• Aucun résultat trouvé

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE"

Copied!
28
0
0

Texte intégral

(1)
(2)
(3)

GASTRONOMIE FRANÇAISE

À LA SAUCE AMÉRICAINE

(4)

Du même auteur

Des syndicats domestiqués

Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis (avec Kim Voss)

Raisons d’agir, Paris, 2003

(5)

RICK FANTASIA

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

Enquête sur l’industrialisation de pratiques artisanales

TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR SOPHIE RENAUT

« LIBER »

SEUIL

(6)

Cet ouvrage est publié dans la collection « Liber » fondée par Pierre Bourdieu,

dirigée par Jérôme Bourdieu et Johan Heilbron

Titre original : French Gastronomy and the Magic of Americanism Éditeur original : Temple University Press

isbn original : 978-1-4399-1230-0

© original : Temple University Press, 2018

isbn 978‑2‑0214‑4676‑0

© Éditions du Seuil, septembre 2021, pour la traduction française.

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant droit ou ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com

(7)

À la mémoire de René Métral (1935‑2017), qui m’a fait partager ses connaissances et son amour de la gastronomie française, et de Pierre Bourdieu (1930‑2002), dont les conseils et les encouragements m’ont fait penser que je pourrais en tirer une analyse pertinente

(8)
(9)

Remerciements

Dans ce projet au long cours, nombreux sont ceux qui m’ont fait part de leurs encouragements et de leurs critiques, sous diverses formes, et je leur en suis extrêmement reconnaissant à tous. Je remercie notamment Jérôme Bourdieu, Mary Ann Clawson, Catherine Eden, Priscilla Parkhurst Ferguson, Marita Flisback, Zoe Greenfield, Chaia Heller, Micah Kleit, Michèle Lamont, Vanina Leschziner, Emily Ruppel et Loïc Wacquant. Je voudrais aussi remercier mes hôtes et le public de plusieurs départements de sociologie, tant aux États-Unis qu’à l’étranger, de m’avoir aimablement permis de présenter des éléments de ce travail à différents stades de son avancement. J’assume bien sûr l’entière responsabilité de toutes les erreurs de logique et de présentation, mais ce livre a grandement bénéficié de leurs idées et de leurs points de vue.

Merci à Mélusine Bonneau, Anna Marechal, Christiane Métral et Nathalie Métral pour l’aide qu’elles ont apportée à ces recherches, ainsi qu’à Jamie Armstrong pour son travail de production et Kate Weigand pour la création de l’index. Tout au long de ce projet, j’ai bénéficié du soutien et de la bienveillance d’un merveilleux groupe de collègues du département de sociologie de Smith College ; je tiens également à remercier le rectorat et le comité des rémunérations de Smith pour son aide accordée pour des congés sabbatiques, ainsi que pour l’octroi de subventions de voyage et d’autres aides financières qui ont facilité mes recherches et rendu cet ouvrage possible. Enfin, un grand merci à Ryan Mulligan, Nikki Miller et au reste de l’équipe de Temple University Press pour le travail qui a permis la réalisation de ce livre.

(10)
(11)

Préface

Pour tenter de comprendre la France et la « France »

Qui suis-je pour écrire un livre sur la France et, qui plus est, un livre sur la gastronomie française ? Après tout, je suis un Américain et ne serai jamais que cela. J’ai passé plus de la moitié de ma vie à l’université, à donner des cours et à écrire sur la culture, les classes sociales et les villes, principalement aux États-Unis. Que vient faire la France dans mon parcours intellectuel, et pourquoi la gastronomie de ce pays ? Comment ai-je l’audace de croire que je pourrais intellectuel- lement m’immiscer au cœur même de la société française et me mettre à fouiller dans son imaginaire culturel ? Si j’ai été irrémédiablement attiré par la « France », c’est parce qu’à différents égards elle a de tout temps occupé une grande place symbolique dans mon imaginaire culturel. Et cela avant même d’y avoir mis les pieds ou d’en posséder plus qu’une connaissance vague. Pour moi, la « France » a toujours représenté une expression particulière de l’« Europe », une construction générique qui semblait illustrer et incarner à la fois le raffinement, la respectabilité, l’érudition et la sophistication. Même si elles n’étaient pas absentes de mon univers, ces qualités étaient plutôt rares au sein du milieu où j’ai grandi. Dans cette préface, j’aimerais me livrer à une brève « auto-analyse sociale », en proposant quelques réflexions sur mon rapport à la France, à la fois comme entité géographique et comme construction symbolique. Je souhaiterais, autrement dit, identifier les principaux déterminants sociaux qui m’ont conduit à écrire ce livre. Même si la forme semble autobiographique, l’objectif est bien socio-analytique, le but étant que les observations issues de ce travail soient les plus objectives possible1.

1. J’y ai été encouragé par l’orientation socio-analytique de Pierre Bourdieu dans Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2014.

