Les variétés horticoles au XIXe siècle : commerce, obtentions et représentations
Cristiana Oghina-Pavie, Maître de conférences en histoire contemporaine, CERHIO UMR 6258 Université d’Angers.
Poser un regard historique sur la protection du végétal et ses enjeux économiques revient à s’interroger sur les origines et l’évolution des pratiques d’amélioration des plantes et sur leur mode de régulation dans le temps, avant l’apparition des formes de protection juridique, jusqu’au XIXe siècle, âge d’or des obtentions variétales. Sans limites juridiques, puisque le vivant est exclut de manière tacite du domaine des brevets, le foisonnement sans précédent d’obtentions variétales est un phénomène amplement documenté par les sources du XIXe siècle par des publications à caractère pratique ou scientifique, des bulletins des sociétés savantes, des catalogues de pépiniéristes qui décrivent la croissance du nombre de variétés horticoles. A partir de l’analyse de ce corpus documentaire, trois types de questionnements constituent la problématique historique des obtentions variétales. Il s’agit d’abord des aspects économiques, puisque la création de nouvelles variétés vient à satisfaire la demande croissante des consommateurs de plantes. Deuxièmement, il convient d’interroger la pratique d’obtention et l’apparition des formes d’organisation et de régulation, que nous décrirons à travers l’exemple des horticulteurs d’Angers. Troisièmement, l’obtention de nouvelles variétés est enfin interprétée comme une représentation de l’interaction entre l’homme et la nature.
Le goût de la diversité
Notre étude porte seulement sur les espèces ligneuses d’arbres fruitiers et de plantes d’ornement car ces plantes horticoles se distinguent des semences et des plantes de la grande culture agricole par les aspects éminemment biologiques, puisqu’il s’agit de plantes qui, une fois sélectionnées, sont multipliées végétativement. Horticulture et agriculture se différencient également par leur rapport à la diversité des plantes cultivées. Les semences sont transformées en marchandise par la mise en place d’un système d’institutions et de droits1 qui vise à normaliser l’échange. Pour les espèces de grande culture, la variété, en tant que niveau de description des caractères distinctifs, ne rentre dans la pensée agronomique que pendant la
1 Hélène Tordjman, La construction d’une marchandise : les semences, « Annales. Histoire. Sciences Sociales », Editions de l’E.H.E.S.S., 2008/6 – 63e années p. 1341-1368.
seconde moitié du XIXe siècle2. Au contraire, les espèces horticoles s’inscrivent dès l’époque moderne, dans un système de connaissances et de pratiques d’échange marchand et non marchand qui accorde une grande importance à la diversité et à l’originalité de chaque variété.
Plantes destinées au jardin, à l’agrément ou au dessert, les fleurs et les fruits sont du domaine du superflu et même du luxe. Elles sont identifiées, décrites, dessinées, collectionnées, herborisée en prenant soin de mettre en évidence la particularité d’une variété par rapport aux autres. La distinction fine, comme la nuance d’une couleur, une panachure, la forme d’un fruit, son goût plus sucré ou sa chair plus fondante font précisément l’intérêt d’une ou de l’autre de ces variétés.
Le jardin fruitier et potager est un lieu de prédilection de la diversité des espèces et des variétés3. Que ce soit pour la consommation ou pour le savoir-vivre, les plantes de jardin sont nécessairement variées. Cette diversité est considérée comme un présent de la nature,
« soigneuse de nous produire un nombre infini de différentes sortes de fruits4 ». Jean-Baptiste La Quintinye (1626-1688), qui encourage les jardiniers à faire un choix parmi les nombreuses variétés connues, affirme avoir gouté et décrit plus de trois cent sortes de poires, toutes très différentes les unes des autres, dont une trentaine qu’il considère comme excellentes. Tous les traités de jardinage de l’époque moderne font état d’une passion croissante pour la diversité des fruits cultivés et proposent des critères pour les choisir selon la couleur, la forme, la date de maturité, la productivité ou les usages des variétés connues. Ces traités s’adressent notamment aux « bourgeois arboristes »5, de plus en plus nombreux, aptes à accéder aux écrits savants et également aptes à faire cultiver dans les jardins de leurs maisons de campagnes les fruits les plus divers. Certains jardins sont de véritables collections d’arbres fruitiers que le propriétaire fait visiter à ses invités, comme un cabinet de curiosités en plein air, où la beauté, la bonté et la quantité de fruits rivalisent avec la maîtrise de l’art de la taille et de la conduite des arbres. Dans son Traité des arbres fruitiers, Duhamel de Monceau6 remarque la difficulté à établir des règles précises de distinction entre les variétés cultivées,
2 Christophe Bonneuil, François Hochereau, Gouverner le « progrès génétique ». Biopolitique et métrologie de la construction d’un standard variétal dans la France agricole de l’après-guerre. « Annales. Histoire. Sciences Sociales », Editions de l’E.H.E.S.S., 2008/6 – 63e années p. 1305.
