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Association de Recherche en Soins Infirmiers «Recherche en soins infirmiers»

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L’ÉCOLE INTERNATIONALE D’ENSEIGNEMENT INFIRMIER SUPÉRIEUR (1965-1995). UN LIEU DE PRODUCTION, DE DIFFUSION ET DE

DÉVELOPPEMENT DES SAVOIRS DES SOINS INFIRMIERS EN FRANCE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XXÈME SIÈCLE

Michel Poisson

Association de Recherche en Soins Infirmiers | « Recherche en soins infirmiers » 2019/4 N° 139 | pages 49 à 63

ISSN 0297-2964

DOI 10.3917/rsi.139.0049

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2019-4-page-49.htm ---

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The history of nursing also encompasses the history of nurses’ professional knowledge, the conditions of its production, and the use of it in both the health system and the city. In what appears to be an undeniable process of development and affirmation of this occupational group due to the emergence of these skills, the creation of the International School of Advanced Nursing Education (École internationale d’enseignement infirmier supérieur ; EIEIS) in Lyon in 1965 represented a major turning point for French nurses, despite it only training a small number of them. This article aims to examine, starting from the roots of this professionalization movement at the end of the nineteenth century, what this unique school brought to them collectively until its closure in 1995. By entering university for the first time, this occupational group, which had until then been under the yoke of different powers (administrative, medical, and religious), became emancipated by learning to be autonomous and even disobedient. Largely open to the world, this school also laid the foundations for a reflection on the possibility of nursing becoming an academic discipline in France, despite its work remaining incomplete due to its closure as a result of a lack of resources needed to continue its activity.

Keywords: Nursing, knowledge, history, profession, emancipation.

A B S T R A C T R É S U M É

L’histoire de la profession infirmière renvoie aussi à l’histoire des savoirs professionnels des infirmières, des conditions de leur production et de leur usage dans le système de santé et dans la cité. Dans ce qui apparaît comme un indéniable processus de développement et d’affirmation de ce groupe professionnel du fait de l’émergence de ces savoirs, la création de l’École internationale d’enseignement infirmier supérieur à Lyon en 1965 représente un tournant majeur pour les infirmières françaises, même si cette institution ne forma qu’une infime partie d’entre elles. Cet article se propose d’examiner, à partir de l’enracinement de ce mouvement de professionnalisation à la fin du XIXème siècle, ce que cette École unique leur apporta collectivement jusqu’à sa fermeture en 1995. En entrant pour la première fois à l’Université, ce groupe professionnel jusqu’alors sous le joug des pouvoirs administratif, médical et religieux, s’émancipa par l’apprentissage rendu possible de l’autonomie et même de la désobéissance.

Largement ouverte sur le monde, cette École établit aussi les bases d’une réflexion sur les conditions de possibilité d’un développement disciplinaire des soins infirmiers en France, même si son œuvre resta inachevée de ce point de vue, du fait de sa fermeture faute des moyens nécessaires au maintien de son activité.

Mots clés : soins infirmiers, savoirs, histoire, profession, émancipation.

Michel POISSON, Infirmier, Ph.D, Historien, France

L’École internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995). Un lieu de production, de diffusion et de développement des savoirs des soins infirmiers en France dans la seconde moitié du XX ème siècle

The International School of Advanced Nursing Education, Lyon (1965–1995): A place for the production, dissemination, and development of nursing knowledge in France in the second half of the twentieth century

Pour citer l’article :

Poisson M. L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995). Un lieu de production, de diffusion et de développement des savoirs des soins infirmiers en France dans la seconde moitié du XXème siècle. Rech Soins Infirm. 2019 Dec;(139):49-63.

Adresse de correspondance :

Michel Poisson : michel.poisson12@orange.fr

HISTOIRE DES SAVOIRS INFIRMIERS

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INTRODUCTION

L’histoire de la profession infirmière renvoie, entre autres, à l’histoire de la qualification et des compétences des infirmières. Il est question ici des savoirs professionnels, de leur constitution, leur diversification, leur enseignement et leur usage dans les pratiques professionnelles. Plus spécialement du point de vue des savoirs théoriques, ce type d’approche relève aussi d’une histoire des conditions de possibilité d’une émancipation de ce groupe professionnel par le développement d’une façon particulière de regarder le monde de la santé, à la fois distincte et complémentaire de la pensée médicale. Sans nier la généalogie complexe, multiséculaire, de ces savoirs (1,2), il est possible de situer le début de la période « moderne » de la profession dans la seconde moitié du XIXème siècle. Un tournant majeur fut en effet amorcé au niveau international, sous l’indéniable impulsion de Florence Nightingale en Grande Bretagne. À l’instar de nombreux pays, la France fut emportée dans ce mouvement. Au cours du XXème siècle, il fut même possible d’y observer le passage d’une focalisation étroite et exclusive sur la personne de l’infirmière, ses qualités, ses défauts, ses vertus et ses vices, à l’émergence d’un intérêt de plus en plus perceptible pour son objet de pratique et de connaissance, c’est-à-dire les soins infirmiers comme art et comme science, voire comme discipline. L’ouverture à Lyon, en 1965, de l’École internationale d’enseignement infirmier supérieur (EIEIS) apparaît historiquement comme le point d’orgue de cette lente métamorphose. Cet article se propose d’examiner, à partir de l’enracinement de ce mouvement de professionnalisation à la fin du XIXème siècle, ce que cette École, unique en son genre, apporta aux infirmières françaises en termes de savoirs, jusqu’à sa fermeture en 1995.

LA FORMATION ET LE RAPPORT AU SAVOIR DES INFIRMIÈRES FRANÇAISES DE LA FIN DU XIX

ÈME

SIÈCLE AU

TOURNANT DES ANNÉES 1960

La création des premières écoles municipales parisiennes d’infirmiers et d’infirmières en 1878 par le Dr Bourneville, médecin pastorien, républicain, radical et libre penseur, constitua incontestablement l’acte fondateur de la profession d’infirmière en France1. Comme médecin épris de progrès, Bourneville espérait bien transformer les soins aux malades en instruisant et en professionnalisant les infirmières. Il chercha alors avec plus ou moins de bonheur à mettre à leur portée les toutes nouvelles connaissances issues des

1 Remarque : Dans cette première section, l’auteur reprend des propos d’une conférence qu’il a donnée à Porto le 21 mars 2019 dans le cadre des 4èmes rencontres internationales d’histoire des infirmières, histoire comparée des infirmières d’Europe du Sud (Espagne, France, Italie, Portugal), avec l’aimable autorisation de la SPHE (Sociedade portuguesa de historia da enfermagem - Société portugaise pour l’histoire des soins infirmiers).

avancées scientifiques et techniques de la médecine de cette fin de siècle. Il fit même un voyage à Londres en 1877, pour y observer ce que Florence Nightingale avait mis sur pied depuis presque 20 ans. Il en revint intellectuellement séduit, mais convaincu que ce qui était déjà devenu l’élégant modèle anglais n’était pas plus compatible avec la situation française qu’avec ses propres conceptions du progrès social. Loin de l’aristocratique modèle nightingalien qui avait fini par séduire les femmes du monde outre-Manche, il entendait bien, pour sa part, éduquer le personnel domestique de l’hôpital pour le hisser à la hauteur de sa respectable tâche consistant à soigner ses prochains. Cette position était d’autant plus vigoureuse qu’il s’agissait dans le même temps, pour le militant politique qu’il était, de laïciser et séculariser l’espace hospitalier jusqu’alors occupé par l’Église. À la fin du siècle, il avait réussi, malgré de nombreux vents contraires, à imposer en France l’idée même de la nécessité d’une formation pour les infirmières (3).

Le modèle très républicain qu’il avait mis au point apparut néanmoins comme trop rustique aux yeux des femmes du monde françaises plutôt charmées par le modèle anglais.

