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CRÉATION ET RÉALITÉ

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La représentation théâtrale de l’hypertexte et des relations sur internet

OLIVIER FOURNOUT

La présente étude se situe à la charnière du théâtre, de la sociologie des médias numériques et de l’exploration des imaginaires communicationnels.

Le postulat de base est que la mise en théâtre, à l’instar des interviews, des focus-groups, de l’observation ethnologique ou de l’analyse sémiologique, est un moyen, parmi d’autres, de révéler la manière dont les usagers des technologies de communication se représentent les objets qu’ils manipulent, les objectifs qu’ils poursuivent en se mettant en relation entre eux et les signes qu’ils contribuent à faire vivre en les écrivant et les lisant.

Après quelques remarques sur la problématique générale, autour de la porosité entre théâtre et réalité, suit un exposé qui explicite à la fois les projets observés et ma position de chercheur sur ces terrains. Enfin, l’article livre quelques résultats sur la représentation théâtrale des liens hypertextes et des relations médiées par le web.

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La porosité entre création et réalité. Le théâtre comme expérience épistémique

Le théâtre, tout comme la science, est sensible à la recherche d’une certaine réalité ou vérité. Il est perméable à l’état des connaissances dans la société où il éclôt. David Selbourne assistant aux répétitions du Songe d’une nuit d’été donné en 1970 par la Royal Shakespeare Company, rapporte la quête de Peter Brook, le metteur en scène, pour la « vérité » et la « réalité » de la pièce. Il y a dans la pièce, dit Peter Brook, une « réalité au-delà de la description » que les comédiens doivent incarner, en travaillant notamment sur « les rythmes de la pièce » qui, note Peter Brook, « sont plus profonds que les mots dont peut disposer Shakespeare ». Et David Selbourne de commenter : « Sans doute le structuralisme linguistique a-t-il planté ses propres pousses dans cette Arcadie » (Selbourne, 1983, p. 9-11).

Howard Becker, dans un cours de sociologie, propose aux étudiants de lire sur table, à voix haute, en se répartissant les rôles, une pièce de théâtre de Caryl Churchill, Mad forest. La pièce porte sur la révolte populaire qui, en décembre 1989, en Roumanie, a provoqué la chute de Ceausescu. Elle fut écrite à la suite d’une enquête menée sur place par l’auteure de la pièce.

Howard Becker aime à constater que « cette expérience théâtrale dépouillée [la lecture avec les étudiants] communique de manière si convaincante un épisode que les sociologues ont du mal à décrire moitié aussi bien » (Becker, 2009, p. 230). Pour lui, il ne fait pas de doute que les œuvres d’art contiennent « des observations pertinentes sur l’organisation et le fonctionnement de la société », qu’elles sont des « moyens dont les gens se servent pour raconter aux autres ce qu’ils savent sur leur société, ou sur une autre qui les intéresse » et qu’enfin, « le public estime que ce que ces œuvres disent sur la société est, d’une certaine manière, “vrai” » (Becker, 2009).

Pascal Rambert, directeur du Centre dramatique national de création de Gennevilliers depuis 2007, milite, par sa programmation et dans ses propres créations, pour l’exploration de fragments de vie « réelle » sur scène. Il écrit :

« J’invite des artistes qui de mon point de vue savent faire avec le réel – pas dans le sens “faire avec parce qu’on ne peut pas faire autrement”, non eux pensent exactement le contraire : qu’on peut faire avec le réel et autrement. Ils font, fabriquent, construisent avec, à partir de lui. Ce réel,

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nous le tenons en garde, nous en tenons compte, le regardons, l’écoutons » (Rambert, 2007, p. 42).

Citons, parmi les spectacles accueillis au théâtre de Gennevilliers, en 2008, Red Beard, Red Beard, de John Malpede du Los Angeles Poverty Department, qui diffuse en intégralité et en japonais sur des télévisions le film d’Arika Kurosawa, Barberousse, tandis qu’en parallèle, sur scène, le film est rejoué avec tous les dialogues en français ou en anglais par une quarantaine d’acteurs amateurs et professionnels. En 2010, No Dice, du Nature Theatre of Oklahoma, part d’une centaine d’heures de conversations téléphoniques réelles enregistrées, que les acteurs réentendent sur baladeur numérique, en live, et rejouent en même temps mot à mot sur scène. La même année, Pascal Rambert crée Une (micro) histoire économique du monde, dansée, où il demande à Éric Méchoulan, professeur de philosophie dans l’enseignement supérieur au Canada, de prendre la parole, micro à la main, dans le spectacle comme dans un cours, et à une trentaine de non-professionnels de porter sur scène leur propre expérience de rapports sociaux, précédemment explorés dans un atelier d’écriture au théâtre de Gennevilliers. Le dossier de presse évoque le projet de « mélanger du réel très brut à de la fiction très élaborée », un travail

« sur la présence brute », « une épaisseur de vie », « un mode d’emploi du corps et de l’esprit pour qu’ensuite, chacun soit sur le plateau pendant la représentation capable de “vivre en temps réel” »1.

Le théâtre, à l’instar du cinéma, de la télévision et de la littérature, participe de la circulation des représentations sociales. Les mises en fiction concourent à l’élaboration de perspectives, perceptions, connaissances du monde, références à la vie, identités, dont les sciences humaines sont susceptibles de se saisir (Katz et al., 1990 ; Cavell, 1999, 2011 ; Pasquier, 1999 ; Dufour, 2004 ; Jullier et al., 2006, 2008 ; Esquenazi, 2009 ; Soulez, 2011).

La mise en théâtre se révèle particulièrement intéressante pour faire ressortir les représentations sociales sous une forme émotionnelle, corporelle, ancrée dans la vie relationnelle de corps présents en scène, et pour faire évoluer les préconceptions, les clichés, par la force propre des interactions dans l’espace (Corten et al., 2011).

1. Sur http://www.theatre2gennevilliers.com/2007-11/presse/2009.php, voir le dossier.

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Dans des articles antérieurs, j’ai abordé des pièces de théâtre sous l’angle des modèles de négociation qui s’y déployaient (Fournout, 2004, 2008). J’ai aussi analysé des productions dont le matériel de base était tiré de la réalité.

J’ai notamment travaillé sur Requiem pour Srebrenica d’Olivier Py, réalisé à partir d’un collage de textes, documents et témoignages sur le génocide de Srebrenica2 (Fournout, 1999a). Un autre spectacle m’a occupé, L’homme qui de Peter Brook, tiré des cas cliniques du médecin neurologue Olivier Sacks (Fournout, 1999b).

Dans le présent article, je reviens sur cette interrogation qui consiste à se demander comment le théâtre co-élabore – se nourrit de, bouscule, étoffe – la connaissance des pratiques, textes et imaginaires de la société, en l’appliquant au monde de l’internet. Une fois admise l’hypothèse que le théâtre (comme le cinéma ou la littérature) peut être considéré comme une investigation sur le réel et une création épistémique, la question devient : que dit-il du réel et comment ? quelle interprétation en donner ? quels contenus passent du réel à la fiction, et comment la mise en fiction contribue à changer le regard sur le réel ? Comment, en particulier, les corps des comédiens réinvestissent de leur présence et relations réelles sur scène la représentation de l’espace décorporéisé de l’écran ?

Ce passage du réel à la fiction, j’ai choisi cette fois de l’aborder de l’intérieur, en me mettant en situation d’observation participante du processus artistique. Autrement dit, j’ai choisi de ne plus être uniquement en réception des œuvres, mais de me plonger dans leur co-élaboration.

L’enquête porte toujours sur comment le théâtre travaille la connaissance, l’expérience et le vécu, mais je l’étends au fonctionnement même de la création.

Le terrain d’observation : la mise en théâtre de l’internet

De 2008 à 2012, j’ai mené une recherche sur le pouvoir de la création théâtrale pour comprendre les usages, les vécus et les imaginaires de l’internet, en privilégiant une méthodologie d’investissement créatif et d’observation participante du processus. Deux volets ont été développés.