11

(12)

Mon premier voyage en France, en 1970, répondait à une double stratégie d’évasion. Il s’agissait d’abord de prendre mes distances avec la poussée radicale et violente qui avait commencé à se diffuser parmi mes camarades militants anti-guerre au sein d’un community college1 du nord de l’État de New York. Notre groupe était constitué majoritairement d’anciens combattants de la guerre du Vietnam et de jeunes de la classe ouvrière dont le destin dépendait des résultats d’une conscription tirée au sort, ainsi que d’étudiants de New York partis chercher refuge dans le nord de l’État. Notre rhétorique radi- cale ne semblait pas suffire face aux provocations de l’administration Nixon, c’est pourquoi il avait été discrètement envisagé de passer à des actions plus militantes (même si on peut imaginer avec le recul que ceux qui nous avaient encouragés à des actions violentes étaient des provocateurs infiltrés par le gouvernement). Dans ce contexte politique troublé, l’étudiant de dix-neuf ans que j’étais manquait d’horizons clairs. C’est alors que, suivant les conseils d’un professeur bienveillant, je conçus le projet de partir faire mes études en France.

Ma stratégie de fuite répondait ensuite à la recherche d’une sorte de refuge social, que je pourrais trouver en France. Grâce au prêt que j’avais contracté pour partir étudier un an à Paris, je finançais un fantasme de mobilité sociale (en 1970, un prêt étudiant de mille dollars permettait de régler, outre le billet pour un aller simple, tous les frais de scolarité et plusieurs mois de logement et nourriture !).

En me frayant un chemin jusqu’à Paris, je pensais défier les proba- bilités d’une vie conventionnelle de petit-bourgeois dans le nord de New York et éviter le destin social de mon père, un représentant de commerce sympathique, généreux et extravagant, mais qui, comme le Willy Loman de Mort d’un commis voyageur, avait une piètre estime de lui-même. La France représentait alors une ouverture sur un autre monde, comme elle l’avait été aux yeux de plusieurs générations de jeunes idéalistes américains partis vivre la bohème outre-Atlantique.

Pour moi, Paris était aussi un lieu de « lévitation sociale ». Même si je parlais à peine le français à mon arrivée, je me suis imprégné de l’effervescence culturelle de la ville et j’ai appris à en connaître les

1. Un community college est un établissement public de premier cycle universitaire, équivalant plus ou moins à l’institut universitaire de technologie (IUT) français [NdT].

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

12

(13)

moindres recoins en empruntant chaque soir un nouvel itinéraire pour rejoindre à pied, depuis les bars et cafés du quartier Latin, un petit studio décrépit mais magnifique situé au nord de la capitale. Certes, le Paris où j’habitais n’était pas celui des écrivains, des artistes et des intellectuels qui nourrissaient mon imaginaire culturel, mais je commençais à me faire une idée de ce que c’était de vivre dans cet univers-là.

Quelques années plus tard, après un parcours universitaire assez long et décousu, plusieurs fois interrompu par des périodes où j’ai travaillé comme ouvrier et représentant syndical, j’ai entamé un troisième cycle en sociologie. Mon milieu social d’origine, qui ne comptait pas parmi les plus privilégiés, combiné à plusieurs années d’expérience en usine m’avait donné suffisamment d’assurance et de motivation pour questionner des domaines de la théorie et de la recherche sociologiques en lien avec l’organisation du travail et la classe ouvrière. L’approche critique que j’avais adoptée à l’université et ailleurs me plaçait dans une position en quelque sorte oblique par rapport à la sociologie dominante, avec ses grands courants positivistes et ses impératifs quantitatifs, mais aussi par rapport aux approches radicales qui s’étaient développées en réaction à celle-ci, notamment le structuralisme althussérien. C’est dans ce contexte intellectuel que j’ai découvert l’œuvre de Pierre Bourdieu.

Mon mariage avec une personne d’origine française m’a permis de séjourner régulièrement dans l’Hexagone pendant les vacances d’été et lors de congés sabbatiques. J’ai pu ainsi à la fois observer le rythme et la vie quotidienne d’un petit village situé à proximité des Alpes et me confronter à l’apprentissage de la langue française, si difficile à maîtriser. Ces séjours ont offert un précieux poste d’observation à l’universitaire américain que j’étais et qui s’intéressait de plus en plus à la sociologie de la France. Dans mon entreprise de compré- hension des rouages sociaux de la gastronomie, mon beau-père, avec sa longue carrière de chef cuisinier et de propriétaire de restaurant, était un cadeau. Il était disposé à me transmettre tout ce qui relevait du langage, des techniques, de l’organisation, ainsi que des aspects moins formels d’un restaurant français, tels qu’il les avait mis en œuvre au quotidien dans sa cuisine.

J’ai eu la chance d’être présenté à Pierre Bourdieu en 1990, alors même que je commençais un petit projet de recherche sur

PRÉFACE. POUR TENTER DE COMPRENDRE LA FRANCE ET LA « FRANCE »

13

(14)

les premiers marchés de la culture américaine de masse en France.

