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Esclavage et relations raciales en Amérique du Nord, XVIIe-XXe siècles,

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Academic year: 2021

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Submitted on 14 Jul 2020

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XVIIe-XXe siècles,

Lucia Bergamasco

To cite this version:

Lucia Bergamasco. Esclavage et relations raciales en Amerique du Nord, XVIIe-XXe siècles,. Revue du Philanthrope, Presses universitaires de Rouen et du Havre (2013- ), 2015. �hal-02899064�

(2)

« Esclavage et relations raciales en Amérique du Nord, XVIIe-XXe siècles»

1

par Lucia B

ERGAMASCO

(Professeur en Histoire et civilisation américaines UFR LLSH, Laboratoire POLEN, équipe CLARESS, Université d’Orléans)

La revue du Philanthrope, Presses de l’Université du Havre, N°6, Décembre 2015, N°

6, pp. 223-243.

English Summary :

The article surveys the history of the « racial norm », or racial caste system in the United States from the introduction of slavery up to this day. It also surveys the apport of legal history to the debates over race and the peculiar role of the « one drop rule ».

This « norm », directly issuing from slavery, racializes ancestry thus defining the racial profile and status of individuals whatever their color or phenotypes. It is unique to the US society with respect to South American, Caribbeean, and European societies where, in spite of persistent prejudices against people of different color, phenotypes, and ethnicities, that « rule » with all its essentialist and « caste » implications, does not exists.

Les relations entre race et esclavage aux États-Unis constituent un vaste sujet qui a fait l’objet d’intenses débats parmi les historiens sociaux et les historiens du droit (legal historians). Il va sans dire que les relations raciales sont également un sujet brûlant toujours d’actualité, fort investi par les sociologues, anthropologues et politologues nord-américains.

Dans cet essai, on fera état des faits historiques aussi bien que du débat historiographique relatif à l’émergence et à l’application d’une norme raciale dans la société nord-américaine, puis à sa gestion au niveau légal.

Esclavage et norme raciale : l’historiographie

Le débat parmi les historiens porte sur les origines, l’affirmation et l’évolution de l’esclavage racialisé au cours de deux siècles, d’abord en ce qui concerne les treize colonies anglaises, puis, après l’indépendance (1776-1781), dans les États du Sud. Il y a incomparablement moins de travaux qui portent sur les colonies situées au nord de la Mason Dixon Line marquant la frontière entre le Maryland et la Pennsylvanie, où l’esclavage fut aussi présent, mais dans une moindre mesure que dans le Sud et dans certains cas, avec des statuts moins sévères –comme dans les colonies puritaines de la

1 Cet article est une version remaniée d'une communication présentée au Colloque International

«Puissance de la Norme », Université d’Orléans, UFR Droit et Gestion, 6 décembre 2013.

a

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Nouvelle Angleterre

2

. En outre, après l’indépendance, les États du nord, un après l’autre, éliminèrent l’esclavage, si bien que le Sud demeura la région où l’institution non seulement perdura, mais se renforça et se répandit au-delà de la chaîne des Appalaches (dans le Kentucky et le Tennessee) puis dans le delta du Mississippi et le Sud Ouest jusqu’au Texas inclus

3

. Il fallut quatre ans d’une guerre sanglante (la guerre de Sécession, 1861-1865) pour l’éliminer et libérer 4 millions d’esclaves (un tiers de la population du Sud). Voilà une des raisons pour l’inépuisable moisson d’études sur l’esclavage dans le Sud au XIXe siècle.

Ce champ d’études se renouvelle à chaque génération. De nouveaux paradigmes surgissent, telle l’histoire « atlantique » qui désenclave les aires géographiques, faisant dialoguer les historiens de l’esclavage en Amérique du Nord avec ceux de l’Amérique Latine et des Caraïbes

4

. De même, l’histoire sociale aujourd’hui insiste sur l’agency (traduit depuis peu par « agentivité »), ou la capacité d’initiative des esclaves qui les rend protagonistes de leur histoire au-delà de leur victimisation

5

. Depuis trois décennies, Ira Berlin à l’université du Maryland, en est parmi les chefs de file incontestés

6

.

2 Lors de l’indépendance, les treize colonies étaient dans le Sud : la Georgie, la Caroline du Sud, la Caroline du Nord, la Virginie, le Maryland et le Delaware ; au centre : la Pennsylvanie, le New Jersey, New York, au Nord, la Nouvelle Angleterre comprenait le Rhode Island, le Massachusetts, le New Hampshire et le Connecticut ; après l’indépendance, en 1777 le Vermont, détaché du Massachusetts, rejoignit les treize États, le Maine fut créé État en 1820. Sur l’esclavage en Nouvelle Angleterre, voir Lorenzo Johnston Greene, The Negro in Colonial New England, 1620-1776, New York, Columbia University Press, 1942 ; et dans le Nord en général, Edgar J. McManus, Black Bondage in the North, Syracuse NY, Syracuse University Press, 1973 ; Graham Russell Gao Hodges, Root and Branch: African Americans in New York and East Jersey, 1613-1863, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1999 ; id., Slavery and Freedom in the Rural North: African Americans in Monmouth County, New Jersey, Madison Wisconsin, Madison House Books, 1997 ; voir aussi, Ira Berlin, Many Thousands Gone:

The First Two Centuries of Slavery in North America, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1998 ; du même auteur, Generations of Captivity : A History of African-American Slaves, Cambridge MA, Belknap Press, 2003.

.

3Joanne Pope Melish, Gradual Emancipation and “Race” in New England, 1780-1860, Ithaca, Cornell University Press, 1998 ; Gary B. Nash, Forging Freedom : The Formation of Philadelphia’s Black Community, 1720-1840, Cambridge MA, Harvard University Press, 1988 ; Shane White, Somewhat More Independent : The End of Slavery in New York City, 1770-1810, Athens, University of Georgia Press, 1991 ; Zilversmit, The First Emancipation: The Abolition of Slavery in the North, Chicago, University of Chicago Press, 1967.

4 Les articles sur l’esclavage ont été publiés dans des revues historiques généralistes, et en particulier dans le Journal of Negro History qui a joué un rôle de pionnier dans l’étude de cette question. Une nouvelle revue Slavery & Abolition, basée en Grande Bretagne

,

compile des riches bibliographies annuelles sur l’esclavage et l’abolitionnisme à l’échelle mondiale. Depuis 1998, à l’université de Yale, le Gilder Lehrman Center for the Study of Slavery, Resistance, and Abolition, fondé par l’historien David Brion Davis, constitue un lieu d’initiatives scientifiques.

5Voir la discussion épistémologique sur l’agency par Walter Johnson, « On Agency », Journal of Social History, v. 37, N° 1, Fall 2003, p. 113-124.

6Ira Berlin, Many Thousands Gone, op. cit.; id. ; Generations of Captivity, op. cit.

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L’histoire du droit, ou legal history, avec ses problématiques, ses méthodologies et ses revues, contribue à son tour à l’histoire de l’esclavage et de ses normes

7

. Historiens du politique et historiens du droit croisent le fer dans le débat sur la Constitution des États- Unis : fut-elle un document pro esclavagiste, ou bien neutre et ouvert à interprétation

8

? En fait, pour des raisons essentiellement politiques, le gouvernement fédéral et les tribunaux, au fil des décennies précédant 1860 (la période Antebellum), interprétèrent la Constitution fédérale (qui ne mentionnait pas l’esclavage, laissant implicitement les États libres de le maintenir ou de l’éliminer) comme assurant et protégeant la propriété privée et par conséquent la propriété d’esclaves, dans les États où la loi positive l’établissait. Sur l’inflexibilité des juges se limitant à appliquer la loi « locale » sans états d’âme il y a des études majeures

9

.

