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DROIT ET TECHNOLOGIES : CONCILIER L’INCONCILIABLE ?

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Academic year: 2022

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CONCILIER L’INCONCILIABLE ?

Réflexions épistémologiques pour un droit des libertés technologiques

JEAN-BAPTISTE THOMAS-SERTILLANGES

Le mythe du cyberespace comme une zone de non-droit a vécu ! Depuis la loi « informatique et libertés » de 1978, les interactions entre le droit et les nouvelles technologies ont donné naissance à un véritable réseau de normes en mutation perpétuelle et traversant l’ensemble des catégories juridiques traditionnelles. Le bilan est contrasté mais certains constats s’imposent : le droit du cyberspace souffre d’obsolescence rapide, d’inflation législative, et le foxtrot jurisprudentiel est devenu habituel lorsqu’il s’agit d’appliquer ces normes. Dans ce contexte, il n’est pas exclu qu’une réflexion épistémologique de fond sur les rapports entre le droit et les technologies permette d’affiner certains concepts juridiques et de jeter les bases d’une méthodologie juridique plus à même de réconcilier l’inconciliable : le droit gravé dans le marbre et la technologie, figure de l’ère du temps.

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1. Introduction. Le cyberespace : zone d’hyperdroit

Qui a dit que le cyberspace était une zone de non-droit ? Il s’agit en réalité d’une zone d’hyper-droit !

Chacun a en tête le mythe du « cyberespace » (Rowland, 1998), cette constellation virtuelle d’hommes et de femmes de toutes nationalités, connectés par des liaisons de fibres optiques échangeant informations, idées, créations, biens marchands, lettres d’amours, lettres d’insultes, sans l’interférence d’un gouvernement centralisé et les contraintes pesantes des règles du monde physique.

Retour à la réalité : le mythe du cyberespace comme une zone de non- droit est révolu depuis fort longtemps.

Le code imaginaire du cyberespace – l’ensemble des règles de droit spécifiques applicables à l’environnement informatique, non limité au réseau Internet – est virtuellement composé de centaines de milliers de pages de textes plus au moins normatifs, un millefeuille pantagruélique que

« nul n’est censé ignorer ».

Citons quelques exemples, en guise d’apéritif – et en prenant préalablement une grande inspiration ! La protection des programmes d’ordinateurs par un droit d’auteur sensiblement revisité, la protection des producteurs de bases de données par la création d’un droit sui generis, les mécanismes judiciaires et administratifs destinés à la lutte contre le partage illégal d’œuvres sous la supervision de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, la création de régimes aménagés de responsabilité pour les intermédiaires techniques (hébergeurs, fournisseurs d’accès, prestataires « cache »), l’adoption d’obligations professionnelles spécifiques pour les sites de e-commerce, un droit de la consommation plus protecteur pour la vente en ligne issu de la Loi sur la Confiance en l’Économie Numérique, l’usine à gaz de la régulation des sites de jeux d’argent en ligne et celle des services financiers en ligne, l’adaptation des règles en matière de preuve (reconnaissance de la valeur de l’écrit électronique, encadrement de la signature électronique, jurisprudence relative aux conditions techniques de validité des constats d’huissier en ligne etc.), la pénalisation de nouvelles infractions (cybercrimes), la régulation des opérateurs de réseaux de communication sous l’égide de l’Autorité de régulation des communications électroniques

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et des postes (avec la reconnaissance prochaine par le Parlement européen du principe de « neutralité du Net », un enjeu majeur), l’adaptation via la jurisprudence du droit de la presse aux infractions en ligne, le cadre juridique relatif à la monnaie électronique, etc.

Passons aux amuse-bouches ! Et évoquons le « droit des données à caractère personnel » rassemblant les textes traditionnels sur la vie privée (article 9 du Code civil), la loi « informatique et libertés » de 1978 avec sa refonte majeure en 2004, ses décrets d’application, la masse de délibérations plus ou moins normatives de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés sur des dizaines de sujets (biométrie, vidéosurveillance, données de connexion, cookies, réseaux sociaux, secteur bancaire etc.), la doctrine du G29 (le groupe des CNIL européennes), les décisions d’adéquation de la Commission européenne sur la pertinence des lois étrangères, les contrats-types homologués par la Commission relatifs aux flux transfrontières de données, la Convention 108 du Conseil de l’Europe, les accords multilatéraux sur les traitements internationaux sensibles (données bancaires de SWIFT, données de passagers « PNR » etc.), les textes spéciaux encadrant les fichiers administratifs, la directive- cadre sur les données à caractère personnel dans le cadre de la coopération judiciaire internationale, sans compter les décisions des tribunaux, qui viennent éclairer le sens des dispositions législatives et règlementaires… ou récemment, tout bousculer, aux termes d’une décision du 8 avril 2014 de la Cour de Justice de l’Union européenne, jugeant la Directive européenne de 2006 sur la conservation de données techniques des internautes comme portant atteinte aux droits fondamentaux et au respect de la vie privée…

La suite pourrait bien être indigeste s’il s’agissait en quelques pages de dresser un bilan de la régulation du cyberespace. Sur d’importants sujets, le bilan serait positif, à l’instar du commerce électronique, dont l’essor n’est pas sans rapport avec la qualité du cadre juridique, reposant à la fois sur des principes acquis (droit de la consommation) et sur une approche spécifique (par exemple, le mécanisme du consentement en ligne à travers le « double- clic »).

Cependant un constat s’impose. L’interaction entre le droit et les technologies fait des étincelles, et le feu est parfois difficile à maîtriser :

L’inflation législative est incontestable, et avec elle, le risque que les justiciables, internautes et entreprises ne sachent plus à quelle norme se référer dans un contexte d’insécurité juridique permanente.

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Le phénomène d’obsolescence rapide des textes de loi est récurrent, au point de contraindre parfois le législateur à numéroter les versions successives des lois, comme on numérote les versions d’un logiciel, à l’image de la loi HADOPI ou de la LOPSSI.

