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Crises politiques et reconversions : Mai 68 « Actes de la recherche en sciences sociales

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Actes de la recherche en sciences sociales | Crises politiques et reconversions : Mai 68 http://www.arss.fr/articles/crises-politiques-et-reconversions-mai-68/

Crises politiques et reconversions : Mai 68

[Texte intégral]

Ce second numéro consacré au « capital militant » est plus particulièrement centré sur des trajectoires. Ces trajectoires peuvent être collectives comme celles des différentes fractions du monde médical et du militantisme féministe en lutte pour la libéralisation de l’avortement étudiées par Sandrine Garcia (« Expertise scientifique et capital militant ») ou celles encore des groupes littéraires d’avant-garde analysés par Boris Gobille (« Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968 »). Mais elles peuvent être aussi singulières comme celle de Charles Bettelheim, théoricien universitaire du marxisme et expert engagé dans les luttes anti-coloniales, restituée par François Denord et Xavier Zunigo («

Révolutionnairement vôtre »). Et c’est encore une sorte de trajectoire double qu’entreprend de restituer Yvette Delsaut («

Éphémère 68 »). Celle d’un film, Reprise de Hervé Le Roux, de sa production à ses réceptions, récit d’une enquête menée à partir d’un document cinématographique sur le difficile retour au travail après les grèves de 68; celle des personnages qui viennent peupler ce documentaire, comme l’ouvrière autour de laquelle le film s’ordonne, et comme les syndicalistes, les contremaîtres promus ou les cadres qui reviennent vingt ans plus tard sur leur histoire passée.

S’intéresser à des trajectoires, qu’elles soient appréhendées dans la durée d’une existence ou saisies lors des crises

politiques, c’est se donner notamment la possibilité d’étudier la manière dont le « capital militant », c’est-à-dire les savoirs et les savoir-faire incorporés au fil des expériences politiques, est reconverti dans d’autres univers que le champ politique, afin de préciser plus avant la définition d’une forme de capital moins labile que le capital politique, dans la mesure où celui-ci dépend de l’organisation politique qui le confère à ses membres et surtout à ses dirigeants ou porte-parole[1]. Ainsi, comme le montre Sandrine Garcia, l’histoire de la lutte pour la libéralisation de l’avortement permet de montrer l’efficacité sociale de ces savoir-faire. Par exemple, ce sont les groupes les plus politiquement marginaux (gauchistes du Groupe information santé, féministes à l’origine du MLF) — et aussi les moins socialement légitimes — qui sont parvenus à imposer une définition plus radicale de la loi que celle initialement envisagée.

S’intéresser à des trajectoires contribue aussi à l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler les « rétributions » du

militantisme, rétributions régulièrement « déniées[2] », au nom de leur économisme ou de leur machiavélisme supposés. En effet, au même titre que l’ascension sociale, l’intégration ou la sociabilité, une organisation collective confère justement des capitaux militants susceptibles d’être « reconvertis[3] » ailleurs. De même qu’elles ne se situent pas à un moment indifférent d’une carrière militante, ces reconversions ne sont pas insensibles aux conjonctures historiques. Ainsi Boris Gobille parle-t-il de « la démonétisation brusque et massive du “PCF” à la bourse des valeurs de radicalité » en Mai-Juin 68 tandis que d’autres travaux récents sur le militantisme ont insisté « sur les reconversions du militantisme (partisan ou syndical) vers certains secteurs du champ associatif[4] ».

Il se trouve que, sans que le projet en ait été concerté, c’est pour l’essentiel à la séquence Mai-Juin 68 et à ses suites que sont consacrés les articles de ce numéro. Cette convergence tient sans doute à ce que, comme en témoignent certaines

recherches en cours[5], il est temps de revenir sur ce « moment critique » qui « est [encore] bien plus objet de fantasmes qu’objet de connaissances[6] ». En effet, à l’analyse méthodique de Mai 68, s’est bien souvent substituée une « interprétation par les conséquences, explicites ou implicites[7], voire une interprétation par les conséquences supposées (triomphe de l’individualisme, du libéralisme, etc.) [8]. Rouvrir le « dossier » de Mai 68 implique de se débarrasser de « l’illusion étiologique[

