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Entre mécanisation et incarnation : réflexions sur les neurosciences cognitives fondamentales et cliniques

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Academic year: 2022

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Jean Vion-Dury

Pôle de Psychiatrie Universitaire, Hôpital Ste Marguerite (CHU), 13009 Marseille.

Institut des Neurosciences Cognitives de la Méditerranée (UMR-CNRS 6193)

Chercheur associé au Centre d’Epistémologie et d’Ergologie Comparatives (UMR- CNRS 6059)

Résumé

Entre mécanisation et incarnation : réflexions sur les neurosciences cognitives fondamentales et

cliniques

Les neurosciences cognitives contemporaines bénéficient d’un développe- ment considérable mettant en jeu une pluridisciplinarité remarquable. Cepen- dant, leur fondement philosophique (monisme matérialiste et physicaliste) a des conséquences notables dans les directions de recherche qu’elles privilé- gient mais aussi dans celles qu’elles négligent ou refusent de considérer. Les paradigmes fondateurs des sciences cognitives (en particulier le paradigme cognitiviste et sa conception computationnaliste de l’esprit) influencent de manière notable à la fois les neurosciences cognitives (par exemple dans l’idée que le cerveau biologique est une machine à traiter de l’information) mais éga- lement les neurosciences cliniques, notamment la neuropsychologie. Les conceptions modularistes et localistes concernant des fonctions cérébrales sont ainsi centrales dans cette discipline. Ces hypothèses sur le fonctionnement mental sont discutées ou réfutées par d’autres courants scientifiques ou philo- sophiques et, en particulier, la phénoménologie. Un point central que ne peut résoudre le physicalisme des (neuro)sciences cognitives est l’explication de la conscience. Une étape nécessaire dans la voie de ce difficile problème est pro- bablement la prise en compte de la dimension subjective de l’expérience (ce que ne font pas les protocoles standards des neurosciences cognitives). De plus, la prise en compte de la subjectivité a des conséquences éthiques incon- tournables, notamment en clinique neurologique et psychiatrique.

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Mots-clés: neurosciences cognitives, philosophie de l'esprit, phénomé- nologie, neuropsychologie, localisme

Key words: cognitive neurosciences, philosophy of mind, phenomeno- logy, neuropsychology, localism.

1. INTRODUCTION

Les sciences cognitives, dont l’objet est l’étude de l’intelligence humaine, de sa structure formelle, de ses modélisations possibles, de ses expressions psychologiques, linguistiques et anthropologiques mais aussi de son substrat biologique (Imbert, 1992), constituent un développement majeur de l’activité scientifique de la fin du XXème siècle. Capables de réunir au nom de la recherche sur le fonctionnement cérébral (et plus par- ticulièrement les fonctions supérieures du cerveau humain), notamment l’intelligence artificielle, la psychologie, les neurosciences, la physique et la philosophie, les pré-supposés philosophiques qui leur servent de socle et les directions prises par leur développement les conduisent dans des directions, certes extraordinairement productives et passionnantes, mais qui appellent cependant un questionnement quant à leur pertinence et leur validité. A tel point qu’un philosophe intitulait récemment un article avec cette étonnante question : « Faut-il avoir peur des sciences cognitives ? » (Maldamé, 2002), tout en y répondant, d’ailleurs, de manière plutôt né- gative. En toute rigueur, l’interrogation peut surprendre. Soit les sciences cognitives méritent le statut de sciences parce que notamment elles utili- sent les procédures d’attestation expérimentale et de déduction théorique requises par ce type d’activités humaines et, dans ce cas, nous n’avons pas plus à craindre des sciences cognitives que de la thermodynamique ou de la botanique. Soit il existe implicitement quelque chose qui, dans leur fondation ou leur formulation, conduit à se poser la question d’une éven- tuelle dangerosité relevant, par exemple, soit des problèmes éthiques posés par leur développement et les applications médicales de leurs dé-

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couvertes, soit par le programme philosophique qui les fonde, soit par les deux. C’est ce dernier point qui nous semble devoir faire l’objet des quelques développements qui suivront.

Cette interrogation portant sur les seules sciences cognitives consti- tuerait en soi un objet d’analyse et de débat, mais, parce que le passage d’une psychologie cognitive à une neurophysiologie cognitive est en quelque sorte naturel, puisqu’à la recherche des déterminants neurophy- siologiques des processus de pensée et de conscience, la question posée plus haut se pose également, quasiment inchangée, aux neurosciences cognitives, c’est-à-dire à l’étude des processus cognitifs (perception, mé- moire, schémas d’actions, évaluations, émotions) par les neurosciences armées de leurs propres méthodes d’investigations empiriques (enregis- trements cellulaires, neurochimie, neurophysiologie, imageries, etc.).

Une des difficultés que l’on rencontre quand on tente d’aborder le problème de la pensée est la confrontation entre d’une part des positions théoriques sur le fonctionnement de l’esprit humain, en général proposées par des philosophes et certains psychologues cognitivistes et, d’autre part, des résultats de recherches empiriques qui se développent dans le champ de la psychologie cognitive et dans celui des neurosciences. Ces re- cherches empiriques tentent de décrire correctement des phénomènes mentaux mais aussi tentent de découvrir les processus (psychologiques, cérébraux, neuronaux) qui sont censés en être la cause. Aussi, existe-t-il une circulation constante entre neurosciences et sciences cognitives pour tenter de trouver une base biologique aux postulats des théories de l’es- prit comme aux résultats des sciences cognitives, ou, à tout le moins, pour tenter de spécifier les contraintes naturelles (cérébrales) relatives aux théories portant sur les actes cognitifs (Imbert, 1992). Mais, d’une certaine manière, cette circulation est problématique parce que, on s’en doute, les niveaux d’analyse ne sont pas similaires et parce qu’il n’est pas forcément licite de chercher des causalités entre phénomènes rele- vant de niveaux d’analyse différents.

Dans cet article, nous porterons plus particulièrement notre regard sur les neurosciences cognitives parce qu’elles se situent à l’articulation entre les théories cognitives et les problèmes posés par la clinique, que ce soit en neurologie ou en psychiatrie, même s’il n’existe pas de concor- dance parfaite (loin s’en faut) entre les processus neurophysiologiques,

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les comportements et les processus cognitifs. Par exemple, si pour les neurosciences la notion de « traitement » se rapporte à des mécanismes dont l’explication réside dans l’élucidation de relations causales entre des objets matériels (cellulaires, sub-cellulaires ou biochimiques), pour les sciences cognitives il s’agira de calculs opérant sur des représentations symboliques et leurs transformations (Imbert 1992). Mais bien que les ap- pareils conceptuels soient très différents, on peut se demander si, dans la pratique des laboratoires de neurosciences cognitives, n’existe pas une certaine ambiguïté voire un recouvrement peut-être indu ou mal fondé de ces appareils conceptuels.

Une seconde raison de questionner les neurosciences cognitives est que les concepts qu’elles utilisent (ainsi que leurs modalités d’analyse et de compréhension des processus impliqués dans les fonctions humaines supérieures) se transposent largement à leur tour, d’une part, en neuro- logie clinique par le biais de la neuropsychologie qui tient une place de plus en plus grande dans cette discipline, et, d’autre part, en psychiatrie où les psychiatres tentés par une « organicisation » des pathologies de leurs malades, cherchent dans les nouvelles méthodes d’imagerie et de neurophysiologie les bases plus rigoureuses d’une nosologie finalement assez instable et d’une approche thérapeutique qui reste extrêmement empirique. Et la question, initialement posée pour les sciences cogni- tives, s’étend donc, nous semble-t-il, à la théorie et la pratique des sciences cliniques qui s’intéressent aux maladies du cerveau.

Parmi les nombreux points que nous aborderons dans cet article, il en est un qui concerne directement la question soulevée par Maldamé et qui nous semble particulièrement central dans la démarche des neuros- ciences cognitives chez le sujet normal comme chez le sujet cérébrolésé : il s’agit du réductionnisme (au sens philosophique). Celui-ci constitue le présupposé commun à de très nombreuses recherches qui concernent les processus cognitifs normaux et pathologiques et il est probablement res- ponsable du fait que ces recherches atteignent rapidement leurs limites.

