigné indistinctement les techniques, les artisanats et les arts propre- ment dits.

l’apparition du terme « technique » a permis une redistribution des défi- nitions. Séris (2013, p. 2) précise qu’ordinairement, la technique « désigne les savoir-faire développés par l’entraînement et l’apprentissage, par la pratique (et pas seulement par l’exemple ou par l’enseignement verbal et scolaire) et oppo- sés à l’art [...] comme le métier l’est au génie » ; elle est une rationalité par rap- port à une fin.

Associant technique et création, l’artisan·e contrôle l’élaboration de son ouvrage du début à la fin et relève ainsi du métier. Notons ce fait que l’alchi- mie des ans mute bien souvent son savoir-faire en instinct.

une fois distingué de la technè, l’art a pu paraître expurgé de tout carac- tère technique au profit de l’expression et de la libération du sens (Séris, 2013, p. 246) ; dans les faits, qu’il les vante, s’en gausse, voire même les nie (pour pré- server l’admiration réservée au don), l’art implique des règles et un savoir-faire.

Parlant du personnage d’Aoe, nous avons dit l’art soucieux de novation ; en effet, depuis le xvIIIe siècle, un nouveau paradigme artistique valorise l’expérimen- tation plus que l’application de règles reconnues ; toutefois, la transgression formelle est souvent un acte hautement culturel, conscient des torsions qu’il impose à la tradition.

Mais revenons à Aristote. le Stagirite nous invite à une distinction d’un autre ordre, celle entre praxis et poièsis (activité de production : art ou artisa- nat) : « l’action n’est pas une sorte de fabrication » (Aristote, 2004, 1140a 1).

la technè est un savoir-faire délibératif qui ne discute, on l’a vu, que des moyens nécessaires à la production – au sens étroit de la fabrication d’une chose ou au sens large de l’induction d’un effet. Dans l’activité de poièsis, dans le cas de l’expertise technique, le but est donc prescrit et indiscutable.

Dans le cas de la praxis, le but, c’est « l’existence même des humains » et c’est à propos de ce but, la vie – mieux : « le bien-vivre, la vie belle et digne d’être vécue » – « qu’il y a lieu d’abord de délibérer » (Taminiaux, 1995, p. 64). Comme la praxis est toujours, nous l’avons dit, à la fois interaction et interlocution,

22 Expression de Matthew Kieran (2011, p.

86) – que l’on rapprochera de celle d’« imagi-

nation empa- thique », popula- risée par Martha

C. Nussbaum, notamment dans l’art d’être juste (2015).

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il y a impossibilité de la réduire à l’application technique d’un savoir acquis ou à la mise en œuvre de modèles évidents.

Nous sommes avec la doxa, dans le champ du particulier et non dans celui de l’epistèmè, de la science – qui traite de l’universel. Réaffirmons-le, la phronèsis n’est pas susceptible d’être enseignée comme les principes universels des sciences et comme les règles et procédures des techniques. D’où l’intérêt du muthos riche d’enseignements – précisément parce qu’il atteste l’impossibilité de cette réduction à la technique et à la science, parce qu’il rend « vivants pour l’imagination les engagements et les conséquences de l’application de certains principes moraux » (Kieran, 2011, p. 87).

S’agit-il d’une querelle strictement terminologique ou lexicale ? Sûre- ment pas. Séris relève que l’époque contemporaine a vu poindre, avec le dé- ploiement de la « technocratie », une tendance à « qualifier de techniques tous les problèmes dans l’espoir de leur préparer des solutions techniques, c’est-à-dire des solutions relevant de la seule compétence des exécutants » ; ce qui, ajoute l’auteur, a pour effet de « rendre de plus en plus problématique et même énig- matique [...] la prétention de certains problèmes à ne pas être seulement des problèmes techniques » (2013, p. 15-16).

