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Les philosophes des littéraires

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Les philosophes des littéraires

Akiko Yoshida

To cite this version:

Akiko Yoshida. Les philosophes des littéraires. domain_other. Université Paris VIII Vincennes-Saint Denis, 2007. Français. �tel-00177625�

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UNIVERSITE PARIS 8 – VINCENNES-SAINT-DENIS UFR. 4 Histoire littératures sociologie

T H E S E

pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L'UNIVERSITE PARIS 8

Discipline : Littérature française

présentée et soutenue publiquement par

Akiko YOSHIDA Le 11 janvier 2007

Les Philosophes des littéraires

Directeur de thèse : M. Gérard DESSONS Jury

M. Jean-Louis CHISS M. Daniel DELAS M. Gérard DESSONS

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Introduction

Qu’est-ce que la littérature ?

Ce n’est pas une question qui essentialise le prédicat. Nous la posons comme celle qui spécifie et historicise une pensée de la littérature. Et dans la présente thèse, nous cherchons à situer la réponse donnée par le philosophe Paul Ricœur. Nous choisissons son travail de réflexion, notamment pour la raison qu’il embrasse trois courants emblématiques de la philosophie de notre temps : la phénoménologie, l’ontologie et l’herméneutique. Il nous permet donc de remonter la filiation d’une certaine approche de la littérature marquée dans le sillage de Husserl, Heidegger, Gadamer. L’œuvre de Ricœur en est précisément le témoin et la prolongation.

Pourquoi la philosophie pour mettre à l’étude la littéralité ? C’est que son travail commence par conceptualiser une notion. La question : « qu’est-ce que… ? » traverse la démarche philosophique. L’enjeu n’en reste pas à une théorie proprement exposée de la littérature. La philosophie enchaîne une série de questions : ce que l’homme ? qu’est-ce que la vie ? qu’est-qu’est-ce que le monde ? qu’est-qu’est-ce que l’histoire ? qu’est-qu’est-ce que la société ? La théorie de la littérature n’est pas isolée du reste. Aussi la philosophie a le mérite d’expliciter, par cet état de thématique, l’articulation solidaire qu’engage la question de la littérature entre l’anthropologie, l’éthique, l’histoire, le politique. Et en même temps, nous entreprenons de dégager de cette articulation les effets de la pensée philosophique. L’intérêt de la philosophie est à double tranchant.

En se conduisant comme la discipline première du sens, la philosophie interroge surtout et avant tout : qu’est-ce que le sens ? Par là elle ne peut pas ne pas éluder la question : qu’est-ce que le langage ? La question du langage s’impose pourtant à elle, dont le traitement est révélateur du statut fait à l’homme en tant que sujet, dans un rapport avec son autre – objet et autrui. A travers le sens du sens que lui vaut la réponse à cette question prend tournure une théorie de la constitution du sujet, du monde et de la société. La théorie du langage est la clef de voûte de la recherche philosophique, que cela soit reconnu ou non. En la matière, le procédé de Ricœur a ceci de spécifique qu’il essaye de ménager une discussion avec les écoles de la linguistique : la sémiotique, la sémantique, la philosophie analytique. Il y a à discerner ce qu’il en retient comme terrain d’entente. Et singulièrement ce qu’il court-circuite sous l’apparence d’un pacte conclu.

La théorie de la littérature dépend de la théorie du langage qui conditionne le sens du sens. Ricœur distingue le langage ordinaire et le langage littéraire notamment comme une opposition entre l’oral et l’écrit. Il est nécessaire de voir comment et pourquoi. Car sa réponse à la question : « qu’est-ce que la littérature ? » se détache en clair sur ce partage, qui n’est pas sans conséquence pour sa pensée de la littéralité.

La pensée de la littérarité implique deux entrées. Elle relève, d’une part, de la critériologie qui discute la valeur d’une œuvre, qui identifie une œuvre littéraire en tant que telle. Mais d’autre part, elle thématise la valeur de la littérature en général. Ricœur assigne à la littérature un rôle précis et relatif à son projet philosophique. Aussi, sa pensée de la littéralité s’élabore dans et pour le panorama de la philosophie.

Il propose une affinité particulière entre la littérature et la philosophie. Et il la propose en vue d’un rapport au sacré. La théologie enveloppe sa philosophie du langage et de la littérature. Dans ce contexte s’inscrit la critique du déconstructionnisme. La querelle entre Ricœur et Derrida montre les aspects positif et négatif d’une même perspective, à savoir ce

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qu’on appelle l’onto-théologie. Et pour lui, la littérature est une fonction de l’onto-théologie positive. La tâche de la littérature concerne le postulat d’une relation possible entre l’être humain et l’être divin. Autour de ce postulat s’organisent, du coup, l’anthropologie, l’histoire, l’éthique et le social.

