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dominique zahan / religion spiritualité et pensée africaines

374 petite bibliothèque payot

106, boulevard saint-germain, 75006 paris

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Cet ouvrage a été précédemment publié dans la « Bibliothèque Scientifique » aux Éditions Payot.

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Copyright © Payot. Paris, 1970.

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PRÉFACE A LA DEUXIÈME ÉDITION Publié il y a dix ans, le présent ouvrage a eu son destin parti- culier. L'Académie des Sciences Morales et Politiques l'a honoré du Prix Lucien-de-Reinach, l'University of Chicago Press l'a lancé dans l'univers des lecteurs américains et anglo-saxons. Mais, c'est surtout le public français, avide de connaissances et toujours désireux de savoir ce qui se passe ailleurs, qui a fini par le « dévorer » jusqu'à épuisement.

En réalité, un livre n'est jamais épuisé, sauf destruction inten- tionnelle ou accidentelle. Même « introuvable » il continue, quelque part, de mener une vie latente en attendant sa « résurrection ».

Toute nouvelle édition d'un ouvrage correspond à un « corps glo- rieux » des temps eschatologiques. Aussi aurais-je souhaité dans ces circonstances tenter d'enrichir et rehausser la Religion, Spiritualité et Pensée africaines non pas par l'élargissement des débats contenus dans la première édition, mais en y ajoutant un chapitre consacré au problème le plus passionnant des domaines religieux et moral : celui de la transgression et du péché. Malheureusement, les impé- ratifs techniques et financiers des rééditions ne permettent pas, dans la conjoncture actuelle, une telle démarche. Je me contenterai donc d'exposer ici l'essentiel de ma réflexion sur ce sujet.

Aussi étrange que cela puisse paraître à un chrétien, la religion africaine traditionnelle ne possède pas la notion de péché originel.

L'Africain naît et vit dans un état d'anamartésie insoupçonné du milieu judéo-chrétien. Sa destinée n'est liée ni à cette faute de l'ancêtre du genre humain qui eut des conséquences à la fois désas- treuses et glorieuses pour l'humanité, ni, par voie d'enchaînement, à la nécessité de la rédemption. Ni servitude, ni délivrance; ni joug, ni salut, telles sont les polarités négatives de la théologie africaine traditionnelle.

L'on comprend, dès lors, que la préoccupation « savante » consis- tant à se demander quel eût été le visage du christianisme si le Christ s'était incarné dans une tribu africaine (question que certains théolo- giens africains se posent actuellement) est un faux problème ; l'idée de rachat ne pouvait naître dans des cultures ignorant l'objet de cette entreprise divine. Songerait-on à une Incarnation basée unique- ment sur l'amour de Dieu pour sa créature préférée? Cet aspect

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du problème n'est pas non plus de mise dans une théologie où l'amour ne constitue pas l'arrière-fond des relations entre les deux partenaires.

On le voit, de quelque manière que l'on envisage l'intervention divine dans les problèmes de l'homme, la différence entre les concep- tions chrétienne et « animiste » relatives au statut spirituel de l'être humain est si grande qu'il est impossible d'y trouver une commune mesure.

L'anamartésie originelle une fois en usage, l'édifice eschatologique, chrétien ou judaïque, s'écroule lui aussi. L'absence du déchirement dramatique de la durée dans la phase inchoative du genre humain induit l'absence de la notion de fin dernière. Le temps non déchiré est un temps répétitif dépourvu de la marque d'éternité. Généralement parlant, les langues africaines ne possèdent même pas de termes traduisant le futur lointain ; elles nuancent le passé mais restent insensibles aux différences du futur qui excède l'avenir immédiat. A plus forte raison les notions d'éternité et de fin dernière sont-elles absentes de la pensée africaine.

L'on peut alors se demander quel est le portrait spirituel de l'homme africain résolument tourné vers le passé et non chargé du poids du péché originel? La réponse tient en quelques mots : l'Afri- cain est un être non angoissé; il lui manque la hantise du salut individuel, ainsi que le sentiment d'une situation originelle dramatique car son Dieu lui a, initialement, évité le conflit avec lui-même; la mort ne constitue pas pour lui une source d'anxiété car elle n'est qu'un « lieu » de passage nécessaire à son retour à la vie.

Il nous est difficile, dans une telle perspective, de conceptualiser correctement la relation de l'homme à Dieu. Si l'expression n'était pas trop choquante pour un chrétien, on pourrait parler de relation d'égalité. L'Africain se sent en quelque sorte semblable à son Dieu;

l'un et l'autre possèdent, d'une certaine manière, les mêmes avantages et désavantages, les mêmes droits et les mêmes devoirs. De là découlent la familiarité et la simplicité qui caractérisent les démarches religieuses du fidèle africain dans sa quête spirituelle. Mais cette relation est aussi de type exemplaire. Dans sa quête, le fidèle tend vers le modèle divin qui, dans la hiérarchie des êtres est, comme le Chef, au-dessus de lui, possédant les mêmes qualités que lui portées.

cependant, à leur perfection. De là naissent les sentiments de respect et de crainte, voire de piété et d'adoration.

Le « jeu » entre ces deux types de relations demeure subtil. Le

« bon fidèle » est celui qui sait ne pas en dépasser les limites.

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INTRODUCTION

« Nous n'avons donc pas de raison de supposer chez Maliki [...] quelque chose de spécifiquement différent, au point de vue logique, de ce qui se passe chez nous. Il suffit de savoir que les croyances et les expériences mystiques communes à son groupe rendent raison de ses paroles et de ses actes. Une fois données leurs idées de la maladie, de l'anormal, de la mort, de la puissance et des maléfices des sorcières, le reste s'ensuit ».