Cette tendance, en fait, peut être rapprochée des velléités de Platon, lequel souhaitait régler le régime de la politeia sur le « principe artisanal de la prestation (poièsis) spécialisée » (Taminiaux, 1995, p. 10), moyennant la subor- dination des savoir-faire (technè) à la contemplation ontologique (theoria) des sages. Dans une inspiration qui peut sembler annoncer l’ambition technocra- tique, la cité idéale des lois abolit ainsi toute praxis au profit de procédures

« régiss(ant) l’existence tout entière, de sorte que la praxis interlocutoire et plu- rale, et sa fragilité foncière, y ont été purement et simplement éliminées : l’action s’y est abolie et métamorphosée en comportements conformes à des normes » (Taminiaux, 1995, p. 30). Or, pour Aristote, nous l’avons vu plus haut, toujours selon le commentaire de Jacques Taminiaux :

« la praxis [qui] s’inscrit dans un réseau d’interactions et d’interlocu- tions sans cesse renouvelé par l’apparition de nouveaux venus, n’a pas de limites assignables, est proprement in-finie, et imprévisible. C’est donc par essence que la praxis est frustrée des fins que ses agents caressent : rien de ce qui y advient n’est jamais conforme aux buts qu’ils s’étaient fixés. la tuchè 23 ne cesse de dé- jouer leurs velléités de technè : l’occurrence résiste de plein droit à leurs plans et à leurs savoir-faire. Il en résulte que dans les affaires humaines [...] personne n’est en position d’auteur, mais seulement d’acteur, car tout agent y est un patient »

(Taminiaux, 1995, p. 22). Ainsi , «la réduction de l’action à l’application technique de modèles évidents ne serait possible que si l’on parvenait à éliminer de l’action le rapport à autrui, les risques de la tuchè, toute doxa, tout changement, toute appartenance corporelle aux apparences et la nécessité de juger dans des situa- tions qui impliquent tout cela d’incontournable. » (Taminiaux, 1995, p. 54).

Nous nous garderons d’assimiler une personne exerçant dans le travail social au producteur platonicien. Non qu’elle ne puisse faire un appel pertinent à la science (les sciences humaines et sociales, en particulier) ou aux savoir-faire (dynamique de groupe, méthodologie de projet, etc.), mais elle ne saurait en rester là : car, d’une part, elle a affaire au particulier toujours mouvant et, de l’autre, elle a aussi la mission de favoriser la participation de chacune et chacun à la délibération des fins de la cité.

Futures actrices et acteurs de la praxis sociale, nos étudiant·e·s doivent ainsi cultiver leur imagination – cette faculté de se représenter le réel capable d’instruire le discernement moral, d’envisager les conséquences d’un engage- ment, mais aussi de penser « l’absent », « le non encore là qu’on nomme le pos- sible» (Beck, 2013, p.31). Pas artistes eux-mêmes, au sens strict et contempo- rain, mais êtres humains et citoyen·ne·s, actrices et acteurs de l’autonomie, ces travailleuses et travailleurs sociaux en devenir gagnent à frotter leur science et leurs savoir-faire aux créations artistiques, gagnent à soumettre à leur aiguillon leur propre sensibilité, leurs propres représentations, les fins des institutions qui les emploieront et de la société qui les comprend, gagnent à mettre du jeu dans la logique des causes, à instiller du possible dans le réel.

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23 On pourrait définir la tuchè par un hasard qui a affaire à la liberté.

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p e n s é e C r i t i q u e e t r e p r é s e n t a t i o n s s o C i a l e s D u C o r p s

raffaella poncioni-Derigo

l’enjeu de cet article est de montrer comment une réflexion se basant sur la notion de « représentations sociales du corps » permet d’exercer la pensée critique à travers son enseignement aux étudiant·e·s. la pensée critique per- met aussi d’aborder de manière stimulante, en faisant directement le lien entre théorie et pratique, différents champs et dimensions des réalités profession- nelles. Au cours de leur formation, les étudiant·e·s de la Haute école de travail social de Genève ont d’autres occasions de parler du corps, notamment à tra- vers l’étude du corps et de certaines pathologies, ou du corps et des émotions, etc. De mon côté, j’ai choisi une approche anthropologique et sociologique en partant du postulat qu’à la base, la dimension corporelle de l’individu est bien personnelle et singulière, mais aussi sociale et culturelle. Ce qui m’intéresse est bien le corps constitutif du sujet vivant, mais surtout la persona, ou la façon dont chaque individu doit, d’une manière ou d’une autre, se mouler dans un person- nage, socialement reconnu, pour tenir son propre rôle social. Dans cet article, l’argumentation est construite en abordant en premier la notion de « pensée critique », avec le postulat qu’elle constitue une référence de base à la formation des praticiennes et praticiens réflexifs, comme on les appelle à la Haute école de travail social. Sera ensuite abordée, dans les grandes lignes, la notion de repré- sentations sociales, pour considérer encore le corps comme objet de ces repré- sentations. Enfin, quelques exemples de l’utilisation du corps comme support de messages sociaux seront exposés.

Références

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