2. La ville de Srebrenica tombe sous l’assaut des forces serbes en juillet 1995.

Olivier Py monte Requiem pour Srebrenica en 1999 aux Amandiers de Nanterre.

Le dossier d’accompagnement du spectacle évoque un « documentaire théâtral ».

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Des ateliers

Plusieurs ateliers de théâtre, destinés à des étudiants d’écoles d’ingénieurs, ont eu lieu à Télécom Paristech et au théâtre de Gennevilliers (Centre dramatique national de création).

– Des ateliers de mise en théâtre des imaginaires et pratiques du web entrent dans le cursus d’enseignement des étudiants de Télécom Paristech (2008-2012). Ils durent chacun deux journées.

– Un groupe de création théâtrale universitaire co-organisé avec le théâtre de Gennevilliers a ouvert en 2009-2010, sur plusieurs mois, avec des étudiants de plusieurs écoles de Paristech (HEC, Agro Paristech, Ponts Paristech, Télécom Paristech). L’accueil de ce groupe a été justifié par l’intérêt porté par l’équipe de Gennevilliers aux passerelles entre art et réalité, entre société et création (cf. point précédent).

Ces ateliers ont impliqué une soixantaine d’étudiants et quatre professionnels de théâtre3 pour les co-animer avec moi. Ils ont abouti à la production d’une quinzaine de sketchs théâtraux de quinze minutes.

Une création collective

Un spectacle a été monté en création collective avec une dramaturge, un scénographe et cinq jeunes comédiens diplômés de conservatoires d’arrondissements de Paris et d’études théâtrales à l’université. Intitulé Brèves d’écran, il a été réalisé à partir d’un collage de textes tirés de l’internet. Coproduit par l’Île d’en Face et la Compagnie Ordinaire, soutenu par Paris Jeunes Talents (Mairie de Paris), il a été présenté pendant cinq semaines (25 représentations) au printemps 2010 au théâtre Le Proscenium à Paris. Il a bénéficié d’une bonne couverture presse, radio et télévision (Le Monde, Politis, France Culture, Canal+).

Le but de cet article est de rendre compte de ces expériences, en se concentrant sur la transposition au théâtre des liens hypertextes et des relations médiées par ordinateurs. Comment ces liens sont-ils rendus visibles sur une scène de théâtre ? Quels imaginaires convoquent-ils ? Quelles représentations théâtrales sont privilégiées ? Que traduisent-elles des visions de l’internet d’élèves de grandes écoles françaises, usagers fréquents du web et, pour certains, futurs ingénieurs ou entrepreneurs du

3. Clémentine Baert, Sylvie Bouchet, Pierre Ollier, Christophe Ruston.

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secteur ? Comment de jeunes comédiens s’emparent-ils de l’objet internet ? Quelles conceptions des relations en découlent ?

Avant de répondre à ces questions, je vais présenter plus en détail le fonctionnement des ateliers et de la création collective, en précisant à chaque fois la position d’investissement créatif et d’observation participante dans laquelle je me situais en tant que chercheur.

Investissement créatif et observation participante : limites et attendus méthodologiques

Sur les deux chantiers qui constituent mon terrain de recherche, j’ai été impliqué pédagogiquement pour l’un, et créativement pour l’autre. J’ai occupé une double position, d’enseignant-chercheur en sciences de l’information et de la communication au sein du département Sciences Économiques et Sociales de Télécom ParisTech et de metteur en scène au sein du collectif de L’Île d’en face/Compagnie Ordinaire. J’ai soutenu la création des étudiants dans les ateliers, participé à la cocréation du spectacle Brèves d’écran avec les comédiens, et me suis rendu attentif, après coup, aux résultats produits, d’un point de vue sociologique et communicationnel.

Investissement pédagogique sur les ateliers

J’ai conçu les ateliers que j’ai promus auprès des étudiants des différentes écoles et co-animés avec des professionnels de théâtre. Ces ateliers se sont tous déroulés selon le même plan de base :

– Les objectifs de l’atelier sont brièvement présentés : le but est pour les étudiants de produire des sketchs théâtraux inspirés de leurs pratiques et imaginaires de l’internet.

– Quelques brefs exercices de théâtre introduisent les étudiants aux donnés de base du jeu d’acteur (ex. : improviser, construire une histoire, rester dans son rôle, faire avec son trac, écouter les partenaires, se donner des marges de liberté, exprimer avec son corps…)

– Les étudiants travaillent en sous-groupe de 4 ou 5 pour réfléchir aux thèmes qu’ils souhaitent illustrer. Ils décident d’une situation, d’une histoire, de personnages. Ils répètent entre eux et présentent deux ou trois

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filages (le sketch dans un état intermédiaire) devant les encadrants. Les encadrants font quelques remarques sur la dimension technique de la performance (clarté, audition, visibilité). Ils ouvrent des possibles, par des questions, sans donner les solutions (ex. : comment développeriez-vous telle scène ? quelle autre fin pourriez-vous envisager ? comment étofferiez- vous tel personnage ? etc.) Ils creusent les intentions des étudiants en demandant par exemple : là, qu’est-ce que vous avez essayé de faire ? et rapprochent les intentions et le résultat, ce qui en général débouche sur des approfondissements de la part des étudiants pour rendre leur intention plus lisible ou créative.

– À la fin, les étudiants présentent leur sketch devant l’ensemble des participants à l’atelier. Le sketch est en général filmé, en annonçant que le film est là pour mémoire, pour constituer une collection, à des fins de recherche, non pour être diffusé (pas de publicité sur internet ou ailleurs).

Tout le long du processus, les choix reviennent aux étudiants. Les encadrants mettent en confiance, entretiennent l’esprit créatif des étudiants, sont garants du timing. Ils font en sorte qu’un niveau technique minimal soit atteint pour la représentation. Ils n’interviennent pas sur les contenus de mise en scène, sur les idées de jeu et de personnages, sur l’histoire, les dialogues, les vécus représentés, les symbolisations etc.

Dans mon expérience, ce qui garantit un niveau de représentation souvent étonnamment bon, avec une réelle efficacité auprès du public, ce sont les marges d’improvisation4 que se laissent les étudiants, y compris pour la représentation finale. En particulier, sur le temps imparti, il est hors de question d’écrire tous les dialogues. La fraîcheur du jeu, son intensité, sa spontanéité, sa justesse viennent de la confiance d’y arriver, grâce à l’écoute des partenaires, à la concentration, tout n’ayant pas été prévu en répétition.

La retenue des encadrants pour ne pas décider à la place des étudiants et l’importance de l’improvisation dans le processus assurent que les contenus de représentation viennent bien des étudiants, qui en arrivent à se surprendre eux-mêmes.

4. Au chapitre des porosités entre théâtre et réalité, je signale que les techniques d’improvisation au théâtre sont appelées pour rendre compte de certains modèles d’action dans les organisations, cf. Vera et al., 2004.

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Investissement créatif sur le spectacle Brèves d’écran

Sur la pièce Brèves d’écran, j’ai été en position de création collective avec les jeunes comédiens, le scénographe et la dramaturge5. J’ai signé la mise en scène. L’idée de création collective est compatible avec celle d’un metteur en scène attitré. C’est la formule par exemple du spectacle Notre terreur6. Un tel dispositif suggère une force de proposition assumée par tous et une fonction de décision finale du metteur en scène en cas de doute.

Souvent le consensus l’emporte.