Les Carnets de Lucien LÉVY-BRUHL, P.U.F., 1949, p. 58.

Jusqu'ici, de nombreux travaux ont déjà vu le jour dans le domaine des traditions religieuses africaines. Beaucoup d'entre eux se sont attachés surtout à la description des phénomènes, d'autres en ont tenté des synthèses plus ou moins vastes. En les parcourant, on a cependant l'impres- sion que quelque chose a échappé aux différents chercheurs qui se sont attelés à cette tâche. Nous pensons que ce « quel- que chose » relève d'un domaine très profond de la spiri- tualité africaine, domaine peu accessible certes, mais qui n'est cependant pas absolument impossible d'atteindre.

On peut dire d'une part que la spiritualité du Noir consti- tue l'âme même de sa religion. Elle réside avant tout dans l'émotion mystique que lui procure sa croyance ; elle réside aussi dans le sens qu'il donne au dialogue entre l'homme et l'Invisible. D'autre part, cette même spiritualité est peut- être le sentiment qu'a l'homme de se réaliser lui-même, non pas avec le concours de la divinité, comme nous serions enclins à le penser, mais par un effort parfois conscient, souvent inconscient, de l'humanité qu'il porte en lui.

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Tenter de pénétrer dans ce domaine extrêmement com- plexe et riche de faits qui, en apparence, ne relèvent pas d'une haute spiritualité, est une tâche combien ingrate ! C'est l'abondance même de ces éléments qui la rend malaisée, car si le matériel existant est une source indispensable d'infor- mation, il est également un écran qui fait obstacle à l'exacte compréhension des choses.

Certes, quand il s'agit de l'Afrique Noire, le concept de

« religion » apparaît des plus confus et des plus traître. Nous pensons spontanément à un corpus de doctrines et de pra- tiques, expression des rapports entre l'homme et l'Invisible ; et en donnant au mot ce contenu, nous établissons dès le départ une distinction foncière entre l'homme et les puis- sances divines. En fait, comment les Africains conçoivent-ils, eux, cet aspect de la culture ? Se détachent-ils suffisamment de l'Autre pour que la spiritualité soit sentie en termes d'opposition, ou bien se confondent-ils, dans une certaine mesure, avec le monde, l'univers et Dieu, pour voir dans la religion, plutôt, une série de préoccupations d'harmonie et d'ajustement de l'être humain dans l'ensemble du monde visible et invisible ?

Malgré le nombre considérable d'ethnies africaines, et en dépit de l'hétérogénéité apparente des « coutumes » reli- gieuses, depuis plusieurs décennies déjà, des savants ont cherché à modeler le visage spirituel du continent Noir afin de lui donner une expression unique ; c'est ainsi que naquirent le fétichisme et l'animisme ; mais c'était là moins une tentative réelle de compréhension du phénomène reli- gieux qu'une satisfaction intellectuelle du rationalisme occi- dental.

En fait, il y a peu de temps que l'Afrique Noire nous livre sa pensée secrète sur le sujet que nous abordons dans le présent ouvrage. S'il est possible actuellement de satis- faire aux exigences de l'observation sur le terrain chez de nombreuses peuplades, il n'en reste pas moins que bien

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souvent la pénétration essentielle des rites nous échappe, car pour cette investigation nous dépendons en grande par- tie de la bonne volonté et de la capacité de nos informateurs.

Malheureusement, de nombreuses ethnies refusent encore de se prêter à une collaboration de ce genre. Nous nous sommes donc volontairement attachés à trouver le sens profond de ce que nous pouvions observer et comprendre, afin d'en extraire l'esprit général, le dénominateur commun, et en quelque sorte, la théologie.

La diversité des ethnies africaines ne doit pas faire obstacle à une telle entreprise ; car, en fait, la différenciation à ce point de vue touche moins les idées que leur expression, à travers des éléments dissemblables, liés aux occupations, à la flore et à la faune. Comme partout ailleurs, ici aussi l'homme traduit partiellement ses conceptions en fonction de la lati- tude géographique et du milieu où il vit. On ne peut s'empê- cher, par exemple, d'établir un rapport entre la cosmogonie

« géométrique » des Dogon et leur espace débordant de volu- mes rocheux les plus variés. Il est difficile également, en apprenant chez les Thonga la « sortie » du premier homme du roseau, de ne pas penser aux marais des côtes du Natal envahis par ces plantes 1 Dans chaque population africaine, l'homme traduit, d'une manière qui lui est propre, la trame constante de sa conception de lui-même et de ses rapports avec l'Invisible. Le canevas permanent de l'esprit humain est tantôt habillé des parures les plus riches, tantôt laissé dans un état fruste. Encore convient-il de dire, à l'endroit de cette dernière catégorie, qu'il n'existe pas une seule ethnie en Afrique Noire dont nous puissions nous enorgueillir de connaître tous les rouages culturels. Or, la religion est comme une sorte de langage où la parfaite compréhension de chaque élément nécessiterait la connaissance non seulement des diverses significations qu'il renferme, mais encore de tout le patrimoine spirituel de la société qui l'emploie.

1. Ceci sans préjuger d'un espace semblable, situé ailleurs que sur la côte est-africaine et qui serait le lieu d'origine des Thonga et de leurs mythes de création.