Elles apportèrent alors, à partir de 1900, leur contribution sur un terrain que Bourneville et quelques amis avaient été bien seuls à labourer pendant vingt ans. S’ensuivit une querelle sur les conceptions de la profession, souvent sinon toujours, sous-tendue par un débat sur les origines sociales du recrutement des infirmières à former. Cet affrontement idéologique et politique, auquel se mêlèrent des considérations d’ordre moral, religieux et sexuel, constitua le terreau sur lequel s’élabora un modèle professionnel complexe pour les infirmières françaises dans la première moitié du XXème siècle. La Première Guerre mondiale, de même que le mouvement philanthropique initié par la Fondation Rockefeller, ouvrirent la voie à l’influence américaine à partir de 1917, année de l’entrée en guerre des États-Unis (4). Les idées véhiculées par ces différents canaux s’invitèrent dans le débat et contribuèrent au développement de la profession dès les années 1920, sous la houlette de Léonie Chaptal (5). Celle-ci était la figure emblématique du mouvement initié par les femmes du monde en 1900. Fervente catholique, elle était notamment préoccupée par la baisse d’influence de l’Église dans la société, notamment au sein de la multitude laborieuse2, du fait de la révolution industrielle et du basculement définitif de la France dans la République. Pour elle, la profession d’infirmière était un moyen de rétablir et maintenir en douceur ce type d’influence, ce qui décuplait son intérêt et ses motivations pour cette cause. Elle se situait de ce point de vue dans la droite ligne de la doctrine sociale de l’Église prônée dans l’Encyclique Rerum Novarum du pape Léon XIII

2 Elle écrivit en 1904, Comment aller aux pauvres, brochure de 7 p., Besançon, Imprimerie De Jacquin, Ed. Leplay. Cet opuscule était destiné aux membres de sa classe sociale et avait pour objectif leur mobilisation au service de sa stratégie de reconquête.

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L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995).

Un lieu de production, de diffusion et de développement des savoirs des soins infirmiers en France dans la seconde moitié du XX

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siècle

en 1891. Éminemment stratégique et fine négociatrice, elle fit le choix de la laïcité et privilégia délibérément les aspects professionnels de son combat par rapport aux aspects confessionnels. Elle parvint ainsi à rendre la profession compatible avec les idéaux républicains. Elle lui donna, par la même occasion, accès aux travaux internationaux, notamment au Conseil international des infirmières (CII), siège d’une indéniable influence anglo-protestante puis américaine. Cette sorte d’œcuménisme n’allait pas pour lui déplaire, tant il cadrait avec sa stratégie de rassemblement.

Elle œuvra ainsi à la promotion en France d’un modèle qui s’avéra finalement plus proche de celui de Bourneville que de celui de Florence Nightingale importé en France par Anna Hamilton. Elle s’adapta, ce faisant, aux nécessités politiques, mais aussi économiques de satisfaire aux besoins urgents et croissants de main-d’œuvre dans un contexte de pénurie chronique d’infirmières (6). Par ailleurs, si elle apporta une contribution certaine au processus de professionnalisation, notamment par le développement de la formation, de la reconnaissance des écoles et des diplômes, elle fut aussi le chantre de la soumission absolue de l’infirmière au médecin, conformément à la volonté clairement formulée par le corps médical dès le début du siècle (3) :

« L’infirmière, écrivait-elle, […] doit, par une connaissance appropriée de l’être qui souffre et de la maladie en elle-même, constituer l’instrument parfait qui a pour fonction principale de se tenir à portée de la main du médecin. C’est celui-ci qui doit de cet instrument docile faire l’usage voulu. Et ainsi il ne peut se produire de ces conflits qui ne doivent jamais exister : l’art de l’infirmière n’est que d’exécuter ce que décide la science du médecin. » (7)

Elle décrivait là une activité essentiellement pratique au service du médecin, jusqu’à réduire l’infirmière à l’état d’instrument, objet par définition non doté des facultés de connaître et de penser. Pour signifier et illustrer cette division du travail, cognitif et décisionnel pour les uns - pratique et d’exécution pour les autres, elle usa même de la métaphore hardie du pâté d’alouette à propos de la répartition de la théorie et de la pratique dans la formation des infirmières :

« La proportion juste, disait-elle, sera à peu près d’un cheval pour une alouette, l’alouette représentant la théorie pure. Les écoles les plus complètes au point de vue de l’enseignement calculent environ quarante heures de travail pratique (au lit du malade) chaque semaine, contre quatre heures de leçons ou cours faits par les professeurs ». (8)

Malgré tout, la professionnalisation des infirmières dans l’entre-deux-guerres est incontestable, de même que sa reconnaissance et sa prise en mains grandissante par l’État, ainsi qu’en témoigne le nombre croissant de textes réglementaires et législatifs à partir des décrets fondateurs des années 1920. Ce mouvement se poursuivit sous l’Occupation, sans ralentissement de l’élan qui avait

été donné. Les mesures prises sous le régime autoritaire de Vichy furent même entérinées en quasi-totalité à la Libération, notamment en ce qui concerne la dépendance étroite des infirmières aux médecins. Ainsi, la définition législative de l’infirmière esquissée en 1943 fut reprise en 1946, confirmant que celle-ci ne pouvait exercer à l’hôpital ou à domicile que sur prescription ou conseil médical.

Durant toutes ces années néanmoins, les médecins prirent conscience qu’ils ne pouvaient plus se passer de ces collaboratrices « intelligentes et disciplinées ».

Ils prirent une part de plus en plus grande dans leur formation et partagèrent de plus en plus généreusement leur savoir. Cette proximité, sinon cette connivence, contribua indéniablement à augmenter la qualification des infirmières et leur permit de bénéficier d’une petite partie du prestige grandissant d’une profession médicale de plus en plus efficace (9).

Au début des années 1960, un modèle original de profession fortement structuré et doté d’une solide formation assortie d’un dispositif de certification très rigoureux était dessiné pour les infirmières françaises. Ce modèle était comparable en de nombreux points à l’historique modèle anglais et à son successeur américain (6)3. Au même titre que leurs illustres devancières qui les avaient partiellement influencées, elles disposaient d’une voix au chapitre dans le cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) où se discutait désormais l’avenir de la profession au niveau mondial, jusqu’à la construction d’une sorte d’idéal-type dont chaque pays du monde pouvait s’inspirer. En revanche, les infirmières françaises ne connaissaient à cette date ni les perspectives de carrière de leurs collègues anglaises et américaines, ni le chemin de l’Université, impensable en France, alors qu’un petit nombre d’Américaines l’avait emprunté dès le début du siècle avec une montée en puissance à partir des années 1920. Cette voie avait permis à ces dernières de sortir d’une stricte division technique du travail médical comme mode d’approche de la santé, contrairement aux Françaises, cantonnées à cette étroite vision du monde précisément consignée dans la loi.

La création de l’École internationale d’enseignement infirmier supérieur (EIEIS)4 à Lyon en 1965 offrit cette possibilité à un petit nombre d’entre elles et constitua une extraordinaire

3 Sauf indication contraire, les données utilisées pour rédiger le texte infra sont toutes issues de cette thèse disponible en ligne : https://tel.archives- ouvertes.fr/tel-01951900. Il s’agit là de l’unique production historiographique concernant cette École à ce jour. Pour ne pas alourdir inutilement le présent article qui consiste en une réflexion secondaire s’appuyant sur cette recherche, l’auteur renvoie le lecteur intéressé aux pages 601 à 617 de l’ouvrage, consacrées à l’appareil critique et notamment à la description détaillée des sources archivistiques exploitées.