Je m’intéressais en particulier aux processus de production, de commercialisation et de consommation des fast-foods, des jeans, de Disneyland, des Tupperware et autres produits emblématiques de cette culture. La lecture de Bourdieu et la possibilité de discuter avec lui de ce travail représentaient un privilège extraordinaire, qui se révéla d’une importance à plusieurs égards capitale. Ce que je compris vite, c’est que je ne pourrais pas mettre efficacement en pratique l’approche analytique de Bourdieu si je limitais mon étude au monde social « extérieur » (l’univers empirique des produits culturels de masse américains en France) et n’analysais pas, dans le même temps, le monde social « intérieur » (l’univers conceptuel des catégories reçues telles qu’elles opèrent dans mon esprit). Autrement dit, la méthode théorique de Bourdieu exigeait une profonde remise en question de la manière dont le monde social était intériorisé ; elle imposait une sorte de « ménage » mental et conceptuel grâce auquel les catégories conventionnelles de l’analyse sociologique étaient réévaluées avec un œil critique. Plus fondamentalement, c’est l’objet même de mon analyse qui devait être reconsidéré, m’obligeant à repenser ce que j’avais imaginé comme une étude – parfaitement acceptable du point de vue des cultural studies – de l’« américa- nisation » en France. Cette réévaluation m’a contraint à effacer et redessiner à plusieurs reprises les contours de mon projet. Au niveau le plus élémentaire, j’ai renoncé au cadre conceptuel selon lequel la restauration rapide (ou « américanisation ») pouvait s’appréhender comme une chose en soi, et commencé à étudier de quelles façons la culture de masse américanisée d’une part, les formes culturelles traditionnelles (françaises) d’autre part s’étaient construites les unes par rapport aux autres. Ainsi, derrière l’apparent mépris réciproque sur le plan symbolique, j’ai vu se dessiner une relation profonde d’interdépendance au niveau institutionnel, défiant toute logique.

Au cours de l’été 1995, j’avais prévu, avant de me rendre à un rendez-vous avec Bourdieu, d’achever une étude préliminaire sur la restauration rapide en France par la publication d’un article sur le sujet1. Or ma discussion avec lui a fait clairement apparaître que ce

1. Rick Fantasia, « Fast Food in France », Theory and Society, vol. 24, n° 2, 1995, p. 201-243.

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

14

(15)

projet n’en était qu’à ses balbutiements. En effet, pour développer une analyse sérieuse de leurs relations, je devais commencer par comprendre les pratiques et les institutions de la haute cuisine, en lien avec les pratiques (et les praticiens) de la production et de la consommation en matière de restauration rapide en France. Cela signifiait qu’en plus des recherches déjà effectuées dans le second champ, je devais recueillir une quantité suffisante de données empi- riques pour une analyse approfondie du premier. Sur ce point, mon beau-père s’est révélé précieux, me servant d’informateur, informel mais informé, sur la gastronomie française, mais mettant également à ma disposition ses archives personnelles, constituées de revues et de journaux professionnels liés à son implication dans le métier de chef. À partir de ces sources, j’ai commencé à établir une base de données comportant trois volets : 1) des dossiers biographiques sur 37 chefs ayant obtenu trois étoiles au Guide Michelin au cours de la décennie 1990 ; 2) des portraits de 244 autres chefs français reconnus au sein de la profession au cours de la même décennie ; 3) une étude des parcours professionnels de plus de 1 400 membres de la profession culinaire française1. C’est sur cette base de données que s’appuient les chapitres qui suivent.

La configuration nouvelle (et élargie) de mon projet s’est révélée extrêmement chronophage, car une grande partie du travail ne pouvait

1. La base de données de chefs français professionnels que j’ai constituée comprend : 1) des dossiers sur les 37 chefs français les plus célébrés pendant la décennie des années 1990 (tous ont obtenu trois étoiles au Guide Michelin au cours de cette décennie), compilés par l’auteur, contenant des présentations biographiques de chefs sélectionnées dans des revues spécialisées, consacrées à la profession de chef et à l’industrie de la restauration, ainsi que des articles extraits de magazines grand public ; 2) des données biographiques sur 244 chefs, recensées dans le magazine Le Chef entre 1991 et 1998 (qui les qualifiaient de « remarquables », « importants » ou « montants »), cette forme de reconnaissance professionnelle pouvant être considérée comme un niveau secondaire de consécration sociale ; 3) afin d’aider à combler les lacunes des données 1 et 2, je me suis appuyé sur une compilation de CV professionnels de plus de 1 400 membres de la profession culinaire française, dont 792 chefs de cuisine et 640 professionnels occupant des postes secondaires (seconds de cuisine, sommeliers, pâtissiers, etc.), qui avaient été réunis dans un recueil publié en 1998 par Les Éditions du Bottin gourmand sous le titre Les Étoiles de la gastronomie française, 1998-1999. Je me suis également aidé d’un ouvrage sur la gastronomie française composé d’entretiens avec 66 membres de la haute cuisine (dont 40 chefs/propriétaires de restaurants possédant une, deux ou trois étoiles au Michelin) : Isabelle Terence, Le Monde de la grande restauration en France, Paris, L’Harmattan, 1996.

PRÉFACE. POUR TENTER DE COMPRENDRE LA FRANCE ET LA « FRANCE »

15

(16)

être effectuée que durant des périodes assez courtes, mais cette expé- rience intellectuelle a été très enrichissante, dans la mesure où j’ai dû presque tout repenser, y compris mon engagement intellectuel de longue date dont l’approche marxiste privilégiait la « production » par rapport aux dimensions culturelles et symboliques du monde social. Le soutien et les encouragements du professeur Bourdieu ont joué un rôle essentiel dans la refonte de mon projet, notamment au début. Ils compensaient en partie la position relativement modeste que j’occupais dans l’institution (des études en dehors des centres de for- mation sociologique les plus réputés et un poste secondaire dans une université de premier cycle qui, malgré son niveau social assez élevé, jouissait d’un capital scientifique limité). Mais les encouragements de Bourdieu m’ont aussi puissamment motivé pour ce renouvelle- ment intellectuel qui, sinon, aurait sans doute semblé trop difficile,

« irréaliste », ou simplement insuffisamment gratifiant par rapport au temps qu’il exigeait dans le cadre d’une carrière universitaire déjà bien remplie. M’être senti associé au projet scientifique de Bourdieu, ne fût-ce que quelques années, m’a donné un formidable élan. Dans la mesure où personne autant que Bourdieu n’était conscient de l’impact des conditions de la production intellectuelle sur le travail scientifique, il est difficile de ne pas imaginer que ses marques de générosité et d’attention avaient aussi valeur de capital symbolique. En outre, la méthode analytique de Bourdieu apportait une forme alternative d’autorité intellectuelle et scientifique, qui faisait contrepoids aux reliquats de positivisme dans la sociologie américaine comme aux prérequis politiques des études culturelles et aux impératifs catégo- riques de la théorie marxiste.