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Il convient donc de préciser que ces éléments religieux ne peuvent être considérés que comme des échantillons exhibés sur certains îlots du continent africain et que, pour le reste de ce vaste territoire, le mystère demeure tout aussi épais qu'au temps d'Hérodote. Car en dépit d'un contact de plus en plus étroit, depuis presque cent ans, avec les cultures africaines, l'Occident a vu plutôt de la sorcellerie, de la sauvagerie et des obscénités, en somme une caricature de l'humain, là où l'Africain engageait ses valeurs les plus authentiques quand il jouait sa destinée. Aussi étrange que cela puisse paraître, personne ne s'étonne en Occident des nuances et des subtilités de la pensée japonaise ou chinoise ; mais il suffit que tel chercheur fasse état de certaines spécu- lations des Noirs pour qu'on le considère comme un « inter- prète » téméraire sinon aventureux. C'est un peu comme si le raffinement de l'esprit constituait l'héritage d'une partie de l'humanité et pas de l'autre. A moins que l'on ne veuille faire valoir, par ce curieux jugement de valeur, que la pensée et la réflexion s'expriment nécessairement et seulement au moyen d'une catégorie de signifiants.

Deux démarches s'offrent à nous pour l'analyse des con- cepts religieux. Soit se limiter à un nombre très restreint d'ethnies africaines, soit prendre en considération, après une sélection préalable, le plus grand nombre d'entre elles. En aucun cas, l'étude de tous les groupements ethniques afri- cains ne peut, à l'heure actuelle, relever d'une entreprise raisonnable.

L'un et l'autre de ces deux points de vue ont été récemment adoptés par deux de nos prédécesseurs, E. G. Parrinder et E. Dammann, pour ne citer que les derniers en date 1

1. Cf. respectivement :

E. DAMMANN, Die Religionen Afrikas, W. Kohlhammer Verlag, Stuttgart, 1963. Cet ouvrage a été traduit en français, cf. E. DAM- MANN, Les Religions de l'Afrique, Payot, Paris, 1964. E. G. PARRIN- DER, African Traditional Religion, Hutchinson's University Library, London, 1954 (2nd. edition 1962). Signalons que ce dernier auteur

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Pour E. G. Parrinder, l'unité du concept spirituel des Africains peut être perçue dans l'attitude qu'adopterait l'individu vis-à-vis du monde et vis-à-vis de l'Invisible.

« L'homme sous le ciel [dit-il en paraphrasant un verset biblique] ne vit pas sur la terre comme un être inutile mais comme une force vitale souveraine. Il ne fait pas de doute qu'il a été fait pour régner « sur toute chose qui se meut sur la terre ». Il est de son devoir d'être fécond, de se multiplier, de remplir la terre et de la conquérir. Il sait, d'autre part, qu'il n'est pas capable de faire tout par lui-même et il recher- che l'aide de toutes les puissances valables, esprits et dieux qui se partagent cette terre avec lui, comme des amis » 1 Pour cet auteur, donc, le trait commun de la spiritualité des différents peuples africains réside dans la conscience qu'a l'homme noir, moins de sa puissance que de son impuissance.

Quant au contenu religieux lui-même, il est polarisé, d'après l'auteur, selon quatre directions : la terre en bas, le ciel et l'être suprême en haut, les ancêtres d'un côté, les dieux et les forces naturelles de l'autre 2 En somme, à quelques différences près, nous retrouvons dans cette généralisation la conception chrétienne des rapports entre l'homme et Dieu.

E. Dammann marque, par rapport à cet aboutissement,

un très net recul. Pour lui, il s'agit avant tout de trouver une

définition du mot « religion » qui permette d'inclure tous les

phénomènes religieux africains. La formule de G. Van der

Leeuw, « Relation avec une Transcendance », lui semble la

plus appropriée à cet égard. Cependant, il convient de dis-

tinguer sur ce point la différence qui existe, selon lui, entre

le « civilisé » et le « primitif ». Ce dernier n'est pas encore

arrivé à se « distancer » du milieu où il vit, « ... la transcen-

dance et l'immanence, l'objectivité et la subjectivité ne font

a également publié sur le sujet une étude limitée à l'Afrique Occi-

dentale, cf. West African Religion, The Epworth Press, London,

1942 (éd. franç. : La Religion en Afrique Occidentale, Payot, Paris, 1950), 2 édition, ibid. 1961. 1. E. G. PARRINDER, op. cit., p. 25. 2. Ibid.

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pas de différence pour lui. [...]. Ainsi, le primitif est à un degré antérieur de l'évolution historique. Il est près des origines » De sorte que, si l'Africain entretient des rapports avec la transcendance, celle-ci est sentie par lui avant tout comme une puissance magique, qui n'agit pas volontaire- ment, qu'il peut commander et contrôler, « à la simple con- dition de connaître ses lois et de les utiliser » On trouve dans cette conception du « primitif » et de la religion afri- caine, le L. Lévy-Bruhl d'avant « Les Carnets », ainsi que les traces d'un évolutionnisme aujourd'hui tombé en désué- tude.

Ces remarques ne constituent pas, à proprement parler, des critiques à l'adresse de savants de renommée mondiale.

Elles sont destinées à marquer le point des travaux actuels en matière de synthèse concernant la religion africaine. Or, il est facile de voir que, pour des raisons exposées précédem- ment, une telle synthèse représente une entreprise ardue et pleine d'embûches.

Un pas immense a déjà été réalisé dans ce domaine par la reconnaissance, de la part des chercheurs, de la vacuité de notions telles que « fétichisme » et « animisme ». Mais il en reste encore d'autres qu'il s'agit de clarifier pour, ensuite, leur rendre leur véritable place dans le vocabulaire anthro- pologique scientifique. C'est notamment le cas pour la

« magie » et la « sorcellerie ». Car, si de nos jours on a aban- donné, en partie, la conception de Sir James G. Frazer dans ce domaine, il n'en reste pas moins que par manque de con- naissance de la véritable nature d'une multitude de pratiques africaines, par méconnaissance aussi du rôle attribué aux nombreux objets et ingrédients utilisés dans les rites, nous rangeons tous ces éléments dans les catégories du « magique » ou du « sorcier », qui deviennent ainsi les « fourre-tout » de notre ignorance.