3 Florent Quellier, « Le jardin fruitier-potager, lieu d'élection de la sécurité alimentaire à l'époque moderne », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2004/3 no51-3, p. 66-78.
4 Jean-Baptiste de la Quintinye, Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, avec un traité des orangers suivi de quelques réflexions sur l’agriculture, A Paris, Chez Claude Barbin, 1690, p. 242.
5 Florent Quellier, « Le bourgeois arboriste (XVIIe -XVIIIe siècles) » Les élites urbaines et l'essor des cultures fruitières en Ile-de-France, Histoire urbaine, 2002/2 n° 6, p. 23-41.
6 Duhamel du Monceau, Traité des arbres fruitiers ; contenant leur figure, leur description, leur culture etc. , Tome premier, Paris, Chez Saillant et Desaint, 1768, p. XII-XVI.
en raison, d’une part, de leur nombre croissant, et, d’autre part, des variations de la forme des bourgeons, des feuilles ou des fruits que la culture peut introduire.
Pareillement, les espèces ornementales cultivées au XVIIIe siècle s’enrichissent considérablement par l’introduction de nouvelles plantes. La mode du jardin paysager anglais, libéré de la régularité des formes et des couleurs du jardin à la française, alimente cette recherche de nouveautés. Les pépiniéristes et collectionneurs anglais proposent des arbres et arbustes dont la principale qualité est d’être « différents » ou de provenir d’Amérique, Australie ou Asie. La Société des jardiniers et des pépiniéristes de Londres, créée en 1725, se préoccupe de la dénomination de ces nouvelles plantes dont la circulation impose déjà un effort d’harmonisation de la nomenclature botanique et commerciale7.
Toutefois, ce n’est qu’au XIXe siècle que l’engouement pour les nouveautés horticoles transforme la création de variétés végétales en une pratique courante. L’originalité du style
« gardenesque », proposé par des horticulteurs-paysagistes comme l’Anglais John Claudius Loudon8, réside entièrement dans la diversité des plantes qui composent le jardin. Il ne s’agit plus, comme au XVIIIe siècle, de concevoir les jardins comme une copie de la nature ou d’un paysage pictural et donc d’utiliser les plantes comme des taches de couleur. Le nouveau jardin du XIXe siècle est un étalage de végétaux. Il doit contenir le plus grand nombre de variétés, cultivées dans les meilleures conditions possibles. Le jardin est une exposition de plantes, construit parfois autour d’une collection de rosiers, de camélias ou de dahlias, structuré autour de spécimens rares et couteux, comme les magnolias. L’art du jardinier triomphe de la nature, le détail est plus significatif que l’ensemble du jardin, la diversité est le principe esthétique fondamental. Ouvrages et périodiques de jardinage, comme l’annuel Almanach du Bon Jardinier (depuis 1754) en France et le trimestriel, puis mensuel, Gardener’s Magazine (depuis 1826) en Angleterre s’adressent à un public d’amateurs et connaisseurs de plantes horticoles constituée de catégories sociales aisées de plus en plus larges. Souvent instruits, initiés à la botanique, ces « botanophiles » cultivent dans le jardin le goût de l’apparence riche, de l’exotisme et de la collection. Le cultivar, la variété horticole, devient le moteur principal du commerce de plantes, la clé du succès des pépiniéristes qui s’efforcent de mettre rapidement à la disposition du public des nouvelles variétés.