Plus important encore sans doute, les encouragements de Bour- dieu ont conféré une charge symbolique à ce projet qui, entre autres choses, cherchait à démystifier un domaine culturel de haute valeur, qu’un grand nombre de personnes semblaient avoir intérêt à sauvegarder. Qu’il soit fécond ou non sur le plan de l’analyse, ce projet, dans la mesure où il déchire le voile de croyance envelop- pant la gastronomie française, peut apparaître comme un défi aux prétentions esthétiques des élites sociales et intellectuelles du monde entier. L’« Europe », la « France » et la gastronomie française en particulier sont souvent utilisées comme ressources symboliques, fournissant aux élites sociales d’innombrables occasions d’afficher

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

16

(17)

leur bon goût et leur panache culturel. Très sincèrement, l’idée de contribuer à rabattre pareilles prétentions m’a probablement aidé à rester concentré beaucoup plus longtemps que je ne l’aurais imaginé sur ce projet de longue haleine.

PRÉFACE. POUR TENTER DE COMPRENDRE LA FRANCE ET LA « FRANCE »

(18)
(19)

1. Qui a tué Bernard Loiseau ?

Autopsie préliminaire

Les raisons pour lesquelles la mort soudaine du grand chef Bernard Loiseau a causé un tel émoi en France ne sont pas claires. Sa notoriété a certainement joué un rôle, car son sourire radieux apparaissait régulièrement sur les écrans de télévision et les pages des magazines grand public1.Une autre raison tient sans doute au contraste incongru entre la brutalité de sa mort et la grandeur et l’élégance du monde qu’il laissait derrière lui. Il se peut aussi que, vu la position qu’il occupait dans le domaine si vénéré de la haute cuisine, beaucoup ne l’imaginaient tout simplement pas sans lui. Reste que ce 24 février 2003 dans l’après-midi, Bernard Loiseau, un des plus grands chefs français, alors âgé de cinquante-deux ans, se donnait la mort dans sa chambre avec son fusil de chasse. Si l’autopsie médicale ne laissait aucun doute quant au suicide, l’absence de mot d’explication a poussé la famille, les médias, les collègues de la profession et une partie de l’opinion à partir en quête d’un mobile.

Presque immédiatement, les spéculations se sont concentrées sur la rétrogradation de son restaurant La Côte d’Or par le guide Gault & Millau, qui avait récemment baissé sa note de 19 à 17 sur 20. Paul Bocuse, ami de longue date de Loiseau et probablement alors le plus respecté des chefs français, eut à ce sujet des mots très durs :

« Bravo Gault & Millau, vous avez gagné, votre appréciation aura

1. Un sondage publié par la revue professionnelle L’Hôtellerie indique que près de neuf personnes sur dix connaissaient le visage de Bernard Loiseau, ce qui en faisait peut-être le plus célèbre de tous les chefs en France, selon William Echikson, « Death of a Chef », New Yorker, 12 mai 2003, p. 61.

19

(20)

coûté la vie d’un homme […] Gault & Millau lui enlève deux points, deux trois articles de presse, ça a tué Bernard1. »Jacques Pourcel, chef réputé et président de la Chambre syndicale de la haute cuisine française, fit circuler une lettre auprès de ses collègues dans laquelle il accusait les médias d’être responsables du décès de Loiseau ; de son côté, François Simon, critique culinaire au Figaro, insinua que La Côte d’Or était en passe de perdre sa troisième étoile à l’incon- tournable Guide Michelin2.

Après le suicide de Loiseau, l’ensemble de la profession culinaire semble avoir traversé une longue période d’introspection, pointant du doigt l’influence démesurée des guides gastronomiques. Quelques mois après la tragédie, un magazine spécialisé dans la restauration lança une enquête auprès des chefs cuisiniers, avec cette question :

« La disparition tragique de Bernard Loiseau, le 24 février dernier, a relancé vivement la polémique sur les guides et les critiques gas- tronomiques. Quelle est votre opinion sur ces derniers3 ? »Les chefs interrogés, qui avaient le choix entre plusieurs réponses, restèrent dans l’ensemble mesurés. Seuls 10,5 % d’entre eux affirmèrent que les guides gastronomiques « créent un stress insupportable », tandis qu’une proportion encore plus faible (7,7 %) admirent qu’ils leur avaient « causé du tort » (37,5 % considéraient que les critiques gas- tronomiques ne visitaient pas assez régulièrement les établissements pour être capables de produire un avis informé). Il n’y a rien de surprenant à ce que les chefs aient été peu nombreux à exprimer une hostilité ou un ressentiment à l’égard des guides gastronomiques.