Ricœur pose ainsi la question de la littérature comme une question de la philosophie du sacré. En situant les enjeux ouverts par sa réponse, nous tenterons de la reposer pour elle-même.

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1. Logique de la désignation

Ricœur commence sa discussion avec la linguistique à partir de l’antinomie qu’il constate entre la phénoménologie et la linguistique structurale. Pour se fonder en tant que science, la linguistique exclut l’acte du sujet qui dit quelque chose sur quelque chose à quelqu’un dans une situation de parole particulière, alors que ces termes exclus – sujet, acte, autrui, sens, monde, histoire – relèvent de la catégorie majeure de la phénoménologie. L’antinomie est ainsi totale entre la « linguistique de la langue » et la « phénoménologie de la

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parole ». Mais contrairement à Merleau-Ponty qui coupe court à toute discussion avec des savants en fondant du même coup le langage, la parole dans le « geste » corporel, Ricœur cherche à dépasser l’antinomie, en passant au dialogue avec une science linguistique autre, notamment celle de Benveniste : « Le passage par la langue restitue à l’analyse de la parole son caractère proprement linguistique, lequel ne saurait être préservé si on le cherche dans le

prolongement direct du geste »1. Le dialogue consiste notamment à prendre en compte le

concept d’instance de discours chez Benveniste. La linguistique du discours retourne la série d’exclusions en série d’inclusions. L’argument se déroule chez Ricœur comme suit : En tant qu’instance, le discours passe pour un acte événementiel de parler. A ce titre, il s’effectue dans une situation actuelle chaque fois unique et par là se rapporte au monde et au sujet, et s’adresse à un autre. Le concept d’instance de discours permet ainsi d’articuler la linguistique de la langue et la phénoménologie de la parole : « L’expression même : instance de discours, indique assez qu’il ne suffit pas de juxtaposer une vague phénoménologie de l’acte de parole à une rigoureuse linguistique du système de la langue, mais qu’il s’agit de nouer langue et parole dans l’œuvre du discours » (p. 250-251). L’antinomie est donc considérée comme « dépassée ». Or la question que Ricœur pose à la linguistique de la langue conditionne par là même la réponse qu’il cherche dans la linguistique du discours. Autrement dit, il réduit la portée de la théorie du discours, du langage chez Benveniste. On se donne pour tâche de voir ces effets de lecture, de jeu de la question-réponse sous-jacents à l’argumentation dialogique que propose Ricœur pour conclure à la résolution de l’antinomie.

La question-réponse se précise à travers la thématique de fermeture et d’ouverture. Ricœur résume la condition de scientificité qui commande la série d’exclusions dans la linguistique structurale comme « postulat de la clôture des signes » (p. 247). Il déduit ce postulat notamment de la définition de la structure donnée par Hjelmslev qu’il cite à plusieurs reprises : « Il est scientifiquement légitime de décrire le langage comme étant essentiellement une entité autonome de dépendances internes, en un mot, une structure » (ibid.). Ricœur prend cette description du langage en structure pour la nature du langage. C’est dire que le postulat est à la fois compris et occulté comme postulat ad hoc introduit en vue d’étudier le langage d’un certain point de vue. De méthodique le statut de postulat devient théorique. Ce glissement subreptice rend alors interchangeables le langage, la langue, la linguistique sous le principe de fermeture. D’où les propos : « Tout est signe, tout est langage » (p. 260), « l’axiome implicite selon lequel “tout est langage” a conduit bien souvent à un sémantisme clos »2, « le problème fondamental de la clôture de l’univers linguistique »3. Le langage reste

externe à ce que la linguistique de la langue exclut, notamment au monde et au sujet. Et Ricœur entraîne cette ambiguïté dans son dialogue avec Benveniste. Si l’enjeu du dialogue réside dans la double référence au monde et au sujet, sa théorie de la référence vise à remettre en rapport trois thèmes, tout en les laissant distincts, le langage d’un côté et de l’autre, le monde et le sujet. Par là, le dialogue ne peut pas ne pas être partial et partiel.

Ricœur allègue le sémantique de Benveniste pour impliquer la référence au monde4.