Plus encore, et sous-jacents au réductionnisme, se révèlent des choix phi- losophiques (explicites ou non) qui sous-tendent et polarisent le déve- loppement récent des disciplines s’intéressant aux processus cognitifs.

Et ces postulats philosophiques soulèvent,volens, nolens, la question fondamentale de notre condition d’homme, c’est-à-dire qu’ils sont por-

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teurs d’une anthropologie spécifique. Qu’on en juge: « récemment un corps de disciplines hétérogènes se sont regroupées autour d’une idée purement philosophique, voire métaphysique. Ces disciplines [...] qu’on nomme sciences cognitives [...] partagent une thèse philosophique am- bitieuse : [...] pouvoir expliquer de façon physicaliste le fonctionnement de l’esprit humain. [...] Est physicaliste tout chercheur qui nie l’existence dans le monde, d’autres entités que matérielles » (Barberousse et coll, 2000, p 225 et suivantes).

En réalité assez rares sont les chercheurs en neurosciences cogni- tives ou les médecins (neurologues ou psychiatres) qui se posent la ques- tion des fondements philosophiques et s’engagent dans une critique épistémologique de leur discipline. Qu’au niveau d’un laboratoire de neu- rosciences cette négligence puisse avoir des conséquences sur la nature des programmes de recherches, qui se feront toujours ainsi sous un même éclairage paradigmatique, nous semble un inconvénient sévère mais dont on peut penser que les limites intrinsèques de ces programmes et de leur réalisation conduiront les chercheurs à une prise de conscience plus ou moins tardive et/ou radicale d’un certain nombre d’impasses générées par ce réductionnisme omniprésent et imposé. Il n’en est pas de même des disciplines médicales qui, en plus des mêmes problèmes épistémolo- giques, ont à gérer une éthique (au moins unethos, un habitus, une ma- nière d’être) dont l’urgence et la nature sont dictées largement par la relation avec le malade. Et la position éthique en ce domaine, comme dans d’autres, doit en droit se fonder sur une métaphysique ainsi que nous le rappelle H. Jonas (1990, p 40, 95-99)1, laquelle pourrait s’avérer, le cas échéant, incompatible avec la métaphysique du matérialisme physi- caliste et du réductionnisme des neurosciences cognitives.

Après avoir ainsi envisagé la question des fondements philoso- phiques des neurosciences cognitives et les débats qui en découlent, notre propos, dans cet article, sera triple : a) tenter de repérer au sein de nos

1C’est d’ailleurs un des paradoxes de l’éthique médicale institutionnelle que de refuser, en général, de se fonder sur une ontologie ou de se construire sur une métaphysique par crainte de se retrouver confrontée à une autre ontologie que celle du matérialisme ou par refus de se laisser entraîner dans le questionnement religieux. Du coup, l’éthique médi- cale semble philosophiquement assez faiblement fondée, parce que finalement fondée de manière, en quelque sorte, négative.

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conceptions et des recherches concernant la cognition normale et patho- logique ce qui relève du paradigme2cognitiviste et nous semble limiter de ce fait nos capacités à bien saisir les processus complexes de la pen- sée, b) analyser les limitations dans les neurosciences cognitives fonda- mentales et cliniques qui sont consécutives à la conception réductionniste et modulariste majoritaire en ces domaines et envisager les conséquences (notamment éthiques) de cette approche sur le diagnostic et la prise en charge des patients et c) tenter de décrire des approches alternatives qui seraient de nature à mieux aborder ce problème terriblement difficile de la recherche sur la pensée humaine, en proposant l’idée que l’observation clinique a beaucoup à nous apprendre sur la structure de l’esprit, peut-être au prix de son affranchissement des modèles neuropsychologiques do- minants.

2. LES FONDEMENTS : LA PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT CONTEMPORAINE

Comme nous l’avons vu, le programme scientifique des (neuro)sciences cognitives n’est pas suspendu en l’air, comme généré par une scientificité idéale. Ce programme est fondé sur une approche philo- sophique dont l’essentiel a été mentionné plus haut et dont nous allons dé- ployer les principales caractéristiques et les limites.

2.1. La philosophie de l’esprit ou philosophie cognitive

La philosophie de l’esprit vise à rendre compte de l’essence des phé- nomènes mentaux qui intéressent des organismes réels, non pas directe-

2Ici la notion de paradigme est prise dans le sens que lui donne de Kuhn (1983). Un pa- radigme de la science à une époque donnée est un modèle de travail scientifique réel (avec des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux) qui donne naissance à des traditions particulières et cohérentes de recherche scientifique. Un pa- radigme est donc un ensemble de convictions qui sont partagées par la communauté scientifique mondiale. Dans l’esprit de Kuhn, l’astronomie ptolémaïque est un para- digme. Le modèle de travail scientifique des sciences cognitives au sens large nous semble avoir également la structure d’un paradigme.

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ment sur des bases empiriques, mais par le biais d’une analyse des concepts mentaux (Dokic, 2000).

La philosophie de l’esprit (ou philosophie cognitive) ne constitue pas une philosophie de la connaissance telle qu’elle a pu être pensée dans des philosophies occidentales comme celle de Descartes, Leibniz , Kant Hegel etc… car la cognition n’est pas, dans cette philosophie, connais- sance. La cognition est ici définie comme « toute forme de traitement de l’information (perception, mémoire, schéma d’action, évaluation) qui per- met à un organisme humain ou non humain de s’adapter de manière flexible à l’environnement » (Pacherie et Proust, 2004). La philosophie cognitive met donc la notion d’information au centre de la cognition. La cognition ainsi définie se donne pour tâche d’explorer l’ensemble des champs conceptuels ouverts par le paradigme informationnel.

La philosophie de l’esprit, dans son courant majoritaire, s’organise autour de trois décisions : a) son champ d’investigation est délimité à l’aide de la psychologie du sens commun3et de la thèse de la croyance et du désir qui est inhérente à cette psychologie; b) l’ensemble des pro- blèmes de la philosophie est subsumé de sous trois grandes catégories l’intentionnalité4, la rationalité, et la conscience et, c) le recours aux sciences cognitives est utilisé pour expliquer l’esprit, en convoquant plus particulièrement les modèles computationnels et représentationnels5(Fi- sette et Poirier, 2000, p.288).

2.1.1. Un programme réductionniste et de naturalisation des états men- taux.

Le courant principal de la philosophie de l’esprit contemporaine s’appuie donc, d’une part, dans son fondement philosophique sur le pos- tulat physicaliste et matérialiste et, d’autre part, dans son approche théo-

3Il s’agit du schème conceptuel dont on se sert quotidiennement pour décrire, prédire et expliquer le comportement d’autrui.

4L’intentionnalité est le trait fondamental à l’ensemble des phénomènes psychiques : le fait qu’ils sont à propos de quelque chose, qu’ils soient dirigés vers quelque chose (Fi- sette et Poirier , 2000, p 26).

5Unereprésentationmentaleestunobjetpsychiquepossédantcertainespropriétésintentionnelles.

Lathèsereprésentationalistecartésiennedel’espritproposequel’espritestreprésentationnel,c’est- à-direqu’ilreprésentelemonded’unecertainemanière(Fisetteet Poirier , 2000, p 184 et 122).

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rique (modélisation) et empirique, sur les sciences cognitives (Dupuy, 2000, p 35). Ce physicalisme constitue un monisme matérialiste affir- mant qu’il existe une seule identité psycho-physique matérielle et non pas un corps différent d’un esprit. Dans ce monisme matérialiste, l’esprit n’est pas séparable du corps : le cerveau, organe formé de particules et de molécules, produit de la pensée. La destruction du cerveau conduit à l’ar- rêt de la pensée ; rien n’indique que l’esprit, sous une forme ou une autre, soit différent de la production de ce conglomérat physicochimique cor- ruptible.

Tout dualisme (notamment des essences comme le dualisme carté- sien) est rejeté, même si certaines positions en philosophie cognitive comme le fonctionnalisme6, l’épiphénoménisme7ou le monisme anomal de Davidson8 peuvent parfois apparaître comme des dualismes plus ou moins cryptiques.