Récemment, une nouvelle génération d’historiens du droit, plutôt militants, a lancé le paradigme de la Critical Race Theory, (théorie critique de la race) pour étudier la gestion légale des normes raciales dans le passé et dans le présent

10

. À partir de la prémisse épistémologique qui fait de la notion de race une construction socioculturelle évoluant dans le temps, ces historiens étudient le rôle crucial que les juristes et les

7 Voir le récent Jean Allain (dir.), The Legal Understanding of Slavery, New York, Oxford University Press, 2012.

8Don E. Fehrenbacher, The Slaveholding Republic: An Account of the United States Government's Relations to Slavery, New York, Oxford University Press, 2001 ; Paul Finkelman, Slavery and the Founders : Race and Liberty in the Age of Jefferson, Armonk, NY & London, M.E. Sharpe, 1996 ; John Craig Hammond, “The Expansion and Triumph of a Slaveholding Republic”, dans Andrew Shankman (dir.), The World of the Revolutionary American Republic, New York, Routledge, 2014 ; Matthew Mason, Slavery and Politics in the Early American Republic, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2006 ; David Walstreicher, Slavery’s Constitution : From Revolution to Ratification, New York, Hill and Wang, 2009 ; George Van Cleve, A Slaveholders’ Union : Slavery, Politics, and the Constitution in the Early American Republic, Chicago, University of Chicago Press, 2011.

9Robert Cover, Justice Accused: Antislavery and the Judicial Process, New Haven, Yale University Press, 1975 ; Andrew T. Fede, People without Rights : An Interpretation of the Fundamentals of the Law of Slavery in the U.S. South, New York, Routledge, 1992 ; Paul Finkelman, « The Color of Law », Northwestern University Law Review, 87, N° 3, 1993, p. 937-91 ; Mark V. Tushnet, The American Law of Slavery, 1810-1860 : Considerations of Humanity and Interest, Princeton, Princeton University Press, 1981 ; du même auteur, Slave Law in the American South : State v. Mann in History and Literature, Lawrence, University Press of Kansas, 2003. La Constitution des États-Unis conférait des pouvoirs limités au gouvernement fédéral, laissant la gestion du droit de propriété, de la famille, de l’éducation, de la justice civile et pénale, entre autres, aux gouvernements des États. En dépit de vifs débat sur l’opportunité d’éliminer l’esclavage, des compromis entre les intérêts des États du Nord et ceux du Sud qui menaçaient de quitter la Convention, scellèrent la permanence de l’esclavage dans le Sud. Le texte initial de la Constitution ne mentionne même pas le mot slavery ou slave, tout en assurant des protections aux maîtres d’esclaves par des clauses relatives à la traite internationale et aux esclaves fugitifs.

10Voir le chef de file Ian F. Haney-Lopez, White by Law : the Legal Construction of Race, New York, New York University Press, 1996, et les nombreux travaux d’Ariela Gross (voir les références bibliographiques à partir de la note 43). Les travaux sont généralement publiés dans les revues de droit des universités, Yale Law Journal, Harvard Law Review, Stanford Law Review, etc., et spécialisées, Law and History Review,et The American Journal of Legal History.

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tribunaux ont joué dans la théorisation et l’application normative de la race

11

. L’analyse des procès par les historiens permet en effet de saisir à la fois l’expérience vivante des communautés et les difficultés inhérentes à l’application des statuts (esclavagistes ou pas) relatifs à la détermination de la race.

L’esclavage dans les colonies anglaises

Les colonies anglaises nord-américaines s’organisent à des périodes différentes entre le début (la Virginie en 1607) et la fin du XVIIe siècle (seule la Georgie est créée en 1733), en trois régions distinctes allant du Sud au Nord de la côte atlantique

12

.

Si à des degrés très divers, l’esclavage fut présent dans toutes les colonies, au Nord, au centre et au Sud, c’est toutefois dans le Sud qu’il fut le plus intensément pratiqué. À partir des années 1620, on démarre la production de denrées destinées à l’exportation : le tabac en Virginie, puis en Maryland et en Caroline du Nord ; le riz et l’indigo en Caroline du Sud au XVIIIe siècle. La culture du coton ne se répand dans le Sud qu’au XIXe siècle. Cette production est organisée dans des plantations. Dès le début et jusqu’au XXe siècle, les planteurs du Sud constituent l’élite hégémonique d’un point de vue économique, politique et culturel, face à la masse de la population -entre deux tiers et trois quarts- composée de petits et moyens fermiers. Si les petits fermiers étaient généralement engagés dans une agriculture de subsistance, les moyens, possédant quelques esclaves, selon les régions, produisaient aussi la cash crop, ou denrée pour l’exportation (surtout le tabac, plus tard le coton) que les gros planteurs collectaient et commercialisaient

13

.

À leur début, et tout au long du XVIIe siècle, les plantations de Virginie et du Maryland furent en majorité peuplées de travailleurs anglais sous contrat, les indentured servants, et seulement d’une petite minorité d’Africains au statut incertain. Dans les année 1690s, pour de multiples raisons structurelles et culturelles que, nous le verrons, les historiens s’efforcent d’élucider, les planteurs se tournèrent vers la traite atlantique en important des esclaves africains en en nombre toujours croissant. À tel point que, dès le début du

11Ira Berlin, toutefois, propose la notion de « construction historique » de la race, plutôt que socioculturelle, voir Many Thousands Gone, op. cit., p. 1,

12Jack P. Greene, Pursuits of Happiness : The Social Development of Early Modern British Colonies and the Formation of American Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1988.

13 Voir Steven Sarson, The Tobacco-Plantation South in the Early American Atlantic World, New York, Palgrave Macmillan, 2013.

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XVIIIe siècle, l’esclavage des Africains était établi comme le système de travail exclusif dans toutes les plantations du Sud.

Dans les colonies du milieu, en Pennsylvanie, New Jersey et New York, un climat tempéré et un sol fertile avaient donné lieu à une riche agriculture céréalière exportée en grande partie aux Caraïbes et en Europe, organisée dans des fermes peuplées de toute sorte de travailleurs. Contrairement au Sud où les villes portuaires furent rares, le commerce y avait créé de florissants centres portuaires comme Philadelphie et New York. En Nouvelle-Angleterre, un climat plus froid et un sol moins fertile n’avaient permis qu’une agriculture de subsistance et fortement encouragé manufactures (industrie de la morue, distilleries, chantiers navals) et commerce maritime: à la fin du XVIIe siècle, à Boston, port florissant et site de chantiers navals de première importance, il y avait déjà une classe mercantile affluente et hégémonique. Les institutions religieuses et civiles mises en place par les Puritains dès les années 1630, y avaient en outre créé une société ordonnée, instruite, et compacte, en contraste radical avec le caractère épars de la société, un climat de violence et la faible présence d’institutions dans le Sud.

Comme l’historien Ira Berlin le note, à l’époque coloniale, tandis que dans les colonies du centre et de la Nouvelle-Angleterre, en raison de la pénurie endémique de main d’œuvre, se développait une « société avec des esclaves » - society with slaves -, où l’esclavage, très minoritaire, était une forme de travail parmi d’autres, le Sud évolua dans une société intégralement esclavagiste, ou slave society

14

. Différence d’importance capitale, car, dans ce type de société, l’esclavage est non seulement la principale forme de travail et la pierre angulaire de l’économie, mais détermine l’ordre social tout entier.