L’essor de l’horticulture commerciale est intimement lié à cette recherche perpétuelle de diversité et de nouveauté. Dans une conférence donnée à l’occasion de l’exposition
7 Penelope Hobhouse, L’histoire des plantes et des jardins, Paris, Bordas, 1994 p. 206.
8 John Claudius Loudon, Encycopedia of Gardening Comprising the Theory and practice of Horticulture, Floriculture and Landscape Gardening, London, Longman, 1824.
universelle de 1889, Charles Baltet situe l’origine de l’horticulture en France aux lendemains de la Révolution française, quand la nécessité de replanter les jardins abandonnés ou détruits a augmenté sensiblement la demande de plantes. Il ajoute cependant l’attrait pour les végétaux inédits dont « les uns sont, on peut le dire, le fruit de patientes combinaisons du semeur ; les autres, recueillis à grands frais, ont été arrachés à leur berceau par d’intrépides voyageurs, au péril même de leur vie9 ». L’introduction de plantes exotiques alimente les catalogues des pépiniéristes qui, à l’instar des horticulteurs belges, envoient pour leur propre compte des
« chasseurs de plantes » et constituent des collections spécialisées10. En France, le Muséum (national) d’histoire naturelle joue un rôle essentiel dans la collecte, l’étude et la propagation de ces nouveautés végétales.
Si l’introduction est source de nouveautés, la pratique de la sélection est source de diversification, autant pour les plantes nouvellement introduites, comme les rhododendrons ou les camélias, que pour les espèces traditionnelles, comme les pommiers, les poiriers ou les rosiers.
Obtention et notoriété
L’obtention de nouvelles variétés horticoles devient, au XIXe siècle, une pratique courante. Pour la plupart des espèces ligneuses, la technicité de l’obtention est faible. Elle consiste à procéder aux semis et à sélectionner parmi les plantes issues de ces semis les individus qui correspondent aux critères recherchés. La multiplication végétative par bouture, marcotte, greffe permet, ensuite, de cloner ces individus et de les diffuser dans le commerce.
Les obtenteurs sont des pépiniéristes ou des jardiniers-fleuristes, mais auss des amateurs qui procèdent à des semis pour leur propre plaisir ou des commissions spéciales d’horticulture des sociétés savantes.
La société d’horticulture de Paris, fondée en 1827, dont le but général est le progrès de l’horticulture et du jardinage, se préoccupe de l’amélioration des plantes soit pour faire état de nouvelles variétés dont elle a connaissance, soit pour analyser, comparer et interpréter les techniques de semis et de sélection pratiquées pour différentes espèces. A l’instar de cette société centrale, les sociétés savantes locales encouragent l’amélioration des plantes.
9 Charles Baltet, L’horticulture française, ses progrès et ses conquêtes depuis 1789, Paris, Librairie Agricole, 1892.
10 Denis Diagre, Les naturalistes-collecteurs au service de la science… ou du commerce ? Réflexions sur l’étonnant cas belge (1830-1870), Bulletin d’Histoire et d’Epistémologie des sciences de la vie, Vol. 18, n° 2, 2011, Paris, Editions Kimé, p. 131-157.