Le postulat physicaliste présuppose un réductionnisme philoso- phique. « Réduire une notion c’est la définir en termes d’autres notions, arriver ainsi à l’éliminer de la liste des entités de base à l’intérieur d’un certain champ de recherche ou discipline scientifique et, éventuellement, montrer que l‘entité présumée ainsi réduite n’existe pas réellement ». En un autre sens, plus restrictif, c’est « affirmer une doctrine selon laquelle tout énoncé doué de signification (et non analytique) équivaut à une construction logique à partir de termes de base qui renvoient à une expé- rience immédiate ou encore aux objets physiques, à leurs propriétés ainsi qu’à leurs mouvements dans l’espace-temps » (Nadeau, 1999). Le ré- ductionnisme constitue un principe d’économie ontologique (rasoir d’Oc- cam)…. Il suppose une base empirique à la connaissance. Dans le processus de réduction, on réalise l’intégration logique de deux théories

6Le fonctionnalisme pose que le cerveau agit comme un système de fonctions logiques.

Le fonctionnalisme est une thèse selon laquelle les phénomènes mentaux sont consti- tués par leur position relationnelle dans un réseau de relations causales entre des entrées sensorielles, d’autres états mentaux et des sorties motrices (Dokic, 2000).

7Cette théorie postule que les propriétés mentales ne sont responsables de rien concer- nant les propriétés physiques : elles sont des épiphénomènes (selon Kim).

8Davidson propose une identité entre corps et esprit, sans réduction du psychique au physique, car contrairement aux évènements physiques, il n’y a pas de lois causales sub- sumant les évènements psychiques. Il s’agit là d’un dualisme des propriétés.

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scientifiques en une seule et même construction déductive par le biais de dérivation des concepts et des propositions de l’une à partir des concepts et des propositions de l’autre ; par exemple les états mentaux sont réduits à des états neurophysiologiques, lesquels peuvent être décrits,in fine, par des états de particules atomiques. « L’homme neuronal » de Changeux (1983) constitue une illustration particulièrement frappante de la dé- marche du réductionniste en neurobiologie.

Une forme particulière et assez extrême de réductionnisme en sciences cognitives est le matérialisme éliminativiste qui estime même que la psychologie du sens commun (croyances, désirs, peurs, intentions, perceptions) à la base de la philosophie de l’esprit est une théorie inutile, imprécise voire même fausse et suggère de la remplacer par les concepts des neurosciences qui offriront un vocabulaire plus raffiné des états men- taux, rendant mieux compte de l’activité interne des sujets. Dans ce cas, les états mentaux sont en dernier ressort quasi-identifiés à des états céré- braux (Churchland, 2002).

L’éliminativisme correspond d’ailleurs à une tradition majeure des théories modernes de l’esprit. Contrairement à la tradition représenta- tionnaliste qui soutient que toute théorie de la cognition doit postuler des états mentaux représentationnels (ou « intentionnels » ou « séman- tiques ») dont la fonction est d’encoder les états du monde, l’éliminati- visme affirme que ces mêmes théories peuvent se passer de notions sémantiques comme la représentation, le vocabulaire adéquat pour for- muler ces théories étant neurologique, comportemental ou syntaxique (Fodor et Pyslshyn, 2003).

Dans le cadre du postulat physicaliste, la philosophie cognitive (et les neurosciences cognitives) génère un programme de naturalisation étendue des processus mentaux (en particulier intentionnalité et conscience) qui propose de considérer que les phénomènes mentaux sont des phénomènes naturels et tente de comprendre et d’expliquer comment des processus physiques peuvent leur donner naissance (Pacherie, 2004).

Plus précisément, dans le cas des neurosciences cognitives, il s’agit, à partir d’une analyse fonctionnelle des états mentaux de montrer comment les mécanismes neurophysiologiques causent ces états mentaux. La na- turalisation consiste ainsi à rendre intelligible le fait qu’une entité puisse avoir des propriétés caractéristiques à la fois de la matière et du mental

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et à faire disparaître l’hétérogénéité apparente qui sépare ces propriétés (Roy et coll, 2002). Cette naturalisation est dans la droite ligne de la phi- losophie de Quine (1908-2000) qui consiste notamment à refuser d’iso- ler la réflexion philosophique des explications scientifiques, dans une circulation entre sciences cognitives et épistémologie. Ce projet d’une épistémologie naturalisée de Quine est l’héritier du positivisme logique et de la philosophie analytique née au début du XXèmesiècle.

2.1.2. Le paradigme informationnel au cœur de la problématique Le paradigme informationnel, qui est central dans la philosophie co- gnitive, se base, comme son nom l’indique, sur le concept d’informa- tion. Mais s’il est un concept étendu, voie ambigu et évolutif, c’est bien celui-ci. Dans le langage scolastique, en accord avec l’étymologie, in- former c’est donner une forme, façonner (XVèmesiècle) et, au figuré, « re- présenter idéalement », « former dans l’esprit » (Rey, 1992). Le mot a évolué pour avoir le sens de « faire connaître quelque chose à quelqu’un » (Lalande, 1926), mais ce n’est qu’après 1950 qu’il aura les multiples sens que lui accordent les mathématiques et la physique de la transmission des signaux. C’est Shannon qui, en 1948, introduisit une définition quantita- tive de l’information dont l’unité est le digit binaire ou bit qui permet de calculer la quantité d’information que produit la source d’un message (Triclot, 2007).

C’est donc avec la cybernétique (qui est la science et la théorie des automates) que, dans les années 1940-50, le sens du mot « information » s’est considérablement transformé. Et que l’on a commencé à penser le monde en termes d’information, inventant alors une nouvelle cosmologie (Triclot, 2007) que l’on peut identifier tous les jours dans le discours des chercheurs en neurosciences cognitives.

Les développements du paradigme informationnel au début de la cybernétique allaient produire ainsi de nouvelles possibilités d’explication du monde dans lequel, à coté de la matière et de l’énergie, l’information s’échange, circule et se transforme. Cette information, immatérielle, va être assez rapidement pensée également à partir de l’entropie (dans la dé- finition qu’en donne la thermodynamique statistique d’expression du désordre dans une collection de particules) comme une mesure du degré

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d’organisation d’un système matériel (opposé à la désorganisation en lien avec la croissance d’entropie) (Triclot, 2007, p. 264). C’est ainsi que Brillouin confirmera l’équivalence entre information et négentropie (ou entropie négative), constituant une théorie physique (et non plus seule- ment mathématique) de l’information. Ainsi, pour Weiner, un des fonda- teurs de la cybernétique, si l’information est le concept opposé à l’entropie, alors les organismes vivants sont des messages, des formes provisoires qui résistent au chaos et à la désintégration (Jacquot et Tré- molières, 1970) au prix d’une dépense d’énergie qu’ils peuvent renouve- ler grâce aux métabolismes9. L’organisme est ainsi compris comme un ensemble de formes stabilisées par l’homéostasie et qui résistent jusqu’à la mort en consommant de l’énergie et en créant des structures ordon- nées : macromolécules, organites, organes…

En somme, le concept d’information apparaît paradoxalement à la fois : a) comme l’aboutissement du réductionnisme qui transforme les êtres vivants en machines, la pensée en simple calcul ou le sens en un simple jeu de signes (et on voit ici toute la logique de la sémiotique lin- guistique se profiler) selon un paradigme déjà à l’œuvre dans les auto- mates de Vaucanson (Vion-Dury, 2008a) et, b) comme une dimension immatérielle de l’univers.

2.1.3. Une conception psycholinguistique de l’esprit

Un autre élément essentiel de la philosophie cognitive est la concep- tion psycholinguitique de l’esprit qu’elle promeut. Cette conception pro- vient de la philosophie analytique (fondamentalement une philosophie du langage) qui propose que la philosophie est analyse logique linguis- tique (phrase, proposition, signification). La philosophie cognitive, ainsi que les sciences cognitives, assument en effet complètement les évolu- tions remarquables de la linguistique du XXème siècle. D’une part, à la suite de Saussure (notion de signe) et de Frege (notion de référence), toute une conception structurale du langage (avec Jacobson et la linguistique

9Un métabolisme est un flux de matière et/ou d’énergie passant au travers d’un orga- nisme (par exemple métabolisme du glucose) (Jacquot et Trémolières, 1970).