Comme « adeptes » de la foi en la gastronomie, ils n’étaient guère susceptibles de balayer d’un revers de main le système de croyance qui régissait leur vie professionnelle.

1. Craig S. Smith, « Bitterness Follows French Chef’s Death », New York Times, 26 février 2003, p. A3. Deux jours auparavant, après une conversation téléphonique avec Loiseau où il l’avait trouvé déprimé, Bocuse lui avait envoyé une photo d’eux deux sur laquelle il avait écrit : « Bernard, la vie est belle » (J. B., « La disparition tragique du chef Bernard Loiseau », Le Monde, 25 février 2003).

2. Voir William Echikson, « Death of a Chef », op. cit., p. 61-62.

3. L’enquête, réalisée par le magazine Néorestauration, a été menée par fax sur un échantillon de 3 920 chefs cuisiniers issus d’un large éventail de restaurants et de cuisines (commerciaux, institutionnels, indépendants et chaînes) et a obtenu un taux de réponse de 9,92 % (389). Voir Patricia Cecconello, « Les guides gastronomiques : un baromètre indispensable », Néorestauration, n° 400, juillet-août 2003, p. 36.

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

20

(21)

Le Gault & Millau s’empressa de rejeter toute responsabilité du guide dans le suicide de Loiseau. Son directeur, Patrick Mayenobe, assurait : « Ce n’est pas une note qui tue, ni une étoile en moins […] Ce grand cuisinier avait certainement d’autres problèmes, d’autres soucis. » Et d’ajouter : « Dès l’an 2000, il disait, s’il passait d’une note de 19 à 17, au contraire, cela serait pour lui un véritable challenge pour revenir au sommet. » Un porte-parole du Michelin aurait quant à lui « seulement exprimé sa tristesse pour la mort de Loiseau et confirmé que ses étoiles n’étaient pas menacées – du moins pour cette année1 ».La perte d’une étoile au Michelin pouvait avoir un effet très préjudiciable sur la carrière d’un cuisinier, y compris quant à sa place et sa réputation au sein de la profession, et donc dans la société, sans parler de la viabilité économique de son restaurant, mais le classement du Gault & Millau n’avait pas une telle portée à l’époque de la mort de Loiseau. Non seulement le pouvoir de consécration du guide était toujours resté loin derrière celui du Michelin, mais, quel qu’il ait pu être par le passé, il avait diminué au moment du suicide de Loiseau, rendant son geste peu compréhensible. Après tout, le chef avait toujours trois étoiles au Michelin, beaucoup plus influent2.

Bien entendu, il est aussi possible que Loiseau ait éprouvé une

« peur de la chute », qu’il ait été angoissé à l’idée de perdre une étoile.

De fait, quelques mois auparavant, il avait assisté à une réunion au siège du Michelin à Paris au cours de laquelle on lui avait gentiment enjoint de « rester dans [sa] cuisine et de ne pas trop se comporter en homme d’affaires » ; il aurait alors confié à Paul Bocuse que « s’il perdait une étoile, il se suiciderait »3. Plus tard, Derek Brown, le directeur des publications de Michelin que Loiseau avait rencontré, nia l’importance de cette entrevue, affirmant que « Bernard était comme à son habitude charmant, chaleureux et dynamique […] Nous n’avons menacé et ne menacerions jamais personne de retirer une étoile ; nous

1. Cité dans J. B., « La disparition tragique du chef Bernard Loiseau », op. cit. ; Amanda Ripley, « Fallen Star », Time Europe, vol. 161, n° 10, 10 mars 2003, p. 47.

2. Au moment de son suicide, il savait qu’il avait conservé ses trois étoiles car, si les classements annuels du Michelin sont généralement publiés en mars, celui de 2003 (comme celui de 2004) avait été publié au mois de février, plusieurs semaines avant sa mort (Craig S. Smith, « Bitterness Follows French Chef’s Death », op. cit.).

3. Ibid. et William Echikson, « Death of a Chef », op. cit., p. 67.

1. QUI A TUÉ BERNARD LOISEAU ?

21

(22)

ne lui avons donné aucun conseil sur ce qu’il fallait faire. Après tout, nous ne sommes pas une agence de conseil1 ».

Outre les réactions explicites des guides gastronomiques, la presse des deux côtés de l’Atlantique se chargea de venir au secours du système de la critique gastronomique. Dans l’un de ces plaidoyers, l’ancien chroniqueur gastronomique du New York Times semblait vouloir parer toute accusation contre les guides. Relativisant le poids du Gault & Millau, l’auteur insistait sur son « déclin précipité » ces dernières années et soulignait son peu d’influence par rapport au Michelin et ses étoiles. Il notait que « si M. Loiseau était démoralisé, ce n’était probablement pas à cause des étoiles », et ajoutait (de manière aussi catégorique que déplacée) : « Je ne crois pas un instant que la presse soit responsable de la mort du cuisinier. Au contraire, Bernard Loiseau a énormément profité des éloges de la presse. Il a commencé à faire parler de lui en 1986, lorsqu’un magazine français grand public l’a qualifié de génie culinaire en devenir. Ce magazine était le Gault & Millau2. »