Le processus de création a été le suivant. Je venais en répétition avec des textes tirés de l’internet. Plus de mille pages ont été testées, soit par lecture sur table, soit par improvisation et jeu sur scène. Les mille pages se sont réduites, dans la version finale, à quarante. Il y a eu 12 versions différentes du texte réparties sur plus d’un an de travail. La dernière version a été arrêtée quinze jours avant la première. La construction s’est faite par de nombreux allers-retours, tentatives, essais-erreurs, discussions sur la structure et les pratiques de l’internet, avec l’ensemble de l’équipe. Ce qui a dominé est, en langage théâtral, un travail de plateau, par opposition au travail en chambre où un auteur ou un metteur en scène choisit les orientations puis les applique en répétition.

Discussion des avantages et limites de la méthode de recherche

Qu’apporte au chercheur en sciences sociales l’implication dans le processus créatif ? Elle permet de ne pas perdre de vue les étapes de création, les différents matériaux utilisés, les critères de décision, les tensions éventuelles, les sources d’inspiration, et pas seulement celles revendiquées dans les programmes officiels. Elle permet de connaître non seulement ce qui a été gardé au final, mais aussi ce qui a été jeté.

5. Brèves d’écran, Le Proscenium, Paris 11e, 14 avril au 16 mai 2010. Création collective. Montage des textes et mise en scène : Olivier Fournout. Dramaturgie : Sylvie Fournout. Scénographie et conception lumières : Christophe Cartier, assisté de Charlotte Zonder. Jeu : Manuel Chemla, Sara Lascols, Augustin Roy, Clémence Roy, Mathilde Van Den Boom. Co-Production : L’Ile d’en Face, Compagnie Ordinaire.

6. Création collective par D’Ores et Déjà, mise en scène Sylvain Creuzevault, Théâtre de la Colline, 2009 et 2010.

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Autrement dit d’ouvrir la boîte noire des choix artistiques. Elle permet de garder trace de ce qui, habituellement, reste un angle mort de la création : le processus, la mécanique créative, éminemment collective et vivante. Le vécu de l’intérieur est porteur d’expérience en lui-même. Il reste inaccessible au chercheur non impliqué dans l’élaboration artistique.

L’implication artistique donne accès au moment et à la logique des éclosions, des surprises et des déplacements, des ruptures, des accélérations et des oublis, des métamorphoses et des crises. Elle offre une compréhension de l’interaction entre les représentations initiales et le développement créatif. En jeu, donc, le processus créatif complet qui laisse vagabonder les imaginaires, puis sélectionne, qui va chercher des images dans le vécu de tous les membres de l’équipe, part de documents, d’improvisations, pour proposer des mises en forme intermédiaires. Un mélange d’emprunts et de consignes, d’hésitations et de décisions, d’impulsions et de redécouvertes, de temps perdu et de temps retrouvé, qui concourent à la construction de l’objet qui nous intéresse ici, à savoir l’élaboration d’une vision du monde à cheval sur la fiction et la réalité. De ces étapes et de ces essais, il reste au final des cristallisations intenses, proposées au public lors des représentations, et des fantômes abandonnés en route. Des fantômes, le spectateur ignore tout. De la face publique du travail, il ne sait pas la part d’hésitation, de frustration, de choix, d’intention, qui est entrée dans sa transformation et sa matérialisation.

Il y a une « trivialité » dans les processus de création collective qui reste peu étudiée et mal connue. « Trivialité » au sens que lui donne Yves Jeanneret, dérivé du latin trivium, carrefour, qui « consiste à se représenter la circulation des idées et des objets comme une sorte de cheminement des êtres culturels à travers les carrefours de la vie sociale » (Jeanneret, 2008, p. 14). Le processus de création, avant que son résultat circule dans la société, est déjà en lui-même un carrefour où se croisent de multiples influences, vécus, désirs, connaissances, expériences d’acteurs divers. Ainsi, David Selbourne s’interroge sur les préférences politiques de Peter brook (Selbourne, 1983, p. 29). Si l’œuvre hisse la grand voile pour voguer, en pleine visibilité, dans la société, en vérité la société sous-marine d’abord dans les soutes de la création de l’œuvre, ce qui fait entrer la pratique créative en tant que telle dans les « processus sociaux à la fois diffus et bien concrets, producteurs de savoirs et de représentations et mettant à profit

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des ressources multiples, techniques, symboliques, mémorielles » (Jeanneret, 2008, p. 15).

En particulier, avant que l’œuvre devienne l’éventuelle paraphrase de la vie du spectateur (Esquenazi, 2009, p. 18, p. 155-164), elle l’est de celle de ses accoucheurs. Or, les artistes, qui ont d’autres préoccupations, n’éclairent que très partiellement ces processus. Lorsqu’Éric Da Silva, d’un côté, écrit dans le programme et en quatrième de couverture de l’édition d’une de ses pièces : « J’ai toujours habité près du bois de Boulogne, voisiné avec lui, de manières, dans des circonstances, et à des périodes différentes. Un jour, il m’a semblé avoir entendu et vu suffisamment pour faire monter et éclater la folie de ces dialogues et de ces scènes aperçues »7 et, d’un autre côté, donne dans le prologue de la même pièce : « Bien entendu, je ne m’entends à raconter ici que ce que j’imagine. Par conséquent, ce que je raconte n’explique en vérité aucune chose de la nature, mais l’état de mon imagination en réalité, c’est-à-dire celle de mon théâtre » – le moins que l’on puisse dire est que le carrefour (trivium) où, en répétition, se rencontrent, dans une équipe en phase de création, des imaginaires, des observations, des vécus, des références culturelles, des corps s’essayant à des interprétations, des traductions, des propositions, bref où s’entrechoquent une société et un art, reste éminemment opaque.

L’opacité vient sans aucun doute de la complexité des phénomènes en jeu, individuels et collectifs, mais aussi bien de la pudeur et des protections dont s’entourent les acteurs de la création.

Conclusion sur la méthode de recherche

L’étude des représentations théâtrales de l’hypertexte et des relations médiées par l’internet que je vais livrer dans la suite de cet article résulte donc d’un double pari méthodologique :

– d’une part, que le théâtre est légitime pour livrer une vision de la vie relationnelle dans la société, au même titre qu’une interview, un focus- group, une analyse sémiologique de documents ou une observation ethnologique ;

7. (Da Silva, 2010) et programme de Esse que quelqu'un sait où on peut baiser ce soir ? J'ai répondu au bois, création à la Gare Mondiale de Bergerac, reprise au théâtre de Gennevilliers, mise en scène de l'auteur, 2010.

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– d’autre part, que cette vision est enrichie quand le chercheur se plonge dans le processus créatif, tout comme la compréhension d’une organisation s’affine quand le chercheur s’essaye à la changer, selon la tradition de la recherche-action8.

Dans les paragraphes qui suivent, je me limite à quelques retours ciblés en fonction de la thématique de ce numéro des Cahiers du numérique, et non à une présentation exhaustive des sketchs et du spectacle dont j’ai pu suivre l’élaboration.

Je développe d’abord la représentation des liens sur internet dans le spectacle Brèves d’écran, en me concentrant sur une scène dont les textes sont extraits de Wikipédia, puis j’élargis l’étude aux relations sur internet telles que les montrent les sketchs des étudiants, en insistant sur deux aspects :

– le vécu du côté négatif de l’internet,

– le gommage des vulgarités vis-à-vis des femmes.

Brèves d’écran, Wikipédia, premiers essais : la quête compulsive et chamarrée

Dans Brèves d’écran, une scène est constituée d’écrits tirés de Wikipédia.

Le texte suit un fil de lecture, sur un mot de départ, « surf ». Le contenu importe guère, même si le mot « surf » a été choisi pour ses échos avec le

« surf » sur l’internet. Ce qui a, en revanche, plus d’importance, c’est le traitement théâtral des liens dont tous les articles de Wikipédia sont constellés. À l’écran, lorsque le lecteur clique sur les mots en bleu, il passe à un autre article de Wikipédia. Plus que les informations véhiculées, qui n’ont rien de spécialement théâtrales, c’est « l’image écrite » (Christin, 1995), ou « image du texte » (Souchier, 1998), qui a occupé la recherche théâtrale.