À Angers la Société d’agriculture sciences et arts, créée en 1828, et la Société industrielle, créé en 1830, s’intéressent aux moyens susceptibles de conforter le développement des pépinières locales et plus particulièrement aux nouvelles variétés. La Société d’agriculture sciences et arts publie en 1835 une « description des plantes horticulturales issues de semis dans le département de Maine-et-Loire »11. La liste de nouvelles variétés et de leur obtenteurs, mise à jour en 1836 et 1837, a pour but de donner la publicité aux obtentions locales et stimuler le zèle des obtenteurs, amateurs ou professionnels12. En plus de constater les mérites des obtenteurs, la Société d’agriculture sciences et arts prend la décision de réaliser un travail spécial sur les variétés de fruits cultivés dans le département et invite les détenteurs et connaisseurs de fruits de lui communiquer les informations nécessaires à l’établissement de ce « Fruitier du Maine-et-Loire ». Il ne s’agit pas d’un simple catalogue de fruits cultivés dans le département, tel que pourrait le laisser croire le titre de l’ouvrage envisagé, mais d’un véritable programme d’action dans le domaine de l’arboriculture fruitière. Ce programme comporte deux aspects : la création d’une « école d’arbres fruitiers » et l’inventaire de toutes les variétés connues afin de « fixer leur nomenclature »13. La société projette donc de constituer une collection ou « école » d’arbres fruitiers pour laquelle elle obtient de la municipalité la concession d’un terrain en 1834.
Le jardin fruitier, conçu sur le modèle de l’école des arbres fruitiers du Muséum d’histoire naturelle de Paris, est un lieu de collection, d’obtention et de diffusion des variétés qui doit, en outre, servir de référence pour établir l’identité des nouvelles variétés et contrôler les noms sous lesquelles elles sont commercialisées ou échangées. En 1838, la Société crée une commission spéciale d’horticulture, le Comice horticole. Parmi ses 65 membres fondateurs, plus de la moitié sont des professionnels de l’horticulture (35), les autres étant des propriétaires, négociants, médecins, imprimeurs, libraires, etc. Cette instance composite se donne pour but de décrire, chaque année, les fleurs et les fruits « qui auront pris naissance dans le département de Maine-et-Loire », d’introduire dans le jardin fruitier les fruits et les légumes bons et nouveaux et de les diffuser auprès de ses membres. Grace à un réseau de correspondances et d’échanges, la collection du jardin fruitier s’enrichit rapidement avec des arbres en provenance du Jardin des Plantes de Paris, potager de Versailles, Montpellier,
11 Pierre-Aimé Millet de la Turtaudière, « Description des fleurs et des fruits nés dans le département de Maine- et-Loire », Mémoires de la Société d’Agriculture, Sciences et Arts d’Angers, 3e volume, Première Livraison, Angers, L. Pavie, 1835
12 Odile Pineau, « L’horticulture, une passion d’amateur », Archives d’Anjou. Mélanges d’histoire et
d’archéologie angevines, n° 14 2010 Histoire du végétal en Anjou, Association des Amis des Archives d’Anjou, Angers, 2010, p. 61-78.
13 Mémoires de la société d’agriculture, sciences et arts d’Angers, Tome 1er, Angers, Pavie, 1831, p.36.
Suisse (De Candolle), Grande Bretagne (London Horticulture Society, Thomas Andrew Knight), Belgique etc. En 1845 le nombre d’espèces et de variétés cultivées dans le jardin est de 632 poiriers, 404 pommiers, 60 pêchers, 80 pruniers, 54 cerisiers, 88 groseilliers, 20 abricotiers, 494 vignes. La même année, le Comice fait état de la distribution de 720 espèces et variétés différentes par greffons. Le jardinier est chargé de procéder annuellement à des semis d’arbres fruitiers et de présenter devant le Comice les meilleurs fruits. De la même manière, les horticulteurs et amateurs membres du Comice présentent à l’assemblée les végétaux qu’ils ont obtenus de leurs propres semis. Plusieurs centaines de rosiers14, mais aussi des poiriers, pommiers, pruniers, cerisiers, etc. sont ainsi présentés devant les membres du Comice qui les jugent selon deux critères principaux : la nouveauté et la qualité.