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structurale) va se développer, et, d’autre part, avec les philosophes de la logique et du langage (Frege, Wittgenstein, Russel, Ryle notamment), le langage va apparaître comme un calcul logique sur les symboles qui re- présentent la réalité, en insistant sur la différence entre sens et référence (Ludwig , 1997 ; Farago, 1999).

Ce courant fondamental va être nommé « tournant linguistique » (« linguistic turn ») et sera à l’origine d’une conception de l’esprit dans laquelle a) les pensées sont « localisées » dans le langage et, b) sur un plan philosophique, dans la proposition que l’explication philosophique de la pensée se résout dans l’explication philosophique du langage10. On notera d’ailleurs la proximité de cette position avec celle du cercle de Vienne (néo-positivisme logique, ou empirisme logique) dont Carnap, l’un des principaux animateurs, fut également un précurseur du tournant linguistique soutenant que le langage physicaliste devait devenir le lan- gage de toutes les sciences, psychologie incluse. Ainsi, les pensées et les significations exprimées par les phrases sont en quelque sorte « expul- sées » hors de l’esprit et l’analyse des pensées consiste rechercher les formes logiques sous-jacentes au langage (Pelletier, 2004).

On voit ainsi la proximité épistémologique entre, d’une part, cette conception logiciste du langage et, d’autre part, le physicaliste réduc- tionniste que nous avons mentionné dans l’introduction.

Cette conception psycholinguistique de l’esprit est très présente dans les sciences cognitives. Elle est également facilement décelable dans le discours des (neuro)sciences cognitives, la structure des expériences de laboratoire et l’interprétation de leurs résultats, comme, d’ailleurs, dans le désir de réaliser une généralisation de la sémiotique y compris dans le vivant par le biais d’une biosémiotique qui se situe dans l’articulation entre la biologie et les sciences du langage, particulièrement la séman- tique (Timsit Berthier, 2007).

Cependant, dans le développement de sa théorie de la signification et de la division du travail linguistique, Putnam (2003) critique la ten- dance de la linguistique, de la philosophie linguistique et des sciences co- gnitives à considérer la cognition comme purement individuelle sans tenir

10Ainsi, par exemple : « La pensée est la proposition pourvue de sens » et « La totalité des propositions est la langue » (Wittgenstein, Tractatus, 4 et 4.0001).

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compte du monde (notamment social) dans lequel évolue le sujet, c’est à dire à négliger la dimension sociale de la cognition. Nous retrouverons ce type de critiques, sous un autre mode, dans l’approche phénoménologique (cf. § 7)

2.2. Critiques principales de ce programme philosophique

Pour autant, tous les auteurs ne souscrivent pas à cette conception, certes majoritaire, de l’esprit. D’une part, de nombreux philosophes s’in- quiètent du peu de place laissé à d’autres philosophies comme par exemple les philosophies de la conscience (comme la phénoménologie et l’existentialisme), d’autres psychologies (comme le béhaviorisme ou la psychanalyse), ou d’autres sciences (les sciences sociales et les sciences de l’homme) (Dupuy, 2000). Et en tout état de cause, il y a là un débat phi- losophique très fort, bien qu’étouffé par les tenants (majoritaires) du mo- nisme matérialiste et du réductionnisme physicaliste. D’autre part, des questions très difficiles (ontologiques, métaphysiques) se posent égale- ment. Peut-on, par exemple, éliminer d’un revers de la main toutes les théories ou philosophies dualistes dans lesquelles l’âme est séparée du corps ? Car, en définitive, nous avons bien peu de d’arguments théoriques ou même empiriques pour le faire et nos connaissances actuelles en neu- robiologie ne nous permettent en aucun cas de conclure de manière tel- lement affirmative dans un sens comme dans l’autre. Les traditions religieuses occidentales (christianisme) et orientales (bouddhisme) ne nous offrent-elles pas, en ce domaine, de sérieuses raisons de questionner le monisme matérialiste, pour peu que l’on ne fasse pas sien un rationa- lisme dogmatique ?

Indépendamment de ces débats très délicats, il nous semble que le réductionniste physicaliste qui fonde à la fois les (neuro)sciences cogni- tives et sous-tend la philosophie de l’esprit dans son courant majoritaire tel que nous l’avons présenté, peut recevoir trois critiques : majeures: a) le problème de l’ignorance de la position en 1ère personne et de la sub- jectivité, b) le changement du concept même de matière, c) la générali- sation discutable du postulat représentationnel.

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2.2.1. Réductionnisme et le problème de l’approche en 1èrepersonne.

Tout d’abord, la position réductionniste (qui souvent devient une position simplificatrice en passant de la philosophie à la pratique) est né- cessaire dans une réalisation pratique de programmes de recherches dans les laboratoires ; elle n’est pas sans avoir permis de considérables pro- grès sur lesquels tous les jours nous nous appuyons en neurosciences fon- damentales et cliniques. Cependant, ce réductionnisme physicaliste est incapable non seulement de commencer à expliquer l’apparition de l’ex- périence consciente à partir d’un substrat matériel dont aucune propriété n’a la moindre parenté avec elle (c’est le « hard-problem » de la philoso- phie de l’esprit), mais plus encore, il n‘offre aucune piste pour nous in- diquer comment on pourrait aborder ce difficile problème (Fisette et Poirier, 2000, p 284 ; Bitbol, 2008). Car, si c’est un point non négligeable d’obtenir des corrélats neuronaux de la conscience (qui par ailleurs est le plus souvent incomplètement ou grossièrement définie), ces corrélats neu- ronaux (oscillations rapides, liage neuronal…) ne nous indiquent en rien comment la conscience survient et encore moins pourquoi.

L’autre difficulté, largement en lien avec la première, est que les (neuro)sciences cognitives adoptenta priori, par un postulat objectiviste venant des sciences naturelles, une position dite en troisième personne, dérivant de la position adoptée dans la physique expérimentale classique qui conduit des expérimentations dans un laboratoire considéré comme un isolat de la nature et qui travaille sur un objet d’expérience existant en soi et parfaitement différencié de l’expérimentateur, lui même considéré comme objectif (neutre) face à la situation expérimentale (Chevalley, 1995). En réalité, cette position est intenable parce que, quand on réalise des expériences de neurosciences cognitives, on voit bien que l’approche strictement objective (en troisième personne) ne suffit pas. Très souvent la variabilité des réponses comportementales, neurophysiologiques, ou d’activation (IRMf) peut trouver une explication dans la manière dont l’expérience a été vécue par le sujet, donnant ainsi un rôle potentiel im- portant aux approches tenant compte de la subjectivité (approches en pre- mière personne).

Il en est d’ailleurs de même quand on aborde le diagnostic en neu- rologie. La démarche diagnostique objectiviste est une démarche qui met

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en exergue le manque, la lésion. La caractérisation objective des symp- tômes, la démarche critériologique dont on sait l’utilité dans la stratégie thérapeutique ne nous disent strictement rien sur la manière dont l’orga- nisme malade a compensé le déficit et dont le patient vit, personnelle- ment, sa maladie. Or cette discussion n’est pas nouvelle puisque Goldstein soulignait dès 1934, que l’analyse des atteintes de fonctions isolées du système nerveux ne tenait pas compte des compensations que ce même système nerveux mettait en place pour maintenir une activité la moins dégradée possible (Goldstein, 1983). Nous y reviendrons.

Ce qui est pour le moins étonnant, c’est que ce blocage quant au ca- ractère central de la subjectivité dans les expérimentations (et parfois la clinique) fait l’objet d’un déni quasi généralisé. Dans le meilleurs des cas, on le minimise ou on part du principe que les progrès actuels des (neuro)sciences (cognitives) vont le faire disparaître.