Le foxtrot jurisprudentiel est encore largement répandu sur de nombreux sujets (par exemple, l’application des régimes de responsabilité aménagés des intermédiaires techniques aux divers services de la société de l’Information, ou encore le problème de la loi applicable et des règles de territorialité aux infractions commises par voie d’Internet).

L’impression générale qui s’en dégage est celle de la réforme permanente du droit confronté aux nouvelles technologies : de nouvelles lois sont dans les tuyaux, d’autres sont sur la sellette… au point que l’on peut considérer que la nature des interactions entre le droit et des nouvelles technologies échappe encore largement aux juristes. Deux symptômes en témoignent.

D’une part, l’incapacité patente des juristes à se mettre d’accord jusqu’à présent sur l’existence ou non, au sein de l’arborescence traditionnelle des matières juridiques, d’une branche autonomie qui devrait être consacrée aux interactions entre le droit et les technologies. Beaucoup considèrent encore que les domaines traditionnels du droit sont simplement confrontés à de nouveaux sujets de sorte que, par exemple, il n’y aurait pas UN droit de la cybercriminalité, mais LE droit pénal … à l’ère du numérique.

D’autre part, à supposer même que cette branche hétéroclite existe, l’incapacité tout aussi patente des juristes à se mettre d’accord sur son libellé : s’agit-il d’un « droit du numérique » ? Obsolète lorsque les communications passeront au tout « optique » ! S’agit-il d’un « droit des nouvelles technologies » ? Anachronique pour des technologies qui ont plusieurs dizaines d’années comme l’ordinateur ? S’agit-il d’un « droit de l’immatériel » ? Qui peut parler de dématérialisation lorsqu’on connaît les proportions que prennent les data-centers au cœur des réseaux ? S’agit-il d’un « droit du cyberespace » ? Personne n’est d’accord sur la pertinence de ce néologisme…

Compte tenu de ces difficultés, et de la présence exponentielle des technologies et donc de leur cadre juridique dans notre quotidien, il est plus que jamais temps de s’interroger sur les raisons qui expliquent pourquoi le droit et les technologies ne font pas si bon ménage et s’il est

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possible d’y remédier, et peut-être apporter quelques éléments supplémentaires à une réflexion épistémologique plus générale sur les interférences entre le droit et la technologie (Cockfield, 2004 ; Moses, 2007 ; Bernstein, 2007 ; Kirby, 2009).

2. « Le droit du cyberespace n’existe pas ! »

En 1996, le juge Frank Easterbrooke, un des juges américains les plus influents du XXe siècle, balayait d’un revers de la main l’existence même du droit de l’Internet en ces termes, par une comparaison avec le « droit des chevaux » :

De nombreux litiges concernent la vente de chevaux ; d’autres concernent les victimes de ruades de chevaux ; d’autres concernent les contrats de licence relatifs aux courses de chevaux, ou aux soins que les vétérinaires donnent aux chevaux, ou encore aux prix des concours hippiques mais en définitive, nous ne devrions pas parler du droit des chevaux. (Easterbrook, 1996).

Ainsi, dans une démarche de démystification, les juristes les plus conservateurs appréhendaient la question de la régulation du cyberespace de manière analogique, rejetant l’« exceptionnalisme » d’Internet pour l’assimiler à des technologies plus anciennes, mais familières et déjà digérées par le droit, avec l’idée que d’un point de vue juridique, Internet n’est pas fondamentalement différent du télégramme ou du téléphone (Blavin et Cohen, 2002-2003). Ce scepticisme a poussé la doctrine à réduire Internet à une image connue : les autoroutes de l’information, l’économie numérique, le village global, le réseau des réseaux, avec le risque de passer sous silence les caractéristiques essentielles qui distinguent fondamentalement cette technologie des autres moyens de communication.

Cette approche s’appuie sur deux postulats. Premièrement, rien de fondamentalement nouveau ne peut jaillir dans le monde sans que l’on puisse l’enfermer dans les schémas préétablis du droit. La pyramide du droit et ses principes gravés dans le marbre du Code, ont vocation à être suffisamment solides et imperméables aux aléas de l’air du temps pour appréhender et résoudre n’importe quelle situation litigieuse factuelle à venir. L’arborescence traditionnelle du droit a les épaules suffisamment

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larges et l’esprit assez visionnaire pour, au travers de ses mécanismes universels, embrasser toute nouvelle situation de fait.

Deuxièmement, il n’y a rien de fondamentalement nouveau à ce que l’homme utilise de nouveaux outils pour commettre une infraction.

Conformément au bon sens commun et à l’idéologie dominante, il est acquis que les technologies n’ont pas de vices ou de vertus intrinsèques (le principe de « neutralité des technologies »). Comme le disait en 1974 le professeur et conseiller d’État Herbert MAISL avant l’adoption de la « loi informatique et libertés » :

l’informatique est neutre un peu comme l’atome : de même qu’il y a des applications pacifiques ou militaires de l’atome, de même l’informatique peut être facteur de libération ou d’asservissement. La machine est conçue comme la prolongation passive de la volonté et de l’action humaine : elle peut être potentiellement génératrice de dommages ou de bienfaits.

Ainsi, à la question de Lamartine, objets inanimés avez-vous donc une âme ?, le juriste pragmatique répond sèchement « non ! » : les armes à feu sont inertes et sans danger, à moins qu’elles ne soient activées par la main de l’homme, et il n’existe pas de responsabilité pénale des chandeliers, des couteaux, des revolvers, des cordes ou des poisons : uniquement la responsabilité du Colonel Moutarde, et la possibilité pour une entité dotée de la personnalité juridique (la victime) d’engager la responsabilité d’une autre entité, dotée également de la personnalité juridique (le défendeur).

