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LE POÈTE TRAVAILLE
Nadja C
OHENDehors, la fête, abondante, de toute part. La fête !
À l’intérieur, on enlève la musique Le poète travaille
Nevermore !... et puis Zut !
La poésie, cette fontaine du ridicule Tu penses maintenant
à tous les mots qui ne riment pas
Ceux dont tu avais la pudeur, tandis que les autres en manquent
Tu es seul le matin va venir
Maintenant le soleil d’automne frais cogne dans les vitres claires
une joie naine trépigne en toi tu es au bord de la Méditerranée Oh mon palais d’oranges,
Brocante, agrafes, terre d’ombre, basalte
Vous me verrez, chaque matin, errer dans le parc, Lisant les BD et les romans photos
Blasphèmes d’amour Serments de rouge à lèvres
Une image qui se passe de hors cadre
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EN CREUX
Anne R
EVERSEAUJ’ai créé en moi diverses personnalités Je crée ces personnalités sans arrêt
Je suis immobile dans une chambre d’hôtel Pleine de lumière électrique immobile Et, assis à ma table, dans cette chambre, Petit employé anonyme
Tout attendri, doux et lointain
Comme un enfant plein d’angoisse et très sage
J’écris des mots qui sont comme le salut de mon âme Des images que je rêve à partir des illustrations, des héros
que je vois à partir des romans.
Être sage au milieu de la nature grave
Vivre danoisement dans la douceur danoise Des villes, et encore des villes.
Il est des figures des temps passés, des images-esprit
contenues dans les livres plus réelles que ces indifférences incarnées qui nous parlent par-dessus le comptoir ou nous regardent par hasard dans le tram.
Moi qui vis, je passe Sous le silence du ciel.
Nuages… Ils continuent de passer, ils passent toujours, ils passeront éternellement, enroulant et déroulant leurs
écheveaux blafards, étirant confusément leur faux ciel dispersé.
Ma promenade silencieuse est une conversation ininterrompue.
Deviens aux yeux des autres un sphinx absurde. Enferme-toi, mais sans claquer la porte, dans ta tour
d’ivoire. Et cette tour d’ivoire, c’est toi-même, Que j’aille dans les lieux inhabités, loin des livres Le mot de l’énigme ?
Mystérieux paysages, vous ressemblez
Aux blocs des maisons géantes et aux avenues brumeuses de la ville.
J’ai des souvenirs de villes comme on a des souvenirs d’amours
Qui je suis ?
Personne ne pourra me dire qui je suis, ni ne saura qui j’ai été
Ce nom même est une ombre, comme tout le reste. Un de ces moments cruels où l’on est bien soi
Je m’apaise, oui, je m’apaise Le visage vaporisé au Portugal
Un calme profond, aussi doux qu’une chose inutile, descend jusqu’au tréfonds de mon être
Les pages déjà lues, les obligations remplies, les faits et hasards de l’existence – tout cela s’est transformé en une vague pénombre, un halo à peine visible, entourant quelque chose de paisible dont je ne sais ce que c’est. Splendeurs de la vie commune et du train-train ordinaire Les efforts
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Que peu de chose, dans le monde réel, suffit pour former la base de nos réflexions les plus profondes :
l’imprécis grandiose des horizons urbains
les hauts monuments noirs dans l’air épais et jaune Et le silence des rivages vus au loin !
Mes amis reconnaissent ma voix, ses intonations Familières d’après dîner, dans mes poèmes
Prenez donc tout de moi : le sens de ces poèmes
Non ce qu’on lit, mais ce qui paraît au travers malgré moi Une sorte de tendresse dépourvue d’émotion, une sorte
de compassion fruste et vide. Je ne suis personne
Notes sur deux poèmes-collages
Un soir, nous nous sommes retrouvées pour relire des textes en pensant à Jan. Nous avions toute une pile de livres de la col-lection « Poésie Gallimard » sur une table : Valéry, Apollinaire, Larbaud, Fargue, Aragon... dont un fil, ténu, les rattachait à nos mémoires. Nous avons ensuite glané d’autres vers empruntés à des auteurs, que Jan aimait, comme Pessoa, que nous avons dé-couvert grâce à lui.
Et nous nous sommes amusées à le chercher, à l’imaginer, tapi au milieu des mots des autres.
Nous avons relu Jan, aussi. Nous l’avons laissé dissimulé dans ces deux portraits indirects en forme de poèmes-collages.