Parler d'une multiplicité de « religions » en Afrique Noire, 1. E. DAMMANN, op. cit., p. 15.

2. Id., p. 16.

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reviendrait également à avouer notre ignorance de la spi- ritualité de l'homme noir. A ce point de vue, l'Africain n'est pas plus divisé que ne l'est le musulman ou le chrétien.

Toutefois, il importe de bien saisir l'unité de la religion traditionnelle africaine, non pas tant à travers certains de ces éléments, qu'à travers l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'Invisible, à travers la position qu'il se sent occuper au milieu de la création, à travers le sentiment qu'il a de son appartenance à l'univers.

C'est dire en somme que, pour nous, l'essence de la spiri- tualité africaine consiste dans le sentiment qu'a l'être humain de se considérer à la fois comme image, modèle et partie intégrante du monde dans la vie cyclique duquel il se sent profondément et nécessairement engagé.

C'est sur cette vision qu'a l'homme de sa situation et de son rôle qu'est basée toute la vie spirituelle du Noir. Il n'y a pas là l'idée d'une finalité en dehors de l'être humain.

Celui-ci n'est pas fait pour Dieu, ou pour l'univers. Il existe pour lui-même ; il porte en lui la justification de son exis- tence et de sa perfection religieuse et morale. Ce n'est pas pour « plaire » à Dieu, ou par amour pour lui que l'Africain

« prie », implore et accomplit des sacrifices, mais pour deve- nir soi-même et pour réaliser l'ordre dans lequel il se trouve impliqué.

Le ciel et la divinité ne sont pensés qu'en fonction des représentations au sujet de l'homme. Ce dernier constitue, pour ainsi dire, la clef de voûte de l'édifice religieux africain, ce qui ne veut nullement dire que l'Africain ne soit profon- dément religieux. Il l'est d'autant plus que son souci fonda- mental consiste dans la sauvegarde des intérêts spirituels de la personne humaine qui, à l'instar d'une balle lancée sur l'orbite du temps, roule et rebondit périodiquement, marquant ainsi de courtes apparitions sur la terre.

On voit dans ces conditions qu'il s'agit ici, en définitive,

d'une sorte d'humanisme qui, partant de l'homme pour reve-

nir à lui, saisit sur son trajet tout ce qui n'est pas lui-même,

et qui constitue son dépassement. Cet humanisme est à la

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base d'une éthique individuelle et sociale, dont l'épanouisse- ment normal s'achève dans la vie mystique.

Vie morale et vie mystique, ces deux aspects de la spiri- tualité africaine lui donnent ses véritables dimensions. Ils sont, pour ainsi dire, le but suprême de l'âme nègre, l'objec- tif vers lequel l'individu tend de toutes ses forces, car il ne sent sa perfection achevée et consommée que s'il atteint la maîtrise et le dépassement de soi à travers la divinité, voire la maîtrise de la divinité elle-même.

Le présent essai n'a pas pour but de servir l'érudition, mais plutôt de pénétrer en profondeur dans l'âme noire afin d'y découvrir le principe animateur de « vie ». C'est dire combien il demeure en deçà de ce que devrait être une véritable syn- thèse sur la spiritualité africaine et combien l'insatisfaction de l'auteur est grande face aux trésors qu'il devine sous l'amas des documents, certains parfaits, d'autres imparfaits, dont il dispose.

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CHAPITRE PREMIER

L'HOMME, LES « THAUMATURGES » ET LA DIVINITÉ

« La puissance à laquelle s'adresse le culte, il [le primitif] ne se la représente p as planant très haut au-dessus de lui et l'écrasant de sa supériorité ; elle est, au contraire, tout près de lui [...] ».

E. DURKHEIM, Les Formes Elémentaires de la Vie Religieuse, Paris, F. Alcan, 1912, p. 320.

Avant d'aborder l'étude de la religion et de la spiritualité chez les Noirs, il est essentiel de préciser la position occupée par l'Homme dans la pensée et la culture africaines, car c'est l'élément de base qui permettra de saisir les rapports entre Dieu et l'Homme. D'un bout à l'autre du continent, le Noir affirme sa conviction dans la supériorité de l'être humain vis-à-vis de tout ce qui existe. L'Homme est la réalité suprême et irréductible ; la divinité elle-même entre dans son jeu à l'instar des êtres que l'Homme côtoie et utilise. C'est dire l'importance de l'être humain dans le contexte religieux, et par conséquent l'importance de l'élé- ment Terre par rapport à l'élément spirituel.

Non pas que l'homme africain s'oppose à Dieu ou que la

terre s'oppose à l'esprit ; mais — et ceci suppose évidemment

de la part des Européens occidentaux un effort d'adaptation

dans le processus de pensée — il ne faut pas oublier que le

cycle complet de l'être humain comporte la réincarnation ;

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aussi quand l'Homme africain vénère la divinité, ce n'est pas pour la gloire de Dieu, mais pour son propre épanouisse- ment à lui. La religion est donc essentiellement fonction de l'élément humain et de son univers, la terre.

L'ascendance de l'être humain par rapport au reste du monde tient à sa position centrale au sein du cosmos.

L'Homme est un microcosme où aboutissent, invisibles, d'innombrables fils que tissent les choses et les êtres entre eux, en vertu des règles de correspondance fournies par les catégories et les classifications. Il n'est pas le « Roi » de la création, mais plutôt l'élément central d'un système auquel il imprime une orientation centripète.