En d’autres termes, il ne s’agit pas de « réguler les technologies », mais de gouverner l’activité des hommes ! De la même manière qu’il n’existe pas de droit du cheval, de droit de l’alphabet (Shapiro, 1998), ou de droit des chandeliers, il n’existe pas de droit des technologies, mais uniquement, des règles destinées à limiter la capacité de nuisance des hommes envers les autres. Ainsi, que l’homme se serve d’un lance-pierre ou d’un missile nucléaire à tête chercheuse avec identification biométrique de la cible selon son appartenance ethnique analysée par la machine : il s’agira toujours d’un acte réprimé par le bon vieux code pénal perpétré au moyen d’une technologie parfaitement neutre !

L’efficacité de cette approche « droit universel/technologie neutre » se vérifie par exemple, dans l’application de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, considérée à juste titre comme un « monument de

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notre République » (Proust, 2013). Cette loi, toujours en vigueur et toujours vigoureuse, permet de sanctionner les abus de liberté d’expression sur Internet, comme les propos diffamatoires ou injurieux, selon des critères toujours pertinents imaginés à l’époque essentiellement pour les écrits des journalistes. Et il est indiscutable que le fait qu’un propos diffamatoire ait été publié sur un blog ou sur les pages d’un quotidien régional n’a pas de conséquences juridiques particulières (si ce n’est, entre autres, que les nouvelles du papier journal se froissent vite dans la corbeille du coin de la rue, tandis que les mémoires numériques de la toile mondiale, elles, n’oublient pas… et que le préjudice potentiel en est d’autant plus important).

Mais en définitive, que reste-il du droit du cyberespace ? Selon cette approche, rien, si ce n’est les règles traditionnelles du droit de la liberté d’expression, qui s’appliquent à des circonstances nouvelles avec à la marge de légères adaptations cosmétiques – si cela s’avère indispensable.

Il s’agirait donc bien d’un droit « à l’épreuve des technologies » afin de souligner que le droit est intemporel et que les technologies, elles, ne sont que l’air du temps. Mais est-ce bien suffisant ?

3. « Le droit du cyberspace existe ! Je l’ai rencontré »

D’autres juristes ont été plus enclins à reconnaître que, si le cyberespace partage avec ses prédécesseurs certaines caractéristiques (à l’image du Minitel), son originalité fondamentale mérite une approche spécifique. En 1997, certains juges américains estimaient que Internet est un média renforçant la liberté d’expression bien plus important que l’imprimerie. En tant que moyen d’expression de masse le plus participatif qui ait jamais été développé, il mérite la plus haute protection contre toute forme d’intrusion gouvernementale 1 jugeant ainsi que l’internet ne pouvait être assimilé aux médias traditionnels. Le juge John Paul Stevens ajoute : Avec l’usage des forums de discussions, chaque personne possédant une ligne téléphonique peut se transformer en crieur public avec une voix qui résonne au-delà de n’importe quelle estrade. Avec l’usage des pages web, chaque personne peut devenir un pamphlétaire.

1. American Civil Liberties Unions v. Reno, 929 F. Supp. 824 882-883 (E.D. Pa.

1996) aff’d, 521 U.S. 844 (1997).

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En effet, certains outils semblent changer la donne et poser des questions inédites jusqu’à présent. Le contentieux relatif aux outils de suggestion des moteurs de recherche est à cet égard frappant. Depuis quelques années, les moteurs de recherche se sont dotés d’une fonctionnalité parfois dénommée Autocomplete (saisie automatique) permettant d’afficher en temps réel, et au fur et à mesure que l’internaute tape sa requête, des mots-clés susceptibles de correspondre à sa requête.

En pratique, lorsqu’un utilisateur commence à saisir les premières lettres de sa requête dans la barre de recherche, Autocomplete analyse ces premières lettres et affiche des combinaisons de mots-clés déterminés à partir de critères objectifs, telles que des statistiques relatives aux mots-clés les plus fréquemment saisis par les internautes. Il s’agit d’afficher des exemples de requêtes « populaires », et donc potentiellement pertinentes.

Or, à l’image des perroquets sur l’île du Secret de la Licorne qui, ayant entendu et réentendu les jurons de François de Haddoque, répètent machinalement et sans en comprendre la signification, les termes

« Cornichon » « Sapajou » et « Boit-sans-soif », Autocomplete affiche parfois des suggestions de recherche surprenantes... même si elles ne sont que le reflet du « buzz » sur Internet. On a pu par exemple y lire des combinaisons de mots-clés telles que « M. X charlatan » ou « M. Y alcoolique » ou « société Z escroquerie », au grand dam des intéressés.

S’agissant de combinaisons potentiellement injurieuses ou diffamatoires au sens de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, l’application de cette loi adoptée plus de 130 ans auparavant semble ne pas poser de difficulté. Pourtant, la loi s’applique à la liberté d’expression des hommes, responsables de leur propos et conscients d’exercer un choix éditorial révélant leur pensée. Or les propos en cause sont générés automatiquement par un logiciel sur la base de statistiques relatives à l’activité diffuse d’une masse d’internautes. Par conséquent, le perroquet Autocomplete peut-il proférer des injures ou alléguer des faits susceptibles de porter atteinte à la considération d’une personne ? Un logiciel à l’intelligence artificielle peut- il abuser de sa liberté d’expression ?

La Cour de Cassation a répondu (indirectement) dans un arrêt du 19 juin 2013 :

la fonctionnalité aboutissant au rapprochement critiqué [« société Z escrocs »] est le fruit d’un processus purement automatique dans son

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fonctionnement et aléatoire dans ses résultats, de sorte que l’affichage des

« mots clés » qui en résulte est exclusif de toute volonté de l’exploitant du moteur de recherche d’émettre les propos en cause ou de leur conférer une signification autonome au-delà de leur simple juxtaposition et de leur seule fonction d’aide à la recherche.