Le critère de nouveauté est établi par la notoriété. La description botanique de la plante et la dégustation du fruit permettent aux membres du Comice de décider si la variété proposée est suffisamment différente de celles qu’ils connaissent pour être acceptée comme nouvelle, en se référant aux végétaux conservés dans la collection du jardin fruitier ou dans celles des amateurs ou des pépiniéristes. Les critères de qualité, variables selon les espèces et leurs usages, sont ceux que le marché, la mode, la rareté imposent de manière plus ou moins définie à ce jury d’amateurs et de professionnels. Pour les rosiers, la couleur (notamment les nuances de jaune), la remontance, la duplicature sont des critères de choix récurrents. Pour les poires, la chair fondante, beurrée, l’aspect lisse et régulier, la bonne productivité de l’arbre apparaissent souvent dans les descriptions. Reconnue comme nouvelle, belle et bonne, la nouvelle variété est pourvue d’un nom. Cette déclaration de nom constitue l’état civil de la nouvelle variété. Publiés dans les travaux du Comice, la description de la nouvelle variété et le nom qui lui a été attribué sont destinés à préciser les traits qui la distinguent des autres variétés et à lui assurer la notoriété, dans le cercle large des amateurs et de professionnels de l’horticulture et du jardinage.
Le président du Comice horticole, Pierre-Aimé Millet (de la Turtaudière), propriétaire instruit et membre de plusieurs sociétés françaises et étrangères, insiste, sur le caractère non- commercial du jardin fruitier : « La France toute entière pourra donc profiter de ces avantages, et avec d’autant plus de confiance que cet établissement dégagé de toute vue de spéculation n’a pour but que l’intérêt général et celui de la science15 ».
14 1224 nouveaux rosiers entre 1810 et 1850, selon Philippe d’Ersu, Obtentions végétales anciennes en Maine-et- Loire. Catalogue des obtenteurs et des variétés, Angers, Société d’horticulture d’Angers et du département de Maine-et-Loire, Angers, 2004.
15 Louis Pavie, Pierre-Aimé Millet de la Turtaudière, Statistique horticole de Maine-et-Loire, Angers, Imp. de V. Pavie, 1842, CXIV-210 p. (Travaux du Comice horticole).
Dans le jardin fruitier, les obtentions angevines côtoient les nouveautés reçues d’ailleurs. Après l’observation de leur comportement sous le climat angevin, les variétés locales ou introduites, sont multipliées par les pépiniéristes. En 1842, le Comice publie des Statistiques horticoles du département de Maine-et-Loire dont l’objectif est de dresser un tableau d’ensemble de l’horticulture angevine et de mettre en évidence ses progrès. L’ouvrage s’attache à comparer le nombre d’espèces et de variétés cultivées dans le département à différentes époques. Selon les chiffres avancés, en 1800 étaient cultivées 259 espèces et variétés d’arbres, arbrisseaux et arbustes de pleine terre, tandis qu’en 1820 leur nombre s’élève à 450 et en 1842 à 146016. Pour le rosier seulement le nombre augmente de 50 en 1800, à 200 en 1820 et à 1150 en 1842.
L’initiative du Comice horticole est semblable à celles de Lyon ou Rouen, où les obtentions variétales sont encouragées et valorisés par des sociétés d’horticulture. En dépit des échanges de matériel végétal et de publications, ces formes locales d’organisation restent très attachées à leurs propres obtentions, qu’ils défendent dans les situations de conflit, ne parvenant pas à constituer un réseau national de régulation.
Les lieux d’obtention, les collections, les pépinières, les catalogues et les publications diverses se multiplient pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Cette abondance de nouveautés et d’échanges n’est pas sans poser problème à la diffusion commerciale. La principale difficulté est celle de la nomenclature.
Le Comice horticole d’Angers, tout comme les sociétés d’horticulture créées dans plusieurs départements à la même époque, s’efforce de donner aux variétés qui lui sont présentées une notoriété suffisante, par la publication des descriptions de végétaux. Les expositions horticoles et l’attribution des prix contribuent également à établir un lien notoire entre l’obtenteur et son obtention. Ce lien n’est toutefois pas suffisamment visible pour qu’il instaure une régulation de la nomenclature commerciale, dans une période aussi riche en nouveautés, notamment pour des végétaux les plus prisés, comme les rosiers ou les poiriers.