4 Remarque : même si l’EIEIS deviendra DEIS (Département d’enseignement infirmier supérieur) en 1978, dans le présent article, l’établissement sera toujours désigné, indifféremment, par EIEIS, École, École internationale ou École de Lyon, termes largement demeurés en usage en dépit du changement d’appellation. (6)

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opportunité pour le développement de la profession en France. Le projet de création de cette école se développa dans un contexte international et national très propice. D’une part, l’OMS portait et soutenait activement cette initiative qu’elle voulait très ambitieuse sur le continent européen et dans le monde francophone5. D’autre part, le processus de décolonisation rendait encore plus aigu le besoin de formation dans les pays nouvellement indépendants, notamment sur le plan sanitaire. Sur le territoire national, la croissance économique et les transformations sociales associées offraient un contexte favorable au développement de la formation professionnelle, en particulier dans le secteur sanitaire, dans la mouvance de la grande réforme hospitalière de 1958. Dès l’année 1960, le projet d’EIEIS reçut l’actif soutien du Directeur général de la santé publique, lui-même très proche de l’OMS. Pour porter le projet, les premières monitrices furent recrutées cette année-là et les suivantes. Celles-ci furent envoyées au Québec ou aux États-Unis, pour y suivre une formation universitaire diplômante.

Une infirmière suisse très aguerrie, consultante de l’OMS, fut aussi recrutée, pour accompagner les pionnières françaises et les aider à explorer le terrain d’implantation de l’École, à Lyon et plus largement en France. L’accueil réservé au projet par les autorités administratives des Hospices civils de Lyon (HCL) et le milieu universitaire lyonnais, y compris la faculté de médecine, fut très favorable. Seule la question du financement de l’École était à la source de réelles inquiétudes. Ces années préparatoires permirent de mobiliser progressivement les différents acteurs concernés, lesquels s’impliquèrent de plus en plus dans le projet à partir de 1962. En 1964, ils étaient pour la plupart enthousiastes et prêts à entrer dans la dernière phase qui consistait à préparer et planifier la mise en œuvre concrète du projet qui avait été imaginé. Cette ultime étape avant l’ouverture de l’École supposait une confrontation directe entre chaque groupe d’acteurs. Parmi ces derniers figuraient l’OMS, les HCL, l’université de Lyon, le groupe des infirmières et le ministère de la Santé. Tous les acteurs individuels gravitaient peu ou prou autour de ces 5 pôles animés par leurs logiques d’action propres.

Ce qui prit la forme d’un processus de négociation finalement très constructif malgré les divergences de départ, aboutit à des ajustements de la part des uns et des autres et à un accord sur l’essentiel. Même le ministère de l’Éducation nationale, jusqu’alors à distance des débats, fut amené à se pencher sur le cas de l’EIEIS comme étonnant prototype faisant jurisprudence, à l’occasion de l’élaboration de la convention entre les HCL et l’université de Lyon. C’était là faire beaucoup d’honneur à la profession d’infirmière, d’autant que l’initiative était en l’occurrence portée par le Doyen de la faculté de médecine lyonnaise. Par sa démarche et son implication, celui-ci reconnaissait explicitement que du fait de la nécessité de mobiliser pas moins de quatre facultés6 et

5 Une école anglophone de ce type ouvrit à Édimbourg, en Écosse, en 1964. Une autre en langue slave ouvrit à Lublin, en Pologne, la décennie suivante.

6 Droit, médecine, sciences et lettres.

autant de doyens, les infirmières ne dépendaient pas ou plus uniquement du corps médical du point de vue du savoir. Cette nette avancée de nature à modifier considérablement l’image de la profession, au moins en ce qui concernait son sommet, fut confirmée par l’adoption des grilles salariales destinées à la directrice, à son adjointe et au corps enseignant permanent de l’EIEIS. Le salaire et le plan de carrière proposés pour la directrice rivalisaient en effet avec ceux qui étaient en vigueur dans les couches les plus favorisées du corps des directeurs d’hôpitaux. Même si elle n’en atteignait pas les cimes, cette ascension apparaissait comme une évolution marquante dans la profession et une forme de reconnaissance de l’EIEIS comme institution de haut niveau, destinée à « élever le plafond de la situation des infirmières » en France, selon les termes du directeur général des HCL.

À son ouverture en 1965, l’EIEIS était explicitement destinée à former les cadres supérieurs de la profession, tant dans le domaine de l’administration de l’enseignement que celui de l’administration des services. Elle fut présentée d’emblée comme internationale, expérimentale et universitaire : internationale, tant du point de vue des étudiants que des enseignants ; expérimentale parce qu’il s’agissait d’un prototype et que tout était à inventer en termes de contenus d’enseignements, qu’ils fussent de nature académique ou professionnelle ; universitaire enfin, s’agissant d’une partie des enseignements et des diplômes visés. Ces trois qualificatifs conférèrent à l’EIEIS un prestige quasi-immédiat d’autant plus perceptible qu’il s’agissait là d’une innovation inattendue dans un paysage professionnel jusqu’alors caractérisé par une lente évolution qui avait tout au plus abouti dans les années 1950 à la structuration de la profession en amont par la création de la fonction d’aide-soignante et en aval par la reconnaissance officielle de celle de surveillante et de monitrice. Cette nouvelle institution ouvrait pour la première fois en France les portes de l’Université aux infirmières. Elle apparaissait donc comme susceptible de générer une modification significative du rapport au savoir et par là-même, du rapport au monde de ces professionnelles, à travers la formation-transformation de quelques-unes d’entre elles promises à des fonctions de direction ou, pour le moins, potentiellement porteuses de capacités de leadership utiles à l’entraînement du plus grand nombre.

DE LA DIVERSIFICATION DES SAVOIRS À L’AFFIRMATION DE LA PROFESSION : L’EIEIS COMME LIEU D’APPRENTISSAGE DE L’AUTONOMIE ET DE LA DÉSOBÉISSANCE

Bien avant l’ouverture de l’École, les premières infirmières qui avaient été recrutées et envoyées en formation au Québec dans le but d’y occuper le poste de directrice ou de monitrice participèrent activement à l’élaboration des programmes d’enseignement. Si elles le firent en coopération étroite avec les universitaires, elles disposèrent d’une importante voix au

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L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995).

Un lieu de production, de diffusion et de développement des savoirs des soins infirmiers en France dans la seconde moitié du XX

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chapitre avec le secours de plusieurs infirmières étrangères expérimentées en éducation. Il s’agissait là d’une évolution remarquable dans le contexte français. Jusqu’alors, les médecins avaient eu la haute main sur la détermination des connaissances utiles aux infirmières à leurs yeux, y compris dans les écoles expérimentales de cadres de la Croix-Rouge française, ouverte en 1951 et catholique, en 1953. Tout au plus l’école de la Croix-Rouge s’inspira-t-elle du modèle anglo-américain par l’usage, nouveau en France, du vocable

« soins infirmiers » comme traduction du nursing désignant l’objet de pratique, puis de connaissance des infirmières.

C’est ainsi qu’elle proposa un enseignement sur l’« aspect total des soins infirmiers » à côté des copieux enseignements médico-chirurgicaux à type d’approfondissement et de mise à jour exclusivement pilotés et dispensés par les médecins. Son homologue catholique, méfiante, par rapport à ce modèle, préféra pour sa part organiser, à côté des enseignements médico-chirurgicaux envisagés à l’identique, des conférences religieuses dans le cadre de l’enseignement de la déontologie. Les thèmes suivants étaient abordés :

« les richesses de la Bible, les sacrements et les malades, la liturgie à l’hôpital » (6, p.122). Ailleurs, des conférences dites de culture générale traitaient de « problèmes sociaux et doctrine sociale de l’église » (ibid.) Avec le projet d’ouverture de l’EIEIS, une nouvelle ère s’annonçait, dont la caractéristique majeure consistait en l’élargissement des savoirs abordés et la volonté affichée d’un recours délibéré à l’ensemble des sciences constituées dans différents champs, pourvu qu’elles fussent jugées pertinentes. D’une part, cette orientation permettait de rompre avec l’hégémonie du corps médical sur les contenus d’enseignement, sans en contester la pertinence. D’autre part, elle battait en brèche l’influence persistante de l’Église à travers des enseignements consistant à diffuser et inculquer l’idéologie et la morale prescrites.