Cependant, la Cour d’appel avait précédemment considéré que :

le fait de diffuser auprès de l’internaute l’expression [« société Z escrocs »]

correspond à l’énonciation d’une pensée rendue possible uniquement par la mise en œuvre de la fonctionnalité en cause, qu’il est acquis aux débats que les suggestions proposées aux internautes procèdent des sociétés Google à partir d’une base de données qu’elles ont précisément constituée pour ce faire, lui appliquant des algorithmes de leur fabrication, que le recours à ce procédé n’est que le moyen d’organiser et de présenter les pensées que la société Google met en circulation sur le réseau internet »

… de sorte que la loi sur la liberté de la presse était applicable.

Jolie passe d’armes entre les deux juridictions, l’une encline à considérer que la loi sur la liberté de la presse n’est pas adaptée à réguler la parole produite par une intelligence artificielle et l’autre prompte à estimer que la technologie en cause n’est qu’une extension de la pensée de l’exploitant du moteur de recherche. Et la jurisprudence est loin d’être établie sur cette question, comme sur d’autres.

En définitive, il existe bien des situations où les interactions entre le droit et la technologie ne se font pas sans heurts. Le droit de la propriété intellectuelle en offre le plus saisissant exemple.

4. « Le droit de la propriété intellectuelle n’existe plus ! »

Celui à qui je confie mes idées reçoit de l’instruction sans m’en soutirer, tout comme celui qui se servant de ma bougie, allume la sienne, reçoit de la lumière sans m’en priver.

Cette phrase de Thomas Jefferson résume à elle seule le particularisme de la propriété intellectuelle. A priori, rien ne justifie que l’État protège la propriété d’une création intellectuelle : l’entière jouissance de ce « bien » ne dépend pas de sa possession matérielle ou physique. Tous les hommes peuvent ainsi concomitamment jouir d’un poème sans avoir besoin d’en

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priver les tiers, de sorte qu’en matière de biens incorporels, l’homme n’est pas un loup pour l’homme.

Cependant, afin d’inciter les créateurs à créer, à divulguer leurs créations et donc à participer au progrès des sciences et des arts, le législateur a imaginé l’échange de bons procédés suivants : en contrepartie d’un monopole d’exploitation temporaire légal de leurs créations, véritable fiction juridique, l’auteur accepte qu’à l’expiration de ce monopole, ces créations rejoignent le « domaine public » et bénéficient à l’ensemble de l’humanité.

En pratique, ce mécanisme repose sur deux conditions principales.

D’une part, le créateur doit disposer d’un minimum de mainmise sur les moyens de reproduction et de diffusion des œuvres. En effet, de même que lorsqu’on est propriétaire d’une maison, le titre de propriété ne correspond qu’à des mots sur du papier si le propriétaire n’a pas les moyens de contrôle physiques sur l’accès à la bâtisse (barrières, portes, serrures, clés, alarmes, vidéosurveillance etc.), le contrôle de la reproduction des supports et des canaux de diffusion constitue la condition sine qua non de l’effectivité du droit d’auteur. D’autre part, les créateurs doivent disposer d’un moyen d’engager des poursuites et donc d’identifier les contrefacteurs, quand la prévention échoue. Or, ces deux conditions ne sont aujourd’hui plus vraiment réunies.

Premièrement, l’histoire du droit de la propriété intellectuelle est jalonnée par l’appropriation successive par le public d’infrastructures et d’outils de reproduction et de diffusion des œuvres : l’imprimerie, les rouleaux métalliques des pianos mécaniques, les photocopieurs et scanners, les graveurs de disques, les enregistreurs à cassette, jusqu’aux ordinateurs interconnectés, la machine universelle de clonage et de transmission de données numériques (Wallace et Green, 1997 ; Fatima, 2000).

Les communautés en ligne ont créé de gigantesques catalogues de musique et de vidéos en ligne permettant de télécharger, de publier, de transmettre et de diffuser à la perfection et en quelques secondes, des œuvres. Avec un coût minime, la rapidité du transfert, la perfection du clonage numérique des données, les internautes ont à leur disposition le plus puissant outil de reproduction et de diffusion des œuvres imaginable.

Avec un smartphone, et des initiatives telles que le projet « Gutenberg », il est possible de télécharger sur une tête d’épingle une partie substantielle du

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patrimoine culturel écrit de l’humanité et d’y avoir accès dans le creux de sa main, – de quoi faire pâlir de jalousie la bibliothèque d’Alexandrie. La perte de contrôle de la part des auteurs et éditeurs est largement consommée (Proskine, 2006 ; Vaidhyanathan, 2006-2007).

Deuxièmement, l’identification des contrefacteurs est devenue un véritable casse-tête avec Internet. Il est nécessaire d’en passer par une décision judiciaire, permettant d’exiger des prestataires techniques (fournisseurs d’accès à Internet, hébergeurs etc.) de lever l’anonymat des connexions. Mais, même dans cette hypothèse, et dans le cas où cette identification n’est pas freinée par des problèmes d’application territoriale de la loi, comment poursuivre des communautés de leechers et de seeders (ceux qui téléchargent et ceux qui mettent en ligne) qui participent bit par bit au fourmillement des partages de données en ligne, sur les réseaux peer- to-peer (pair-à-pair) ou les plateformes de streaming, en ayant de plus en plus recours à des technologies de cryptage autrefois réservées à l’armée, et des réseaux privés type Usenet ?

Que reste-il, dans ces conditions, de l’effectivité du droit de propriété dans un monde où en pratique, les propriétaires n’ont pas de contrôle sur les infrastructures de reproduction et de diffusion et pas de moyen efficace de poursuivre les contrefacteurs ?

Qu’adviendrait-il du droit de propriété si, dans le monde réel, l’homme inventait des machines capables de cloner les objets de notre environnement à un coût proche de zéro : aliments, médicaments, œuvres d’art, bijoux, armes, etc. La question se pose d’ores et déjà avec le développement des imprimantes 3D. Une telle invention peut-elle altérer notre conception et nos présupposés sur la notion de propriété et ses principes juridiques ?