En 1867, André Leroy estime que le nombre de variétés de poires a été multiplié par quarte en 50 ans. Il distingue « plus de 900 variétés pour lesquelles, grâce à la synonymie, on compte environ 3000 noms différents17. »
Face à cette profusion de variétés et de noms, l’organisation locale d’un réseau et d’une collection « communautaire » comme celle du Comice horticole, s’avère insuffisante
16 Idem.
17 André Leroy, Dictionnaire de pomologie contenant l’histoire, la description, la figure des fruits anciens et des fruits modernes les plus généralement connus et cultivés, Tome I –Pores, A-C, Paris, 1867, p. 54
pour donner au pépiniériste l’assurance de l’identité des variétés multipliées. Il constitue, à son tour, une collection d’arbres fruitiers, forestiers et d’ornement dans son établissement.
« Par suite du progrès incessant et de l’accroissement considérable de toutes les branches de l’horticulture angevine, nous avons senti le besoin d’établir il y a environ quarante ans, dans nos vastes pépinières, couvrant une superficie de près de deux cent hectares, des collections spéciales d’étude. Celles-ci se composent de près de trois mille espèces et variétés d’arbres fruitiers et quatre mille d’arbres forestiers et d’ornement et d’arbustes qui, sous notre climat, passent les hivers en plein air sans abri. Ces collections qui sont généralement appelées écoles, présentent l’avantage de nous fournir toujours des espèces sûres pour la multiplication, et, en outre, elles nous permettent de comparer entre elles les diverses variétés et de reconnaître celles que nous recevons sous des noms différents, quoiqu’elles soient les mêmes18. »
La démarche commerciale d’André Leroy est de publier un catalogue détaillé,
« raisonné et descriptif » des variétés qui se trouvent dans sa collection, en lui assurant la plus large publicité possible (20 000 exemplaires) et en le traduisant, à partir de 1867, en cinq langues. En France, comme dans d’autres pays, le problème de la synonymie incite les horticulteurs à chercher des modalités d’organisation et de contrôle. Les congrès pomologiques, dont le premier a lieu à Lyon en 1856, adoptent des listes des fruits, régulièrement amendées. Des ouvrages de description des variétés établissent d’autres listes, cependant jamais consensuelles. Le Jardin Fruitier19 publié par Joseph Decaisne, professeur de culture au Muséum d’histoire naturelle à partir de 1861 et Le dictionnaire de pomologie publié par André Leroy à partir de 1867 sont souvent en désaccord sur le nom des variétés et sur leur origine. La description de l’arbre et le dessin à l’encre ou à l’aquarelle ne suffisent plus pour établir la distinction entre une variété et une autre ni la priorité d’un nom sur un autre. Les ouvrages de pomologie introduisent, pour chaque variété, l’histoire de son obtention, le nom de l’obtenteur, le lieu, la première description.
Cette recherche de l’origine, qui avait plutôt un caractère anecdotique quelques décennies auparavant, témoigne de la recherche d’antériorité et de preuve. Mais elle ne pose pas clairement la question de la propriété de l’obtenteur. En effet, le système de régulation reste celui de l’autorité et de la notoriété. Les publications pomologiques et les nombreuses monographies des espèces ornementales confrontent des niveaux de notoriété différents - le
18 André Leroy Angers, Catalogue général descriptif et raisonné des arbres fruitiers et d’ornement, 1865.
19 Joseph Decaisne, Le jardin fruitier du Muséum, espèces et variétés fruitières, Firmin Didot, Paris, 8 volumes,1861-1875.
scientifique, le pépiniériste, le connaisseur, la société d’horticulture, le congrès de professionnels etc. – sans chercher d’imposer des formes de régulation au niveau juridique et commercial.
Représentations et limites
Accompagnant l’activité intense de création variétale, les représentations de l’action de l’obtenteur sur le végétal mobilisent des notions fondamentales. D’une part, la notion de progrès, comme moteur de l’action de l’homme sur les objets inanimés et sur les êtres vivants qui l’entourent. D’autre part, la notion de nature, œuvre de la Création, et dont l’essence transcende l’action humaine. Les nouvelles variétés sont désignées avec des mots qui laissent entrevoir une tension entre nature et progrès. Elles sont des « gains », « obtentions » « dons » ou « présents » de la nature. L’obtention est donc une faveur que la nature fait à l’homme capable de créer les conditions de son émergence et de choisir parmi les possibilités qui s’offrent à lui.