En d’autres termes, l’ouverture de l’EIEIS telle qu’elle était conçue créait les conditions de possibilité d’une prise de distance avec le corps médical et l’Église, deux pouvoirs prescripteurs exogènes qui avaient pendant longtemps dominé la profession. Chacun s’attachait à défendre son pré carré conformément à sa vision du monde, sous le regard plutôt bienveillant d’un pouvoir administratif que le sort et la formation du personnel, soignant ou non, ne tourmentaient pas outre mesure. Dès lors, il était possible aux infirmières françaises de développer leur propre regard et promouvoir une approche élargie des phénomènes de santé, dans le sillage de ce que leurs collègues avaient commencé à réaliser outre-Atlantique et dans la mouvance des orientations de plus en plus précises et insistantes de l’OMS.

Comme le caractère international de l’École l’obligeait, le projet de programme, préparé par les monitrices françaises et des universitaires de différentes facultés lyonnaises, fut examiné et critiqué par un groupe international d’infirmières chevronnées à la fin de l’année 1964. Celles-ci venaient de Paris, Londres, Montréal, Bruxelles, Zurich et Copenhague, le siège du Bureau européen de l’OMS étant représenté.

À l’issue des travaux du groupe, qui avait essentiellement apporté des modifications substantielles de forme plutôt que de contenus d’enseignements, les objectifs de l’ensemble des programmes étaient déclinés. Il s’agissait de permettre aux étudiant(e)s :

« 1 - d’élargir et approfondir leur culture générale et leurs connaissances professionnelles ;

2 - de rechercher, par l’étude de différentes conceptions, la nature propre et les principes des soins infirmiers ainsi que leurs relations avec les sciences biologiques, physiques et sociales ; 3 - de prendre conscience de leurs responsabilités personnelles et collectives dans l’évolution de la profession d’infirmière et d’y participer activement ;

4 - de reconnaître et analyser les problèmes infirmiers et utiliser les méthodes de recherche pour leur solution ; 5 - de se préparer à participer à l’élaboration de plans sanitaires et à adapter les services et l’enseignement infirmier aux besoins des individus et des collectivités en cause ; 6 - de favoriser le développement de leur personnalité et les aider à participer, avec compétence, à la vie sociale et civique de leur pays ;

7 - de développer les qualités nécessaires aux fonctions de direction et d’enseignement » (6, p.323).

Le deuxième objectif affirmait la volonté d’identifier un champ particulier de réflexion et d’investigation par le projet de mise au jour, à l’École, de la « nature propre » et des « principes des soins infirmiers ». Cette activité intellectuelle autonome productive, expérimentale par définition, était nouvelle dans la profession en France. Elle rappelait aussi qu’il n’était pas encore possible d’importer massivement des connaissances produites par le nursing nord-américain dans sa composante scientifique, même s’il était internationalement reconnu comme en avance dans le domaine. Sans doute ces savoirs étaient-ils encore trop balbutiants et bien incertains pour être enseignables en l’état. Mais quand bien même ce n’eût pas été le cas, cette investigation volontariste au plan local permettait aussi de développer une sorte d’autonomie intellectuelle dans les aires culturelles européennes, ce qui n’allait pas pour déplaire au Bureau européen de l’OMS. À l’EIEIS revenait donc la tâche de développer et donner à voir la possibilité pour les infirmières de porter un regard particulier sur le monde. En outre, cette activité singulière se doublait du projet de mise en relation des découvertes ainsi réalisées avec les disciplines scientifiques établies, à la fois dans le champ des sciences de la vie, de la nature, de l’homme et de la société. Ce second travail de réflexion permettait, en se rapprochant de ces disciplines, de leur emprunter explicitement des connaissances, méthodes ou techniques pertinentes le cas échéant. Mais il permettait aussi de se distinguer de ces sciences, au regard de ce qui ressemblait à une tentative de construction d’un objet spécifique de connaissance dans le champ infirmier. Ainsi émergea timidement le projet de construction d’une discipline particulière, autonome, puisque si l’acquisition de savoirs hétéronomes était considérée comme indispensable, elle n’en était pas moins jugée insuffisante. Enfin, dans cette réflexion

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épistémologique qui n’était pas nommée, les prémisses d’une entrée du groupe professionnel des infirmières dans une approche scientifique délibérée et autonome de son travail étaient décelables, en rupture avec la tradition des conduites à tenir et des préceptes moraux, décidés par d’autres, jusqu’alors en vigueur dans tous les dispositifs de formation.

Ces velléités de prise en main de leur avenir par les infirmières étaient confirmées dans les autres objectifs, en particulier le troisième et le quatrième. Il y était question, alors, de former une élite capable d’occuper une position d’avant-garde dans le milieu professionnel et dans le système de santé. Le sixième objectif enfin, fut ajouté par le groupe international.

Il incitait fortement à l’affirmation politique que les étudiantes étaient invitées à travailler, essentiellement en termes de développement personnel. Ces recommandations avaient sans aucun doute été puisées par les participantes dans leurs expériences nationales respectives. Elles avaient ainsi acquis la conviction que la parole des infirmières et leur engagement dans le fonctionnement de la cité était un facteur essentiel de développement de leur profession.

Les études se déroulaient en deux ans et comprenaient des stages. Le passage en deuxième année n’était pas automatique, mais soumis à l’approbation de l’équipe enseignante, notamment universitaire. Si la première année comprenait des enseignements universitaires, le certificat délivré à son terme, à condition de satisfaire aux exigences pour son obtention, l’était sous le sceau du ministère de la Santé publique et de la Population via le Chef de service régional de l’action sanitaire et sociale. Il s’agissait alors du Certificat d’études supérieures en soins infirmiers. Ce certificat à orientation professionnelle permettait au ministère d’imprimer sa marque et de garder un relatif contrôle sur la profession qui avait jusqu’alors toujours été dans son giron fort possessif. Or seul le ministère de l’Éducation nationale était habilité à délivrer un diplôme universitaire. Celui-ci reprenait donc, en toute logique, le contrôle en deuxième année, laquelle préparait au Diplôme universitaire d’enseignement infirmier supérieur, dont le caractère académique était ainsi consacré, satisfaisant à la demande des infirmières impliquées et convaincues de la valeur symbolique d’un tel parchemin en terme de reconnaissance internationale.7

7

Matières 1ère année 2ème année

Enseignement commun 360 h 80 h

Philosophie 30 h -

Psychologie, sociologie, anthropologie culturelle 60 h 40 h

Notions de sciences politiques et économiques 40 h 20 h

Initiation aux méthodes de recherche 50 h -

Principes généraux d’administration et d’organisation du travail 60 h -

Principes généraux de pédagogie 40 h -

Soins infirmiers 80 h 20 h

Enseignement particulier 70 h 80 h

Section I – Administration des programmes d’enseignement infirmier

Pédagogie appliquée à l’enseignement infirmier 30 h 40 h

Administration des écoles 40 h 40 h

Section II – Administration des services infirmiers

Les services infirmiers 50 h 60 h

Pédagogie appliquée à la formation du personnel 20 h 20 h

Tableau 1 :

Enseignement théorique à l’EIEIS : nombre d’heures de cours par matière et par année à l’ouverture (6, p.330)7

7 Tableau reconstitué d’après les résultats du groupe de travail international. Ses conclusions emportèrent l’adhésion des instances exécutives et délibératives de l’EIEIS. Seules, 60 heures d’anglais furent ajoutées à la demande des universitaires lyonnais.

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L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995).