5. Quand le sol de la réalité tremble, la pyramide du droit tremble à son tour

En 1922, Alberthworth tentait de décrypter les raisons pour lesquelles le droit et le changement sont apparemment antagonistes.

Dans les temps « primitifs », à une époque où le droit était conçu comme révélation d’origine divine, ne pouvant être distingué de la religion, on avait la conviction que la stabilité et la certitude était inhérente à la

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matière juridique (...). Au Moyen-Âge, lorsque l’idée féodale et sociale d’un droit fixe était dominante, et lorsque Saint-Thomas d’Acquin s’appuyant sur Aristote et Augustin cherchait à garantir un contrôle sur l’esprit des hommes, le droit conçu comme téléologie et stabilité régnait encore. L’hérésie philosophique majeure à l’époque était le Nominalisme, car elle replaçait la réalité dans le changement. La pensée de l’époque prenait naïvement comme un fait acquis que l’univers était un système fermé dont les composants étaient liés ensemble de manière rationnelle comme un mécanisme d’horlogerie bien réglé.

Il ajoute :

On avait la conviction que si le droit pouvait être conçu de manière certaine et définitive, il pourrait servir comme panacée universelle pour les maux de la vie ». Albertsworth E.F. (1922)

Dans l’exemple précédent sur les changements affectant la propriété intellectuelle, les mécanismes juridiques ont en effet été érigés sur la base de présupposés a priori inaltérables. Or, quand le sol de cette réalité tremble, la pyramide du droit sur lequel elle est construite tremble à son tour. En effet, la réalité sur laquelle est fondé le droit est composée de paradigmes et de présupposés physiques, scientifiques, biologiques, techniques, politiques, sociaux, philosophiques, et culturels, sur lesquels le législateur s’appuie pour créer de la sécurité juridique. Cette réalité préexistante au droit (que l’on pourrait rapprocher de « l’état de nature ») est composé d’un ensemble de paradigmes élémentaires : les notions de frontières géographiques, de temps, de distance, d’espace, de souveraineté étatique, d’identité, de propriété individuelle, de responsabilité personnelle, d’originaux et de copies, de hiérarchie, de distinctions entre la sphère privée et la sphère publique, entre la vie professionnelle et la vie personnelle etc. Ces hypothèses apparemment immuables forment le terrain et le continuum sur lesquels est érigée la pyramide du droit.

Or, dans le monde du numérique et des ordinateurs connectés, ces présupposés sont substantiellement battus en brèche et soumis à des perturbations sous l’influence croissante de règles « physiques » alternatives et opposées, celles du cyberespace où prévalent – mais prévalent seulement – les notions d’ubiquité, d’instantanéité, d’internationalité, de désintermédiation, d’anonymat, de gratuité, de mobilité, de reproductibilité à l’infini et à la perfection – pour n’en citer

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que quelques-unes. Comme si le droit construit sur des lois physiques de la théorie de Newton sur la gravité étaient soudainement transporté dans un monde conçu sur les bases des lois physiques de la théorie de la relativité d’Einstein (Tribe, 1989).

Chaque technologie change en effet le monde dans lequel on vit, à l’image de cette anecdote sur les orchestres d’église dans les villages d’Angleterre où les musiciens amateurs de la communauté ont été remplacés progressivement par un unique organiste employant un harmonium, moins cher et plus performant :

Le nouvel instrument présentait certains avantages en termes de contrôle et de performance, mais ce changement a entraîné un appauvrissement des buts du clergé et une perte d’intérêt de la part des paroissiens. Dans ces petits hameaux, le développement des technologies musicales a eu des conséquences sur la participation et l’organisation de l’institution, la nature de la musique qui était jouée, et sur la vie à la campagne également. Avec ces multiples et petites transformations, des changements majeurs s’opèrent dans la société (Price, 2000-2001).

Dans certaines églises, il est probable que l’harmonium ait lui-même été remplacé par un synthétiseur, c’est-à-dire en réalité, un clavier dont les touches déclenchent des échantillons numériques de sons préenregistrés, stockés et gérés par ce qui n’est ni plus ni moins qu’un ordinateur.

Ainsi, l’informatique, en plus de prendre une place grandissante dans nos vies par l’intermédiaire des écrans, est vouée à quitter son environnement naturel, le cyberespace, pour prolonger l’info-sphère dans le monde physique. En témoignent notamment les dispositifs de surveillance – bracelets électroniques, biométrie, vidéosurveillance, géolocalisation, satellites, nanotechnologies – qui à terme, constitueront un véritable maillage virtuel du monde physique, à l’entrée de la cantine de l’école, dans les transports en commun, sur le lieu de travail, au domicile, durant les contrôles douaniers dans les aéroports, dans les centres commerciaux, chez son médecin traitant ou dans les tribunaux.

Il ne s’agit plus seulement d’individus qui accèdent par écrans interposés à une gigantesque base de données décentralisée. Il s’agit d’une société qui fonctionne numériquement, commandée par des suites de 1 et de 0, dont les voitures intègrent des ordinateurs de bord, dont les réfrigérateurs font l’inventaire des produits, dont les entretiens

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d’embauche ont lieu dans des environnements virtuels, dont les infrastructures vitales (traitement de l’eau, production de l’énergie, fabrication des médicaments) sont pilotées par des logiciels, dont les procès, les opérations à cœur ouvert et les cours d’éducation physique ont lieu en vidéo-conférences, dont les opérations militaires et les attaques terroristes se produisent même à distance. Avec la généralisation prochaine des puces RFID pouvant être intégrées à chaque meuble, vêtement, document administratif, monument, support publicitaire, paquet de cigarette, chaque objet est en mesure d’envoyer et recevoir de l’information. Ce qu’on appelle déjà l’Internet des Objets (Ashton, 2009) associé aux technologies précitées constitue la base d’une interface de communication entre les objets et les êtres humains dont le langage est l’informatique et qui nous fera évoluer et circuler dans un flux constant d’informations au-delà du cadre strict des écrans d’ordinateur. Il ne s’agira plus simplement de faire ses emplettes sur Amazon, mais aussi de se faire livrer par drone…