L’obtention de nouvelles variétés horticoles est considérée comme un progrès pour la société, une victoire de la civilisation sur les corps vivants, moins dociles à l’action de l’homme que les objets inanimés. C’est un progrès car ce sont les apports de la science, de l’observation, de la patience, de l’expérimentation qui fournissent à l’obtenteur la capacité de provoquer le don de la nature. L’idée de progrès apparait clairement dans l’expression « amélioration des plantes » qui définit la pratique de l’obtention, car les nouvelles variétés possèdent des qualités nécessairement supérieures à celles des variétés anciennes.
« Ce n’est qu’après avoir examiné avec attention et vérifié la bonté des espèces contenues dans ce jardin, que la Sociétés se décide de les répandre. Elle espère par ce moyen faire disparaître un jour, et ce jour n’est pas très loin de nous, tous ces fruits acerbes ou de mauvaise qualité qui alimentent encore en partie les marchés de nos villes, et cela à l’avantage tant des personnes qui achètent des fruits que de celles qui les cultivent pour leur consommation20. »
S’imposent ainsi, dans les pépinières, dans les jardins et sur les marchés, des fruits et des fleurs nouveaux, « bourgeois », en opposition avec les fruits « paysans » ordinaires. Les nouvelles variétés ont une lignée, un obtenteur, un multiplicateur, un
20 Louis Pavie, Pierre-Aimé Millet de la Turtaudière, Statistique horticole de Maine-et-Loire, Angers, Imp. de V. Pavie, 1842, CXIV-210 p. (Travaux du Comice horticole).
nom commercial. Ils tentent d’évincer du marché de produits horticoles les variétés locales anonymes et ordinaires21.
Les scientifiques et les praticiens s’attachent aussi à comprendre et à expliquer les mécanismes physiologiques dans lesquelles ils interviennent au cours du processus de sélection. Il est difficile de concevoir la source de la variabilité des formes parmi lesquelles ils opèrent la sélection. L’observation des plantes issues des semis conforte l’idée que « les semis sont la voie de multiplication la plus naturelle (…). Sous tous les rapports, cette voie de multiplication doit être préférée pour la propagation des espèces et pour l’obtention de nouvelles variétés22 ». Par semis, sélection et multiplication végétative des nouvelles plantes obtenues, la pratique de l’obtention est accessible à tous. Cependant, l’interrogation sur la source et la nature de la variation observée parmi les plantes issues de semis restent, pendant tout le XIXe siècle, source de débats et controverses. Quelles sont les limites de l’espèce ? Qu’est ce qu’une variété ? Quelle est l’influence des conditions de milieu sur les individus ? Quel rapport existe‐t‐il entre les types d’origine de chaque espèce et les formes accidentelles qui apparaissent dans les semis ? Préexistent‐ils dans les semences ou sont‐ils le résultat de l’habitude que le cultivateur impose à ses végétaux 23 ? Entre la pratique courante de l’hybridation dans tous les jardins et la théorisation de l’origine et de l’évolution des espèces, les écrits d’horticulture expriment les questionnements à la fois pratiques et scientifiques qui sous‐tendent l’hybridation. Un praticien comme Alexandre Poiteau, rédacteur du Bon jardinier dans la première moitié du XIXe siècle, considère que les obtenteurs ne font autre chose que de copier les procédés qu’ils observent dans la nature pour produire la variabilité des végétaux24.
Au milieu du XIXe siècle, la théorie darwinienne stimule la réflexion sur l’hybridation et ses mécanismes. Des travaux d’expérimentation, comme ceux de Joseph Decaisne sur le poirier et de Charles Naudin sur les courges, ou l’activité de sélection
21 Charles Populer, « Les obtenteurs belges : Pomone bougeoise, Pomone paysanne », Le patrimoine fruitier.
Hier, aujourd’hui, demain. Actes du colloque de la Ferté bernard (Sarthe), 16-17 octobre 1998, Textes réunis par Michel Chauvet, AFCEV, Paris, 1999, p. 85-93.