Ainsi, les récits transmis par la tradition orale donnent toujours le privilège à l'Homme et, du moins en partie, à sa destinée, centres d'intérêt inépuisables. Tantôt il est

« fait » directement par la divinité 1 tantôt il « sort » d'un roseau 2 ou d'un arbre 3 D'autres fois, il émerge de la terre 4 ou descend du ciel 5 Toujours la « création » de l'être humain s'accompagne de phénomènes particuliers, tels l'empreinte de ses pas sur la terre molle ou un scénario plus étoffé Il est intéressant de noter que souvent ces récits de « créa- ion » vont de pair avec une certaine organisation sociale des ethnies où ils ont pris naissance. Chez les populations du Nord du Yatenga, par exemple, la société se divise en deux catégories : les Foulsé et les Nyonyossé. Les premiers sont préposés à la chefferie et c'est toujours parmi eux que se recrutent les rois de Loroum, tandis que les seconds s'occupent du culte proprement dit de la terre ainsi que de toutes les coutumes concernant le sol nourricier. Or, selon 1. Notamment, chez les Négrilles du Gabon, les Fon, les Dogon.

2. Chez les Thonga et les Zoulou, par exemple.

3. Chez les Herero.

4. Chez les Kouroumba, les Tswana, les Tallensi, entre autres. 5. Chez les Kouroumba, les Tallensi.

6. Motif que l'on rencontre chez les Kabré, Burundi, Akamba, etc. 7. Il existe de nombreux exemples à ce sujet, cf. en particulier le récit des négrilles, le R. P. TRILLES, Les Pygmées de la Forêt Equa- toriale, Bloud et Gay, Paris, 1932, pp. 287 et s.

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les récits mythiques des origines, les Foulsé sont « descendus » du ciel alors que les Nyonyossé sont sortis des entrailles de la terre. Loin d'être simplement l'expression du schéma actuel des relations sociales entre les groupements humains, comme on pourrait naïvement le penser, ces correspondances, qu'on rencontre ailleurs aussi en Afrique, plongent leurs racines dans l'inconscient des hommes où elles s'agencent autour des concepts d'ordre et d'harmonie que reflète par- tout l'organisation sociale des peuples africains

Entendue dans ce sens, la « création » de l'être humain constitue, selon les Africains, la démarche par excellence de l'esprit désireux de situer l'homme en fonction de certaines coordonnées : monde inorganique, monde végétal, monde animal, univers spirituel, et d'affirmer ainsi, à la fois, son appartenance à tous ces milieux et sa position transcendante par rapport à eux.

Comme nous l'avons vu précédemment, le domaine spé- cifiquement humain demeure, bien entendu, la terre. C'est d'ailleurs elle qui prédomine dans les mythes, les contes et les légendes recueillis par les divers spécialistes. Ainsi, Paul Radin écrit à propos d'une série de traditions orales afri- caines concernant l' « univers et ses commencements », :

« On rencontre rarement des récits qui dépeignent l'homme si complètement et si inextricablement ancré dans ce monde, si obsédé par son contact avec la terre. Contrairement à la croyance partout répandue dans le monde, l'Africain authen- tique n'est pas censé avoir possédé à un moment donné une parcelle de la divinité et l'avoir perdue ultérieurement.

Même dans les mythes qui traitent de ce qu'on a appelé dieux supérieurs ou divinités uraniennes, il est possible de détecter une certaine hantise du géocentrisme » 2 Cette observation est éminemment juste à condition de convenir 1. Par exemple chez les Tallensi, Ch. M. FORTES, The Dynamics of Clanship among the Tallensi, Oxford University Press, London 1945, pp. 22 et 23. 2. African Folktales and Sculpture, Bollingen Series XXXII, Edit.

Paul RADIN, Pantheon Books, sec. print., 1953, p. 4.

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que l'Africain ne pense jamais la glèbe comme un élément qui se suffit à lui-même. Il la conceptualise constamment comme terme de référence et, comme tel, elle est en opposi- tion tantôt avec le ciel, tantôt avec l'eau.

La plupart des mythes africains relatifs à la création font état de la contiguïté, à l'aube des temps, du ciel et de la terre ; on verra plus loin à quel point cette croyance influence et oriente la vie spirituelle des Noirs. D'autre part, il est presque inutile d'insister sur la relation qu'établissent les Africains, entre la terre et l'eau. C'est souvent ce dernier élément qui dicte l'orientation des habitations et toujours il conditionne l'existence humaine, partout où la rareté ou le retard des pluies mettent en danger les moyens de subsis- tance. On comprend dès lors le rôle immense joué en Afrique par ce personnage appelé vulgairement « faiseur de pluie », qui est en rapport avant tout avec la terre, et n'est autre chose qu'un ordonnateur perspicace des éléments.

Terre, ciel et eau, ce sont là, en fait, les notions qui ont

présidé en Afrique à la constitution d'une philosophie et

d'une religion de la matière. Car, nulle part ailleurs — peut-

être — le monde sensible n'a été, autant que sur le continent

noir, recherché, observé, sondé, pensé. Habitués à considé-

rer les autres d'une manière superficielle ou selon des préjugés

sans fondement, beaucoup d'entre nous sont tentés de mini-

miser, voire de ridiculiser les « empiriques » et les « thauma-

turges » nègres, alors que eux, avec une gravité frôlant le

drame, s'adonnent à une véritable alchimie du concret,

parce qu'ils ont le sentiment d'être les maîtres de la nature

et de commander à la matière. Leurs ancêtres d'autrefois

n'étaient-ils pas de ceux qui, quand la faim les tenaillait,

découpaient des tranches de nuages pour s'en nourrir ?

Assurément, de telles pratiques de manipulation de la

matière réclament des « techniciens » peu communs. Elles

1. Cf. African Ideas of God, Ed. E. W. SMITH, London, Edinburgh

House Press, 1950, p. 216 ; C. M. DOKE, The Lambas of Northern

Rhodesia, Harrap, London, 1931, pp. 222-223 ; H. LABOURET, Les Tribus du Rameau Lobi, Paris, Institut d'Ethnologie, T. XV, 1931,

p. 137.