6. L’homme 2.0 et les libertés technologiques

Dans L’évolution créatrice, Bergson (1908) soutient que l’homme est un

« être technique » : avant d’être un homo sapiens, l’homme est un homo faber dont une des caractéristiques principales est de se servir de son intelligence pour fabriquer des artefacts, nécessaires à sa survie ou utiles à l’amélioration de ses conditions d’existence, chaque invention étendant le champ de ses capacités physiques à l’origine relativement limitées. De la même manière, Marx considérait que l’activité technique consciente était la principale différence entre l’homme et l’animal :

Ce qui distingue d’emblée le pire architecte de l’abeille la plus experte, c’est que l’un a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche.

Sans doute la conscience de l’homme de ses propres faiblesses face au monde extérieur a-t-elle donné naissance à cette pulsion créatrice, au point que les avancées technologiques jalonnent l’histoire de « l’évolution » humaine : les griffes n’étant pas suffisamment acérées, l’homme a taillé la pierre pour se doter d’une arme. La peau n’étant pas assez épaisse contre le froid, l’homme s’est inventé une seconde peau à partir de la fourrure des animaux sauvages. Les yeux n’étant pas assez puissants pour voir dans le

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noir, l’homme a maîtrisé la lumière du feu. Avec la roue, l’homme s’est doté de l’élément de base des moyens de locomotion pour compenser son agilité et sa vitesse réduite. D’autres artefacts peuvent être considérés comme autant de moyens d’étendre les capacités du cerveau humain en

« externalisant » le stockage de l’information : les parois des grottes paléolithiques, l’écorce des arbres, les tablettes de cire antiques, le papyrus, les rouleaux métalliques des pianos mécaniques, le dictaphone, et aujourd’hui les « mémoires numériques » ont été et sont les anges gardiens de notre mémoire défaillante. Des pacemakers artificiels aux exosquelettes motorisés expérimentés par l’armée, en passant par les lentilles de contact intelligentes, les prothèses bioniques, l’homme transcende et échappe progressivement à sa condition initiale, comme l’anticipent les intellectuels trans-humanistes et post-humanistes (Bostrom, 2005).

À l’image de la fameuse ellipse de Kubrick’ dans 2001, A Space Oddity, des outils préhistoriques à la conquête spatiale, du frottement de silex à la pile électrique, et de l’imprimerie à Internet, chacun de ces artefacts a contribué à augmenter la liberté d’action de l’homme, au sens où l’homme de l’ère A n’est pas tout à fait aussi libre de ses actions que l’homme de l’ère B. L’homme se définit ainsi en grande partie par les outils qu’il invente, les machines qu’il actionne, par les contrats qu’il signe, par les voitures qu’il conduit, par les armes qu’il manipule, par l’argent qu’il dépense, par le travail qu’il effectue, par les livres qu’il écrit, par les ordinateurs qu’il utilise pour communiquer, l’outil devenant le prolongement indissociable de l’homme libre : en cela, il est un être technique.

Or c’est précisément cette liberté d’action exponentielle, et son corollaire, le risque exponentiel de conséquences dommageables de cette liberté de l’homme pour ses semblables, qui justifie l’intervention d’un arbitre (un Léviathan) pour limiter ce risque ou venir le sanctionner. Le rôle de ce Léviathan est ainsi de gouverner l’homo faber, et donc de penser ou de repenser les clauses du contrat social organisant les rapports entre les hommes de manière à s’assurer que les libertés technologiques des uns s’arrêtent là où commencent celles des autres – telle que la liberté de publication sur Internet, sans doute la plus spectaculaire.

En jetant un œil au rétroviseur, on constate que le législateur a pu prendre en compte ces évolutions, notamment celles ayant affecté notre liberté de circulation.

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Peu de dommages graves étaient susceptibles de survenir dans le contexte de la circulation pédestre, et en pareille hypothèse, les grands principes de la responsabilité civile (une faute, un dommage et un lien de causalité) permettaient aisément d’appréhender la question de la réparation du préjudice subi par la victime. Avec la généralisation des véhicules à moteur, les lois physiques de la circulation changent : l’énergie cinétique, le poids et la composition matérielle solide de la chose qui se déplace, la vitesse, le contenu chimique (combustibles, explosifs) augmentent les probabilités d’une collision et la gravité potentielle du dommage. Une telle révolution justifiait l’intervention ex ante du législateur, avec un système de licence (les permis), des normes techniques, un principe de partage du territoire entre les voies routières et les voies pédestres, des systèmes de priorité et de signalement par feux, un régime d’assurance et de responsabilité ad hoc etc. Le « Code de la route » est ainsi la réponse du législateur à une technologie qui remet en cause certaines préconceptions sur la réalité, réponse destinée à réguler la « liberté de circulation routière » et à assurer le continuum de valeurs protégées face aux disruptions de la réalité entraînées par de nouveaux artefacts humains, quels qu’ils soient. À quand donc un « Code des autoroutes de l’information » ?

En effet, l’enjeu est là : comment préserver « en ligne » les fondements du contrat social et donc des valeurs légitimes et précieuses qui se sont imposées aux sociétés modernes dans le monde « réel » : dans l’état de nature 2.0 du cyberespace, n’a-t-on pas autant besoin d’un Léviathan pour éviter que l’utopie d’une société entièrement libre se transforme en dystopie où le libre-arbitre de chacun est finalement soumis au libre-arbitre de chacun ?

Voilà sans doute la spécificité du droit de technologies : c’est ce droit transversal et en mouvement qui gouverne les libertés technologiques.