Un lieu de production, de diffusion et de développement des savoirs des soins infirmiers en France dans la seconde moitié du XX

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À l’ouverture de l’École, le programme présenté dans le tableau 1 fut retenu, les savoirs mobilisés apparaissant en totale cohérence avec les objectifs affichés, bien au- delà du simple développement de la culture générale des étudiantes.

Même si les sciences physiques et biologiques figuraient dans les objectifs généraux, elles n’étaient pas évoquées dans l’énumération des disciplines répertoriées. Sans doute le groupe international avait-il considéré, avec l’aval des monitrices de l’EIEIS, que ce genre de connaissances étaient déjà très développées en France, soit en formation de base, c’est-à-dire en écoles d’infirmières, soit en formation de cadre. Pour preuve que ces savoirs étaient déjà mobilisés et donc supposés incorporés par les infirmières praticiennes, ils apparaissaient dans la déclinaison des cours de soins infirmiers8, lesquels étaient pris en charge essentiellement par les monitrices de l’EIEIS. Ces enseignements étaient organisés en trois rubriques : évolution, actualité et perspectives - aspects juridiques et éthique professionnelle - répercussions sur les soins infirmiers de quelques techniques médicales d’actualité. C’est dans cette dernière partie que les sciences de la vie étaient évoquées. Le cours était ainsi présenté :

« Reprise à partir de certaines méthodes thérapeutiques modernes des bases biologiques, physiologiques, et physiopathologiques de grands syndromes pathologiques.

Place et rôle de l’infirmière dans l’application et la surveillance de ces thérapeutiques - Implications juridiques, éthiques et psychologiques de celles-ci » (6, p.328)9.

Les termes « médecine » et « médical » semblaient consciencieusement évités dans cette présentation pour ne retenir que les sciences mobilisées par les médecins. En outre, dans le même développement, la mobilisation des sciences évoquées n’était activée que concomitamment à d’autres champs, d’ordre philosophique, juridique ou psychologique, attestant une prise de distance volontariste par rapport à un corps médical jusqu’alors hégémonique. À travers ces manières de dire, la volonté d’affirmation des soins infirmiers par la dialectique et la réflexion apparaissait sans équivoque, projet qui ne générait pas d’hostilité particulière de la part des médecins impliqués.

Ce qui était nouveau cependant, c’était le recours massif à la philosophie et aux sciences de l’homme et de la société.

Les méthodes actives de formation étaient privilégiées, de façon à rendre possible l’assimilation des différents savoirs abordés. Dans ce but, la limitation délibérée des heures de cours par semaine à environ 16 heures la première année

8 Projet détaillé de programme de l’EIEIS, septembre 1964.

9 Les thématiques suivantes furent retenues : réanimation et équilibre des grands brûlés ; assistés respiratoires ; grands traumas crâniens et comas prolongés. Il s’agissait là de cours délivrés par des médecins, en relation avec l’émergence de la réanimation médicale comme spécialité des causes graves. À ces enseignements, il était question d’ajouter les cours concernant l’hygiène et l’épidémiologie. Ibid.

et 10 heures la deuxième année durant laquelle les stages étaient plus nombreux, fut adoptée dès l’ouverture de l’École dans ce but. Ainsi, à l’occasion de multiples travaux personnels ou dirigés, les étudiants pouvaient consacrer du temps à la lecture, la recherche, l’écriture, la mobilisation et l’appropriation des connaissances, méthodes et techniques enseignées. La vaste bibliothèque de l’École, abondamment dotée grâce aux fonds de l’OMS, y compris en ouvrages et revues de langue anglaise, fut un lieu beaucoup investi.

Une partie des enseignements était obligatoire et une autre optionnelle. Mais chez les étudiants, la soif de savoir était telle et la conscience de la hauteur de la marche à franchir si aiguë qu’ils avaient pour la plupart tendance à multiplier les cours optionnels, en dépit des recommandations inverses de l’équipe enseignante. René Magnon, qui fut étudiant à l’EIEIS en 1970-1972 avant d’en devenir un enseignant puis le directeur technique, se souvient ainsi de ces années à la fois stimulantes et laborieuses :

« C’étaient deux années de travail à temps plein à l’École, même si on se donnait du temps. C’est là où j’ai découvert aussi qu’il fallait lire, qu’il fallait écrire […] j’ai beaucoup lu, beaucoup écrit, beaucoup fréquenté la bibliothèque de l’école et celle de l’université. Les enseignants de l’université nous indiquaient des lectures, beaucoup.

C’était vraiment un enseignement universitaire […]

C’est aussi à l’EIEIS qu’on m’a dit « tu as des capacités d’écriture, passe à l’écriture ». Personne ne me l’avait jamais mis en évidence. Autant j’en avais bavé comme un damné pour faire mon mémoire d’école de cadres, autant cela a été plus facile pour faire celui de l’école de Lyon.

Parce que j’avais, pendant mes deux ans, fait tellement de travaux. Et j’avais déjà une bibliographie. On était occupés en permanence. Il y avait des travaux écrits dans tous les domaines » (6, p.447-448).

Ce rapport intense aux savoirs et à l’écriture fut l’une des caractéristiques principales, voire la marque de fabrique de l’EIEIS. Le développement de l’esprit critique, rendu possible par cette formation active, en représentait le tout aussi remarquable corollaire. Du fait de son caractère expérimental et de son ouverture sur le monde et les évolutions de son temps, loin d’être une simple école d’application de dogmes préétablis ou de préceptes immuables, l’EIEIS se voulait plutôt lieu de découverte, d’appropriation, de co-production et de diffusion de savoir. Cette particularité, commune aux enseignants et aux étudiants, avait plutôt tendance à favoriser l’apprentissage de la pensée critique, voire de la désobéissance, caractéristiques du fonctionnement académique, qu’à perpétuer la soumission à l’ordre établi jusqu’alors invariablement en vigueur dans les écoles professionnelles dites de base ou de cadres, où le dressage se confondait le plus souvent avec la pédagogie. Dans ces conditions nouvelles, générées par et à l’EIEIS, le tumultueux mouvement de mai 1968 favorisa durablement le développement d’une liberté d’expression jusqu’alors jamais observée à un tel niveau d’intensité dans la profession.

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Dès le début de l’année 1968, l’EIEIS fit savoir au ministère de la santé, par la voix de son Conseil de direction, son agacement de ne pas voir reconnaître par l’État les qualifications des premiers étudiants qui s’y étaient formés. Quelques mois plus tard, l’École s’inscrivit presque logiquement dans les événements de mai, comme en témoigna plus de 40 ans plus tard Huguette Bachelot qui était alors sa première directrice : « On a été partie prenante immédiatement de 68. Parce que c’était une occasion contre ceux qui voulaient nous étouffer un peu » (6, p.390). Mais le regard favorable porté par la directrice sur les événements n’empêcha pas une contestation interne de voir le jour, comme si l’esprit critique délibérément développé à l’École eût produit ses premiers effets contre cette institution pourtant novatrice et caractérisée par un fonctionnement beaucoup plus tolérant qu’autoritaire, en nette rupture avec les pratiques passées. Les étudiants, pour leur part et malgré leur statut de cadre et celui de cadre supérieur auquel ils aspiraient, firent connaissance avec le mouvement social et y prirent part avec un enthousiasme certain, au contact de leurs collègues de l’université bien plus jeunes qu’eux. Ils proposèrent même avec succès, dans les suites immédiates du mouvement, une transformation des instances délibératives de l’institution pour y être représentés et y participer de façon consultative. Les monitrices de l’École, quant à elles et ne voulant pas être en reste, demandèrent et obtinrent dans les mêmes conditions que les étudiants une représentation au plus haut niveau du fonctionnement de l’institution.