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exigent, en particulier, que la personne humaine ne soit pas indissolublement une et que, de plus, elle jouisse d'une cer- taine plasticité qui la range plutôt sous le signe du devenir que sous celui de l'être. La mobilité de la matière sollicite la variabilité du manipulateur. C'est ainsi que l'idée du concret malléable est tout aussi universellement répandue en Afrique que la notion de dualité des principes spirituels et que le processus d'évolution de l'être humain

Si l'on s'appliquait à une étude sérieuse de la psychologie africaine, si l'on s'attachait surtout à l'analyse du moi et de la personnalité, on serait amené à restreindre les limites de morbidité de l'héautoscopie.

Selon les Noirs, l'être humain ne possède pas l'unité que nous lui reconnaissons. La personnalité psychique individuelle n'est pas sentie par eux comme un tout indivis. Parmi les principes qui la composent, il existe un élément permettant à l'homme de se « dédoubler » à certains moments de sa vie.

Cette conception est très répandue en Afrique, sinon univer- selle 2 Qu'il s'agisse du chitjhouti thonga ou du dya bambara, l'idée fondamentale est la même : le moi possède normalement et naturellement un point de fission situé, vraisemblablement, à la frontière du conscient et de l'inconscient, et cette pro- priété « assure » à l'homme une vaste gamme de possibilités para-humaines : bilocation, voyance, métamorphose, etc.

Mais il y a plus encore.

La psychologie africaine attribue au moi un contenu plus

large et plus riche que nos traités classiques de la science de

l'âme. Pour définir le moi, nous le séparons d'autrui, alors

qu'en Afrique c'est le procédé inverse qui sert de règle :

jamais et nulle part l'être psychique du Noir ne se limite à

1. Il est certain que le sens d'un vaste ensemble de conduites

humaines dans les sociétés dites archaïques est demeuré impéné-

trable au monde occidental à cause de la philosophie qui nuance

notre pensée. Si Parménide ou Héraclite avaient eu, sur notre esprit,

l'ascendant d'Aristote, la distance entre les « primitifs » et nous

serait sans doute moins grande. 2. En raison même de la généralité de ce phénomène, nous pensons

pouvoir nous dispenser de références ethniques et bibliographiques.

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« ce qui n'est pas autrui et ne vient pas de lui ». Bien au con- traire, l'Africain porte en lui, physiologiquement et psychi- quement, ses propres géniteurs et les lignées respectives dont ils relèvent. Son moi est donc plus « social » qu' « indi- viduel » ; il se définit justement par ce qu'à tout moment il reçoit des autres. Ceci explique, en partie, le sentiment d'insuffisance réelle manifesté souvent par les informateurs des ethnologues, car ils ne s'estiment capables de fournir des témoignages que lorsqu'ils se sentent soutenus par d'autres membres de leur lignage.

L'unité et l'identité de la personnalité affectent, à n'en pas douter, la vision qu'a l'homme de sa propre situation au sein de l'univers. La personne humaine, dans cette optique, ne constitue pas un système clos s'opposant au monde exté- rieur pour mieux acquérir sa consistance et ses limites. Elle s'introduit, au contraire, dans le milieu ambiant, et celui-ci la pénètre. Il existe entre les deux réalités une communica- tion constante, une sorte d'échange osmotique grâce aux- quels l'être humain se trouve d'une façon permanente à l'écoute, pour ainsi dire, des pulsations du monde.

Cette fluidité de la personne est doublée d'une plasticité que rien ne révèle au regard du profane non-averti. Impor- tant avec nous en Afrique nos propres conceptions, nous avons toujours considéré que le Noir possédait sans dis- tinction et tout au long de sa vie (ab utero usque ad mortem) le même statut d'homme. D'où les châtiments infligés aux infanticides par nos tribunaux administratifs ; d'où la répres- sion des sacrifices humains et, au nom de la morale et de la religion, la lutte contre la polygynie. Or, en agissant de la sorte, nous allions contre la conception africaine de l'homme.

Celle-ci veut que ce dernier ne soit définissable qu'en fonction du devenir. Tout d'abord, il n'existe pas, en tant qu'être humain, avant certaines transformations physiques ou avant l'accomplissement des rites destinés à l'introduire, comme nouveau membre, dans la société des adultes. Chez les Venda, le nouveau-né n'a aucune signification sociale jusqu'à l'appa-

r i t i o n d e ses d e n t s ; il e s t « e a u » e t n o n p a s « p e r s o n n e ».

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C'est pourquoi il ne faut pas considérer comme un crime la suppression, pendant cette période, des enfants présentant des incompatibilités avec les idées religieuses de cette popu- lation (jumeaux, malformation congénitale, pousse des pre- mières dents sur le maxillaire supérieur au lieu du maxil- laire inférieur) Des idées similaires, sinon identiques, se rencontrent en pays Thonga 2 chez tous les Bantou du Sud-

E s t de l ' A f r i q u e 3 e t c h e z d e s m a t r i l i n é a i r e s d u N y a s s a l a n d 4

Plus ou moins atténuées, ces notions courent même à travers tout le continent noir, car, pour presque tous les peuples, la conception et la naissance sont, par elles-mêmes, insuffi- santes à assurer à l'individu son statut d'être humain. Celui- ci s'acquiert progressivement et n'est pleinement atteint que dans la vieillesse, pendant la dernière phase de l'existence.

Parallèlement à cette notion relevant plutôt de l'espace, une autre perspective existe, liée, elle, au temps et qui révèle l'homme dans la continuité. Nous avons déjà men- tionné plus haut que l'Africain pensait son existence comme un cycle ; pour lui, le concept existence-cycle inclut le con- cept prolongation.