Après la Révolution : les États-Unis

Dans les États au nord de la Mason-Dixon Line, la présence d’une infime minorité d’esclaves (entre 2 et 5 pour cent de la population par rapport aux 30, 40, voire 60 pour cent dans le Sud), contribue à expliquer l’adoption de lois d’émancipation dans la période suivant la Révolution. Ce furent néanmoins des mesures graduelles (sauf dans le Vermont et le Massachusetts où l’émancipation fut immédiate) et obtenues non sans effort après des campagnes de pression par des groupes anti-esclavagistes inspirés de la

14Ira Berlin, Many Thousand Gone, op. cit. ; Generations of Captivity, op. cit.

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philanthropie des Lumières

15

. Le moindre intérêt économique que l’esclavage représentait dans ces États joua un rôle déterminant dans son élimination. Les idéaux libertaires de la Révolution, couplés de motifs religieux, se réalisèrent là où les intérêts économiques, mais aussi des préoccupations relatives à l’ordre social, ne posaient pas d’obstacles insurmontables

16

. Dans les États du Sud, l’émancipation de centaines de milliers d’esclaves, et non pas de quelques milliers comme dans le Nord, était tout simplement impensable : comment les contraindre à travailler dans les plantations ? Comment assurer leur contrôle et éviter le chaos social ? Les idéaux libertaires de la révolution produisirent des lois favorisant quelques milliers de manumissions (affranchissements individuels par les propriétaires) en Virginie et en Maryland (le Sud supérieur), mais, même dans ces États, la population (planteurs et petits fermiers confondus) « démocratiquement » s’opposa à toute loi d’émancipation générale

17

. À l’époque révolutionnaire (de 1775 à la fin du siècle.), les patriotes du Sud considéraient l’esclavage comme une institution néfaste (quoique nécessaire) héritée de l’époque coloniale, qu’il fallait tout au moins réformer, mais dont il était pratiquement impossible de se débarrasser

18

. À plusieurs reprises, Jefferson exprima le dilemme de la situation :

« Nous tenons le loup par les oreilles : nous ne pouvons le tenir indéfiniment, ni le lâcher. Sur la balance il y a d’un côté la justice et de l’autre l’auto préservation»

19

. Après 1800, tandis que la culture du coton se répandait dans la vaste région du delta du Mississippi -résultant en une déportation massive d’esclaves du Sud Supérieur vers le Sud profond

20

-, et que la révolte en Haïti et de sporadiques tentatives de révolte d’esclaves alimentaient des peurs endémiques, la nouvelle génération de planteurs

15Voir, entre autres, David B. Davis, The Problem of Slavery in the Age of Revolution, 1770-1823, Ithaca, NY, Cornell, University Press, 1975.

16 Les Quakers de Pennsylvanie et des pasteurs Congrégationalistes du Connecticut furent en première ligne dans le combat anti-esclavagiste.

17 L’émancipation (même graduelle) proposée par une minorité de ‘philanthropes’ aux nom des principes républicains d’égalité et d’humanité, fut systématiquement rejetée par les représentants du peuple de la Virginie. En 1795 des citoyens présentèrent une petition réclamant l’abrogation de la loi de 1782 facilitant la manumission, voir Adam Rothman, Slave Country, op. cit., p. 7 and 231; cette loi fut en effet lourdement amendée en 1806 de sorte à rendre l’affranchissement individuel bien plus difficile, voir Lacy Ford, Deliver Us from Evil: The Slavery Question in the Old South, p. 37-38. Voir aussi, Eva Sheppard Wolf, Race and Liberty in the New Nation: Emancipation in Virginia from the Revolution to Nat Turner's Rebellion, Baton Rouge: Louisiana State University Press, 2006.

18 Willie Lee Rose, "The Domestication of Domestic Slavery," (1973) dans, Slavery and Freedom, by Willie Lee Rose, William H. Freehling (dir.), New York, Oxford University Press, 1982.

19« We have the wolf by the ears; and we can neither hold him, nor safely let him go. Justice is in one scale, and self-preservation in the other », Jefferson emprunte ici une phrase de l’empereur Tibère relatée par Svetonius, voir le site http///www.monticello.org/site/jefferson/wolf-ear.

20 Walter Johnson (dir.)., The Chattel Principle: Internal Slave Trades in the Americas, New Haven:

Yale University Press, 2004.

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(surtout dans le Sud profond) fut nettement moins sensible aux idéaux des pères révolutionnaires

21

. Dorénavant, la classe politique du Sud allait âprement défendre l’esclavage comme une institution positive, indispensable tant à l’économie qu’à la survie sociale et culturelle de la région.

Discrimination raciale dans le Nord

L’émancipation dans les États du nord fut néanmoins suivie par l’instauration d’une nouvelle norme sociale établissant un statut implicite de caste inférieure pour la petite minorité de gens de couleur. Cette norme dicta des comportements ouvertement hostiles parmi la population, ainsi que des lois de discrimination raciale plus ou moins strictes et durables selon les États. Les immigrés en provenance d’Europe apprenaient vite la norme américaine et embrassaient le racisme ambiant avec ardeur. Les nouveaux États créés dans le Nord Ouest adoptèrent des lois de discrimination bien plus sévères que dans le Nord Est

22

. Les hommes de couleur y étaient interdits du droit de vote ou de témoigner contre des Blancs, participer à des jurys et à la milice de l’État. Les écoles étaient interdites aux enfants de couleur, et le mariage interracial déclaré nul. En fait, l’expansion territoriale vers l’Ouest était réservée à l’homme blanc et à sa famille. Les gens de couleur (d’origine africaine plus ou moins éloignée et souvent mélangés avec des Indiens) étaient vus comme des intrus indésirables, une aberration dans la population américaine.

Comme le déclarait en 1828 l'African Repository, le journal de l'American Colonization Society:

« Dans tout le territoire des États-Unis il existe une ligne de démarcation vaste et insurmontable entre tout homme ayant une goutte de sang noir dans ses veines et n’importe quelle autre classe de personnes. Les habitudes, les sentiments, toutes sortes de préjugés sociaux –des préjugés que ni le raffinement, ni l’éducation, ni

21Adam Rothman, Slave Country: American Expansion and the Origins of the Deep South, Cambridge MA, Harvard University Press, 2005 ; des tentatives d’insurrection en 1800 en Virginie, puis en Louisiane en 1811 et en Caroline du Sud en 1822, avant même le terrible exploit de Nat Turner en Virginie en 1830, confirmèrent les peurs des populations du Sud, voir le classique Herbert Aptheker, American Negro Slave Revolts, 6. ed., New York, International Publ., 1993 ; et David P. Geggus, (ed.), The Impact of the Haitian Revolution in the Atlantic World, Columbia, University of South Carolina Press, 2001 ; Eugene D. Genovese, From Rebellion to Revolution: Afro-American Slave Revolts in the Making of the Modern World, Baton Rouge, Louisiana State University Press 1980; Junius P. Rodriguez, ed., Encyclopedia of Slave Resistance and Rebellion, Westport, CT, Greenwood Press, 2007.

22Ira Berlin, « North of Slavery: Black People in a Slaveholding Republic », conférence à Yale University, Gilder Lehrman Center, New Haven, 27 Septembre 2002, www.virginia.edu/woodson/courses/aas-hius366a/berlin.pdf ; Leon F. Litwack, North of Slavery: The Negro in the Free States, 1790-1860 , Chicago, Chicago University Press, 1961 ; John Wood Sweet, Bodies Politic: Negotiating Race in the American North, 1730-1830, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2007.

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la religion ne sont à même de contrecarrer– marquent à jamais les gens de couleur, qu’ils soient libres ou en servitude, comme les sujets d’une dégradation inévitable et incurable. Dans cette société, l’Africain est placé par sa naissance au plus bas degré de la société ; et, de cette position il ne pourra jamais s’élever, quels que soient son talent, ses accomplissements ou sa vertu. ».