Mais il le rattache immédiatement à la théorie logique de la référence, notamment à la logique de Frege. La phrase que Benveniste considère comme unité sémantique du discours à la différence du signe comme unité sémiotique de la langue se conjugue pour Ricœur avec la prédication logique. Ils se rapprochent d’autant qu’ils traitent la même distinction entre le sens et la référence. Par là Ricœur pose que le langage consiste à « dire quelque chose sur

1 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, Seuil, 1969, p. 249 2 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 349

3 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2, Gallimard, 1974, p. 236. Ces propos se trouvent dans

l’intervention de Ricœur par rapport à l’exposé de Benveniste.

4 Ricœur a assisté au colloque organisé en 1966, où Benveniste a exposé pour la première fois sa distinction entre

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quelque chose »1. Or le logicien trouve son intérêt dans la résultante du mouvement du sens

vers la référence, car la logique consiste avant tout à discuter la conformité de la vérité avec la réalité. Ricœur cite les propos de Frege : « Nous attendons une référence de la proposition elle-même : c’est l’exigence de vérité qui nous pousse à avancer vers la référence » (ibid.). Et c’est le parti pris de la logique qui régit la conception du langage chez Ricœur. C’est pourquoi il y ajoute : « Cette avance du sens (idéal) vers la référence (réelle) est l’âme même du langage » (ibid.). Dans la perspective où la référence prime le sens dans le rapport unidirectionnel, Ricœur prend le sémantique pour la logique de la désignation, en donnant par là même au langage une acception problématique : instrument de la désignation. Il explique la distinction entre sémiotique et sémantique : « Opposer le signe au signe, c’est la fonction sémiologique ; représenter le réel par le signe, c’est la fonction sémantique » (p. 248). Et un peu plus loin, au représenter se substitue le désigner qui fait le titre majeur du langage chez Ricœur : « désigner le réel au moyen des signes » (p. 257). Le maintien du terme signe est symptomatique de la non-distinction entre langage et langue porteuse de l’instrumentalisme. Et cette logique désignative et instrumentaliste opère une déformation simplificatrice du schéma de Benveniste, car elle établit une analogie plénière entre la distinction du sémiotique et du sémantique et la distinction du sens et de la référence. Alors même que le linguiste inclut dans le sémantique et le sens et la référence. Ricœur fait du signifié du signe une composante du nom de la chose. C’est la limite de sa pensée de la phrase qui s’arrête au signe pluriel (« par le moyen des signes »).

Or le sémantique chez Benveniste instaure le rapport interactif entre sens et référence. La proximité avec Frege n’est valable qu’en apparence. La référence de la phrase (« l’état de choses », « la situation de discours ou de fait ») est en effet considérée à la fois comme ce à quoi la phrase « se rapporte » et ce qui la « provoque »2. Elle est autant le point d’arrivée que

le point de départ. Par là se met en avant le procès de langage plutôt que le résultat. Dès l’entrée de jeu, Benveniste postule : « Le propre du langage est d’abord de signifier » (p. 217). Le verbe « signifier » met l’accent sur l’idée d’opération. C’est aussi pourquoi le discours se précise comme instance de discours. L’enjeu du sémantique déborde la discussion de la fermeture-ouverture qui aboutit au primat de la référence sur le sens. Le sémantique pose la question du sens pour elle-même. Irréductible à la désignation du monde, le sens du sens chez Benveniste prend en compte la sémantisation du monde par le procès de langage comme une activité transformatrice. La distinction entre sens et référence relève de la théorie du langage et par là porte au jour que le sens, en instance de discours, traverse, transforme la référence.

Dans la confusion du langage avec la langue, Ricœur, lui, ramène cette distinction au dualisme entre le clos et l’ouvert, entre l’intra- et l’extra-linguistique. La distinction débouche sur la correspondance du sens à la référence, sur l’effacement du sens devant la référence. Ce primat de la référence sur le sens dans la logique de la désignation dissimule en fait son projet phénoménologique qui consiste à réserver l’acte de signification en dehors de l’acte de langage. En témoigne notamment la métaphore de la mort qu’il prend pour décrire le moment de la correspondance : « le signe disparaît dans sa fonction essentielle qui est de dire quelque chose » (p. 236), « Le langage veut disparaître, il veut mourir »3, « le langage vient à

lui-même, c’est-à-dire meurt à lui-même » (p. 88), « le signe [atteint] la chose, la touche, et [meurt] à son contact » (p. 261). Ricœur cherche à cantonner le langage au statut d’instrument. Le dialogue avec Benveniste revient à un dialogue contre Benveniste.