Il est notoire qu'en Afrique le célibat ne jouit d'aucune faveur, et qu'à part les solitaires rituels ou les individus délaissés, hommes et femmes choisissent le mariage comme la formule par excellence de l'idéal humain en ce monde.

Ceci est si vrai et si profondément ancré dans l'esprit des Africains que les célibataires, s'il en existait en dehors des cas particuliers déjà mentionnés, ne trouveraient aucune excuse à leurs yeux. Ils seraient traités avec mépris, voire chassés de la famille et de la société. Le célibat constitue, pour le Noir, un dérèglement incompréhensible de l'ordre social et religieux.

1. Cf. J. ROUMEGUÈRE-EBERHARDT, La notion de vie, base de la structure sociale Venda, Journal de la Société des Africanistes, t. XXVII, fasc. II, 1957, pp. 184-185. 1936, t. l, p. 60, t. II, p. 311. 2. Cf. H. A. JUNOD, Mœurs et coutumes des Bantous, Payot, Paris, 3. Cf. J. ROUMEGUÈRE-EBERHARDT, ibid., p. 187. 4. Cf. African Ideas of God, p. 48.

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Non moins méprisés, à ce point de vue, sont les individus stériles. On compare ces derniers à la terre improductive, sans aucune valeur au regard de celui qui en attend un accroissement de forces et la prolongation de la vie. A peu près partout en Afrique, la stérilité constitue une cause de

« divorce » car le ménage sans enfants signifie l'arrêt et l'extinction de la lignée.

Vis-à-vis de ces deux situations, à caractère dévalorisant pour l'homme, la polygynie intervient comme un moyen de défense. Elle se situe à l'antipode du célibat et constitue le

« remède » préventif contre le veuvage. Elle est également une assurance contre les méfaits de l'infécondité des femmes.

Le polygyne ressemble à l'homme qui désirant boire de l'eau, creuse plusieurs puits à différents endroits, pour être sûr d'assouvir sa soif.

Célibat, stérilité et mariage polygyne entretiennent un rapport certain avec la notion du temps selon lequel est envisagé l'être humain dans son existence. L'Africain assigne à ce dernier des temps dissemblables selon son état. Le céli- bataire se situe dans une fausse perspective humaine ; il inscrit sa vie dans un temps linéaire, et suit une route rec- tiligne sans possibilité de « retour ». En cela il ressemble à l'enfant dont la disparition éventuelle ne laisse aux parents et à la société que le regret de son inachèvement humain.

L'homme marié, par contre, suit une ligne courbe car il inscrit sa vie dans un temps cyclique. Aussi, se trouve-t-il dans la vraie perspective humaine. Grâce au mariage, en effet, l'homme entre, surtout quand il devient père, dans la ronde des générations. Il abandonne la trajectoire filante pour suivre le mouvement giratoire des créations et des grandes entreprises ; il devient pleinement homme.

Cette double vision de la destinée humaine, projetée dans la continuité, explique l'attitude de l'Africain devant la solitude ou devant l'union prometteuse de régénérations suc- cessives ; elle dévoile aussi l'immense désir de tout homme de posséder une nombreuse descendance et révèle les moti- vations secrètes de la polygynie. Celle-ci doit être comprise

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comme un exposant variable (vis-à-vis de l'intégration de l'individu dans le cycle des générations) à cette constante qu'est le mariage monogyne.

Pour certaines populations de l'Ouest-Africain, l'union de l'homme et de la femme est doublement symbolique, et de ce fait, elle offre à l'être humain l'occasion d'un autre dépas- sement. Elle est, tout d'abord, l'image de l'union du soleil et de la terre Elle est également représentative de la for- mule « primitive » de l'être humain, l'androgynie, dont différentes populations africaines semblent avoir gardé des

« réminiscences » religieuses, si on en juge d'après les « rési- dus » rituels que l'on y rencontre 2 L'idée de l'homme andro- gyne, expression idéale de l'être humain, traduit le souci d'équilibre parfait entre le mâle et la femelle, leur totale réciprocité dans l'égalité.

Cet état idéal ne fait que mieux mettre en évidence la condition seconde de l'humanité qui, selon les Bambara et les Dogon, perdant l'androgynie par la circoncision et l'exci- sion, adopte le mariage et satisfait ainsi aux exigences socia- les. Mais le mariage n'est qu'un piètre succédané de l'andro- gynie initiale. Cependant, comme elle, il se caractérise fon- damentalement par l'idée de complémentarité, leit-motif de la pensée africaine dans tous les domaines.

Cette idée de complémentarité ne possède pas les mêmes nuances dans l'androgynie que dans le mariage. L'androgynie la différencie très peu ; elle ne distingue pas d'oppositions comme celles que nous allons retrouver à propos du mariage.

Ce qui compte pour elle, fondamentalement, c'est la dualité

de l'être en mâle et femelle. Attribuée au mariage, elle devient

source d'oppositions, mais en respectant une rigoureuse

symétrie. Si l'homme relève de la droite à cause de la force

1. Cf. D. ZAHAN, La Dialectique du verbe chez les Bambara, Mou-

ton et C Paris-La Haye, 1963, pp. 85 à 95. Korè, Mouton et C°, Paris-La Haye, 1960, pp. 126 à 128 ; HOLLIS, The Masai, Oxford, 1905, pp. 294-298; id., The Nandi, Oxford, 1909, pp. 53-58 ; EDWIN M. LOEB, In Feudal Africa, Mouton and Co., 1962, pp. 236-249. 2. Cf. D. ZAHAN, Sociétés d'Initiation bambara, le N'domo, le

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et de l'action qu'il incarne, à l'instar du côté droit du corps, la femme, elle, se rattache à la gauche, car l'une et l'autre communient aux notions d'obscurité et de secret Considé- rés dans l'espace, selon un plan horizontal, si l'homme est

« devant », la femme est « derrière », tandis que selon l'axe haut-bas, le premier adopte la position verticale, la seconde la position horizontale. Le même souci de symétrie peut être constaté en envisageant le domaine de l'activité. L'homme est lié à l' « extérieur », la femme à l' « intérieur » ; le monde de la masculinité se développe en dehors de la maison, celui de la féminité en dedans, comme si l'habitat, le foyer et la vie domestique tranchaient singulièrement sur le reste du champ de l'activité humaine.