9] » qui croit pouvoir déduire une crise de ses prétendus déterminants, au profit d’une « socio-histoire du temps court[10] », attentive à la « rupture d’intelligibilité[11] » qu’entraîne l’événement et à « l’indétermination provisoire des possibles[12] » qui suspend les calculs ordinaires. C’est aussi s’intéresser à « la légitimation de l’illégitime », à la manière dont des questions inaudibles, par exemple, ici l’avortement, ont pu être posées, ou les « rapports d’allégeance à l’autorité auparavant considérés comme naturels » ébranlés[13]. C’est encore ne pas s’en tenir à une vision dominante de Mai 68, centrée sur les univers lettrés, mais regarder comment cette crise a bouleversé les vies des milieux populaires et les rapports de force entre les groupes sociaux.

L’attention à l’ensemble des groupes sociaux qui ont traversé Mai-Juin 68 invite enfin à subvertir la mémoire des événements telle qu’elle s’est peu à peu cristallisée. En effet, c’est une mémoire politiquement et socialement située de ce « moment critique » qui s’est progressivement imposée. Ainsi, le public contemporain de Reprise s’identifie-t-il aisément à la jeune ouvrière qui ne veut pas retourner « dans cette taule » mais se défie, voire se gausse, des contremaîtres et des syndicalistes.

Comme le montre Yvette Delsaut, l’héroïsation — au sens propre — de la jeune femme s’accompagne d’une méconnaissance des rapports sociaux et des rapports de genre à la politique. En retour, à l’encontre de cette mémoire ossifiée, préciser la définition du capital militant invite à considérer l’effet des crises politiques[14] sur ses spécificités sociales et sexuées.

 

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[1] Pierre Bourdieu, « La Représentation politique », in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001.

[2] Voir sur cette notion la mise au point de Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Revue suisse de science politique, vol. 11 (1), 2005, p. 157-188.

[3] Traiter de « reconversions » n’implique évidemment pas de rejoindre une certaine littérature dénonciatrice, attachée à traquer les « trahisons » des leaders de Mai.

[4] Daniel Gaxie, « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », op. cit., p. 181.

[5] Cf. la journée d’études sur « Le Parti communiste en Mai-Juin 1968 » organisée par Claude Pennetier et Bernard Pudal en avril 2005, et le projet de recherche sur Mai-Juin 68 initié par Bernard Pudal, Dominique Dammame, Boris Gobille et Frédérique Matonti.

[6] Boris Gobille, « Mai-Juin 68: crises du consentement et ruptures d’allégeance », introduction provisoire au « Projet de recherche collectif sur Mai-Juin 1968 ».

[7] Bernard Lacroix, « Trente ans après, comment expliquer Mai 68. D’aujourd’hui à hier et d’hier à aujourd’hui: le chercheur et son objet », Scalpel, vol. 4-5, 1999, p. 156.

[8] Boris Gobille, « Crise politique et incertitude: régimes de problématisation et logiques de mobilisation des écrivains en Mai 68 », Thèse pour le doctorat de science politique sous la direction de Bernard Pudal, EHESS, 2003. p. 68 sq.

[9] Selon l’analyse de Michel Dobry, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1986, notamment p. 48 sq.

[10] Boris Gobille, « Crise politique et incertitude… », op. cit., p. 113 sq.

[11] Alban Bensa et Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrains, 38, mars 2002, p. 8.

[12] Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 236.

[13] Boris Gobille, « Mai-Juin 68: crises du consentement et ruptures d’allégeance », doc. cit.

[14] Sur la manière dont les crises politiques sont l’occasion d’apprentissages et de réduction de la distance entre professionnels et profanes, dans un tout autre contexte de processus long de politisation, voir Bernard Lacroix, « Ordre politique et ordre social », in Madeleine Grawitz et Jean Leca (dir.), Traité de science politique, t. I, Paris, PUF, 1985, p.

469-565.

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