8. Lire Kleiner, 1996, pour une étude historique des courants de recherche en sciences des organisations, notamment la recherche-action influencée par les travaux de Kurt Lewin (1890-1947).

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Figure 1. Le visuel de l’affiche de Brèves d’écran9

Réécriture du texte pour rendre compte d’un effet de lecture

Voici comment se présentait le texte au début du travail avec les comédiens (la convention d’écriture précisait que chaque nouveau paragraphe correspondait à un changement de réplique, donc de comédien pour dire le texte) :

« C’est dans le Pacifique, en Polynésie que le surf est né puis s’est développé, tout particulièrement dans le nord de la Polynésie, à Hawaï Hawaï

Hawaï. Hawaï est constitué d’un archipel de 122 îles Iles

Ile. Une île est une étendue de terre entourée d’eau Eau

9. Illustration Gaëlle Pinel, mise en page Marie Craberou.

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Eau. Près de 70 % de la surface de la Terre est recouverte d’eau (97 % d’eau salée)

Le XIXe siècle marqua le “creux de la vague” dans l’histoire du surf, car sa pratique sera interdite par les autorités américaines

Autorités américaines

États-Unis. Les États-Unis sont une république constitutionnelle à régime présidentiel. »10

La première remarque est que le traitement théâtral des liens repose ici d’abord sur un effet d’écriture. Comme l’écriture en tant que telle n’apparaît pas sur la scène de théâtre (nous ne projetions pas de textes de Wikipédia), le choix a été de traduire la forme visuelle signifiant le lien informatisé (la couleur bleue) par un triplement du mot faisant l’objet du lien.

Exemple : 122 îles / Ile / Une île est…

Ce choix n’est pas purement artistique ou dramaturgique, il correspond à une phénoménologie du regard convoquée par le lien informatisé, ou pour le dire autrement, à une sémiotique de la lecture sur internet.

En effet, devant un lien informatisé (ici le mot « île »), il y a bien trois niveaux de lecture qui s’emboîtent.

– 1er niveau. Le mot « île » est inséré dans la définition du mot

« Hawaï ». Cette lecture est linguistique.

– 2e niveau. Le mot « île » en tant qu’il est écrit en bleu est lu comme un lien dirigeant vers un autre article de Wikipédia. Cette lecture est purement visuelle au sens où c’est « l’image du texte », ou « l’image écrite », qui véhicule le sens (la fonction de lien).

– 3e niveau. Le mot « île » est le titre de l’article appelé par le lien. Il ouvre sur la définition de ce mot. Cette lecture est à nouveau linguistique.

À partir de cette métamorphose du texte initial de Wikipédia, la question de son interprétation par les comédiens s’est posée.

Le traitement théâtral des liens est particulièrement intéressant, parce qu’il a fait l’objet d’une multitude d’essais, de tâtonnements, d’évolutions, pendant près d’une année. Le lien posait problème. Il s’est avéré difficile de

10. Brèves d’écran, Version 2, 12 mai 2009.

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trouver une représentation visuelle sur scène, qui transmette toute la richesse de l’effet visuel et technique du texte de Wikipédia.

Je vais ici rendre compte de ces multiples tentatives, en me posant à chaque fois la question : à quelle phénoménologie de la lecture et de l’imaginaire de l’internet ces choix correspondent-ils ?

Premières tentatives. De « click-click » à « nick-nick » selon Nicholson Pour représenter les liens, nous avons d’abord exploré le passage de relais, matérialisé par un ballon que les comédiens s’envoyaient.

« Cliquer » devenait « faire une passe avec le ballon ». Nous avons aussi joué avec des cordages qui transmettaient des impulsions (comme des liens au sens littéral). Nous avons travaillé le jeu du chat et de la souris : les comédiens se coursaient les uns les autres sur scène, et lorsqu’enfin ils se touchaient, ils criaient « click-click » et ça déclenchait la réplique correspondant à l’article du mot considéré.

Au centre culturel Daviel (Paris 13e), où nous avons présenté en mars 2009 un état du travail en cours devant un public d’une trentaine de personnes, le texte dit avait la forme suivante :

« Hawaï est constitué d’un archipel de 122 îles Iles. Nick nick !

Ile. Une île est une étendue de terre entourée d’eau. »

Un comédien donnait une phrase de Wikipédia. Lorsqu’il arrivait sur un mot qui faisait « lien », ici le mot « île », un second comédien répétait le mot, puis ajoutait « nick-nick » et touchait avec la main un troisième comédien, qui disait alors la définition suivante de Wikipédia.

Plusieurs commentaires :

– « Click-click » était devenu « nick-nick ». Le « nick-nick » s’inspirait de la manière dont Jack Nicholson, dans le film Easy Rider, 1969, boit à la bouteille un alcool fort, et après la première gorgée donne un coup de coude de haut en bas, en braillant « Nick-nick ». Aux mots « Nicholson » et « Easy rider », Google fournit en premier sur la liste cette référence en vidéo, tirée de Youtube.

– Un comédien s’est spécialisé sur les répliques des mots faisant « liens » pour l’ensemble de la scène de Wikipédia. Il s’agissait du comédien qui

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réussissait à reprendre le geste de Nicholson en lui donnant un caractère compulsif. Il était secoué par son coude, hors de tout contrôle, comme Nicholson sous l’emprise de l’âpreté du liquide. Il distribuait les répliques dans une espèce de transe.

– Le caractère compulsif et secouant du geste a donné l’idée d’un slogan pour le spectacle en entier, présent dans les prospectus et sur certaines propositions d’affiche : « Un spectacle chamarré et compulsif ».

– Selon cette interprétation théâtrale, les liens sur internet produisent une décharge plutôt qu’un choix informé. Ils agrippent le regard qui se trouve requis de cliquer, comme l’alcool de contrebande râpe le palais.

C’est une décharge électrique, ou, pour reprendre l’image de Easy Rider, un alcool qui arrache. L’automaticité du lien informatisé déteint sur le geste qui devient lui-même automatique. La machine informatique automatise le corps. La couleur bleue du lien devient vibratoire. Elle déclenche le sursaut du bras qui est engagé à aller voir ailleurs. C’est le réflexe de Pavlov plutôt que l’intelligence sélective ou critique. Le corps est secoué par le geste, plutôt que le corps ne commande une quête volontaire d’information.

Discussion. Lien et signe passeur

Selon ces premières interprétations théâtrales des « liens » sur Wikipédia, le mot qui fait « lien » est reconnu dans sa pleine nature de signe, dont la signification propre induit un usage spécifique.

D’où vient le terme de « lien » ? « Lien » indique qu’une formule informatique automatisée a été engrammée qui permet de passer de ce mot à un autre mot ouvrant sur un autre article de Wikipédia. S’il y a « lien », au sens de relier A à B, c’est à l’intérieur de la machine informatique, dans la programmation, que ce « lien » existe. Il n’est jamais vu par l’utilisateur en tant que « lien » (ni d’ailleurs en tant que formule algorithmique ou que passage d’une impulsion physique sous forme d’onde). Ce que l’utilisateur voit, en revanche, c’est la couleur bleue (du mot) qui, en effet, est un signal qui dit, par convention, Venez ici avec votre signet cliquer sur le mot en bleu.

L’interprétation théâtrale est éminemment phénoménologique qui détache le contenu linguistique du mot de la signification appel à cliquer (qui devient théâtralement « nick-nick », geste et parole mêlées). Elle montre le

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vécu de la vie des regards requis de jouer avec une forêt de signes qui disent Viens toucher ici pour passer à un autre lieu textuel que j’ai prévu pour toi.