Sous la même optique, Ricœur aborde l’étude de l’indicateur je chez Benveniste comme une théorie de la référence au sujet. Il y exploite davantage la logique de la

1 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 87

2 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 2, p. 246-247 3 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 85

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désignation avec l’instrumentalisme de la langue-langage, car l’indicateur, par sa nature de signe vide, nécessite l’« avance » du sens vers la référence, la rupture de la clôture du signe : « La signification je n’est formée que dans l’instant où celui qui parle s’en approprie le sens pour se désigner lui-même. […] Hors de cette référence à un individu particulier qui se désigne lui-même en disant je, le pronom personnel est un signe vide dont n’importe qui peut s’emparer : le pronom attend là, dans ma langue, comme un instrument disponible pour convertir cette langue en discours, par l’appropriation que je fais de ce signe vide » (p. 251). Cette lecture rend caduque la perspective de Benveniste, qui étudie le fonctionnement sui-référentiel de l’indicateur à partir de sa théorie du langage. En effet le problème des pronoms personnels « n’est un problème de langue que parce qu’il est d’abord un problème de langage »1. Et il théorise le langage comme activité constitutive : « C’est dans et par le

langage que l’homme se constitue en sujet » (p. 259). De même que dans le sémantique, la référence prend valeur de constitution du monde, la référence prend valeur ici de sui-constitution du sujet. L’indicateur je ne renvoie donc pas à l’individu qui se désigne en désignant le monde, mais au sujet du langage en devenir qui travaille au sens du monde. Mais Ricœur porte l’enjeu exclusivement sur la description métalinguistique de l’indicateur. Là où pour Benveniste « je » est une « création » du langage, il est dit chez Ricœur que « le je » n’est pas une création du langage, « je » étant une création de la langue2. Il continue de

considérer « je » comme signe désignatif simpliciter, n’y voit pas la subjectivation du langage qui s’opère dans et par l’instance de discours. Il ramène la théorie du langage chez Benveniste à l’étude de la langue, pour les confondre et délimiter ensemble au seuil de l’extra-linguistique.

Si Ricœur maintient le sujet et le monde hors du langage, c’est qu’il se situe dans la tradition réflexive du Cogito qui installe l’immanence en face de la transcendance en tant que vérité première indifférente au langage. En continuant ainsi la philosophie du sujet qui se joue sur l’unique alternative entre individu empirique et ego transcendantal, Ricœur passe à côté de la subjectivité spécifique du langage que Benveniste met à découvert comme troisième terme. C’est pourquoi l’attention du philosophe se focalise sur le terme ego chez le linguiste, en ne retenant que la deuxième proposition qui suit celle que nous avons citée : « parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’ego »3. Cette

proposition lui suffit pour entreprendre un procès métaphysique. Ainsi il entraîne le dialogue dans sa propre tradition, en mettant en avant la définition de l’ego donnée notamment par Husserl. L’ego transcende ses cogitationes multiples parmi lesquelles on compte l’acte de langage. S’il admet que « la position je et l’expression je sont certes contemporaines », il ajoute aussitôt après que l’ego « rayonne dans ses actes »4. L’ego comme « pôle

identique » (p. 243) se trouve ainsi toujours antérieur et postérieur à l’instance de discours. Mais cet argument critique montre en creux la spécificité du sujet du langage, telle que Benveniste théorise dans ses propos contradictoires mêmes, en la distinguant autant de l’individu psychophysique que de l’ego transcendantal. Car la pensée de la constitution prend en compte l’historicité du devenir, alors que l’ego passe outre précisément à la subjectivation historique, comme Ricœur le souligne lui-même. Si le langage ne constitue pas l’ego transcendantal en tant que « le je », il constitue le sujet empirique et historique en tant que « je ». Ricœur ne prend pas la thèse de Benveniste pour une contradiction productive qui travaille ainsi à une théorie du sujet autre, mais pour une simple « tentation » de la philosophie du sujet chez le linguiste. La théorie du sujet fondée sur la théorie du langage passe pour une « présupposition extra-linguistique du pronom personnel » (p. 252). Et Ricœur

1 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Gallimard, 1966, p. 251 2 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 252

3 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 259 4 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 252

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se veut être « fidèle à la distinction du sémiologique et du sémantique » (ibid.). Il reste fidèle à sa propre conception du sémantique : une logique de la désignation.