2.2.2. Un matérialisme périmé?

La seconde limite majeure de ce programme philosophique est que la prémisse physicaliste des (neuro)sciences cognitives (et du monisme matérialiste) repose sur une physique en quelque sorte désuète. Qu’est-ce qu’un physicalisme (en philosophie de l’esprit) qui ignore les profonds changements contemporains du statut des sciences physiques prises comme modèle (pour revue, cf. Paty, 2003) ? Car si la physique des sys- tèmes non linéaires, celle des systèmes thermodynamiques éloignés de l’équilibre ou celle des systèmes chaotiques commence à être intégrée dans le paradigme connexionniste-émergent et a fait son apparition dans la constitution des programmes de recherches empiriques (en les renou- velant d’ailleurs de manière considérable), la mécanique quantique reste globalement ignorée de la quasi-totalité chercheurs des laboratoires de neurosciences et de psychologie cognitive, voire peut-être même des phi- losophes de l’esprit, à la fois dans ses concepts et dans ses conséquences épistémologiques (Bitbol, 2000 ; Nikseresht, 2005). Parmi les questions difficiles soulevées par la mécanique quantique (tableau n°1), notons, parmi d’autres : a) la structure discontinue de la matière qui au niveau quantique ignore les variations infinitésimales de la mécanique classique, b) le caractère à la fois corpusculaire et ondulatoire des particules, c) l’im- possibilité de localiser la matière (les particules) dans l’espace, d) l’in-

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terdépendance entre la particule analysée et le système d’analyse (Bit- bol,1996 ; Klein, 1998). Le modèle standard de la physique des particules s’appuie à la fois sur la physique quantique décrivant le comportement de la matière à petite échelle et sur la relativité rendant compte des situa- tions dans lesquelles les vitesses des particules ne sont pas négligeables par rapport à celle de la lumière. Dans ce modèle, la particule n’est pas un point matériel mais un quantum de champ, lequel champ est un opé- rateur en lien avec tous les états possibles de la particule. Alors que le concept de matière recouvrait, en physique classique, ce qui se conserve au cours des transformations (Lavoisier), en mécanique quantique, la ma- tière, qui ne se conserve pas, se fond dans l’énergie, laquelle n’est qu’un être mathématique particulier.

Se pose donc la question radicale de ce qu’est ce monisme matéria- liste qui passe à côté la profonde mise en question par la physique quan- tique du concept ordinaire de matière. Ainsi « un bon matérialiste convaincu que tout est issu d’une réalité non spirituelle, ne peut plus l’être que métaphysiquement. Les évolutions récentes de la physique, parce qu’elles l’empêchent de décrire trop naïvement le principe ou l’objet au cœur de sa philosophie, l’obligent à une sorte de renoncement ». (Klein, 1998).

2.2.3. Tout n’est-il que représentation?

Le postulat représentationnel dérive de la conception cartésienne dans laquelle l’esprit est un domaine interne de représentations et de pro- cessus, situé dans un crâne (Dreyfus, 1983 ; Van Gelder, 2003). Selon Descartes, la relation fondamentale que notre esprit entretient avec le monde est de se le représenter et de le penser. Ainsi, une chose (le sym- bole, la configuration d’états) tient lieu d’autre chose (une partie du monde). La conception cartésienne conduit à penser que l’esprit est un théâtre dans lequel le sujet conscient assiste à un spectacle composé d’ap- parences. Avoir une pensée, selon le représentationnalisme, est en fait avoir un objet devant les yeux de l’esprit (Fisette et Poirrier, p 73 et seq).

On saisit ici l’impact philosophique considérable de la découverte des lois de l’optique par Képler et Descartes au XVIIèmesiècle. Par la géo- métrisation de la vision, l’homme se rend compte que, dans l’œil, il se construit une image du monde sous la condition d’une déformation géo

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Mécanique classique Mécanique quantique Les variables dynamiques sont définies avec une

précision arbitrairement grande. Les variables « conjuguées » (position et vitesse, énergie et temps) ne peuvent être déterminées en même temps avec précision.

Les variables caractérisent complètement l’état

du système considéré. L’équation qui décrit le système est déterministe mais elle ne peut recevoir qu’une interprétation en physique statistique. Le système est décrit par un vecteur d’état.

L’évolution du système au cours du temps est prédictible : état final est déterminé à partir de l’état initial (équations du mouvement).

Il existe un indéterminisme intrinsèque. L’évo- lution du système ne peut être prédite que sur un plan statistique : une solution possible.

Les interactions entre le système objet et le sys- tème-appareil de mesure ne modifient pas le sys- tème-objet

Toute interaction entre le système-objet et le sys- tème-appareil de mesure modifie de manière ir- réversible et imprédictible l’état du système objet après la mesure (Heisenberg).

La description est possible dans l’espace et le temps (formesa prioride la sensibilité chez Kant). La saisie à partir de nos sens est possible.

L’absence de représentation spatio-temporelle conduit à l’impossibilité de correspondance avec nos sens.

La position de l’observateur est fixe. La démarcation entre le système objet et l’in- strument de mesure est variable.

La nature est divisée en une région de l’objectif

et une région du subjectif. La nature est divisée en une multitude de régions plus ou moins superposées, différenciées par le genre de questions que nous posons et par le degré d’interférence que nous créons avec elle dans l’ob- servation.

Les objets physiques possèdent en eux-mêmes

des propriétés. Les objets quantiques, avant l’expérience, ne

peuvent être clairement définis. Ce ne sont pas véritablement des objets puisque leurs propriétés ne peuvent être définies antérieurement à l’ob- servation.

Les observations sont indépendantes du contexte. Les observations sont contextuelles.

Les principes de bivalence [a], de non contra- diction et du tiers exclu sont universellement admis.

Le principe de bivalence est invalidé (la particule = onde et corpuscule) en l’absence de référence à un dispositif d’attestation.

La probabilité est celle d’un événement qui

survient ou ne survient pas de lui même. La probabilité est celle d’un fait dont l’occur- rence ou la non occurrence intersubjectivement attestée est suspendue à l’interposition d’une certaine structure expérimentale.

[a] Principe de bivalence : « Quelle que soit la proposition p, p est soit vraie, soit fausse ». Le principe de non contradiction rend mutuellement exclusives les deux valeurs de vérité (vrai/ faux);

on peut dire : « Quelle que soit la proposition p, soit p est vraie et non p est fausse, soit p est fausse et non p est vraie » ou « Quelle que soit la proposition p (p ou non p) est vraie ». En vertu du principe de bivalence, la disjonction d’une proposition et de sa négation couvre exhaustivement le champ de vérité. Enfin, il n’y a de place pour nulle tierce proposition (tiers exclu).

Tableau 1. Quelques éléments comparatifs entre mécanique quantique et mé- canique classique d’après Klein (1996), Chevalley (1995) et Bitbol (2000).

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métriquement réglée (son inversion) de l’image des choses du monde ex- térieur. Ceci conduit à un changement de la manière de penser la relation homme / monde : l’homme devient un spectateur muni d’un appareil op- tique (l’œil) et le monde, ce théâtre aux effets réglés par les mathéma- tiques (pour revue, cf. Chevalley, 1995 ; Vion-Dury, 2008a). On a ici une illustration de la genèse et des conséquences de thèses physicalistes.

Ce qui échappe à la conception cartésienne de l’esprit est le fait que l’esprit peut aussi se définir par ce que l’on fait à l’intérieur des possibi- lités offertes par l’environnement et le groupe social. Dès lors, la notion de représentation nous gêne pour penser comment nous sommes inclus dans le monde, en quelque sorte enchâssés et aptes à y réaliser toutes sortes d’adaptions dans lesquelles les processus représentationnels n’ont pas forcément une grande part. Rien n’indique, finalement, que notre comportement pratique puisse n’être causalement expliqué que par les ressources cartésiennes telles que représentations, règles, procédures al- gorithmes etc. Ce type de critiques formulées par Ryle et Heidegger, no- tamment, conduit à une remise en cause du concept de représentation dont on trouve également une critique sévère chez Edelman (1990, p 360).

3. COGNITIVISME, CONNEXIONNISME ET SCIENCES COGNITIVES

Nous avons vu qu’il existe donc une sorte de circulation entre les conceptions de la philosophie de l’esprit contemporaine et les sciences (psychologie, neurosciences, neuropsychologie) qui s’intéressent à la co- gnition. Nous avons vu que la philosophie de l’esprit contemporaine adopte une conception des processus de pensée sur la base des modèles des sciences cognitives construits autour des concepts de computation, de représentation et d’information et qu’elle promeut une conception psycholinguistique de l’esprit. Il nous faut maintenant aller plus avant dans la description de ce que sont les sciences cognitives.