Emmanuël Souchier et Yves Jeanneret ont proposé de désigner les liens par un autre mot et de les appeler des « signes passeurs » (Souchier, Jeanneret, 1999, puis Jeanneret, Davallon, 2004). Avec l’internet, l’usager est confronté à de nouvelles formes textuelles et à de nouveaux usages. La manière dont sont désignées ces nouvelles pratiques est structurante, et parfois piégeante. C’est le cas avec le vocabulaire du « lien ». Le mot

« lien » vient d’un transfert du vocabulaire technique – selon lequel les réseaux opèrent des liens entre des nœuds – vers le vocabulaire décrivant les formes sociales de relation, qui sont autre chose que des liens techniques. Les « liens » entre les écrans n’impliquent rien, ou bien peu, des contenus relationnels sociaux entretenus entre les personnes, les institutions.

En langage informatique, des liens logiques sont écrits. Lorsqu’à partir du vocabulaire du lien informatisé, on parle de lien social, le saut métaphorique est formidable. Ce n’est pas parce que des liens sont noués techniquement entre des sites, que du lien social, comme par enchantement, se crée. Le lien informatisé ne suffit pas à former la communauté. Le réseau technique, fût-il cartographié, ne déteint pas à l’identique sur le réseau social, traversé d’enjeux propres, d’ordre relationnel, axiologique, affectif, politique... Dans le cas de Wikipédia, il ne crée pas automatiquement la communauté de savoir entre des rédacteurs, et entre des rédacteurs et des lecteurs. Le fait de « passer », par un « signe passeur », d’un cadre à un autre, d’une page à une autre, d’un article à un autre, dans une forme de rupture, de saut, d’écart, décrit mieux la pratique effective, à l’écran, du « lien » technique.

Sur scène, le « signe passeur », ou la fonction de passage signifiée par la couleur bleue du mot « passeur », a été prise en charge par un comédien

« passeur ». Le comédien « passeur », en touchant ses partenaires avec la main, leur « passe » la parole, il distribue les prises de parole, tout comme les « signes passeurs » distribuent la lecture, tels des panneaux balisant des chemins de lecture.

L’introduction du ballon ou des cordages qui ont été essayés en répétition n’était pas satisfaisante. La littéralité de la « passe » ou du transfert le long d’un fil ne fonctionnait pas. Avec le signe passeur, rien ne

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« passe » au sens d’un mouvement visible, d’une passe de ballon ou d’un passage d’une bille dans un canal. Aucun contenu, aucune forme ne se déplace dans l’écran, de manière visible. La seule chose qui bouge est extérieure à l’écran, c’est le regard du lecteur. Le signe passeur est un signe qui fait passer le regard du lecteur d’un lieu à un autre. Ce serait comme sur un terrain de tennis où le regard des spectateurs naviguerait de droite à gauche et de gauche à droite, mais où aucune balle ne circulerait, et où d’ailleurs aucun joueur ne serait visible. Sur l’écran, tout est texte, rien que texte, accumulation de signes à interpréter par des lecteurs.

Ce qui passe d’un pôle à un autre, c’est l’attention de l’usager. Le signe passeur est un appel fait au lecteur pour que son attention dévie. Au lieu de continuer la lecture de l’article, l’attention du lecteur se trouve happée par un mot ou un groupe de mots. Elle est envoyée vers un autre pôle, une autre zone textuelle, un autre article, un autre site. Le lecteur n’a pas fini l’article qu’il est en train de lire, que, déjà, son regard navigue – surfe, glisse, dérape – sur le signe passeur, appelé vers un autre horizon encore caché.

Ce sont les corps, les yeux, les actes de lecture et les projets (les désirs, les objectifs), que les signes passeurs font passer.

Sur l’écran, la passe est passe de regards. Sur scène, les comédiens ont remis le corps (le toucher, le geste transmettant la parole) au centre de la passe.

Après quelques mois de répétition, le comédien qui faisait si bien le geste de passage (le « nick-nick » à la Nicholson) a quitté le projet, et avec lui nous avons perdu cette possibilité de mise en scène que personne n’arrivait à effectuer aussi bien. Nous avons dû alors nous remettre en quête d’autres interprétations.

Wikipédia, version définitive : la salle de classe

La mise en scène définitive du texte de Wikipédia a été trouvée trois semaines avant la première représentation (14 avril 2010 au Proscenium), après des mois d’essais infructueux. Le point de départ a été une improvisation au cours de laquelle une comédienne à lancé « cliquez-moi ! Cliquez-moi ! » pile au moment où était dit le mot qui faisait lien, le mot passeur.

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Entre temps, un personnage central était né, une grand-mère, nommée Alice, comme Alice au Pays des Merveilles, mais une Alice âgée, plongée dans le monde de l’internet dont elle ne maîtrise pas les repères. Alice était devenue le personnage focal de la narration : le spectateur suivait ses hésitations, ses réactions face à la technologie, ses rencontres surprenantes, ses colères, ses enthousiasmes. Il voyait internet à travers ses yeux candides. Tous les autres personnages, eux, restaient mobiles, au gré du collage des textes hétéroclites.

Dans la version présentée au Proscenium, la transition vers le texte de Wikipédia s’était affinée. Un personnage disait un texte à propos d’une vieille dame sur internet :

« Mamie surfe grâce au Webnapperon... »

Alice se demandait de ce que signifiait le mot « surfer ». Aussitôt, les autres personnages se plaçaient comme dans une salle de classe, en rang les uns derrière les autres. Des doigts se levaient et demandaient la parole en criant « Cliquez-moi ! cliquez-moi ! ». Mamie Alice devenait une sorte de maîtresse d’école face à ses élèves ou de personnage naïf s’adressant à un collège de petits savants tumultueux. Elle répétait le mot objet de la requête, puis lançait « click click » en donnant la parole à l’un des élèves ou petits savants. Celui-ci récitait alors la définition de Wikipédia, jusqu’à ce qu’il se fasse couper la parole par une nouvelle requête de mamie Alice.

Plusieurs séquences s’enchaînaient selon ce schéma (en gras les répliques de

« mamie Alice ») :

« Mamie surfe grâce au Webnapperon...

Surfe ? Surfe ? Surfer.

Cliquez Moi ! Cliquez Moi ! Cliquez-moi ! Surfer. Click click.

Surfer. C’est dans le Pacifique, en Polynésie que le surf est né puis s’est développé, tout particulièrement dans le nord de la Polynésie, à Hawaii Hawaï… ?

Cliquez Moi ! Cliquez Moi ! Hawaï. Click click.

Hawaï. Hawaï est constitué d’un archipel de 122 îles… »11

11. Brèves d’écran, version 12, 2 avril 2010.

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L’interprétation finale de la salle de classe est venue en improvisation.

Les comédiens ont embrayé sur la proposition « Ciquez-moi ! », puis la mise en scène et le rythme ont été peaufinés.

Ce processus est essentiel pour aborder la question des relations entre théâtre et réalité. La création théâtrale se fonde sur le vécu et l’expérience des comédiens qui arrivent en répétition avec des préconceptions de l’internet. Puis, elle fait surgir de nouvelles conceptions, que personne dans la salle de répétition n’avait d’abord formulées avec des mots. La création innove sur les manières de voir l’internet. Elle propose un savoir sur les rapports que nous entretenons avec les textes informatisés. Il y a création épistémique en même temps qu’artistique. Ici, le savoir ne préexiste pas, il n’est ni individuel, ni abstrait. Il surgit de la pratique théâtrale, au sein d’un groupe. La production n’est pas d’abord pensée, elle ne résulte pas de l’idée a priori de Wikipédia comme salle de classe. Il y a création d’une interprétation par le laisser-aller de la pratique théâtrale collective. Il en résulte un savoir sur le monde social et sur les textes de l’internet. Le contenu produit mérite que le chercheur s’y attarde, en acceptant que la formulation de la connaissance possible vienne après l’interprétation théâtrale.