L’acte de langage s’en tient à la désignation du monde et à l’auto-désignation de l’ego : « Le sujet se pose comme le monde se montre. Pronoms et démonstratifs sont au service de cette position et de cette monstration : ils désignent, au plus près, l’absolu de cette position et de cette monstration qui sont l’en deçà et l’au-delà du langage » (ibid.). En hypostasiant ainsi comme « absolu » le double plan externe au langage-langue-linguistique, Ricœur contrebalance « l’absolu » du langage qu’il remarque autant dans la linguistique de la langue que dans la linguistique du discours. La linguistique structurale absolutise le langage comme objet de science, la linguistique du discours absolutise le langage comme fondement du sujet et du monde. Il met en garde de « prendre pour un absolu ce qui n’est qu’un phénomène » (p. 85). Pour lui, « le langage n’est pas plus fondement qu’il n’est objet ; il est médiation ; il est le médium, le “milieu” dans quoi et par quoi le sujet se pose et le monde se montre » (p. 252). Il détourne la valeur du couple prépositionnel « dans et par » qui fonctionne chez Benveniste pour impliquer le processus de constitution où s’annule le rapport d’extériorité du langage au sujet et au monde. Corrélatif au procès du « par », le « dans » historicise le lieu de l’inclusion qu’est le langage comme devenir du sujet et du monde. Alors que chez Ricœur, le « par » étant réduit à l’acception instrumentale de « par le moyen de », le « dans » spatialise le langage en sphère distincte, « milieu », que sa perspective phénoménologique surajoute à la double sphère préexistante : le dedans de l’ego et le dehors du monde1. Le « dans » relève ainsi du paradigme de termes spatiaux tels que « l’en deçà »,

« l’au-delà », « à travers ». En critiquant l’exclusion de l’histoire par la linguistique structurale, Ricœur a beau insister sur l’acte événementiel de discours, sa visée définitive consiste en fait à spatialiser le discours, il ne voit pas pourquoi le discours se précise comme instance de discours, en mettant sur le même plan discours, parole, message, usage. Pour lui, la linguistique du discours prend en compte certes ce que la linguistique de la langue a exclu, mais tel qu’elle l’a conçu et rejeté. Là s’arrête le jeu de question et de réponse. C’est que ne lui importe pas tant le dire que le quelque chose dit sur quelque chose, ce fondu du sens et de la référence. Et cette optique logico-phénoménologique favorise l’énoncé aux dépens de l’énonciation. Nous y reviendrons.

Le schéma à triple sphère régit notamment la critique de la pragmatique de Récanati. Il y a lieu de remettre en question cette critique, quoique nécessaire et justifiée, car Ricœur y procède sans faire la part de la différence radicale de la perspective respective de Récanati et de Benveniste sous l’apparence de théorie de l’acte de l’énonciation. A travers la critique explicite de Récanati se continue la critique implicite de Benveniste. Récanati écarte la conception structuraliste du signe comme « élément d’un système sémiotique »2. Il rejoint par

là la position de Ricœur contre la fermeture, d’autant que sa théorie de la référence reste dans la logique de la désignation qui cherche la valeur de vérité de l’énoncé par rapport à la réalité.

Récanati introduit un double thème de signe transparent et de signe opaque à la suite de la conception classique du signe comme « une chose représentant une autre chose » (p. 15-16). Le signe transparent renvoie à la chose signifiée comme référence ad extra, il « représente », « dit » l’état de choses extra-linguistique. Par contre, le signe opaque renvoie à

1 Ricœur répète en effet la spatialisation du langage qu’opère Husserl. Pour le langage, Husserl use les

métaphores spatiales : « sphère verbale », « couche de l’expression ». E. Husserl, Idées directrices pour une

phénoménologie, Gallimard, 1950, p. 418, p. 421. On retrouve aussi le même qualificatif de médium, « medium

de l’expression » (p. 420), dans le contexte où il s’agit de son « fondement » (p. 421). L’idée d’expression implique d’autre part la valeur de sortie ( le préfixe « ex ») de l’intérieur psychique. Ricœur rend substituables la désignation et l’expression : « Pour nous qui parlons, le langage n’est pas un objet mais une médiation : il est ce à travers quoi, par le moyen de quoi, nous nous exprimons et nous exprimons les choses ». Le Conflit des

interprétations, p. 85

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la chose signifiante, à la choséité du signe, comme sui-référence, il « montre », « indique » l’état de choses linguistique qui n’est autre que l’acte de l'énonciation. Ricœur fournit un exemple de ce paradigme d’analyse : « Les deux énoncés : “le chat est sur le paillasson” et “j’affirme que le chat est sur le paillasson” ont la même valeur de vérité. Mais l’un a la transparence d’un énoncé entièrement traversé par sa visée référentielle, l'autre l’opacité d’un énoncé qui renvoie réflexivement à sa propre énonciation »1. Le second énoncé implique la

double référence du signe. La référence ad extra se rapporte à la séquence « le chat est sur le paillasson » et la sui-référence à la séquence « j’affirme que »2. La partie opaque revient donc