Deux années plus tard, une autre forme de revendication vit le jour. L’EIEIS compta pour beaucoup dans la mise en œuvre de ce qui apparaît comme une fronde d’envergure nationale, même si ce fut avec discrétion. En 1970, un petit opuscule fut publié sous la signature de 4 associations d’infirmiers et d’infirmières10. L’ouvrage était intitulé « Le service infirmier français doit-il rester sous-développé ? » et prit la forme d’un vigoureux manifeste de défense et de promotion du service spécifique rendu par les infirmières. Il présentait un état de la question dans différents pays étrangers, parmi lesquels les États-Unis, mais aussi des pays d’Europe comme la Finlande ou la Suède. Cette présentation s’appuyait rigoureusement sur des résultats d’études qualitatives ou statistiques réalisées dans plusieurs pays et s’organisait autour de deux thématiques : l’infirmière directrice du service infirmier d’une part et l’organisation du travail, avec notamment le temps de service infirmier par malade hospitalisé d’autre part. Le but était de faire apparaître le saisissant contraste existant entre les pays les plus avancés dans le domaine et la France :

« L’infirmière directrice du service infirmier existe dans l’ensemble des hôpitaux des pays ayant un service

10 ANFIIDE (Association nationale française des infirmières et infirmiers diplômés d’État), CEEIEC (Comité d’entente des écoles d’infirmières et écoles de cadres), UCSS (Union catholique des services de santé et des services sociaux), UNCASH (Union nationale des religieuses des congrégations d’action sociale et hospitalière).

organisé. Elle fait partie de l’équipe de direction ; l’ampleur des responsabilités déléguées par le directeur de l’hôpital suppose qu’elle ait reçu une formation au niveau des cadres supérieurs. Elle et ses adjointes sont en effet responsables de sélectionner le personnel des services infirmiers ; de le placer dans les services ; d’étudier les problèmes de quantité du personnel nécessaire, de matériel de soins, de circuits des informations ; d’organiser la formation continue de ce personnel. Il est inutile de citer les pays qui ont de tels postes : on aurait plus vite fait d’énumérer les quelques rares pays où cela n’existe pas officiellement » (10, p.13).

Par ailleurs, l’inquiétante pénurie d’infirmières alors observée en France était rigoureusement analysée, pour mieux en faire apparaître les hypothèses explicatives. Ainsi, l’absence totale d’infirmières aux postes de direction, même dans des études prospectives, était mise en évidence, de même que l’instabilité des infirmières, en termes de durée moyenne de la carrière en hôpital public alors évaluée à 5 ans et 5 mois en 1965 (10, p.11). Plus largement, la question de la santé publique était soulevée, remettant en cause l’hospitalo-centrisme dominant :

« il n’y a pas de soins à domicile systématiquement organisés sur le territoire français, donc pas de liaison entre les soins à l’hôpital et ceux qu’une infirmière libérale fera à domicile.

Seuls quelques rares services privés réalisent cette jonction, ou quelques rarissimes services publics dits pilotes, mais qui restent plutôt à l’état de curiosité à visiter. Si nous tournons nos regards vers les structures de l’administration sanitaire française, c’est le grand vide. Pas d’infirmières au niveau des administrations locales, régionales, nationales. Une seule

« infirmière conseillère » au ministère de la Santé. Des conseils consultatifs près de ce ministère d’où on a progressivement réduit le nombre des infirmières » (10, p.12).

Dans la droite ligne de ces considérations, la formation des infirmières était considérée comme trop focalisée sur la fonction d’auxiliaire médicale inscrite dans la loi depuis 1946.

Le jugement médical, seul à être reconnu, était alors considéré comme insuffisant pour appréhender les situations de soins, ce qui supposait de développer de nouvelles connaissances et donc de repenser l’ensemble de la formation, à commencer par celle des enseignantes, pour lesquelles une formation universitaire était recommandée à chaque fois que possible.

Au-delà de l’extension de la ligne hiérarchique, c’était bien le service infirmier dans son épaisseur et son étendue qui était envisagé, en prévision d’une réforme d’envergure englobant jusqu’à la formation des aides-soignants.

S’agissant des écoles d’infirmières, leurs modalités de financement, totalement dépendantes du budget de leur hôpital de rattachement, étaient littéralement qualifiées d’archaïques en ce qu’elles correspondaient de ce point de vue à un premier stade d’évolution sur 4 dans un système de classement à l’échelle internationale, par rapport à des pays plus développés (10, p.24). Une mutation vers l’indépendance des tutelles hospitalières était préconisée, le but étant à terme

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L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995).

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que les élèves infirmières fussent traitées comme les étudiants en médecine, « médecins et infirmières [étant] également indispensables à la nation » (10, p.25). La revendication était osée, mais correspondait à la liberté de ton caractérisant l’ensemble d’un ouvrage qui s’offrait le luxe impertinent de remettre poliment en cause l’ordre établi jusqu’alors, ceci du point de vue du corps médical, de l’administration hospitalière, mais aussi plus largement, de l’ensemble du système de santé français. Derrière les 4 associations signataires, le véritable auteur du texte, délibérément passé sous silence, n’était autre que Catherine Mordacq, alors directrice adjointe et enseignante à l’EIEIS depuis sa création. Son anonymat tenait au fait qu’elle ne souhaitait pas mettre l’EIEIS dans un embarras évitable. Forte de sa formation aux États-Unis et de ses années d’expérience à l’EIEIS, celle-ci avait mis son savoir à la disposition du collectif professionnel à des fins à la fois politiques et stratégiques. Pour la première fois en effet, un regroupement de plusieurs associations existait en France, pour porter une parole revendicative correspondant étroitement au projet développé depuis 5 ans à l’EIEIS.

L’École de Lyon prit donc une large part dans l’explicitation, la promotion et la diffusion de la notion même de service infirmier jusqu’alors inconnue en France. Grâce au savoir déjà accumulé du fait de la formation universitaire de ses enseignants à l’étranger et de leur propre production, l’EIEIS offrait ainsi, à travers le service infirmier, une solide structure à la profession. Celle-ci ne demandait qu’à s’animer et à s’étoffer, notamment par le développement spectaculaire et la diffusion d’autres types de savoirs en son sein.

L’EIEIS COMME LIEU D’IMPORTATION, DE CENTRALISATION, DE PRODUCTION ET DE DIFFUSION DE SAVOIRS UTILES AU DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL ET DISCIPLINAIRE DES SOINS INFIRMIERS

Catherine Mordacq fut la première monitrice à s’investir dans la recherche à l’EIEIS. En 1968, L’Association nationale des infirmières diplômées de l’État français (Anfiide) commanda une étude sur la fonction spécifique de l’infirmière11, avec le concours financier de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Avec l’aide d’un psychologue, elle assura la direction du groupe d’étude composé d’infirmières qu’ils choisirent pour l’occasion. Cette recherche donna lieu à la rédaction d’un rapport en 1969, lequel inspira sans doute assez largement le fascicule publié en 1970.

Enfin, Catherine Mordacq en tira un ouvrage trois ans plus tard (11). Celui-ci servit de base aux réflexions qui aboutirent au nouveau programme de formation des infirmières publié

11 Le mode d’entrée dans la recherche consista pour les Françaises à poser les mêmes questions que celles qui intéressèrent les Américaines au même stade deux décennies plus tôt ou les Suisses un peu plus tard.

(Voir Poisson, 6).

en 1972, lequel reprenait nombre de recommandations de l’OMS en termes de diversification des enseignements et d’élargissement du regard des infirmières sur les situations de soins. Cet ouvrage contribua aussi très largement à alimenter les débats préliminaires à l’élaboration de la loi qui institua un rôle propre pour les infirmières en 197812. À côté de ces importants apports du point de vue politique et stratégique, Catherine Mordacq contribua aussi, comme enseignante, à diffuser ce qu’elle avait découvert ou approfondi lors de ses nombreux voyages et sa formation aux États-Unis.