Devant la production théâtrale, le chercheur est comme devant une réponse à un questionnaire sociologique, sauf que :

– le questionnaire est ouvert, il assume simplement la demande de laisser aller l’imaginaire pour produire des interprétations ;

– la réponse est éminemment collective, c’est la proposition d’une équipe ;

– la réponse n’est pas d’abord formulée avec des mots ni même pensée comme une idée a priori. Elle prend la forme de corps et de voix mis en espace, elle est imagée, corporelle et spacialisée ;

– l’interprétation est une métamorphose du matériau brut vu à l’écran (les mots, les signes passeurs). La pâte de la réponse reste la matière même de l’internet, dans sa double dimension d’écriture et d’image écrite. Le discours tenu sur l’internet (la création épistémique) se mêle au collage textuel, brut, provenant de l’internet.

Dans la version finale de Brèves d’écran, les signes passeurs sont finalement interprétés selon une double dimension. D’un côté, il y a l’interrogation de la grand-mère. Le personnage utilisateur d’internet est

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mis en position de désir. Il veut apprendre quelque chose sur un mot. De l’autre côté, il y a le signal manifesté par le lever de doigt qui est un appel.

Le contenu de cet appel n’est pas simplement d’attirer l’attention, il est de faire entreprendre une action : « Cliquez-moi ! » dit-il. Le signe passeur est un appel à réponse. L’interprétation théâtrale choisie finalement est au plus près du mode d’action du signe passeur qui dit à l’usager : venez ici cliquer pour avoir une réponse à vos désirs de savoir.

De ce point de vue, l’interprétation finale remet le sujet connaissant au centre de l’action, à l’inverse de l’interprétation intermédiaire (le « Nick- nick » à la Nicholson). Elle en dit moins sur le geste compulsif et automatique de cliquer. Elle réintroduit la volonté et la curiosité de l’usager. Mais en comparant Wikipédia à une salle de classe, elle ouvre un nouveau pan d’interrogation sur la fonction sociale de l’encyclopédie en ligne.

Discussion. Wikipédia et le rapport à l’autorité. Le site des bons élèves Pour quelles raisons Wikipédia pourrait-elle être tenue pour un lieu qui ressemble à une salle de classe ?

Les métaphores convoquées pour décrire Wikipédia, comme d’ailleurs l’internet plus généralement, rélèvent souvent de l’arène, de l’agora, de la discussion, du tribunal. On s’y rencontre, on y discute de manière ouverte, on se décide collectivement sur des contenus. C’est alors la dimension démocratique, libre, égalisant les points de vue, qui est mise en valeur.

Avec l’agora, l’idéal de participation est souligné. La libre participation entraîne la confrontation, les empoignades, les conflits, et c’est alors plutôt l’arène qui domine. D’où les procédures d’arbitrage et de variation des débats mis en place par un service comme Wikipédia (Auray et al., 2009).

Or, une salle de classe n’est pas précisément une agora, une arène ou un tribunal. La métaphore n’est pas neutre. Que nous dit-elle de nos possibles rapports avec le savoir sur internet ?

Le discours en sciences sociales a recours à la métaphore (l’agora, l’arène, le tribunal). Le théâtre aussi (la salle de classe). L’agora, le tribunal, la salle de classe impliquent des lieux de confrontation orale, en présence, alors que Wikipédia est un lieu de confrontation entièrement scripturaire, à distance, où les échanges sont médiés par le document textuel.

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Si j’explore ici la métaphore de Wikipédia comme salle de classe, ce n’est pas qu’elle doive l’emporter sur la métaphore de l’arène ou de l’agora, c’est pour qu’elle puisse exister à côté de cette dernière, malgré qu’elle ait pris corps dans une enquête de type théâtral et non dans un entretien ou un focus group, ou dans l’esprit d’un chercheur en sciences sociales.

Quel rapport entre Wikipédia et une salle de classe ? Quel sens donner à ce choix ? Pourquoi la salle de classe est-elle une vision assez juste de Wikipédia ? A posteriori, le théâtre fournit là une métaphore riche qui apporte un surcroît de compréhension et de questionnement.

Trois raisons permettent de pouvoir rapprocher Wikipédia d’une salle de classe.

1. Égalité de principe devant une autorité qui sait et égalité de principe de ceux qui savent

Dans une salle de classe, il y a une égalité de principe entre les élèves au sein de l’institution scolaire. C’est une égalité différente de l’égalité politique au sein de l’agora, mais c’est bien aussi une égalité. C’est une égalité devant une autorité personnifiée par le professeur qui est réputé détenir le savoir. La métaphore de l’agora gomme cette idée selon laquelle il y aurait une autorité supérieure détentrice d’expertise. L’autorité supérieure dans l’agora, ou la chambre parlementaire, ou le tribunal, est représentée par le président de séance. Cette autorité est procédurale. Elle intervient sur la forme des débats. Elle n’est pas supposée en savoir plus sur les affaires discutées que les autres participants aux discussions.

La métaphore de la salle de classe, à rebours de celle de l’agora, réintroduit la présence d’une autorité qui en sait plus. Où se niche cette autorité dans Wikipédia ? Dans une hiérarchie des intervenants ? Dans les organes d’arbitrage ? Dans la politique éditoriale ? Dans l’architecture du site ? L’autorité n’est certes pas captée par un seul acteur, mais elle institue des cadres, des procédures, des formes visuelles non négociables, des habitudes de style, un ton etc.

Avec Wikipédia, nous aurions affaire à un maître collectif parce qu’il y a une multiplicité de rédacteurs. Ce collectif est ouvert à qui peut et souhaite le rejoindre. Une chair collective (le collège des rédacteurs) nous délivre ses réponses sur les biographies des hommes et des femmes, sur les

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notions, idées et mots en usage, sur l’histoire du monde etc. Que cette chaire (et chair) soit collective et égalitaire n’entame nullement la différence qui est installée entre les rédacteurs et les simples lecteurs.

Quelques-uns savent (lèvent le doigt, prennent la parole, donnent leurs réponses etc.), les autres apprennent, lisent, consultent, demandent des précisions (la grand-mère qui veut en savoir plus sur le surf). Il y a là, d’ailleurs, une ambiguïté. La vieille dame, Alice, dans la salle de classe, est à la fois la maîtresse d’école, mais aussi celle qui voudrait en apprendre plus sur le surf. L’inversion est amusante : en changeant le point de vue, c’est la vieille dame qui est en position d’élève et qui reçoit des connaissances d’un collège de petits doigts levés qui en savent plus qu’elle.

2. Valorisation du bon élève

Dans une salle de classe, il y a une égalité de principe, mais en même temps une valorisation du bon élève. De celui qui lève le doigt, qui prend la parole, qui répond correctement. Wikipédia, de ce point de vue, est le site des bons élèves. Le bon élève est celui qui a réponse à tout. Wikipédia a réponse à tout. – Moi je sais, moi je sais, disent, au théâtre et sur le site, implicitement, les contributeurs les uns après les autres. – Monsieur, Madame, est-ce que je peux compléter ce que mon camarade a dit. – Bien sûr, mon petit ! Toutes les prises d’écriture sont consignées, font l’objet de remarques critiques, de corrections, de compléments. Wikipédia serait comme un immense tableau noir où viendraient s’inscrire toutes les contributions des acteurs de la classe, sans que ceux-ci soient visibles. Une salle de classe où une multiplicité de craies voleraient les unes après les autres sur le tableau noir seul affiché aux yeux de spectateurs (lecteurs) extérieurs.

Selon cette interprétation, l’internet apparaît comme un immense mur de graffitis à l’échelle de la production scripturaire de l’humanité, et Wikipédia comme le secteur spécialisé dans la connaissance.