On peut discerner deux grandes étapes dans la construction des sciences cognitives. La première, fondatrice, doit beaucoup à l’émergence de la cybernétique et de l’informatique (Andler, 2001 ; Dupuy, 1999,

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2000, 2004) : il s’agit du paradigme11computationnel-représentationnel (CR) ou paradigme cognitiviste. La seconde, plus tardive (vers les an- nées 1970) a vu l’apparition du paradigme connexionniste-émergent (pa- radigme C-E) (Roy et coll, 2004). Dans le paradigme cognitiviste, l’information traitée est analysée au seul niveau strictement logique comme une évolution des états du calculateur universel qu’est la machine de Turing et sans que la manière dont ces états sont obtenus ou réalisés (implémentés) dans une machine ou un organisme particulier soit envi- sagée. En revanche, le paradigme connexionniste insiste sur le niveau et le système dans lequel les calculs s’effectuent et sont implémentés (Proust et Pacherie, 2004).

Trois points essentiels sont à considérer. D‘une part, l’on ne peut pas assimiler sciences cognitives et cognitivisme lequel n’est qu’une pro- position (en général plutôt désormais abandonnée et historique) au sein des sciences cognitives (Andler, 1992), sous peine de faire une faute épis- témologique. D’autre part, il faut bien comprendre que ces paradigmes des sciences cognitives ont été développés par des psychologues et des philosophes de l’esprit et non des neurobiologistes. Il s’agit donc là de ré- flexions théoriques sur le fonctionnement de l’esprit, en quelque sorte complètement désincarnées, au moins dans le cognitivisme classique (pa- radigme C-R). Enfin, ces deux paradigmes sont représentationnels.

3.1. Le paradigme computationnel-représentationnel (paradigme cognitiviste)

Les postulats principaux de ces modèles cognitivistes initiaux sont, de manière résumée, les suivants (Andler, 1992, 2001 ; Dupuy, 1999, 2000, 2004 ; Roy et coll, 2004). On peut modéliser le fonctionnement cé- rébral comme celui d’un calculateur, car la pensée est réductible à un cal- cul sur les symboles (ou computation) : « penser c’est calculer ». L’esprit manipule des symboles discrets selon des ensembles de règles (voir ta- bleau 2). Ces symboles assurent une représentation.

11Ici, la notion de paradigme constitue peut-être un abus de langage. Le mot modèle serait plus adapté. Il n’en est peut-être pas de même quand on parle de paradigme in- formationnel.

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Paradigme C-R Paradigme C-E

(symbolique) (sub -symbolique)

Lieu d’encodage de

la connaissance Dans les structures symboliques. Dans la configuration des coeffi- cients numériques d’activation des divers processeurs connectés.

Entités assurant les descriptions cogni- tives

Les symboles (au sens syntaxique

ou sémantique). Les constituants des symboles (ac- tivités des unités individuelles de transformation dans les réseaux).

Niveau d’analyse du

paradigme Conceptuel. Sous-conceptuel.

Entités sémantique-

ment interprétables Activation d’éléments individuels. Configurations d’activités.

Contenu sémantique Dans les expressions (ce qui est écrit sur le ruban de la machine de Turing).

Dans les nœuds (unités ou ensemble d’unités).

Langage de la pensée Présent. Absent.

Le système de règles

porte Sur la manipulation symbolique. Sur la propagation de l’activation.

Représentations Locales, complexes. Distribuées, atomiques.

Avec une structure logico-syntaxique. Sans structure logico-syntaxique.

Les représentations manifestent une structure combinatoire de constitution ainsi qu’une sémantique combinatoire.

Les représentations ne manifestent au- cune structure combinatoire de consti- tution ou sémantique combinatoire.

Lois fondamentales Manipulation de symboles. Equations différentielles.

Machine équivalente Machine syntaxique dont les transi- tion d’état répondent au critère sé- mantique de cohérence. Machine de Von Neuman, Machine de Turing.

Machine analogique.

Systèmes dynamiques.

Variables Discrètes. Continues.

Stockage Simple. Complexe: récupération de configu-

rations d’activités.

Inférences Logiques. Statistiques.

Contraintes Dures. Souples.

Traitement Séquentiel. Parallèle.

Mise en mémoire et

récupération Simple : dans un lieu et pour un contenu (indexation) : le contenu est trouvé par l’adresse.

Complexe : activation d’éléments de plusieurs réseaux. L’adresse est trou- vée par le contenu.

Combinaison des

unités sémantiques Par concaténation. Par superposition.

Niveau des interpréta-

tions sémantiques. Au niveau des nœuds individuels. Au niveau supérieur des schémas d’activation.

Processus mentaux Sensibles à la structure combinatoire

des représentations qu’ils manipulent.Insensibles à la structure combinatoire des représentations qu’ils manipulent.

Tableau n° 2. Comparaison entre le paradigme représentationnel-computationnel et le paradigme connexionniste-émergent (d’après Smolensky, 1992, Smolensky, 2003, Fodor et Pylyshyn, 2003).

(21)

Le cerveau est alors compris comme une machine à traiter de l’in- formation (ce qu’est un ordinateur) : on ne parle plus de champs de po- tentiels, de flux d’électrons, mais de transfert d’information, de code neural, de traitement du signal (visuel, auditif, etc.). La théorie de l’in- formation, qui est une théorie des circuits électriques (réseaux d’impé- dances à relais ou commutateurs) (Dupuy, 1999), convient parfaitement à une électrophysiologie nerveuse généralisée. En raison de l’importance de cette théorie, il est logique que de très nombreux ingénieurs ou infor- maticiens développent des programmes d’ intelligence artificielle visant, dans ce cadre théorique, à modéliser par ordinateur les procédures sup- posées de l’esprit pour effectuer les opérations mentales.

La pensée possède une structure logique et symbolique, en rapport avec la computation. Il en est de même pour le langage. Le langage est, dans la théorie cognitiviste de Pinker et Plotkin, de nature computation- nelle et possède une structure modulaire au niveau syntaxique. Les pen- sées possèdent une structure syntaxique (en lien avec la représentation mentale correspondante) qui génère leur forme logique (Fodor, 2003).

Dans cette conception, on peut construire des langages dans lesquels cer- taines caractéristiques des structures syntaxiques correspondent systé- matiquement à des quelques unes de leurs structures sémantiques, ce qui veut dire que la syntaxe encode la signification. Tous les langages artifi- ciels utilisés en logique possèdent ces propriétés et les langues naturelles la possèdent en partie. Pour les cognitivistes, cette propriété constitue une caractéristique fondamentale du langage de la pensée (Fodor et Pylyshyn, 2003). Dans la conception chomskienne, dite « neurocompatible », le lan- gage est programmé dans la cognition humaine et possède une base bio- logique (Pelletier, 2004).

Comme un ordinateur, le cerveau est globalement constitué de mo- dules théoriques assurant une fonction spécifique dans le traitement de l’information. C’est l’hypothèse de la modularité (éventuellement mas- sive) que nous aborderons plus loin.

Autrement dit, le cognitivisme se fonde, selon Andler (1992, p. 13- 15), sur 3 propositions : 1) le complexe esprit/cerveau peut être décrit à la fois a) sur un plan matériel ou physique (au sens large et étymologique dephusos= nature) et b) sur un plan informationnel (théorie de l’infor- mation, ordinateurs) ou fonctionnel (fonctions mathématiques) indépen-

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dant du plan physique12; 2) le niveau informationnel est caractérisé par des états internes ou mentaux. Ces états sont représentationnels (leur contenu renvoie à des entités externes, les représentations) ; 3) les états ou représentations internes sont des formules d’un langage interne, proche de la logique formelle, sur lesquelles les calculs (sur les symboles) sont effectués. Ce langage de la pensée est construit sur les « lois de la pensée » de Boole13. Le cognitivisme est donc un fonctionnalisme (proposition 1), représentationnel (proposition 2) computationnel (proposition 3).