Dans le numéro qui suivit le suicide du chef, Paris Match mit en couverture la photographie d’un Bernard Loiseau souriant et radieux et proposa un reportage photographique de huit pages le montrant à des moments heureux de son existence, en compagnie de sa famille et de ses collègues, au travail et dans ses loisirs ; on le voyait également à la chasse, fusil à l’épaule. L’article passait en revue les différentes thèses autour de son acte, minimisant la responsabilité des guides et insistant sur la soif de reconnaissance du chef (« C’était mon but de devenir un immense cuisinier, un peu comme un footballer qui a envie d’être un Ronaldo ou un Pelé ») ainsi que sur les difficultés financières auxquelles il devait faire face, alors qu’il était menacé d’endettement jusqu’en 20103.Il est vrai qu’après avoir décroché en 1991 sa troisième étoile à l’incontournable Guide Michelin, Loiseau avait entrepris

1. William Echikson, ibid.

2. Que Loiseau en ait tiré profit n’est pas le propos, de même que son suicide est sans rapport avec l’influence des guides sur les pratiques culinaires. En fait, avant 1986, Loiseau avait été élu l’un des « Huit meilleurs chefs français » dans le magazine, publié chaque trimestre. Voir Luc Dubanchet, « Bernard Loiseau : la force du bâtisseur », Gault & Millau, n° 337, hiver 1999-2000, p. 54-58.

3. « Bernard Loiseau : une vie brisée », Paris Match, n° 2806, 27 février-5 mars 2003, p. 36-43.

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

22

(23)

d’importants et coûteux travaux de rénovation et d’agrandissement de son restaurant La Côte d’Or ; il avait également acheté trois bistrots à Paris, créant un empire qui faisait de lui le premier cuisinier coté en Bourse1.Mais, même si Loiseau se trouvait à la tête d’une grosse entreprise, son directeur financier ne pensait pas que l’argent avait pu causer son suicide. Selon lui, il fallait chercher des motifs moins rationnels : « Tout cela est complètement faux. Les restaurants se portaient plutôt bien. » Certes, « Bernard a commencé à penser que s’il ne changeait pas, il perdrait une étoile l’année prochaine, alors les réservations seraient moins nombreuses, les dettes s’accumuleraient et il ferait faillite », mais Loiseau n’avait pas de grosses difficultés financières au moment de son suicide : « Il aurait fallu dix années de pertes successives pour faire faillite2. »Alors, si l’argent n’était pas le problème, où se trouvait-il ? Les hypothèses se sont portées sur les effets du stress et du surmenage sur la santé psychique de Loiseau, et il est vrai que les grands chefs dirigent des établissements où l’on attend d’eux la perfection. Dans son article « Un chef meurt : combien d’étoiles suffisent ? » (« A Chef Dies : How Many Stars Are Enough ? »), l’influente critique gastronomique de l’International Herald Tribune Patricia Wells raconte sa dernière rencontre avec Loiseau : « C’était en octobre 2000, lors d’un déjeuner Michelin en l’honneur des chefs trois étoiles du monde entier. Le chef Michel Guérard m’a dit que le défi de conserver ses trois étoiles était “comme si le Michelin nous demandait d’être champions olympiques tous les jours”. Loiseau avait alors ajouté : “Le plus dur, c’est l’endurance”3. »

C’est Dominique Loiseau, épouse et collaboratrice de Bernard, ancienne journaliste gastronomique et deuxième personnalité la plus en vue de La Côte d’Or (elle accueillait les clients avant de les introduire dans la salle de restaurant), qui a ouvertement fait état des problèmes psychologiques de Loiseau. « Gault & Millau ne l’a pas tué », a-t-elle déclaré à un journaliste, avant d’évoquer ses périodes

1. L’importance d’avoir trois étoiles au Michelin est détaillée dans l’excellent portrait que William Echikson fait de Bernard Loiseau dans Bernard Loiseau. La quête des étoiles, trad. Alain Tronchot, Paris, Hachette, 1995.

2. Bernard Favre, le directeur financier de Loiseau, est cité dans Amanda Ripley,

« Fallen Star », op. cit., p. 47 et William Echikson, « Death of a Chef », op. cit., p. 67.

3. Patricia Wells, « A Chef Dies : How Many Stars Are Enough ? », International Herald Tribune, 26 février 2003.

1. QUI A TUÉ BERNARD LOISEAU ?

23

(24)

de dépression et son surmenage chronique1.Nouvellement élue pour diriger les sociétés de son mari, après avoir été codirectrice de Bernard Loiseau SA dès son introduction en Bourse, Dominique Loiseau a pris le contrôle de l’entreprise familiale peu de temps après la mort du chef2.Elle était sans doute la mieux placée pour évaluer la santé mentale de son mari, mais, comme nouvelle et unique propriétaire de La Côte d’Or, elle avait aussi désormais pour principal objectif de conserver ses trois étoiles au Michelin. Cela aurait été malvenu de sa part de se joindre au concert de critiques contre les guides gastronomiques3.

Pour toutes ces raisons, une réponse claire à la question « Qui a tué Bernard Loiseau ? » semble impossible. Après l’autopsie médicale, une analyse médico-légale aurait certainement indiqué que Loiseau était bien celui qui avait appuyé sur la détente, confirmant les dif- férentes enquêtes, tandis qu’une psychanalyse post-mortem aurait peut-être mis des mots sur les démons qui le tourmentaient ; mais rien de tout cela ne permet de comprendre, au fond, ce qui a motivé son geste. Ces méthodes conventionnelles restent insuffisantes : pour prendre la mesure des pressions et des forces qui s’exercent sur un individu, il faut prêter attention à la logique du monde social auquel il appartient et les analyser au prisme de celui-ci. Autrement dit, plus que d’une autopsie médicale ou de psychologie médico-légale, c’est d’une « autopsie sociale » que nous avons besoin4.