23

En outre, un nouveau discours « scientifique » sur la hiérarchie des races venait conforter et raffermir le racisme du Nord

24

. Au Sud, ce ‘racialisme’ pseudo scientifique confirma l’esclavage comme le statut « naturel » réservé aux êtres « inférieurs » tels les Africains et leurs descendants

25

.

Dans la société du Nord, cette haine raciale (inconnue en Europe) fut profondément enracinée, véritablement normative et impitoyable. À ce sujet, Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont ont marqué leur vive réprobation

26

. Les Noirs du Nord qui vers la fin des années 1820 organisèrent leur résistance aux lois de discrimination ont également transmis leurs témoignages

27

Récemment, l’attention des historiens a porté sur leur ressenti et leur action

28

.

23« In every part of the United States there is a broad and impassible (sic) line of demarcation between every man who has one drop of African blood in his veins and every other class in the community. The habits, the feelings, all the prejudices of society- prejudices which neither refinement, nor education, nor religion can itself subdue- mark the people of colour, whether bond or free, as the subjects of a degradation inevitable and incurable. The African in this society belongs by byrth to the lowest station in society ; and from that station he can never rise, be his talent, his enterprise, his virtue what they may », African Repository, 4 June 1828, L’American Anti-Slavery & Colonization Society fut créée en 1816 par des antiesclavagistes du Sud supérieur (Kentucky et Virginie, parmi lesquels des planteurs et hommes politiques comme James Madison) avec l’objectif utopique et extrêmement coûteux d’éliminer l’esclavage graduellement et de transporter tous les émancipés en Afrique où ils auraient diffusé la civilisation anglo-protestante.

L’organisation fut bien accueillie, surtout dans le Nord, où le clergé s’en fit volontiers le porte-parole. Au fil des décennies l’organisation ne transporta que quelques milliers de personnes, alors qu’en 1840 la population des esclaves s’élevait à plus de deux millions et demi d’individus. Voir Eric Burin, Slavery and the Peculiar Solution: A History of the American Colonization Society, Gainesville FL, University Press of Florida, 2005.

24William Sumner Jenkins, Proslavery Thought in the Old South, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1960 ; Drew Gilpin Faust, The Ideology of Slavery: Proslavery Thought in the Antebellum South, 1830—1860, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1981 ; Paul Finkelman, Defending Slavery : Proslavery Thought in the Old South, New York, Bedford/St Martin, 2003.

25Voir George Fredrickson, The Black Image in the White Mind. The Debate on Afro-American Character and Destiny, 1817-1914, New York, Harper & Row, 1971 qui trace l’émergence de la nouvelle pensée ‘scientifique’ à Harvard dans les années 1840; Reginald Horsman, Race and Manifest Destiny : Origins of American Racial Anglo-Saxonism, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1981; Winthrop D. Jordan, White Over Black: American Attitudes Toward the Negro, 1550-1812, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1968; John Wood Sweet, Bodies Politic: Negotiating Race in the American North, op. cit.

26Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique Paris, 1835-1840 ; Gustave De Beaumont, Marie ou l’esclavage aux États-Unis. Tableau des mœurs américaines, Paris, 1840, voir aussi la récente édition de cet ouvrage par Laurence Cossu-Beaumont, Marie ou l’esclavage aux Etats-Unis, de Gustave De Beaumont, Paris, Aux Forges du Vulcain, 2014.

27Voir, entre autres, les autobiographies de Frederick Douglass, Narrative of the Life of Frederick

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Le racisme du Nord explique d’ailleurs une certaine indifférence et l’inertie politique de l’opinion publique envers la permanence de l’esclavage dans le Sud, puis son expansion à mesure que les États-Unis s’étendaient sur de nouveaux territoires du Sud Ouest. La population du Nord commença à réagir lorsque l’esclavage pénétra dans des territoires de l’Ouest censés être réservés au « travail libre » (Free Labor). L’entrée du Missouri en 1819-20 comme État esclavagiste déclencha une première agitation

29

. Vingt-huit ans plus tard, après l’annexion du Texas (1845) et la guerre avec le Mexique, (1846-48), le sort des nouveaux territoires de l’Ouest arrachés au Mexique (seraient-ils ouverts ou pas à l’esclavage ?) s’empara du pays et à terme mena à la sécession du Sud et à une guerre civile dévastatrice. Entre temps, dès 1830, une minorité d’abolitionnistes radicaux, inspirés d’idéaux de perfectionnisme évangélique, agitèrent la question de l’immoralité de l’esclavage, péché intolérable dans une nation chrétienne et aberration tout aussi intolérable et dangereuse dans une république

30

. Ces radicaux, qui incluaient des activistes noirs, réclamaient la cessation immédiate de l’esclavage, mais aussi l’égalité raciale, c’est-à-dire des relations sociales plus conformes à celles en vigueur dans l’Europe de l’époque - objectif extrêmement impopulaire qui suscita la colère violente

Douglass, An American Slave (1845), My Bondage and My Freedom. Part I. Life as a Slave. Part II. Life as a Freeman, New York: Miller, Orton & Mulligan, 1855 ; et, Life And Times of Frederick Douglass, Written By Himself (…), Boston: De Wolfe & Fiske Co., 1892.

28 Patrick Rael, Black Identity & Black Protest in the Antebellum North, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2002; id. (dir.), African-American Activism before the Civil War: The Freedom Struggle in the Antebellum North, New York, Routledge, 2008 ; Harry Reed, Plaform for Change : The Foundations of the Northern Free Black Community, 1775-1865, East Lansing, MI, Michigan State University Press, 1994 ; Julie Winch, Philadelphia’s Black Elite : Activism, Accomodation, and the Struggle for Autonomy, 1787-1848, Philadelphia, Temple University Press, 1988, et Mia Bay, The White Image in the Black Mind: African-American Ideas about White People, 1830-1925, New York, Oxford University Press, 2000.

29Forbes Robert Pierce, The Missouri Compromise and its Aftermath, Slavery and the Meaning of America, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007 ; James C. Hammond, Slavery, Freedom, and Expansion in the Early American West, Charlottesville, University of Virginia Press, 2003 ; Matthew Mason, James C. Hammond (dir.), Contesting Slavery: The Politics of Freedom and Bondage in the New American Nation, University of Virginia Press, Jeffersonian America Series, 2011.

30Parmi la vaste literature sur l’abolitionnisme, voir David Brion Davis, Inhuman Bondage: The Rise and Fall of New World Slavery, New York, Oxford University Press, 2003; Daniel J. McInerney, « A Faith for Freedom : the Political Gospel of Abolition », Journal of the Early Republic, 11, Fall 1991, p. 371- 93 ; id., The Fortunate Heirs of Freedom : Abolition and Republican Thought, Lincoln, Nebraska, 1994.

James Brewer Stewart, Holy Warriors : The Abolitionists and American Slavery, New York, Farrar Strauss Giroux, 1996 ; Lucia Bergamasco, « American abolitionist immediatism: British Model, Indigenous Inspiration, Controversial Results », dans Distant Shores of the Abolitionist Wave:

International Repercussions of the British Abolition of the Slave Trade, Myriam Cottias, (dir.), African World Press, The Harriet Tubman Series, 2014; id., « D’un réveil à l’autre: l’évangélisme américain:

XVIIIe-XIXe siècles: apercu historiographique», Revue Française d’Etudes Américaines, 85, juin 2000, pp. 81-104.