Toutes ces caractéristiques qui semblent surcharger les notions d'homme et de femme, si simples en apparence, montrent à quel point le Noir est soucieux de définir l'être humain selon toutes ses valences. Encore doit-on dire que nous n'avons pas débattu tous les problèmes fondamentaux touchant l'homme. Celui qui a trait au fruit du couple pré- sente un intérêt particulier.

Il est bien connu que l'Africain est non seulement dési- reux d'avoir des enfants, mais qu'il montre, aussi, à leur égard une bonté et une tendresse incomparables. Pourtant, un fait surprend dans ce domaine : le traitement accordé aux enfants jumeaux. Dans beaucoup de populations, les jumeaux sont ardemment souhaités ; plus encore, leur venue au monde est saluée comme un événement extraordinaire : ils sont pratiquement vénérés, ainsi d'ailleurs que leurs géniteurs.

Beaucoup d'autres peuples, cependant, craignent les jumeaux et leur apparition provoque une véritable catastrophe. Sou- 1. Ces symétries sont très répandues en Afrique. Leurs motiva- tions varient, cependant, selon les différentes cultures et, souvent, selon diverses circonstances au sein de la même culture. C'est ainsi que chez tous les Bantou du Sud-Est de l'Afrique, la gauche est féminine et la droite masculine. Toutefois, chez les Zoulou, il existe des femmes de la main droite et des « femmes de la main gauche », cf. J. ROUMEGUÈRE-EBERHARDT, Pensée et Société africaines, Mouton et Co, Paris-La Haye, 1963, pp. 80, 81 et 86.

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vent, on tue les deux enfants, parfois un seul d'entre eux.

Quelquefois, la mère est sacrifiée, elle aussi, ou, tout au moins, chassée du village. Dans le meilleur des cas, elle demeure « impure » durant un certain temps, puis réintègre, après purification, le domicile conjugal.

Personne encore n'a entrepris l'élucidation directe de ce trait particulier à la culture africaine, et pourtant, le pro- blème le mériterait car il s'agit là, de toute évidence, des conséquences d'un jugement porté par l'homme sur lui-même.

Nulle part on n'a affaire plus directement à l'humain que dans des cas de cette espèce.

A première vue, il semblerait qu'il y ait une relation étroite entre la conception qu'ont les différentes populations afri- caines de la personne humaine et l'accueil qu'elles réservent aux jumeaux. On pourrait penser, autrement dit, que les cultures pour lesquelles l'androgynie originelle de l'homme est considérée comme un état idéal d'équilibre manifestent à l'égard des jumeaux des sentiments et une attitude révé- renciels, car ces derniers ne représenteraient-ils pas, de par leur unité ambivalente, une des manifestations sociales de l'équilibre originel de l'homme 1 ?

Mais le problème est certainement plus complexe qu'il ne le paraît de prime abord.

On peut dire, d'une manière générale, que la sensibilité à l'égard des jumeaux est universelle. Deux idées semblent s'affronter dans l'humanité à propos des naissances gémel- laires : la fécondité de la femme et l'infériorité des enfants qu'elle met au monde. Et comme celle-là est transférée à celle-ci, les jumeaux jouissent d'une ambivalence originale parmi les humains : ils sont en même temps chargés de positivité et de négativité, ils sont à la fois le bien et le mal.

Leur polarité sociale est définie alors dans chaque culture en fonction de critères qui ne concernent plus directement les enfants.

1. Cf. à ce sujet D. ZAHAN, Note sur la gémelléité et les jumeaux en Afrique Noire, Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, mars 1964, pp. 351-353.

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Ces trois éléments constituent les aspects fondamentaux de l'âme noire et il serait difficile de donner la priorité à l'un des trois. En fait, il y a peu de temps que l'Afrique Noire nous livre sa pensée secrète sur ce sujet. En outre, les nombreux savants qui se sont penchés sur ce pro- blème se sont heurtés à l'obstacle que représente la variété des rites et pratiques selon les régions.

En dépit de la diversité des ethnies africaines et l'hété- rogénéité apparente des « coutumes » religieuses propres à chacune, l'auteur du présent ouvrage s'est attaché à trouver le sens profond de ce qui pouvait être observé et compris afin d'en extraire l'esprit général, le dénomi- nateur commun et en quelque sorte la théologie. Il importe en effet de bien saisir l'unité de la religion traditionnelle africaine non pas tant à travers certains de ses éléments qu'à travers l'attitude de l'homme vis-à-vis de l'Invisible, à travers le sentiment qu'il a de son appartenance à l'Univers.

Il s'agit donc ici, en définitive, d'une sorte d'humanisme qui, partant de l'homme pour revenir à lui, saisit sur son trajet tout ce qui n'est pas lui-même, et qui constitue son dépassement.

C'est dans la perspective bien particulière à l'épistémo- logie africaine qu'a été conçu le présent ouvrage. Il prétend rendre compte de l'unité des cultures africaines.

Dans un monde où cette unité est le plus souvent

recherchée à travers l'économie et la politique, le dévoi-

lement de l'âme nègre devrait conduire à une meilleure

et plus parfaite compréhension de l'Universel africain.

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