Comme pour une autopsie médicale, une autopsie sociale doit éviter de traiter l’événement comme une tragédie (aussi tragique soit-il qu’un être humain soit poussé à un tel désespoir), non seulement parce que l’objectif de notre analyse est de réduire les altérations inévitablement

1. William Echikson, « Death of a Chef », op. cit., p. 62.

2. Patricia Cecconello, « Dominique Loiseau aux commandes du groupe Bernard Loiseau SA », Néorestauration, avril 2003, p. 15n397.

3. William Echikson note à propos de Dominique Loiseau qu’« elle a pris soin de ne pas attribuer la responsabilité de cette tragédie aux guides » (« Death of a Chef », p. 67).

Elle n’avait pas caché sa détermination à conserver les trois étoiles, un objectif qu’elle partageait avec le directeur de son restaurant, Hubert Couilloud, et son nouveau chef, Patrick Bertron, selon Steven Greenhouse, « A Restaurant in Mourning Keeps Its Sights on Its Stars », New York Times, 10 septembre 2003, p. D1 et D6.

4. C’est le terme employé par Eric Klinenberg dans sa dissection des « organes » sociaux, politiques et institutionnels de la ville de Chicago : Heat Wave : A Social Autopsy of Disaster in Chicago, Chicago, University of Chicago Press, 2002.

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

24

(25)

créées par la sentimentalité, mais aussi parce que la tragédie est un des modes d’expression grâce auxquels la reconnaissance sociale peut être conférée ; or il est essentiel de comprendre la construction sociale de la reconnaissance pour appréhender la gastronomie française, l’univers social occupé par Bernard Loiseau. C’est pourquoi, même si cela semble contre-intuitif, une autopsie sociale ne s’appuiera pas uniquement sur l’entourage proche du sujet pour la recherche des preuves : les personnes les plus impliquées dans la vie de celui-ci le sont également souvent dans les mécanismes sociaux que nous essayons de comprendre. Par exemple, chaque membre de l’entourage de Bernard Loiseau a eu tendance à reporter la faute sur un autre : les chefs ont accusé les guides et les critiques gastronomiques, éludant les difficultés liées à la profession même de chef ; les guides et les critiques culinaires ont rejeté toute responsabilité, mettant plutôt en cause les finances du cuisinier ; son conseiller financier a démenti ses problèmes d’argent, suggérant qu’il était peut-être psychologiquement fragile ; enfin, son épouse, propriétaire et gérante des sociétés (et qui, de ce fait, continuait d’avoir besoin de la reconnaissance des guides et des rédacteurs culi- naires), a pointé du doigt les pressions liées à la profession, qui auraient contribué à l’instabilité psychologique de son mari.

On faisait ainsi circuler la faute, parce que chacun occupait une place dans l’histoire en train de se raconter. Chacun cherchait à protéger ses intérêts particuliers en fonction de la position qu’il ou elle occupait par rapport aux autres, avec le souci de préserver l’inté- grité de la configuration d’ensemble. Considéré de manière globale, l’entourage proche de Bernard Loiseau – ceux qui se sont manifestés pour tenter de trouver une explication à son suicide – proposait une image en miniature de l’univers de la gastronomie française.

L’ensemble de ces personnes offrait une version microscopique de ce

« champ ». Un champ est un domaine d’activité humaine distinct et relativement fermé sur lui-même, avec son histoire, ses règles et ses institutions propres, mais aussi ses antagonismes, ses ententes, ses ressources et ses récompenses. Ainsi, notre analyse ne porte pas sur Bernard Loiseau, ni sur les grands chefs qui ont occupé ou occupent une position dominante dans la discipline gastronomique, mais nous devrons fréquemment nous appuyer sur des éléments de leur vie (ou de leur mort) pour comprendre plus largement la logique sociale du champ de la gastronomie française.

1. QUI A TUÉ BERNARD LOISEAU ?

25

(26)

Il s’agira de mettre au jour les forces sociales qui opèrent sur le terrain même de ces pratiques. Les occupants de ce champ ne sont pas innocents, dans la mesure où ils ont tous intérêt soit au maintien de ses contradictions et de ses mystères, soit à leur dénonciation. Ces forces sociales, qu’elles soient matérielles ou symboliques, tendent à s’incarner dans des pratiques économiques et culturelles à la fois établies et émergentes, qui attirent des groupes sociaux distincts, prédisposés pour l’un ou l’autre pôle de ce champ. Aussi le genre d’autopsie sociale que nous menons doit-il intégrer d’autres facteurs que ceux qui ont conduit à une mort biologique, notamment à travers une analyse de la vie sociale. Elle inclut l’examen du ou des domaines dans lesquels évoluent les acteurs sociaux, c’est-à-dire du contexte empirique de leur pratique.