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de vastes strates de la population du Nord

31

. Toutefois, ce ne fut pas l’abolitionnisme, mais l’affrontement sur l’expansion de l’esclavage dans l’Ouest qui enflamma les esprits au Nord et au Sud. Pendant et après la guerre de Sécession, la population du Nord hostile à l’esclavage comme système, demeura tout aussi hostile à la moindre nuance de couleur qu’auparavant. Parmi les innombrables exemples de cette haine raciale, citons celui du médecin Alexander T. Augusta (1825-1890), libre de couleur de Virginie, doté d’un diplôme du Trinity Medical College de Toronto, qui, le 4 avril 1863, élevé au grade de Major dans l’armée fédérale, fut immédiatement contesté par les médecins de l’armée à ses ordres (des hommes du Nord), révoltés qu’un Noir détienne un grade en principe réservé aux officiers blancs. Sa nomination allait miner leur dignité et leurs aspirations de carrière, « compromised white self-respect » et « blocked the promotion of deserving white officers »

32

.

Dans le Sud, après l’humiliation de la défaite assortie de destruction massive et d’énormes pertes humaines, la population prit soin de maintenir les Noirs affranchis dans une position d’infériorité, par la discrimination systématique dans les meilleurs des cas, ou par la terreur

33

. À terme, au tournant du XXe siècle, un après l’autre, les États du Sud passèrent des lois de ségrégation assurant la stricte séparation des races.

Origines de l’esclavage racial : le débat historiographique

Pendant longtemps, le débat parmi les historiens a tourné autour des origines de la racialisation de l’esclavage, c’est-à-dire autour des divers facteurs économiques et culturels ayant contribué à réserver le statut d’esclave aux seuls Africains et à leurs descendants

34

. Comme dans les colonies espagnoles, dans les premières décennies du

31Voir Richard Newman, The Transformation of American Abolitionism, Fighting Slavery in the Early Republic, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2002, où l’auteur souligne le caractère interracial de l’abolitionnisme de cette période.

32En dépit de nombreuses péripéties, il finit sa carrière militaire avec le grade de Lieutenant colonel pour service méritoire, voir Ira Berlin, Thavolia Glymph, Joseph P. Reidy, and Leslie S. Rowland, eds., Freedom, A Documentary History of Emancipation, 1861-1867, New York, Cambridge University Press, 1982, 4 vol.,1982, v.1, p. 355-57.

33Voir, Michael Newton, White Robes and Burning Crosses: A History of the Ku Klus Klan from 1866, Jefferson, Mac Farland, 2014; Eric Foner, Reconstruction: America’s Unfinished Revolution,1863-1877, New York, Harper & Row, 1988.

34David B. Davis Inhuman Bondage: The Rise and Fall of New World Slavery, op. cit. ; id. The Problem of Slavery in Western Culture, Ithaca, NY, Cornell, University Press, 1966; Ira Berlin, op. cit., 1998 et 2003; Philip D. Morgan, Slave Counterpoint, Black Culture in the Eighteenth-Century Chesapeake and Lowcountry, Chapel Hill: University of North Carolina Press, 1998; id. “The Origins of American Slavery”, http://apcentral.collegeboard.com/apc/members/courses/teachers_corner/49355.html, consulté

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XVIIe siècle, les Indiens furent asservis, mais ils répondaient mal aux besoins de contrôle et de productivité des planteurs

35

. L’esclavage des Indiens fut enfin interdit entre le début et le milieu du XVIIIe siècle.

La question a été de savoir si l’esclavage des Africains fut une solution purement pragmatique face à la pénurie de main d’œuvre, ou bien s’il fut prédéterminé par une longue (quoique fluide) tradition voyant les Africains au Sud du Sahara comme des sauvages et païens que l’on pouvait réifier sans remords en vertu de leur

« irrémédiable » différence physique et culturelle

36

. Les Anglais exprimèrent ces préjugés d’autant plus intensément qu’ils furent parmi les derniers Européens à faire recours à la traite des Africains (celle-ci existait en Afrique depuis longue date, bien avant l’arrivée des Portugais et Espagnols au XVIe siècle sur le marché africain des esclaves). En outre, contrairement aux Ibériques, les Anglais n’avaient guères connu d’importation d’Africains sur le sol national, ni le mélange des races et d’ethnies qui s’était produit dans la péninsule ibérique au cours du XVIe siècle. Ils n’avaient pas non plus favorisé le mélange avec la population autochtone lors de la conquête de l’Irlande où ils établirent une barrière infranchissable entre conquéreurs et conquis

37

.

Des indices semblent prouver que le préjugé racial était bien en place dès le début, car des statuts décrétés très tôt en Virginie puis en Maryland faisaient une nette distinction entre travailleurs blancs et noirs. En Virginie dès 1639, une loi interdisait aux Noirs de porter des armes en dépit du besoin de bras contre les attaques des Indiens. Puis vint le tournant historique du statut de 1662 décrétant l’esclavage pérenne et héréditaire par voie maternelle pour les Africains et leurs descendants, contrairement à la tradition médiévale anglaise

38

. Cette loi demeura la base pour les statuts esclavagistes dans les autres colonies (et futurs États) du Sud. Il en fut de même pour le baptême des esclaves dont on nia qu’il conférait le droit à l’émancipation (Virginie, statut de 1667, imité par

le 20 avril 2014; Betty Wood, Slavery in Colonial America, 1619-1775, Lanham MD, Rowman &

Littlefield, 2005.

35Betty Wood, ibid. ; Philip D. Morgan, “The Origins of American Slavery”, op. cit.

36Winthrop D. Jordan, White over Black, op. cit., opte pour une prédisposition de ce type chez les Anglais.

37Philip D. Morgan, “The Origins of American Slavery”, op. cit.

38En Angleterre, au Moyen Âge, les esclaves avaient hérité leur statut par le père. Le principe décrété en Virginie en 1662 selon lequel l’enfant suit la condition de la mère (partus sequitur ventrem) en vigueur dans la Rome antique (mais également dans quelques régions de l’Europe médiévale), apparaît dans un traité anglais de la fin du XVIe siècle pour prouver la liberté des enfants nés de l’union entre une femme libre et un esclave, ou bien la liberté des bâtards (enfants de personne). Absente dans les statuts coloniaux, cette formule allait réapparaître dans les traités des juristes du XIXe siècle ; voir Thomas D.

Morris, Southern Slavery and the Law, 1619-1860, Chapel Hill: University of North Carolina Press, Studies in Legal History Series, 1996, p. 43.

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les autres colonies). On trouve, en outre, des termes explicites d’aversion raciale, tel le statut du Maryland de 1663 punissant les unions entre femmes blanches et esclaves africains; ou celui de Virginie de 1691, bannissant à perpétuité tout Blanc, homme ou femme, se mariant ou ayant des relations sexuelles avec une personne de couleur

39

. Quant aux enfants nés d’une femme blanche et d’un esclave, ils allaient demeurer en servitude jusqu’à l’âge adulte. Ces lois attestent d’ailleurs d’une certaine fluidité dans les relations raciales et entre les sexes ayant cours sur le terrain et qui alarmaient tant les autorités. Même au Nord, dans le Massachusetts puritain, où le code esclavagiste accordait une personnalité juridique et des droits à l’esclave tout en le traitant comme un bien mobile, en 1705, la General Court (la législature) promulgua une loi prohibant toute relation sexuelle et surtout le mariage entre Blancs et Noirs en des termes indiquant clairement la répugnance raciale

40

. Le statut imposait néanmoins aux maîtres d’accorder leur consentement au mariage de leurs esclaves lequel, exceptionnellement, en Massachusetts avait valeur légale

41

.

En bref, la distinction entre les « races », voire l’aversion pour les Africains et toute personne d’origine mixte (les molattoes et mestizoes, selon les termes de l’époque) était présente dans les premiers statuts coloniaux tout en révélant l'existence et l'intensité des rapports interraciaux sur le terrain.