3. Le lissage du savoir

La salle de classe est le lieu d’un savoir officialisé, dépassionné. Les controverses du monde savant et social n’y entrent pas en général. Brèves d’écran, avec la proposition de la salle de classe, semblerait défendre l’idée

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que Wikipédia, malgré les éventuelles controverses qui nourrissent les articles en sourdine, présente au final un visage assez lisse, neutre, dépassionné. Ce n’est pas un lieu pour militant d’une cause, d’une originalité, d’un combat sur un sujet de sens commun, au moins dans les versions données à lire au grand public. Elle gagne sa représentativité en neutralisant les discordes, en les maintenant en coulisse, et même si les coulisses sont accessibles, celles-ci n’en restent pas moins rangées à part, ce ne sont pas elles qui sont d’abord consultées par le visiteur habituel. Une fois les arbitrages rendus, dans sa face la plus publique, Wikipédia est marquée par un souci d’objectivité informationnelle.

L’ambition encyclopédique de Wikipédia est très différente de l’encyclopédie du XVIIIe siècle et du Larousse du XIXe siècle. Wikipédia n’est pas portée par l’élan d’un projet politique, d’une réforme morale et intellectuelle, d’une position axiologique affirmée. Elle n’a pas la passion de la libre pensée, ni des envolées lyriques que l’on peut trouver chez Pierre Larousse. Par exemple, chez Larousse, à « Banquise », on peut lire :

« À mesure qu’on en approche, ces glaces se dessinent sous les formes les plus élégantes et les plus variées. Les unes projettent dans les airs leurs pics aigus, comme des flèches de cathédrales ; (…) celle-ci se dresse fièrement au milieu des autres comme un palais de roi; (…) comme un de ces temples d’or où demeureraient les dieux scandinaves (…). Quelquefois les Européens on vu, dans cette nature fantastique, l’image des lieux qu’ils venaient de quitter. Des maisons construites symétriquement, alignées comme dans une rue, leur apparaissaient de loin (…). Ni les bouteilles au long cou, ni les verres, ni la nappe effrangée, rien n’y manquait. »

À « Banquise », sur Wikipédia, le lecteur trouvera plutôt des considérations de science physique.

D’ailleurs, il est symptomatique qu’à « Pierre Larousse », sur Wikipédia, un des deux longs extraits cités est tiré de l’article

« Bonaparte », destiné à « choquer » les lecteurs d’aujourd’hui par l’engagement politique qu’il manifeste. L’autre article cité est tiré de

« Nègre », et c’est alors les préjugés raciaux qui choquent. En bref, Wikipédia met en avant chez Pierre Larousse la passion politique et les préjugés erronés, insupportables aujourd’hui. L’idéal de Wikipédia se dessine là en négatif : éviter les erreurs (plan ontologique), mais aussi les passions, le lyrisme, l’engagement (plan axiologique).

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La comparaison avec la salle de classe prend alors tout son sens. Le savoir doit être objectif, factuel, scientifique (éviter les erreurs) et se démarquer des luttes de la vie sociale (lisser l’enthousiasme et la critique, voire la poésie). Les élans sont canalisés en coulisse, dans les discussions et les négociations qui peuvent avoir lieu en amont, et que la ligne éditoriale n’affiche pas en avant-scène. L’institution scolaire, elle aussi, répugne à accueillir les débats parfois vifs entre chercheurs, entre politiques et académiques, entre acteurs de la société.

Les ateliers. L’envers du décor des relations médiées par l’internet Je passe maintenant à l’analyse de la production des ateliers universitaires à Télécom Paristech et au théâtre de Gennevilliers.

Les jeunes étudiants impliqués dans les ateliers sont des usagers avertis et grands consommateurs des nouvelles technologies de communication.

Ils les connaissent toutes. Variété des outils, attrait de la virtualité, diversité des fonctionnalités, instantanéité des relations sont mises en scène dans leurs sketchs. À côté de ces performances bien présentes, un doute fondamental s’impose. Tout se passe comme si la transposition au théâtre était l’occasion de réévaluer avec un œil critique le panégyrique des nouvelles technologies de communication. La rapidité, la socialité et le pragmatisme des liens forgés sur l’internet s’accompagnent de situations de déshumanisation, de tromperies, de délitement de relations amicales, familiales, amoureuses, professionnelles.

Les sketchs expriment unanimement l’envers du décor des relations médiées par ordinateurs. Là où la performance technique, l’utilité sociale et les imaginaires de la coprésence, de la disponibilité, de l’accès généralisé à l’information – tout, tout de suite, tout le temps – pourraient seuls s’imposer, ce sont les peurs, le travail du négatif, les accidents de la communication, les blessures, les vulgarités insoutenables, qui ressortent avec les mises en théâtre.

En témoignent clairement les canevas présentés de 2008 à 2011 (les titres ont été choisis par les étudiants, comme l’histoire et les personnages) :

« L’enlèvement de Bibiche ». Une jeune fille est appâtée sur un club de rencontre sur internet. Le tchat d’abord banal devient de plus en plus

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personnel. Un rendez-vous réel est pris. Lors de la rencontre, la jeune fille se fait enlever. Il y a demande de rançon. L’enlèvement tourne à la farce.

« Le souffre-douleur ». Un souffre-douleur dans une classe de collège a une seconde vie sur internet. Petit à petit il ne vit plus que par ses contacts sur le net. Sa vie se virtualise. À un moment, il sert à nouveau de bouc émissaire sur un site, où trois usagers l’accablent de « tu ne mérites pas de vivre ». À la fin, il se pend dans sa chambre. (Inspiré d’un cas réel aux USA).

« Fesses-book ». Un étudiant met les photos d’une fête sur Facebook.

La fête a été particulièrement arrosée. Il y montre ses fesses. Sa vie privée va déteindre sur sa vie publique. Le lendemain, il passe un entretien auprès de recruteurs qui se sont renseignés en parcourant Facebook. Il est recalé à cause des photos. Pour se venger, il monte un traquenard contre l’entreprise. (Basé sur un fait divers lu dans la presse une semaine avant).

« 24h de la vie d’un geek ». Un jeune étudiant a une relation de plus en plus addictive avec l’internet. Il développe une vie parallèle, en rupture avec la vie sociale, ce qui accentue ses problèmes dans la vie réelle. Il entre dans un monde mensonger. Sa santé se dégrade, il n’a plus de vie privée, plus de contact en dehors du réseau, il perd son temps.

« Petites arnaques financières et amoureuses ». Un imbroglio de relations masquées où finances et amours sont les objets de tromperies multiples et emmêlées.

« Internet en famille ». Dans une famille, le fils initie son père et sa mère à l’internet. Du coup, le père et la mère passent tout leur temps sur le réseau. La famille se désagrège. La maison n’est pas rangée. La cuisine n’est pas faite. Les parents ne parlent plus entre eux ni avec leur fils. Chacun tchate dans son coin. Le fils se met à fumer dans sa chambre, sans que ses parents se rendent compte de rien.

« Les perversions du web 2.0 » et « Basic, un ordinateur de famille ». Dans ces deux sketchs comme dans le précédent, la vie d’une famille est bouleversée par l’usage débridé des services internet. L’action se concentre sur les sites de rencontres et se termine par des arnaques amoureuses. Dans un sketch, le père drague sa fille sur internet, et en parallèle le fils drague sa sœur. À la fin, ils se retrouvent tous les trois au

« Café de la Romance ».

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« Wonder book ». Sur Facebook, des « amis » de fraîche date passent leur temps à taper sur le clavier (qui est joué par un acteur, qui se plaint, s’énerve, comme si la machine était de chair). Ils organisent un pique-nique en vrai. Quand ils se rencontrent, ils sont déçus. L’un d’entre eux se fait droguer. La chanson finale a pour refrain : « Facebook, c’est pas si génial ! ».

« Le jeu ». Dans un jeu virtuel multijoueurs, des avatars se rencontrent.

Les clivages de la vie réelle refont surface. Ça clashe entre le geek, otaku asiatique, addict de la sous-culture, le cyber bobo blogueur, le papi qui s’est mis aux nouvelles technologies en lisant tous les manuels, la gamine kikoolol, typiquement 13 ans, tchateuse invétérée, et ça se termine par un combat à mort. Message final adressé au gagnant ultime: « Tu as gâché ta vie, tu devrais aller dans la vraie vie ».