Au cours de cette enquête, notre attention se portera sur les grandes lignes de fracture qui parcourent la gastronomie française : ce sont elles qui éclairent les mécanismes sociaux de la hiérarchie institu- tionnelle et de l’autorité symbolique qui la gouvernent – comme la plupart des champs culturels. Dans la gastronomie, l’une des fractures les plus anciennes et les plus importantes est la tension entre pratiques artisanales et pratiques industrielles. C’est-à-dire entre, d’une part, les techniques de cuisine déterminées essentiellement par les com- pétences, l’expérience, les traditions et le talent des grands chefs, et, d’autre part, les pratiques de type industriel principalement organisées autour du déploiement de machines et autres processus technolo- giques aux différentes étapes de la production, de la préparation et de la distribution des aliments. Il ne s’agira donc pas de raconter chronologiquement l’histoire de la gastronomie française, mais de montrer que la trajectoire de ce champ s’est formée pour l’essentiel à un moment particulier. Entre les années 1970 et les années 1990, les lignes de faille qui existaient se sont élargies, jusqu’à menacer de faire éclater l’ensemble de l’édifice. Le caractère social de cette rupture constitue l’objet principal de notre enquête : ce qu’elle révèle de la société et de la culture françaises, mais aussi les façons dont les pratiques artisanales et industrielles ont coexisté. On verra que les failles, parties du centre du champ, se sont étendues à l’extérieur, atteignant des secteurs éloignés, à première vue, des enjeux gastro- nomiques traditionnels. Autrement dit, nous nous intéresserons non seulement aux déplacements des plaques tectoniques qui ont ébranlé

GASTRONOMIE FRANÇAISE À LA SAUCE AMÉRICAINE

26

(27)

l’édifice culturel de la gastronomie, mais aussi aux répercussions de ces mouvements sur d’autres formes de développement (par exemple l’expansion commerciale à la périphérie des villes dans les années 1970 ou la restructuration de la vie et de l’économie rurales dans les années 1980 et 1990). Si nous avons dû élargir l’horizon de notre analyse, c’est parce que : a) les frontières traditionnelles du champ ont elles-mêmes été élargies pendant cette période, devenant moins identifiables alors que de nouveaux acteurs institutionnels faisaient leur apparition ; b) une présentation unique et droite ne rendrait pas compte de changements simultanés dans des domaines aussi disparates. Notre analyse du champ gastronomique progresse donc par étapes, mais sans suivre un cours linéaire.

Dans ce premier chapitre, nous commencerons par donner un aperçu des origines du champ de la gastronomie, d’abord dans l’imaginaire littéraire avant qu’il prenne une forme institutionnelle avec l’invention du restaurant peu après la Révolution. Comme nous le verrons, c’est seulement bien plus tard, au xixe siècle, que le champ gastronomique a acquis ses traits caractéristiques et accédé à une relative autonomie par rapport aux autres champs culturels. Le chapitre suivant (cha- pitre 2, « L’économie symbolique de la gastronomie française ») décrit les structures de croyance et les formes d’organisation sociale qui ont maintenu cette autonomie pendant une grande partie du

xxe siècle. Portant une attention particulière aux règles, aux usages, aux sources de valeur et aux rites de consécration qui ont structuré l’univers d’exception des grands chefs et des grands restaurants, nous considérons la gastronomie comme une source essentielle de pouvoir culturel aux yeux à la fois des Français et du reste du monde. Les deux chapitres qui composent la section suivante analysent l’incursion dans le champ gastronomique, dans les années 1970, des processus industriels et des techniques de marketing commercial, en grande partie sous l’impulsion des entreprises américaines et de leurs homo- logues français. Le chapitre 3 (« La restauration rapide en France : un marché improbable ») suit le développement dans l’Hexagone d’un marché de la restauration rapide à l’américaine, et met l’accent sur ce que l’introduction de la restauration rapide a représenté en termes sociaux, culturels et économiques pour les employeurs, les ouvriers et les consommateurs français, mais aussi plus largement pour le champ gastronomique. Le chapitre 4 (« La cuisine industrielle et la

1. QUI A TUÉ BERNARD LOISEAU ?

27

(28)

Diviser pour tuer

Les régimes génocidaires et leurs hommes de main Abram de Swaan

L’État et les quartiers

Genèse d’une catégorie de l’action publique Sylvie Tissot

La Signification sociale de l’argent Viviana A. Zelizer

Références

Documents relatifs

J'ai raconté un épisode, mais ce qui a été le plus important pour moi c'est d'avoir connu le monde de la coopération, le travail de groupe, qui m'a aidé dans mes rapports avec

L’échelle des coûts sur ces moyens de paiements est assez large et on part d’un virement SWIFT, peu coûteux (15€), jusqu’à un crédit documentaire, moyen de paiement le plus

Compléter le document réponse n°1 Le capteur n°1 doit être sur l’entrée %I1,1 Le capteur n°2 doit être sur l’entrée %I1,2 Le capteur n°3 doit être sur l’entrée %I1,3

Pour un volume de soude versé V B = 6,0 mL, le réactif limitant est la soude, en effet d’après la courbe pH-métrique, le volume équivalent vaut V BE = 10 mL... Détermination

La route est un espace social où se rencontrent de multiples usagers. Les intersections sont des lieux de conflits de par leur nature, il est donc nécessaire de savoir lire

Pour le Gprép : dans la classe ; le complément la classe sélectionne la préposition dans pour exprimer bel et bien une inclusion dans un espace bien défini, la classe en tant que

 Août 2006, pages 12 et 13 Une crise d'intégration des jeunes de milieux populaires Retour sur la grande révolte des banlieues françaises Neuf mois après les troubles qui,

Parmi les emprunts, repas express, marmelade (confiture d’orange), chutney (condiment aigre-oux composé de fruits et de légumes cuits avec sucre, épices et vinaigre),