Dans ce cadre, le terme technologie devrait être appréhendé selon sa signification première, issue du grec technê, qui signifie « faculté, capacité » correspondant à la création d’artefacts afin d’obtenir un résultat déterminé (le terme « art » que vise aussi originellement le terme technê ayant acquis un sens autonome où l’artefact n’a pas d’utilité matérielle en soi, contrairement à la technologie).

Ainsi, si le cyberespace est actuellement l’exemple le plus palpable de technologie entraînant des changements de paradigmes (ce qui en fait un

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excellent laboratoire d’expérimentation et d’observation), les questionnements et les leçons du droit du cyberespace trouvent à s’appliquer plus généralement au droit des sciences et techniques (informatique, nanotechnologies, biotechnologies, technologies médicales, informatique « réelle »).

Et au premier rang de ces questions : comment le droit doit-il appréhender le changement.

7. Faut-il changer le droit au rythme des keynotes d’Apple ?

Voici donc la question que pose le droit des libertés technologiques : le droit, si admirablement forgé pour résoudre et appréhender tout problème passé, présent et à venir, doit-il évoluer au rythme des bouleversements technologiques ?

Doit-on faire subir un « lifting » à nos précieux codes au rythme des key-notes des géants de l’informatique, présentant plusieurs fois par an de nouveaux outils « révolutionnaires » pour l’homo faber ? Doit-on réinventer le contrat social des libertés technologiques à chaque brevet d’invention déposé, alors que les commissions « informatique et libertés » du monde s’interrogent déjà sur l’impact des lunettes intelligentes Google Glass sur le droit à la vie privée (CNIL, 2014) ? Faut-il, comme le suggère Barlow, tout repenser ?

Le droit de la propriété intellectuelle ne peut pas être raccommodé, retro- adapté ou étendu pour contenir l’expression digitale par plus que le droit immobilier ne peut être révisé pour couvrir l’allocation du spectre des fréquences radio. Nous avons besoin de développer un tout nouvel ensemble de méthodes adaptées à cet ensemble de circonstances complètement nouveau (Barlow, 1994).

Faut-il entendre la complainte du Juge Coffman ?

Cette action en contrefaçon de nous présente un tableau tellement familier en droit d’auteur : un problème juridique vexant par sa difficulté, la pénurie de précédent réellement applicable, une pratique si répandue que l’absence de précédent paraît inexplicable, et une quasi- absence de repères fournis par la loi sur le droit d’auteur.

(Shapiro, Bernstein, 1963)

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Pourtant, Montaigne nous mettait en garde plusieurs siècles auparavant :

Nous avons en France plus de lois que le reste du monde ensemble, et plus qu’il n’en faudrait à régler tous les mondes d’Épicure... Qu’ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers et à y attacher cent mille lois ? Ce nombre n’a aucune proportion avec l’infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions n’arrivera pas à la variation des exemples. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, simples et générales [...]2»

Ce conseil de l’auteur de l’Esprit des Lois ne semble pas avoir totalement suivi : aujourd’hui, plus de 10 % des articles de chaque code sont chaque année modifiés, et pour l’OCDE, le coût de la complexité des normes et de l’insécurité juridique représente entre trois et quatre points de PIB selon les pays3.

Comment alors résoudre cette tension inévitable entre le droit, immuable et conservateur par vocation, et la réalité du monde, changeante et instable par nature ? Comment apporter une certaine sécurité juridique à l’exercice de libertés dont les frontières sont sans cesse dépassées ?

C’est là toute la spécificité du droit des sciences et techniques, oscillant entre (i) des règles anciennes, parfois inadaptées pour appréhender l’absolue nouveauté de certains changements de paradigmes, impliquant parfois un désir « d’enfoncer au marteau des cubes dans des trous carrés » (Lawrence Street et Grant, 2000) et (ii) des règles nouvelles, soumises au risque permanent de l’insécurité juridique lié à l’adoption à la hâte de cadres règlementaires spécifiques, mais vite obsolètes.

Le défi serait le même si l’homme devait réinventer ce contrat social dans d’autres hypothèses de « réalités alternatives » : la réalité de l’infiniment petit avec les droits des nanotechnologies, la réalité de l’infiniment grand avec le droit de l’espace… Combien de juristes pour se

2. Montaigne (1580-1588). Essais, livre III, chapitre 13

3. Sécurité juridique et complexité du droit (2006). Rapport du Conseil d’État. La Documentation française, Paris, citant les statistiques du Secrétariat général du Gouvernement.

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spécialiser dans le droit de la colonisation lunaire (régulation des ressources en oxygène, règlementation touristique, droit immobilier, responsabilité du fait des objets en apesanteur, code de la route sur la voie lactée) ?

Malgré l’extraordinaire vista des architectes de loi durant les siècles précédents, (le Code civil a fêté son bicentenaire), on ne peut pas être à la fois Cambacérès et Jules Verne.

Mais le droit des libertés technologiques doit néanmoins s’inventer une méthodologie, éclairée par une réflexion de fond sur les rapports entre l’homme et ses outils, qui doit permettre de répondre à la question suivante : cette « nouvelle » technologie est-elle suffisamment similaire à l’état de l’art précédent de sorte qu’elle puisse être régulée par des règles similaires ? (Mandel, 2007).

On ne pourrait dès lors faire l’économie, au cas par cas, des étapes suivantes :

– une analyse objective, indépendante de toute forme de technophilie ou de techno-scepticisme, de la nature exceptionnelle ou au contraire familière de telle ou telle technologie ou technique, indépendamment de sa possible « neutralité » ;

– une ré-identification de ce qui constitue l’esprit originel des valeurs et principes défendus par les lois existantes et mis à mal par l’avènement de ces nouvelles technologies ;

– une réévaluation de la pertinence de ces valeurs dès lors que la réalité sur laquelle ces principes ont été établis peut avoir été bousculée sous l’influence de ces nouvelles technologies ;

– une évaluation de la capacité des moyens existants à préserver le continuum, si cette préservation est encore pertinente, et de la création, le cas échéant, de nouveaux moyens à cette fin ;

– la redéfinition des équilibres entre les libertés en jeu, lorsque cela est nécessaire et la recherche de moyens de créer ces équilibres.