Elle chercha ainsi à donner de l’épaisseur aux contenus d’enseignement susceptibles de faire vivre concrètement le service infirmier qu’il était question de développer. Ainsi, elle proposa dans les programmes de l’EIEIS ou en formation continue dans toute la France, des thématiques comme la relation soignant-soigné en développant notamment l’approche centrée sur le patient 13, le plan ou la démarche de soins, le dossier de soins, autant d’orientations qu’elle avait concrètement observées à l’étranger et qui étaient susceptibles de donner aux infirmières françaises une prise réelle et un pouvoir de décision et d’organisation sur leurs activités. Elle compléta sa solide formation suivie à l’étranger par un doctorat de troisième cycle en sciences de l’éducation obtenu en France en 1980. Dès lors, elle mit en œuvre à l’EIEIS une formation d’initiation à la recherche scientifique, en coopération avec des enseignants universitaires. Enfin, ce fut aussi comme éditrice que Catherine Mordacq contribua très largement au décollage de la diffusion des savoirs professionnels en France.

En 1972, elle créa en collaboration avec Yvonne Hentsch, influente infirmière suisse (6), la collection d’ouvrages

« Infirmières d’aujourd’hui » aux Éditions Le Centurion. Cette maison d’édition était en filiation directe avec La Maison de la Bonne Presse qui avait été fondée en 1945 par les pères assomptionnistes. Comme Huguette Bachelot, Catherine Mordacq était croyante et pratiquante et comme elle, elle en faisait une affaire strictement privée et n’évoquait cette particularité qu’avec une grande pudeur et après sollicitation.

Il est donc très vraisemblable que son engagement

12 Loi n° 78-615 du 31 mai 1978 modifiant les articles L.473, L.

475 et L. 476 du code de la santé publique relatifs à la profession d’infirmier ou d’infirmière et l’article L. 372 relatif à l’exercice illégal de la profession de médecin.

13 Si cette approche s’inspirait sans doute des travaux publiés sur la question au début des années 1960 (12), les travaux de la psychiatre et psychologue américaine Elisabeth Kübler-Ross, qui effectuait alors aux États-Unis les premières recherches sur le processus de deuil, retinrent toute son attention. Son intérêt se portait autant sur le domaine exploré - le vécu de l’approche de la mort était alors à peu près inconnu des psychologues - que sur ses méthodes de recherche. Aux yeux de Catherine Mordacq, cette chercheuse, en allant simplement demander aux personnes ce qu’elles ressentaient à l’approche de la mort, avait

« ouvert un champ extraordinaire d’expérience ». Au-delà de l’importation des résultats précieux des travaux de l’auteure sur le deuil, elle s’appropria donc et diffusa sa méthode concernant les soins infirmiers : « on ne sait rien tant qu’on n’a pas parlé aux personnes … aux malades ou aux personnes qui les accompagnent. On ne sait rien et on fait n’importe quoi » (6, p.230).

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chez cet éditeur relevait bien plus de la saisie d’une opportunité stratégique pour l’EIEIS et pour la profession que d’un quelconque engagement au service d’une cause confessionnelle. En outre, rien n’indiquait cette particularité de l’éditeur dans des ouvrages caractérisés exclusivement par leur intérêt technique ou théorique, l’objectif étant de diffuser largement les savoirs utiles aux infirmières, qu’ils fussent d’origine française ou étrangère. En outre, bon nombre de livres étaient rédigés par des infirmières, ce qui était sans précédent en France. Catherine Mordacq assura la direction de cette collection jusqu’en 1991 dans cette maison d’édition, puis de 1991 à 1994 aux Éditions Bayard, lorsque la collection y fut transférée. Dès 1980, 20 ouvrages avaient été publiés.

Au total, durant cette carrière d’éditeur de 22 ans, la directrice adjointe de l’EIEIS permit la publication de 50 ouvrages aux Éditions Le Centurion et 5 aux Éditions Bayard, soit 55 au total.

Parmi ces derniers, 21 étaient l’œuvre soit d’enseignants, soit d’anciens étudiants de l’EIEIS, ce qui représentait donc plus du tiers de la production. Au-delà de la démonstration des capacités de production des enseignants ou élèves de l’EIEIS, cette activité apportait aux infirmières françaises une voie d’expression nouvelle et les moyens concrets d’occuper l’espace public, conformément aux visées stratégiques de la directrice de collection. Catherine Mordacq ne se contenta pas d’éditer et publia beaucoup elle-même ces années-là14, faisant à chaque occasion entendre sa propre voix sur les questions qui témoignaient de ses nombreux centres d’intérêt.

La publication de travaux de recherche d’étudiants dans cette collection dirigée par une éditrice exigeante relevait néanmoins d’un assez rare privilège. Comme pour compenser les effets de cette nécessaire sélectivité, l’année même de l’ouverture de cette collection dont le prestige grandit rapidement, une autre initiative ouvrit secondairement la voie à une diffusion plus large des travaux des étudiants.

L’Association des amis de l’EIEIS (AMIEC), fut créée en 1972.

Trois ans plus tard une nouvelle publication en relation directe avec cette association, vit le jour. Il s’agissait des « Cahiers de l’AMIEC, Études sur les soins et le service infirmier ».

C’est dans le Cahier n°1, Collectif dirigé par un comité de publication animé et représenté par René Magnon que fut présentée l’Association :

[…] À la demande de ses amis, de ses visiteurs, de ses anciens élèves, [l’E.I.E.I.S.] a créé en 1972 l’ASSOCIATION DES AMIS DE L’E.I.E.I.S. dite AMI(s)EC(ole). Cette association a pour but de créer et favoriser, en accord avec la direction de l’École, des liens nationaux et internationaux, entre les personnes physiques et morales, en vue de participer à l’évolution du service infirmier et de l’École. L’AMIEC.

souhaite : instaurer un lien entre les anciens étudiants, maintenir un lien entre eux, participer à toute action d’entr’aide ; faciliter des rencontres internationales, des

14 De 1968 à 1985, on dénombre à son actif, outre deux ouvrages dans sa propre collection, deux brochures et 21 articles dans des revues diversifiées.

échanges culturels et professionnels ; susciter et organiser des actions d’éducation permanente, particulièrement dans le domaine des Soins Infirmiers ; favoriser des études, publications et traductions d’intérêt professionnel (13, p.2).

Pratiquement, l’AMIEC fut surtout active à travers la publication des Cahiers dont le doyen Cier, de la faculté de médecine de Lyon et premier président du Conseil d’administration de l’association, présenta ainsi le premier numéro :

« […] la collection des publications que lance aujourd’hui l’Association des Amis de l’École Internationale d’Enseignement Infirmier Supérieur vient à son heure. Elle correspond à un besoin, celui de l’information concernant les conceptions et les propositions émises par celles et ceux qui, ayant déjà acquis l’expérience de la vie professionnelle, ont été amenés, à des fins pédagogiques ou de formation, à réfléchir sur les problèmes que posent actuellement l’enseignement et l’exercice des divers aspects de la profession d’infirmière ou d’infirmier. Le caractère international de l’École et de ses élèves élargit l’intérêt de ces publications non seulement en raison de la diversité des origines géographiques des auteurs, mais surtout en raison de l’adaptation de leurs propositions ou de leurs conclusions aux particularismes des pays auxquels ils s’adressent » (13, p.3).

Il s’agissait là d’une invitation explicite des étudiants à se transformer en auteurs. Ce processus d’autorisation, au sens littéral du terme, déjà amorcé avec la collection d’ouvrages aux éditions Le Centurion, montrait combien le contexte et la profession elle-même avaient changé depuis les débuts héroïques de l’École et pour beaucoup grâce à elle. Cette possibilité offerte aux étudiants de l’EIEIS, mais aussi à d’autres professionnels fut confirmée dans l’éditorial réalisé par René Magnon, au nom de la commission de publication.