Esclavage et capitalisme

Un autre riche volet du débat concerne la nature capitaliste vis-à-vis la racialisation de l’esclavage dans les Amériques en général et en Amérique du Nord en particulier. La question a été de savoir quel facteur fut déterminant : l’antipathie raciale, ou la quête

39Virginia, An Act for the prevention of that abominable mixture and spurious issue which hereafter may increase in this dominion, as well by negroes, mulattoes, and Indians intermarrying with English, or other white women, as by their unlawful accompanying with one another…), John Codman Hurd, The Law of Freedom and Bondage in the United States, Boston, 1868, 2 volumes, vol. 1. Pour une analyse fine de ces statuts, voir A. Leon Higginbotham Jr., Barbara K. Kopytoff, « Racial Purity and Interracial Sex in Colonial and Antebellum Virginia », Georgetown Law Journal, 77, N° 6, August 1989, p. 1967- 2029, abrégé dans Kevin Johnson, (dir.) Mixed Race America, and the Law, A Reader, New York, New York University Press, 2003, p. 13-27.

40Massachusetts, 1705, An Act for the better preventing of a spurious and mixt issues Enacts that a negro or molatto man committing fornication with " an English woman, or a woman of any other Christian nation," shall be sold out of the province. An " English man, or man of any other Christian nation," com- mitting fornication with a negro or molatto woman, to be whipped, and the woman sold out of the province… None of her Majesty's English or Scottish subjects, nor of any other Christian nation within this province, " shall contract matrimony with any negro or mulatto," under a penalty imposed on the person joining them in marriage. Hurd, 1, 1868.

41 No master shall unreasonably deny marriage to his negro with one of the same nation ; any law, usage, or custom to the contrary notwithstanding, John Codman Hurd, op. cit., 1.

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effrénée du profit, surtout dans un nouveau monde où les colons anglais avaient presque pleine autonomie législative ? On pourrait en effet imaginer que les planteurs virginiens n’auraient pas eu recours massivement à la traite atlantique si le flot de travailleurs en provenance d’Angleterre ne s’était pas tari (vers la fin du XVIIe siècle, ils n’eurent plus la même nécessité d’émigrer qu’auparavant)

42

. Toutefois, cet argument ne contredit pas l’analyse proposée en 1974 par Edmund Morgan, qui voit un facteur déterminant dans la révolte des « petits blancs » libres sans terre mettant à fer et sang la Virginie pendant un an (la rébellion menée par Nathaniel Bacon en 1675)

43

. Si les indentured servants anglais restaient pauvres et sans terre après leur service, ils allaient constituer une sérieuse menace pour l’élite de la colonie. Selon Morgan, la révolte joua un rôle de catalyseur des peurs de classe des planteurs qui plus ou moins délibérément optèrent pour une main d’œuvre contrôlable et exploitable à vie. D’autant plus qu’entre temps les conditions de survie en Virginie s’étant améliorées (la démographie y fut négative pendant les premiers quarante ans), il devenait plus rentable d’investir dans l’achat d’un esclave africain plutôt que d’un engagé anglais (sept ans de service). C’est ainsi que dès le début du XVIIIe siècle, le travail dans les plantations fut assuré exclusivement par des esclaves africains. Les travailleurs anglais, sous contrat ou libres, se distinguèrent ainsi face à une masse de Noirs en esclavage perpétuel, et, après leur service, purent affirmer leurs droits d’hommes blancs et libres. Autrement dit, les planteurs assurèrent la paix de classe entre Blancs au détriment d’une population africaine et ses descendants.

Aujourd’hui, comme l’historienne britannique Betty Wood le constate, un consensus historiographique se dégage qui voit dans l’emploi exclusif d’esclaves africains dans les plantations du Sud la conséquence d’un processus d’évolution complexe, impliquant des facteurs économiques, culturels, et de classe ; les uns n’excluant pas les autres, plutôt les uns confortant les autres dans un tragique concours de circonstances

44

. Le résultat fut un nouveau type d’esclavage racialisé et plus strictement réglementé par

42Walter Johnson, “The Pedestal and the Veil: Rethinking the Capitalism/Slavery Question,” Journal of the Early Republic, 24, Summer 2004, p. 299-308 ; Seth Rockman, “The Unfree Origins of American Capitalism,” 339 and 361, dans Cathy Matson (dir.), The Economy of Early America, University Park, Pennsylvania State University Press, 2006, p. 335-361 ; Bernard Bailyn, The Peopling of British North America. An Introduction, New York, Alfred A. Knopf, 1986, p. 28-29, 61.

43Edmund S. Morgan, American Slavery, American Freedom: The Ordeal of Colonial Virginia, New York: W.W. Norton, 1974.

44Betty Wood, Slavery in Colonial America, op. cit. ; Philip D. Morgan, “African Americans.” in A Companion to Colonial America. Daniel Vickers (dir.), Malden, MA, Blackwell Publishing, 2005 ; et Philip D. Morgan, “The Origins of American Slavery”, op. cit.

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rapport à celui que l’on avait pratiqué dans l’antiquité, puis au Moyen Âge lorsqu’un capturait et l’on vendait des caucasiens, des Slaves de préférence, (d’où le nouveau terme esclavus qui remplaça le latin servus). Ce serait plutôt l’esclavage méditerranéen, pratiqué au XVe siècle dans les plantations de sucre de Candia, jusqu’aux Canaries, puis à Sao Tomé, qui, à plusieurs égards, annonça celui des Amériques

45

.

La loi de l’esclavage

La loi et l’esclavage sont inextricablement liés : l’esclavage ne put exister que parce qu’il fut établi par la loi. L’historiographie du droit relatif à l’esclavage est des plus intéressantes. À cause de ses aspects techniques et en dépit de quelques passerelles, elle demeure parallèle à l’histoire sociale, alors que les études sur l’origine des statuts et les études des cas révèlent des facettes insoupçonnées de la société de l’époque.

Southern Slavery and the Law est le titre d’une étude magistrale par Thomas Morris, historien américain du droit, qui trace l’émergence des statuts esclavagistes, tels de premiers tâtonnements, dans les colonies, puis leur évolution dans les États du Sud après la Révolution jusqu’à la veille de la guerre de Sécession

46

. Il constate la diversité, la complexité, voire une certaine confusion dans l’évolution et l’application de ces statuts au fil du temps. Il n’en reste pas moins que la race devint très tôt l’élément de base pour définir l’esclavage ou la liberté.

En ce qui concerne les origines des lois esclavagistes, Morris fait état du débat entre historiens du droit. Certains affirment qu’au XVIIe siècle, les législateurs coloniaux laissés libres de légiférer (par délégation tacite), inventèrent des statuts selon leurs besoins immédiats et sans aucun lien avec la Common Law anglaise

47

. D’autres affirment qu’au contraire, la brutalité des lois provenait d’une longue tradition anglaise de répression et de contrôle des classes inférieures de la société. En outre, la répression

45Philip D. Morgan, ibid.

46Thomas D. Morris, Southern Slavery and the Law, 1619-1860, op. cit. Voir aussi l’œuvre pionnière du juge Aloysius Leon Higginbotham, Jr., In the Matter of Color: The Colonial Period (1978), NY, Oxford U. P. , 1980, portant sur six colonies et couvrant le Nord et le Sud ; et Andrew T. Fede, People without Rights : An Interpretation of the Fundamentals of the Law of Slavery in the U.S. South, New York, 1992 ; Mark V. Tushnet, The American Law of Slavery, 1810-1860 : Considerations of Humanity and Interest, Princeton : Princeton University Press, 1981 ; id., Slave Law in the American South : State v. Mann in History and Literature, Lawrence, University Press of Kansas, 2003.