22 André Thouin, Cours complet d’agriculture théorique, pratique, économique, et de médecine rurale et vétérinaire, Paris, Marchant, 1805, t XII, p. 441.
23 Jean Gayon, Le Muséum national d’histoire naturelle et l’amélioration des plantes au XIXe siècle, in Cl.
Blanckaert, et al (eds), « le Muséum au premier siècle de son histoire », Muséum nationald ‘histoire naturelle, collection Archives, Paris, 1997, p. 388.
24 A. Poiteau, Considérations sur le procédé qu’emploient les Pépiniéristes pour obtenir de nouveaux Fruits améliorés, et sur celui que paraît employer la nature pour arriver au même résultat, dans « Annales de la société d ‘horticulture de Paris et journal spécial de l’état et des progrès du jardinage », Tome second, Paris, au Bureau de la Société d’horticulture et chez mme Huzard, 1828, p. 288.
artificielle entreprise par les Vilmorin sur les plantes potagères et les céréales confirment une préoccupation constante pour la maitrise pratique et conceptuelle des procédés d’amélioration des plantes. Decaisne, en expérimentant sur des espèces de poiriers issus de semis, reproduit l’activité des obtenteurs, mais son intention est de mettre en évidence les mécanismes de la variabilité et de les interpréter scientifiquement, pour infirmer ou confirmer la théorie de Darwin : « Je voudrais voir cela de mes yeux. Si la nature n’a pas employé d’autres procédés pour façonner le monde actuel, il ne doit pas être difficile de la prendre sur le fait »25.
La problématique de la sélection, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, n’est plus seulement celle des moyens techniques de l’obtention. Elle comporte les aspects complexes de la sélection naturelle et artificielle, de la reproductibilité des phénomènes naturels et, fondamentalement, celle de l’évolution.
La représentation du rôle de l’obtenteur est imprégnée de cette représentation générale de l’interaction homme‐nature. « Chez les obtenteurs célèbres, on trouve presque toujours les mêmes qualités : un grand sens de ce qui est beau et de ce qui est bon, un esprit critique délié, une curiosité très développée, et un œil aigu auquel rien n’échappe26 ».
L’obtenteur n’est donc ni créateur, ni inventeur, mais il possède le savoir‐faire qui lui permet de saisir dans l’action de la nature l’accident, le hasard auxquels il peut donner une valeur commerciale. Sa qualité réside dans l’aptitude à sélectionner des végétaux « bons et beaux », conformes aux attentes du marché. Son mérite est dans la capacité à fixer la variation choisie, à la multiplier et à la diffuser.
Conformément à cette conception, l’appropriation de la variété reste possible seulement pour cet espace délimité dans le processus de création variétale. Il ne peut prétendre qu’à la maitrise d’une étape dans la vie du végétal : celle de sa transformation en marchandise. A la nature appartient la variabilité, à l’obtenteur la sélection et la diffusion.
25 Decaisne à Thuret en 1868, Cf Berthelot (M), Notice historique sur Joseph Decaisne par M. Berthelot secrétaire perpétuel, lue dans la séance publique annuelle du 18 décembre 1893, « Mémoire de l’Académie des sciences de l’Institut de France », T 47, 1894, p. 90.
26 Georges Bellair, L’hybridation en horticulture, production des variétés, des métis, des hybrides et des races.
Croisement, sélection, Paris, Octave Doin, 1909, p. 11.
Conclusion
Les variétés horticoles constituent au XIXe siècle un vaste terrain d’interrogations. Les fondements des mesures juridiques et commerciales de protection du végétal, prises au XXe siècle, s’expriment au cours du siècle précédent par des tensions et des contradictions entre l’image du progrès que provoque l’action de l’homme sur les plantes et la représentation des limites de cette action. Le besoin de régulation des noms, les principes de notoriété, d’autorité et d’antériorité sont implicitement inspirés de la protection des inventions techniques. Cependant, l’intervention créatrice de l’obtenteur est conçue comme une capacité à profiter des dons de la nature, ce qui limite intrinsèquement toute idée de propriété sur les variétés obtenues.