A défaut, cette tâche pourrait bien être dévolue à d’autres.

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8. Passer du code juridique au code informatique

Cette réflexion sur la « qualité » du droit des libertés technologiques est d’autant plus nécessaire qu’à défaut, la régulation des technologies pourrait progressivement être transférée de fait à la sphère privée.

Premier signe de cette tendance, les ayants droit ont tenté de reprendre la main sur les droits que la loi n’a pas su leur préserver, grâce aux

« mesures techniques de protection », ces petits logiciels intégrés aux fichiers informatiques et supports des œuvres (CD, DVD, etc.) qui

« verrouillent » le périmètre précis des usages permis par les éditeurs. Mais ceux-ci sont progressivement abandonnés, face à la grogne des consommateurs et à l’expertise combinée des pirates informatiques qui réduisent à néant ces barrières, malgré la protection juridique accordée par la loi à cet outil de contrôle. À bien des égards, un coup d’épée dans l’eau...

Un autre exemple, sans doute un des plus visibles, réside dans les possibilités de paramétrage des réseaux sociaux sur Internet : les utilisateurs, en décidant quelles personnes sont « privées » de telle ou telle information exercent leur droit à la vie privée avec la plus grande flexibilité mais selon l’architecture prévue par le prestataire technique, dans un rapport direct entre l’utilisateur et la plateforme, sans que les mécanismes prévus par le droit positif n’aient vocation à interférer.

Le cas de la régulation routière est encore plus saisissant. Une politique de sécurité routière peut reposer sur des voitures non bridées commercialisées librement, une liberté d’action totale pour les conducteurs, des limitations de vitesse, et une répression pénale en cas de dépassement (approche « classique » libérale-répressive).

Mais progressivement, la régulation routière reposera sur une intervention a priori de manière à ce que les ordinateurs embarqués à bord des véhicules soient capables de réguler automatiquement la vitesse maximale du moteur en fonction des informations reçues par satellite sur les limites applicables sur la route en question. D’autres outils sont développés à l’image d’un test d’alcoolémie électronique embarqué au volant empêchant, en cas de dépassement des taux autorisés, le démarrage du véhicule ; ou encore la vérification biométrique de l’identité du conducteur et de la validité de son permis de conduire ; le démarrage du véhicule soumis au bouclage des ceintures de sécurité ; le respect

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automatisé des feux de circulation et du contrôle de luminosité des phares, technologies au cœur du projet e-Safety de la Commission européenne. En définitive, le conducteur n’aurait matériellement pas la possibilité de dépasser les limitations de vitesse, sauf à pirater le système (approche technico-préventive).

Cette approche de la régulation de la technologie par la technologie, est celle de la Nouvelle École de Chicago, sous l’égide de Lawrence Lessig constitutionnaliste aux États-Unis (Lessig, 1998). Le postulat de départ est le suivant : les technologies ne sont pas neutres, elles reflètent intrinsèquement, dans leur essence et leur constitution, la politique et les desiderata de leurs architectes, souvent les ingénieurs sous la houlette des industriels.

L’idée est donc que progressivement les industriels et les ingénieurs informatiques seront poussés à concevoir des programmes d’ordinateurs, des architectures, des applications, qui intègrent ab initio des principes techniques de fonctionnement, des garde-fous informatiques qui reflèteront les équilibres de la loi, dans une démarche d’autorégulation.

C’est exactement l’approche actuelle de la Commission nationale de l’informatique et des libertés qui incite à respecter des « cahiers des charges » techniques et juridique, conçus ab initio pour être conformes à l’esprit de la loi « informatique et libertés ». C’est encore l’approche retenue par exemple en matière de régulation des jeux d’argent en ligne, où la loi de 2010, à travers ses textes d’application, va jusqu’à proposer aux opérateurs des « lignes de code » informatique conformes aux objectifs du législateur.

Cette émergence des technologies de régulation est un phénomène prometteur, mais elle reflète aussi un abandon de souveraineté : la rédaction du code juridique par le législateur évolue vers la rédaction du code informatique par l’ingénieur, qui devient, de fait, le gardien de ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire, c’est-à-dire un régulateur des libertés technologiques.

On peut dès lors s’interroger : ne faut-il pas réguler le régulateur ? Ne faudrait-il pas inspirer les ingénieurs avec l’« esprit des lois »? Peut-on envisager une « cyber-éthique » que semble invoquer le solennel article 1er de la « loi informatique et libertés » : L’informatique doit être au service de chaque citoyen. Son développement doit s’opérer dans le cadre de la

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coopération internationale. Elle ne doit porter atteinte ni à l’identité humaine, ni aux droits de l’homme, ni à la vie privée, ni aux libertés individuelles ou publiques.

Peut-être est-ce ce vers quoi l’on s’achemine avec la reconnaissance ou l’appel à la reconnaissance de nouveaux droits fondamentaux : le droit à l’oubli numérique, le droit à la « neutralité des réseaux », le droit à l’inviolabilité du domicile virtuel, le droit au silence des puces, le droit au masquage des données médicales, le droit au cryptage, le droit au pseudonymat sur Internet, le principe d’interdiction des mesures générales de surveillance ou de filtrage… autant de droit « nouveaux » à la résonance quasi constitutionnelle.

Comme le résume ainsi Laurence Lessig (1999) :

Nous construisons un monde dans lequel la liberté peut fleurir non pas en privant la société de toute forme de contrôle consciemment accepté, mais en le construisant en un lieu où une forme particulière de contrôle librement accepté survit. Nous construisons la liberté comme nos fondateurs l’ont fait, en établissant la société sur la base d’une certaine constitution.

De là à appeler à l’adoption d’une Constitution pour les libertés technologiques... il n’y a qu’un petit pas pour l’homo faber.

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