47L’abolitionniste William Goodell observait que certaines dispositions plus humaines du Code Noir français appliqué en Louisiane, telle l’interdiction de séparer les familles par la vente, résultaient de l’élaboration du Code par les législateurs métropolitains et non pas par les planteurs eux-mêmes comme ce fut le cas en Amérique du Nord, voir William Goodell, The American Slave Code in Theory and Practise, New York, American and Foreign Antislavery Society, 1853, p. 45-47.

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sanglante exercée en Irlande fut facilement transférée dans les colonies où les éléments dangereux étaient nombreux et très menaçants. Bien entendu, selon Morris, les deux constats sont complémentaires. En fait, dans les premières décennies du XVIIe siècle, les autorités de la Virginie appliquèrent une justice brutale et discrétionnaire afin de contrôler une masse turbulente de travailleurs blancs en esclavage temporaire et quelques esclaves noirs servant durante vita, et ce, bien avant que les planteurs ne commencent à importer massivement des Africains. La brutalité déployée envers ces derniers n’était que la continuation de celle déjà exercée sur les engagés anglais. Les besoins contingents furent donc à l’origine de ces premiers statuts car il n’y avait pas de précédent pour l’esclavage racial dans les lois de la mère patrie (que se soit la Common Law, ou le droit civil). Selon Morris, ce fut la Common Law anglaise relative au droit de propriété appliquée en Virginie qui résolut le problème de la manière dont on pouvait définir le statut d’un esclave. Quelques indices précoces prouveraient que les premiers Africains présents en petit nombre, indépendamment de la permanence de leur servitude, pas encore strictement définie, étaient considérés comme la pleine et permanente propriété de leur maître, (chattel personal ou chattel property). Les travailleurs blancs engagés n’appartenaient entièrement à leur maître que temporairement. Des inventaires après décès et des testaments de 1640-44, avec les biens mobiles et les servants, incluent le prénom des Negroes et leur prix, même des petits enfants et bébés, et cela comme une information allant de soi. Ce qui indique qu’en 1644 en Virginie, les Africains non seulement étaient évalués et traités par la loi de façon distincte des travailleurs blancs, mais étaient considérés comme des esclaves depuis assez longtemps

48

. En 1680, le révérend anglican Morgan Godwyn, qui avait observé en personne la situation aux Barbades et en Virginie, déplorait le fait que les mots Nègre et esclave fussent désormais interchangeables

49

.

Selon Morris, il est aussi problématique d’élucider les origines des statuts esclavagistes que de connaître le véritable statut des Noirs avant 1662, voire après. D’autant plus que dans la première période, en Virginie il y eut des Noirs libres possédant eux-mêmes des

48Thomas D. Morris, op. cit., p. 4.

49 « These two words « Negro and slave », had by custom grown Homogeneous and convertible ; even as Negro and Christian and Englishman and Heathen, have by the like corrupt Custom and Partiality made opposites », Morgan Godwyn, The Negro’s & Indian Advocate, Suing for Admission into the CHURCH : or Persuasive to the Instructing and Baptizing of the Negro’s and Indians in our Plantations..., Londres 1680, p. 36.

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esclaves

50

. La loi de 1662 porte précisément sur les « doutes » surgissant à propos de la condition d’un enfant mulatto né de mère esclave et de père anglais, qui, selon la loi anglaise, aurait dû être libre. On décida donc de changer la loi de sorte à l’adapter à cette situation sans précédents. Les termes de mépris et dégoût dans lesquels cette population était dénoncée - spurious, abominable mixture-, le résultat d’une « unnatural and inordinate copulation » (statut du Maryland, 1715), témoignent éloquemment du désarroi qu’inspirait la mixité raciale. Ils indiquent aussi les intentions de l’élite de planteurs de distinguer et contrôler cette population mélangée, et, autant que possible, de l’assimiler aux Africains en esclavage. En outre, l’interdit du mariage interracial empêcha la formation d’une classe intermédiaire de gens de couleur libre comme cela fut le cas dans les colonies espagnoles et françaises, mais également dans les Caraïbes anglaises. Il n’empêcha pas l’augmentation inexorable d’une population d’origine mixte, à tel point qu’à la fin du XVIIIe siècle, elle était omniprésente dans le Sud, et à des degrés de dilution très variés.

Quel était le statut de ces personnes ? À différentes périodes, et de différentes façons selon les colonies, les législateurs décrétèrent les fractions de sang africain (un quart, un huitième, un seizième, un trente-deuxième) pouvant désigner une personne comme noire, mulatto ou blanche et donc pouvant, ou pas, être assignée en esclavage. La détermination raciale remplissait plusieurs fonctions: établir qu’une personne avait une fraction de sang noir pouvait justifier son maintien en esclavage, mais (selon les lois), si la fraction était minime, également son appartenance à la race blanche. Cependant, la preuve d’une ascendance libre (une mère, grand-mère ou arrière grand-mère maternelle, indienne, ou colorée, mais libre) revenait généralement au plaignant. À défaut de cette preuve, les tribunaux pouvaient considérer la personne comme « Negro » et donc esclave par définition, même si son apparence physique, ou les fractions de sang africain la désignaient comme blanche

51

. Puisque (à diverses périodes, selon les colonies) l’esclavage des Indiens fut interdit, et puisque Indiens et Africains se mêlèrent fréquemment, cela eut des conséquences cruciales dans la détermination du statut des personnes de couleur. Les enfants de mère indienne et de père esclave et leurs descendants étaient libres par la loi. Dès 1772, en Virginie apparaissent les premiers

50 Ces Noirs, portant souvent des noms hispaniques, constituèrent la charter generation, caractérisée par un statut social fluide, voir Ira Berlin, Many Thousand Gone, op. cit. ; et Generations of Captivity, op.

cit.

51Voir le cas cité dans Thomas D. Morris, op. cit., p. 21-22.

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plaignants invoquant une ancêtre indienne pour réclamer leur liberté

52

. Paradoxalement, une fois libres, ils étaient enregistrés comme Free Negroes et soumis aux diverses contraintes légales et privations des droits imposées aux libres de couleur. Dans le Sud esclavagiste, ces libres de couleur représentaient une anomalie, des éléments potentiellement perturbateurs à contenir et contrôler strictement

53

.

À l’aube du XIXe siècle, la « présomption d’esclavage » était définitivement établie dans tous les États du Sud sur la base de la couleur et d’autres traits physiques attestant d’une origine africaine plus ou moins lointaine. Comme un éminent juriste de Géorgie l’affirme dans son traité The Law of Negro Slavery, de 1858, « la couleur noire établit la présomption d’esclavage » « the black color of the race raises the presumption of slavery » . Et d’ajouter que telle présomption, dans la « majorité » des États du sud, s’appliquait aux mulattoes et personnes de sang-mêlé auxquels -s’il plaidaient pour leur statut de libres- revenait de prouver une ancêtre libre du côté maternel, « a free maternal ancestor », faute de quoi ils étaient assignés en esclavage

54

.

En Virginie, les modalités pour déterminer la race selon les fractions de sang africain ainsi que la centralité de l’ascendance maternelle pour déterminer la liberté, sont remarquablement expliquées en 1815 par Thomas Jefferson dans une lettre en réponse à la question posée sur les critères permettant de définir une personne comme mulatto

55

. Jefferson se lance carrément dans un calcul « algébrique » car, selon lui, l’analyse minutieuse des fractions de sang peut rendre la détermination raciale complexe (intricate). En bref, il atteste qu’en Virginie, trois quarts de sang blanc font que d’un point de vue « scientifique » et par la loi, une personne appartient à la race blanche.