Les transpositions au théâtre livrent, en même temps que le versant positif, technique, le versant négatif de l’internet. Les étudiants dénoncent.

Ils sont ironiques. Ils manifestent des peurs. Les effets pervers des nouvelles technologies et des services à la mode ressortent. Le tableau ci- dessous, écrit sur paper-board par un groupe d’étudiants en phase de construction de leur histoire, synthétise bien la tonalité générale des scénarios qui mettent en balance les aspects positifs et négatifs.

Les « plus » de l’internet Les « moins » de l’internet - Plus simple de discuter

- Pas besoin de bouger - On se partage tout - Applications amusantes

- PC = fenêtre sur le monde entier - On peut gagner de l’argent

- Plus du tout de rapports humains - Mauvaise santé

- Perte de vie privée - Perte de temps

Tableau 1. Transcription des notes sur paper-board d’un groupe d’étudiants, Télécom Paristech, 2010

Le théâtre réveille certains aspects du vécu, marginalisés par le point de vue fonctionnel. Il fait revivre la vie affective, dans sa complétude, avec son versant corporel, et pas seulement les performances techniques de la

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machine et du réseau. Il favorise un retour des sentiments refoulés et des situations choquantes.

Même la machine est parfois corporéisée. Dans deux sketchs, l’ordinateur est joué par un étudiant. Il est représenté avec des émotions, des sensations, des maladies. Il vomit.

Pour finir, je vais me pencher plus longuement sur les répétitions d’un sketch, durant lesquelles les étudiants se sont autocensurés.

Le gommage des vulgarités vis-à-vis des femmes

Les relations médiées par l’internet ont une dimension de genre, comme le montre le processus de répétition d’un sketch réalisé par les étudiants dans le cadre des ateliers à Télécom Paristech. Voici le résumé de ce sketch.

« Le clip politique ». À partir des textes d’un forum réel portant sur un clip politique où plusieurs ministres du gouvernement sont mis à contribution pour chanter et danser, les étudiants présentent un florilège des violences, vulgarités et outrances du web.

Les étudiants ingénieurs de ce groupe, tous de sexe masculin, voulaient produire un sketch autour d’un clip politique de l’UMP (Union pour la majorité présidentielle, devenue Union pour un mouvement populaire, parti au pouvoir soutenant le président Nicolas Sarkozy).

Dans le clip, des ministres en exercice chantent et dansent à l’image. Les étudiants sont allés sur les forums qui commentent ce clip, pour chercher des idées. En lisant les propos sur le forum, ils se sont esclaffés à chaque vulgarité – en particulier celles, spécialement crues, sur les femmes ministres. Ils ont noté les répliques les plus lourdes avec entrain, dans l’idée de les introduire dans leur sketch. Ils ont bâti un premier scénario dialogué, qui reprenait mot à mot les textes lus sur internet. Puis, ils ont présenté un premier filage devant les encadrants, en vue du spectacle devant leurs camarades qui travaillaient à leur propre sketch en parallèle.

Dans le filage, les expressions les plus brutes ne pouvaient sortir. Sans se concerter, les étudiants n’ont pas suivi le scénario écrit. Ils ont gommé les formules les plus choquantes. Comment comprendre cette autocensure ?

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L’argument ne peut être de fidélité au réel, puisque les formules censurées sont effectivement lisibles sur l’internet, en abondance.

Le phénomène ne peut se comprendre que par le changement de situation de communication.

Sur l’écran, le regard a affaire à des mots écrits. Le contact est médiatisé par le dispositif matériel et technologique. Il y a une mise à distance de l’émetteur et du récepteur. Entre eux se glisse l’épaisseur des signes mis en texte.

La mise en théâtre, soudain, introduit une coprésence corporelle, auditive et affective. Les mots sont adressés par des acteurs à d’autres acteurs tous présents sur scène. Ils sont dits pour des personnes extérieures à la scène, le public, qui les écoutent en direct.

Les textes acceptés, et même applaudis, déclenchant le rire quand ils sont lus sur l’internet, deviennent impossibles quand ils sont adressés à des êtres de chair, forts de leur présence affective, corporelle, éthique, qui reçoivent la parole en direct, dans un face à face. La provocation, éventuellement comique à l’écrit, écorche les langues et les oreilles qui s’en font l’écho dans l’espace public, hors l’écran. L’enjeu n’est pas tant de ne pas arriver à formuler la phrase en face des personnes concernées, puisque les femmes ministres restent dans tous les cas absentes du circuit (elles sont même plus absentes du dispositif pédagogique que de l’internet qu’elles peuvent visiter à tout moment). L’enjeu ne réside pas seulement dans l’incapacité à dire devant d’autres, puisqu’en phase préparatoire la jubilation à la lecture était partagée dans le petit cercle d’étudiants. L’enjeu est d’incarner devant d’autres, un public même limité, dans un début d’espace public, une représentation qui devient un objet culturel partagé.

La transgression à distance, via un écran, n’a pas le même poids qu’en présence, jetée à la face d’un public réel.

En faisant ressortir la crudité de certains propos sur l’internet, le théâtre rend sensibles deux différences – redonne de l’intelligibilité à deux différences – d’une part, entre les traitements langagiers infligés aux hommes et aux femmes ministres sur un forum politique, et d’autre part, entre la coprésence à l’écran et la coprésence dans un espace physique, intercorporel et affectif.

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Au reste, il faudrait aller au bout de l’argument, en suggérant que les ministres – hommes et femmes – qui chantent et dansent sur le clip vidéo de l’UMP ne le font que dans l’espace décorporéisé, médiatisé, de l’internet, en l’absence des récepteurs effectifs. Ils auraient peut-être quelque pudeur à reproduire l’exercice devant un public réel, dans une salle de meeting, sous les regards des spectateurs en chair et en os.

L’impudeur dans l’espace médiatisé de l’internet n’est pas que du côté des internautes commentateurs et lecteurs, mais aussi des producteurs.

Conclusion. Les comédiens, non professionnels ou professionnels, acteurs de la vie en société

Cette étude des imaginaires de l’hypertexte et des relations sur internet montre que les actes de création théâtrale sont finalement étroitement liés à des modes de fréquentation, non seulement des fonctionnalités de l’internet, mais aussi de la société. Les choix de création ne sont pas déconnectés de la pratique et du terrain « réel » de la lecture et des relations sur l’internet. Les comédiens, en jouant, en proposant des interprétations, sont bien sûr des comédiens qui maîtrisent une technique théâtrale, y compris les non-professionnels, mais ils restent aussi à part entière des acteurs du monde social, des usagers des technologies et des textes en circulation dans la vie « réelle ». Ils sont des citoyens et des interprétants impliqués dans la construction de la société. Avec Wikipédia, c’est le rapport à l’autorité du savoir qui est exploré. Avec les vulgarités à propos d’un clip musical, c’est la relation hommes-femmes. Avec les sketchs des étudiants, ce sont, outre les performances techniques, les peurs et les anxiétés que génère la vie sur le web. Avec l’interprétation de l’action de cliquer, la plus emblématique du lien hypertexte, c’est l’automaticité du geste ou sa réflexivité qui sont mises en balance, successivement, par les comédiens.

Le théâtre est un révélateur puissant de toutes les dimensions humaines engagées dans la vie via les écrans. Il rend visibles les enjeux corporels, affectifs, imaginaires, psychologiques, éthiques, culturels, sexués, dont peuvent se saisir aussi bien un public large que des chercheurs en sciences humaines.

La mise en théâtre opère comme le rêve, par déplacement, intensification, symbolisation, transposition. Un vécu implicite ressurgit.

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Des perceptions intérieures, des peurs secrètes, des motivations enfouies, indicibles ou inconscientes, trouvent à s’exprimer par le détour de la scène.

Bibliographie

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