Il rappela aussi la modestie d’une entreprise néanmoins audacieuse qui n’en était qu’à ses débuts :

« Chaque publication conçue autour d’un thème précis rassemblera plusieurs articles écrits par des étudiants ou des Anciens à partir de leur mémoire de fin d’année ou de travaux personnels. Ces articles pourront être écrits par d’autres personnes et publiés avec l’autorisation de l’auteur d’un mémoire ou d’un travail personnel […] Ces écrits ainsi choisis n’auront pas la prétention de tout apprendre sur le sujet retenu. Leur seule ambition sera d’apporter un éclairage quel qu’il soit sur une situation professionnelle donnée, à un moment donné, et révélateur de nos propres incertitudes, inquiétudes, difficultés ou réussites. Ils irriteront sans doute ou seront agréablement reçus : mais ces premières impressions passées, puissent-ils alors apparaître comme le véhicule d’idées ou de pensées, sources d’une prise de conscience plus juste et plus vraie » (13, p.5).

Différentes thématiques furent traitées en profondeur dans ces cahiers. À titre d’exemple, les sujets suivants furent retenus, qui témoignent de la diversité des centres d’intérêts,

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L’école internationale d’enseignement infirmier supérieur (1965-1995).

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notamment dans les travaux conduits par les étudiants pour la réalisation de leurs mémoires : santé et milieu de vie, les soins infirmiers et le corps, les soins infirmiers et la recherche, soins infirmiers et sciences humaines, cultures africaines - santé et soins infirmiers, contribution à la qualité des soins infirmiers. Comme la réalisation de ces numéros était lourde15, un intervalle de 2 ans ou plus n’était pas rare entre deux parutions. Pour pallier les effets peu stimulants de cette lenteur, une autre publication vit le jour en 1983. La revue L’inter … dit était un périodique d’une vingtaine de pages16 et permettait, à raison de trois parutions annuelles, de publier des articles rédigés par d’anciens étudiants de l’École. Elle était aussi ouverte à d’autres auteurs du métier souhaitant livrer des témoignages ou faire part de certains travaux d’écoles de cadres par exemple. De conception nettement plus légère, cette revue fut présentée comme une publication intermédiaire régulière, entre deux Cahiers thématiques. Ce format moins lourd ne l’empêchait pas de traiter des sujets fort délicats comme la sexualité des personnes âgées ou des paraplégiques. Sa ligne éditoriale était en effet compatible avec la polysémie de son titre. D’après Huguette Bachelot, il s’agissait à la fois de permettre à l’École Inter (nationale) de dire, mais aussi de traiter de thématiques qui relevaient encore largement du tabou. En ce sens, l’EIEIS favorisa aussi l’évolution des mœurs au sein même de la profession, en privilégiant une approche des situations par les savoirs, au-delà des considérations morales souvent abordées de manière étroite et entravante.

Durant la décennie 1980, une autre initiative associative et éditoriale trouva sa source à l’EIEIS, même si elle prit forme en dehors de ses murs. Monique Formarier y entra en formation en 1979 pour y préparer une Maîtrise de sciences et techniques sanitaires et sociales (MSTSS) option soins infirmiers, nouveau diplôme supérieur mis en place la même année. Au cours de sa formation, sa rencontre avec Judy Goodwin17 fut déterminante. Passionnée par son cours sur les méthodes de recherche, elle lui fit savoir. Des liens amicaux s’étant établis, l’Américaine invita la Française aux États-Unis, pour y découvrir ce qui s’y faisait. C’est à l’automne 1981, nouvellement diplômée, qu’elle honora cette invitation en compagnie de Geneviève Poirier-Coutansais, une collègue de promotion, titulaire de la même maîtrise. Elles effectuèrent donc un séjour d’un mois et demi dans la région de Détroit, Michigan. Accueillies et guidées par leur exceptionnelle tutrice, elles découvrirent l’intense activité de recherche mise en œuvre à l’université Ann Arbor, les travaux en cours portant aussi bien sur des situations cliniques que sur l’histoire des

15 Le volume des Cahiers oscillait entre 150 et près de 350 pages en fonction du thème retenu.

16 Elle ne dépassa jamais 30 pages.

17 Infirmière américaine, enseignante à l’université Ann Arbor, Michigan.

Elle accompagnait alors son mari, physicien en études post-doctorales en France et sollicita un poste à L’École de Lyon, où elle enseigna notamment les méthodes de recherche qui faisaient l’objet de l’un de ses cours à l’université aux États-Unis.

infirmières américaines ou même l’histoire de la recherche.

Elles prirent aussi conscience que dans ce pays, la recherche reposait sur l’activité de nombreuses associations. C’est dans ce stimulant contexte qu’elles puisèrent l’idée de développer la recherche en soins infirmiers en France et de créer une association à cette fin. L’Association de recherche en soins infirmiers (ARSI) vit le jour en 1983. Les fondateurs étaient tous des anciens étudiants de l’EIEIS, de la même promotion (1979-1981) : Monique Formarier (présidente), Guy Isambart (membre du Conseil d’administration), Monique Lefur (trésorière), Geneviève Poirier-Coutansais (secrétaire).

Deux ans plus tard, l’ARSI se dotait d’une revue, Recherche en soins infirmiers (RSI). Monique Formarier présenta ainsi l’association dans le premier numéro paru en juin 1985 :

« […] la motivation de l’Arsi pour créer une revue est profonde.

Elle repose sur la nécessité de partager avec d’autres soignants notre souci de faire progresser la profession par la voie de la recherche. Ce n’est pas le seul créneau possible et actuel de développement des soins infirmiers. Cependant, il nous paraît urgent que les infirmiers(ères) commencent à jeter les bases scientifiques de leur profession. Partager, c’est aussi informer, former, témoigner. C’est proposer, promouvoir une conception et des méthodes qui reposent sur une participation de tous les soignants à l’évolution et à l’apprentissage de leur pratique. La gageure réside, non pas dans l’existence de cette revue, mais dans les objectifs qu’elle sert. Elle se veut en même temps réflexion actuelle sur les soins où s’enracine la recherche et facteur de changement pour l’avenir. » (citée par Jovic L. 14, p.8).

Pour compléter cet édifice, qui se voulait ambitieux et pragmatique, la présidente et la secrétaire de l’association publièrent, 3 ans plus tard, le premier ouvrage traitant de la recherche en soins infirmiers en France(15). En s’établissant en dehors de l’EIEIS, l’ARSI se privait a priori du soutien d’une importante institution à laquelle elle aurait pu s’adosser, alors même que tous ses fondateurs s’y étaient formés. Néanmoins, même si le prix à payer en était sans aucun doute très élevé, elle choisit la liberté et l’indépendance qui l’exonéraient des contingences liées aux destinées de l’École dont le déclin était de plus en plus perceptible (6). La vivacité persistante, au siècle suivant, de la revue RSI comme vecteur important des pratiques et des sciences infirmières, au-delà des frontières nationales, montre pour le moins que ce choix, qu’elles qu’en furent les motivations, fut plutôt bien inspiré, tant il apparaît a posteriori comme éminemment stratégique (6). Il n’en reste pas moins que l’EIEIS compta pour beaucoup dans la genèse de ce qui ressemblait alors à une aventure.

Enfin, ce fut encore à l’École internationale que s’éveilla l’intérêt de la profession pour son histoire, dans une tentative de construction et d’élaboration d’une mémoire jusqu’alors très lacunaire si ce n’est absente. Il apparaît que les deux pionnières et le pionnier qui s’aventurèrent dans cette voie ne s’y trompèrent pas. Toute réflexion de type disciplinaire, fût-elle des plus confuses, ne peut en effet faire l’économie de cette connaissance fine du passé qui constitue à la fois

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