Toutefois, la loi d’ascendance l’emporte, et, en l’absence d’une ancêtre maternelle libre, la personne demeure légalement en esclavage. Cependant, si cet esclave « blanc » venait

52Honor Sachs, « Freedom by Judgment » : The Legal History of an Afro-Indian Family », Law and History Review, v. 30, 1, Febr. 2012, p. 173-203, p. 173-174 ; l'auteur décrit les efforts d'une famille afro- indienne pour obtenir la liberté sur une période de cinquante ans.

53Ira Berlin, Slaves without Masters : the Free Negro in the Antebellum South, The New Press, 1974 ; et, entre autres, Adele Logan Alexander, Ambiguous Lives: Free Women of Color in Rural Georgia, 1789- 1879, Fayetteville, University of Kansas Press, 1991

.

54 Thomas D. Morris, op. cit., p. 21-22.

55 Thomas Jefferson à Francis C. Gray, 4 Mars 1815 Voir le site web : http://www.yamaguchy.com/library/jefferson/1815.html consulté le 30 mai 2014. Francis Gray était un jeune avocat du Massachusetts de sympathie politique jeffersonienne et secrétaire personnel de John Quincy Adams.

(19)

à être émancipé, il accéderait à une identité légale de « Blanc » et à tous les droits afférant à la citoyenneté

56

.

En dépit des termes de la loi et des calculs scientifiques de Jefferson, en réalité, en Virginie il y eut fluctuation entre la détermination de la race (des libres de couleur) par les fractions de sang africain ou par l’apparence « visible ». Dans un jugement de 1806 (Hudgins v. Wright), faisant jurisprudence, les juges décrétèrent en effet, que l’apparence physique du plaignant avait priorité (sur les fractions de sang ?) et déterminait même à qui il revenait de prouver la condition de l’ancêtre maternelle :

« dans le cas d’une personne qui apparaît visiblement être « a negro », la présomption est, dans cet État, qu’elle est en esclavage, et il lui revient de prouver son droit à la liberté [l’ancêtre maternelle libre] ; mais dans le cas d’un individu visiblement blanc, ou Indien, la présomption est qu’il est libre et la preuve de son esclavage revient alors à son adversaire. »

57

Comment définir la race dans les tribunaux.

Si les lois décrétaient les fractions de sang pour définir l’identité raciale, et la condition d’une ancêtre dans la ligne maternelle pour établir la liberté ou l’esclavage, sur le terrain la situation fut donc plus compliquée. Les procès montrent des jugements souvent contradictoires, ou basés sur de multiples critères. En dépit d’une « color line » ou frontière raciale, rigide et âprement défendue, il n’était pas du tout évident d’établir l’appartenance à une race. Les fractions de sang établies par la loi renvoyaient à des ancêtres africains, mais qui pourrait attester qu’ils étaient complètement ou partiellement africains ? Les degrés de dilution raciale à travers les générations rendaient très difficile de retrouver la race des ancêtres, voire les ancêtres eux-mêmes, de même que l’ancêtre maternelle libre. Des esclaves aux traits parfaitement

« caucasiens » pouvaient atterrir devant les tribunaux et réclamer leur liberté. Ou bien, s’ils étaient libres de couleur, ils pouvaient réclamer la reconnaissance officielle de leur

« blancheur » et jouir ainsi des droits civils réservés aux Blancs : témoigner dans un procès et faire partie d’un jury, par exemple ; voter et participer à la milice locale, épouser une personne de race blanche, hériter d’un père blanc, envoyer leurs enfants à

56 «[…] Our canon considers two crosses with the pure white, and a third with any degree of mixture, however small, as clearing the issue of the Negro blood. But observe, that this does not re-establish freedom, which depends on the condition of the mother, the principle of the civil law, partus sequitur ventrem, being adopted here. But if emancipated, he becomes a free white man and a citizen of the United States to all intents and purposes […] », Jefferson prend ici en exemple les critères utilisés pour déterminer la pureté des brebis Merinos, ibid.

57 A. Leon Higginbotham Jr., Barbara K. Kopytoff, « Racial Purity and Interracial Sex in Colonial and Antebellum Virginia », op. cit., p. 17-18.

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l’école des Blancs, des droits généralement interdits aux personnes de couleur libres dans tous les États du Sud (et dans nombre d’États du Nord)

58

. Aussi, de façon surprenante, les études sur la gestion légale de la miscegenation - ou relations sexuelles entre les races - en Virginie et en Alabama dans la période Antebellum, révèlent-elles une certaine flexibilité dans la définition de la race

59

. De même, des études qui tracent le mouvement vers l’identité blanche des gens libres de couleurs, révèlent une tolérance inattendue des communautés blanches du Sud envers les personnes au statut racial

« ambigu »

60

. Les travaux relevant de la Critical Race Theory prouvent qu’il n’a jamais été question d’une identité non-blanche unique, mais qu’il a toujours fallu mobiliser et articuler plusieurs catégories raciales afin de définir la « race » .

La situation ne changea guère après la guerre de Sécession. Jusqu’en 1910 environ, les tribunaux du Sud hésitèrent d’abord à appliquer strictement la recherche des fractions de sang noir chez les ancêtres pour déterminer la race, car il y avait danger pour la population blanche de ne pas pouvoir apporter les preuves de la pureté raciale de ses propres ancêtres. Comme Daniel Sharfstein l’observe, si les tribunaux du Sud avaient strictement appliqué la loi à la masse de personnes pourvues d’une infime fraction de sang noir, il y aurait eu chasse aux sorcières et d’infinis procès dictés par la vengeance ou la jalousie, ainsi que de milliers de mariages annulés. En décourageant ce genre de procès et en préservant une frontière raciale poreuse, les juges protégèrent les Blancs du Sud de leurs propres obsessions

61

.

Au cours des procès, les protagonistes (juges, jurys, plaignants et témoins) avaient très

58Ariela Gross, « Litigating Whiteness : Trials of Racial Determination in the Nineteenth—Century South », Yale Law Journal, 108, N° 1, 1998, p. 109-88 ; id., What Blood Won't Tell. A History of Race on Trial in America, Harvard University Press, 2008 ; Daniel J. Sharfstein, « The Secret History of Race in the United States », Yale Law Journal, 112, N° 6, April 2003, 1473-1509 ; et Thomas Morris, op. cit.

59 Gary B. Mills, « Miscegenation and the Free Negro in Antebellum ' Anglo ' Alabama : A Reexamination of Southern Race Relations », Journal of American History, v. 68, 1, June 1981, p. 16- 34 ; Joshua D. Rothman, Notorious in the Neighbourhood : Sex and Families across the Color Line in Virginia, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2003 ; Julie L. Novkov, Racial Union : Law, Intimacy and the White State in Alabama, 1865-1954, East Lansing, University of Michigan Press, 2008 ; id. «Racial Constructions : the Legal regulation of Miscegenation in Alabama, 1890-1934 », Law and History Review, 20, 2, Summer 2002. Marta Hodes, (dir.), Sex, Love, Race. Crossing Boundaries in North–American History, New York, New York University Press, 1999. Voir aussi Peter W. Bardaglio, Reconstructing The Household: Families, Sex, And The Law In The Nineteenth-Century South, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1995.

60 Daniel J. Sharfstein, « The Secret History of Race in the United States», The Yale Law Journal, v.

112, 2003, pp. 1473-2009, p. 1498-99 et p. 1502-03 ; id., « Crossing the Color Line: Racial Migration and the One-Drop Rule, 1600-1860 », Minnesota Law Review, 2007, 91, N° 3, pp. 592-656, et The Invisible Line. Three American Families and the Secret Journey from Black to White, New York, Penguin Books, 2011.

61 Daniel J. Sharfstein, « The Secret History of Race», op. cit., p. 1476-1477 et p. 1498-99.

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