Pour Smolensky (1992, 2003), le paradigme C-R est appelé sym- bolique, parce que les descriptions cognitives sont constituées d’entités qui constituent des symboles dans le sens sémantique (en référence à des objets externes dans une relation de dénotation), ou syntaxique (objet d’une manipulation symbolique avec un ensemble de règles).

Cette assimilation du cerveau à une machine logique calculant sur des symboles et traitant de l’information semble s’être faite au détriment de la polysémie et la richesse conceptuelle qui sous-tend le concept d’in- formation. Ainsi que le signale Rastier (2008), le cognitivisme ne recon- naît que deux types de signes : les signaux et les symboles, les autres signes étant réduits en signaux, lesquels sont des bits électromagnétiques et, pour les neurones, de simples potentiels d’action. Le cognitivisme ef- fectue une réduction des signes à leurs signifiants en accord avec la conception du positivisme logique dans laquelle le signe possède alors une définition purement physique : celle d’un évènement physique parti- culier. Ainsi, Turing, Von Neuman et les promoteurs du paradigme C-R vont fonder l’informatique sur le symbole, mais en oubliant la fondation sémantique de celui-ci (Triclot, 2007), ce qui conduira ainsi nombre de philosophes dont Searle à poser la question du sens du programme du cerveau-ordinateur.

12C’est en ce sens que l’on peut accuser le fonctionnalisme d’être une sorte de dua- lisme, car il sépare la structure physique de la fonction logique.

13Le mathématicien autodidacte anglais Georges Boole publie en 1854 un livre intitulé

«Une exploration des lois de la pensée sur lesquelles sont fondées les théories mathé- matiques de la logique et des probabilités» dont le projet logique, mathématique et philosophique consiste à dévoiler les lois ultimes des opérations de l’entendement et de construire, sur leur fondement, l’algèbre de la logique comme la mathématique même de l’esprit humain.

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C’est sur cette base théorique que s’est développée, dans un contexte très pluridisciplinaire, l’intelligence artificielle dont les robots tentent de mimer (avec un bonheur variable il est vrai) le fonctionnement cérébral, formant ainsi, après les automates du XVIIIème, siècle un avatar nouveau de la déclinaison du principe de Vico :«verum et factum conver- tuntur» : « ce qui est vrai et ce qui est fait seront convertibles » ou, au- trement dit, « ce qui est fabriqué est vrai et nous ne pouvons connaître que ce nous fabriquons, ce dont nous sommes la cause » (Dupuy, 1999, p 16).

3.2. Le paradigme connexionniste-émergent

En 1943, Mac Culloch, présenta un modèle de cerveau comme un réseau de neurones idéalisé, dont le « perceptron » de Rosenblatt (construit entre 1957 et 1961) allait dériver. C’est sur la base du « per- ceptron », formé de plusieurs couches de réseaux de neurones formels (théoriques) susceptibles d’apprentissage, que s’est développé le para- digme connexionniste-émergent (C-E). Dans ce paradigme basé sur des réseaux de neurones formels dans lesquels les neurones modèles (élé- ments computationnels) sont massivement interconnectés, penser c’est calculer de manière massivement parallèle, les comportements émergeant du système de neurones (ou de computeurs élémentaires simples) connec- tés entre eux (Dupuy 2000, p. 60). Chaque connexion peut moduler l’ac- tivité qu’elle transmet aux unités en fonction d’une propriété intrinsèque modifiable appelée « poids ». La « machinerie » cognitive est conçue comme un système de larges réseaux d’éléments de computation qui don- nent naissance à un comportement dynamique régulier et typique dont les règles sont présentes aux plus haut niveaux de description (Roy et coll, 2004). Les éléments du réseau s’influencent mutuellement. La force de connexion entre deux unités est la mesure de la relation statistique entre leur activité respective. La transmission d’activation entre les neu- rones est une inférence statistique (Smolensky,1992). Dans le paradigme C–E, les schèmes (concepts et catégories mentales), qui sont des paquets d’information pré-organisée permettant de réaliser des inférences dans des situations stéréotypées, sont construits sur la base de la théorie de l’harmonie et du meilleur ajustement (meilleur ensemble d’inférences

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pour un problème statistique donné). Ce sont des formes très complexes de maxima d’harmonie correspondant à des attracteurs des systèmes dy- namiques (pour revue sur ces attracteurs, voir Nicolis et Prigogine, 1992, Stewart, 1994).

Ce modèle, robuste, est utilisé avec succès dans des programmes d’intelligence artificielle et de robotique. Les systèmes C-E, capables d’apprendre, effectuent des tâches de reconnaissance de forme et présen- tent une flexibilité bien supérieure à celle des premiers modèles infor- matiques issus du modèle C-R. Le modèle C-E intègre également la notion de sociétés d’agents, des inférences statistiques, voire des logiques très complexes (floues ou modales) (voir tableau 2).

Dans sa version la plus récente, ce modèle prend en compte le ca- ractère non linéaire (chaotique) et dynamique (cf. pour revue sur la non linéarité et le chaos : Nicolis et Prigogine, 1992 ; Lurçat, 1999) des pro- cessus neuronaux et cognitifs. Deux concepts fondamentaux, en lien avec la complexité de ces systèmes, font également partie de ce paradigme : a) l’émergence des structures ou entités de haut niveau à partir de structures de bas niveau, et b) l’auto-organisation14. Ces concepts offrent de nou- velles perspectives explicatives dans le domaine des (neuro)sciences co- gnitives.

Dans ce paradigme, la notion d’information, parce que modifica- tion de la configuration d’évènements, n’est plus la même que dans le pa- radigme C-R et elle se rapproche du changement de forme (cf.§ 4.1).

Le paradigme C-E, comparativement au paradigme C-R, est dit pa- radigme sub-symbolique, les entités assurant les descriptions cognitives correspondant à des constituants de symboles (qui sont des unités indivi- duelles de transformation dans les réseaux connexionnistes) utilisés au sein du paradigme symbolique. En réalité le paradigme connexionniste remet en question le rôle syntaxique et sémantique du langage dans les modèles cognitifs formels (Smolensky, 2003). Décrivant les processus au niveau sous-conceptuels, le paradigme C-E s’avère dès lors incompatible avec le paradigme C-R.

Malgré le caractère partiellement « neurocompatible » des modèles

14Elle correspondra, dans le domaine biologique, à l’autopoïèse (autoproduction de mo- lécules ou de propriétés nouvelles – émergentes)

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connexionnistes (cf § 4.1), Smolensky (2003), un des théoriciens du connexionnisme, soutient que ces modèles, d’une part n’ont pas le pou- voir computationnel suffisant ni sont assez solides pour modéliser les taches cognitives de niveau supérieur et que, d’autre part, le lien entre modèles connexionnistes et observations empiriques de la neurophysio- logie n’est pas si clair.

3.3. Une certaine conception de l’esprit

Les propositions théoriques des deux paradigmes C-R et C-E conduisent à une conception particulière de l’esprit. Nous avons signalé le caractère psycholinguistique conféré à ces conceptions ainsi que le rôle du calcul logique sur des symboles représentant le monde. Ces proposi- tions ou hypothèses sur le fonctionnement de l’esprit humain ont deux conséquences particulièrement intéressantes : a) la conception du cerveau comme ordinateur et, b) l’affirmation d’une modularité massive des pro- cessus de computation dans cet ordinateur-cerveau.

3.3.1. La généralisation du paradigme informationnel ou le problème du cerveau-ordinateur

Selon le paradigme cognitiviste (symbolique), le cerveau est donc une machine qui opère des calculs sur les symboles, lesquels ont une fonc- tion représentationnelle. Cette conception computationnelle-représenta- tionnelle reste très prégnante dans le vocabulaire actuel des neurosciences cognitives. Sans doute, sous l’influence du paradigme C-E, le calcul opéré sur les représentations apparaît beaucoup plus complexe que dans le pa- radigme cognitiviste (cf. tableau 2) et il s’opère à un niveau sub-symbo- lique. Mais calcul et représentation restent au centre de la conception du fonctionnement cognitif et de l’esprit. En d’autres termes le cerveau est un ordinateur représentationnel.

Il y a deux manières de concevoir les choses. Soit l’on soutient que la thèse suivant laquelle l’esprit possède une architecture d’ordinateur classique constitue une hypothèse empirique littérale (Pylyshyn, 1984, cité par Fordor et Pylyshyn, 2003, p. 320), soit on considère qu’il s’agit d’une métaphore utile pour tenter de comprendre ce qui se passe (Andler, 2001). Si l’on adopte la première position, on opte alors pour un réduc-

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tionnisme massif et (sans doute) dogmatique (tel qu’il a été évoqué plus haut). Si l’on adopte la seconde position, on est en danger permanent de prendre la métaphore au sérieux. C’est ainsi que pour certains scienti- fiques et spécialistes du domaine, qui, de plus, utilisent une informatique désormais omniprésente dans leurs recherches, tout se passe comme si la métaphore était clairement prise comme un acquis scientifique, voire un fondement assuré de leur travail, bien qu’au fond ils n’opteraient pas pour la première position et son réductionnisme extrême.

De toutes les manières, et indépendamment de cette difficulté, parce que rendue séduisante par son caractère logico-mathématique, la méta- phore du cerveau-ordinateur oriente nombre de sujets de recherche et dé- finit le cadre épistémologique même de ces sujets. Le plus problématique, sans doute, est que cette métaphore prise au premier degré et sans l’ap- pareil critique nécessaire, parce qu’elle possède un caractère didactique évident, tend à diffuser telle quelle auprès du grand public par le biais de médias spécialisés ou non. Ceci a pour conséquence de donner une re- présentation simpliste de la réalité du cerveau à des consommateurs à qui l’on veut probablement épargner tout doute et tout questionnement (Freund, 1991 ; Clerget, 2008) : dès lors l’opinion commune veut que le cerveau soit un ordinateur, certes un peu compliqué, mais un ordinateur quand même.

Cependant, si l’on accepte, selon une thèse ou une autre (hypothèse empirique ou métaphore), l’idée du cerveau-ordinateur, c’est-à-dire le modèle computationnel de la pensée, on doit tenir compte du fait qu’on ne peut éliminer une version beaucoup plus sophistiquée des processus impliqués dans la pensée, qui relèveraient, par exemple, d’un fonction- nalisme quantique. Et donc, si nous devons modéliser le cerveau sous forme de calculateur, alors il nous faut désormais utiliser le modèle des ordinateurs quantiques dont les possibilités et les comportements n’ont rien à voir avec nos réseaux de neurones formels. Ces ordinateurs utili- sent comme unité d’information non plus le bit mais le Qbit. La succes- sion de 0 et 1 qui caractérisent l’information dans une machine de Turing est remplacée par une combinaison linaire de 0 et de 1, l’information étant donnée comme superposition de différents états. Dans cet ordinateur, n bits peuvent coder 2n valeurs (Raimond, 1999). La réussite récente des premières expériences de téléportation et de cryptage quantique (Bouw- meeqter and coll, 1997) augure bien de la faisabilité future de tels ordi-

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nateurs. Ceci implique qu’il nous faudra abandonner l’approche compu- tationnelle non quantique en faisant le deuil (probablement douloureux) de nombreuses modélisations en intelligence artificielle. Confrontés à la mécanique quantique appliquée aux ordinateurs, nous retrouvons, sous un autre mode, l’aporie incontournable du réductionnisme face à une ma- tière qui lui échappe et à une physique qui n’est plus celle sur laquelle il était initialement fondé.

Enfin, on peut remarquer non sans quelque malice, que, finalement, les modèles computationnels fondés sur une structure logico-sémantique échouent paradoxalement, en tout cas pour l’instant, à modéliser correc- tement le langage vivant. De ce point de vue, les difficultés et les résul- tats souvent décevants des logiciels de reconnaissance vocale (qui nécessitent un apprentissage du locuteur et fonctionnent sous des contraintes assez sévères) constituent un argument assez fort en faveur de l’échec du paradigme computationnaliste.

Enfin, la généralisation du modèle informationnel et du cerveau- ordinateur soulève également trois autres questions particulièrement épi- neuses:

- si programme informatique il y a, qui l’aurait écrit ? Cet argument va contre l’option matérialiste du modèle et invalide au moins l’hypo- thèse que le cerveau est un ordinateur classique ; il mène également très (trop) loin dans les conclusions philosophiques, métaphysiques voire théologiques qu’il faudrait en tirer (pour une discussion sur ce thème voir Arsac, 1998);

- en admettant qu’il y ait un programme informatique écrit par quel- qu’un, comment donnerait-il du sens ? C’est l’argument de la chambre chinoise de Searle15. En réalité l’hypothèse cognitiviste, en insistant sur

15Argument de la chambre chinoise:un sujet est enfermé dans une pièce comportant une série de boîtesdesymboleschinois(banquededonnées).Oncommuniqueausujetquelquesbribesdesym- boleschinois(questionnaireenchinois)etildoitchercherdansunlivrederègles(leprogramme)ce qu’il doit faire. Il accomplit certaines opérations à partir des symboles conformément aux règles (étapes du programme) et il renvoie quelques bribes de symboles aux personnes extérieures à la pièce(réponsesauxquestions).Donclesujetexécuteunprogrammederéponsesàunquestionnaire en chinois, alors qu’il ne comprend pas un mot de chinois. Conséquences: si le sujet ne comprend pasuniquementlechinoissurlabasedel’exécutiond’unprogrammed’ordinateur,alorsaucunautre ordinateur numérique ne le fait davantage sur cette seule base, car aucun ordinateur numérique n’a quoi que ce soit que le sujet n’ait pas. Conclusion: «Lasimple manipulation de symboles formels n’estpasensoietparsoiconstitutivedelapossessiond’uncontenusémantique;pas plusqu’ellene suffit par elle même à garantir la présence de contenu sémantique. » (Searle, 1999, pp. 23-25).

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le fait que la structure syntaxique correspond fréquemment à la structure sémantique, ou si l’on préfère, que la syntaxe encode la signification, tend à confondre signification (au sens Saussurien de ce qui est en lien avec le sens pour un sujet) et dénotation (au sens de Frege, qui correspond à une relation de référence) (cf. Goodman, 1984). Le paradigme informatique manipule par exemple un texte (une série de symboles) dont les mots (les symboles) ne signifient pas mais désignent dans une relation de détona- tion (Arsac, 1998) ;

- d’après Penrose (1995) il existe une impossibilité de principe que la compréhension (l’intelligence) humaine puisse être simulée par un quelconque dispositif algorithmique (ce qu’est par exemple une machine de Turing). Cette non calculabilité des phénomènes mentaux est, selon lui, la conséquence du théorème de Gödel qui postule que l’on ne peut tout dire d’un système formel si l’on reste dans ce système formel, ou, au- trement dit, qu’un système formel ne peut être à la fois consistant (cohé- rent) et complet (capable de tout décrire) (Nagel et coll, 1989). Or les paradigmes computationnels constituent des systèmes formels qui, s’ils veulent tout décrire, contiennent donc leur propre incohérence. Cepen- dant la position de Penrose a été et reste discutée16. Il est vrai qu’elle met en cause le fondement même des modèles computationnels de l’esprit 3.3.2. La modularité massive

La modularité postulée en sciences cognitives dérive de la modula- rité postulée dans la structure du langage conçu comme un système de centres de traitements reliés entre eux par des voies de communication de l’information (Coltheart et Davis, 1992). Fodor, le théoricien de la mo- dularité, est en fait un philosophe du langage.

Pour Chomsky, un autre théoricien de la linguistique, la modularité présente un double aspect : a) la modularité de la grammaire des langues (modules de grammaires) et b) la modularité des systèmes cognitifs. Un système cognitif est considéré comme modulaire quand il peut être cor- rectement décrit dans les termes d’une analyse d’une tâche articulée. La

16La question de « quand » les évènements mentaux surviennent pourrait être de nature essentiellement algorithmique, alors que le processus lui même ne l’est pas (controverse Putnam-Penrose, cf. Schwartz, 2004).

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