à la forme du performatif explicite : je + verbe performatif au présent. Benveniste y remarque l’inscription de la subjectivité et de l’historicité. Mais pour Récanati il s’agit de la choséité des signes qui se manifeste en tant que facteur d’ouverture. Ricœur, de son côté, problématise à juste titre : « Le “je” ne disparaît-il pas en tant que je, dès lors que l’on confère à l’énoncé deux références de direction opposées, une référence vers la chose signifiée et une référence vers la chose signifiante ? Le glissement était en fait contenu dans la définition du signe reçue des Anciens : une chose qui représente une autre chose. Or, comment un acte peut-il n’être qu’une chose ? Plus gravement, comment le sujet qui réfère et signifie, peut-il être désigné comme une chose tout en restant un sujet ? » (p. 64). La critique qui se fait au nom de la pensée de l’acte et du sujet n’envisage pourtant que d’aligner la réflexivité de la sui-référence sur la « conscience de soi » (p. 63), et non sur la subjectivité historique dans le langage. Et s’il s’attaque à la conception substantielle du signe, c’est qu’elle pulvérise sa tripartition de sphère, en faisant du langage et du sujet les choses du monde. Chez Récanati, il n’y a qu’une seule sphère, celle du monde où s’opère la double référence. La critique vire alors à la querelle de la pensée spatialisante interne à l’école de la logique désignative.

L’éclipse du sujet parlant et de la spécificité du langage qui se traduirait pour Ricœur comme impensé de la sphère immanente et de la sphère langagière, s’enchaîne dans la théorie de l’acte de l’énonciation. En substantialisant le signe, Récanati factualise en effet l’acte de l’énonciation qu’il qualifie de « fait ». La factualité corollaire de la choséité renforce la thèse de l’appartenance du langage au monde qui se porte garant de sa logique désignative. Ainsi en appliquant la distinction entre type et token (échantillon, occurrence) chez Peirce à l’indicateur je appelé « token réflexif », il explique la fonction sui-référentielle de ce signe opaque : « Une occurrence du mot “je” désigne la personne qui articule cette occurrence, parce que entre cette occurrence et cette personne il y a une certaine relation de fait »3.

Aussitôt qu’amorcée, s’efface la pensée de la « personne », puisque l’enjeu consiste dans le signe je qui montre sa choséité par le fait d’être énoncé. Et en tant qu’élément premier du monde, il indique la direction du sens vers la chose, qu’est une variante de l’avance du sens vers la référence : « Ces expressions [= tokens réflexifs] sont des embrayeurs, car elles pointent, depuis le sens qu’elles ont en tant que signes, vers ce qu’elles sont comme choses, vers le fait qu’elles constituent. Pour représenter les choses, elles se présentent elles-mêmes comme choses, et, en exhibant l’appartenance du discours au monde, elles lui permettent de le représenter » (p. 163). La personne réduite ainsi au statut de porteuse de l’occurrence je passe notamment pour le point de repère qui sert à particulariser la chose désignée par le mot générique4. Le point nodal de la choséité et de la factualité revient au cadre spatio-temporel du 1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 59

2 Cela se formule chez Récanati : « Le représentant fait réflexion sur lui-même en même temps qu’il représente

le représenté ». La Transparence et l’énonciation, p. 21

3 F. Récanati, La Transparence et l’énonciation, p. 159

4 « La singularité ne peut être décrite en termes généraux, ou du moins, si l’on peut décrire un objet singulier, on

ne peut décrire sa singularité, car c’est non pas de ses propriétés générales, seules susceptibles de description, qu’un objet tient sa singularité, mais de sa localisation spatio-temporelle. […] l’utilisation de coordonnées spatio-temporelles, sans quoi nous ne pouvons faire référence aux objets singuliers, met en jeu la token-réflexivité :grâce à ces coordonnées, nous identifions tous les objets singuliers par rapport à l’un d’eux, qui sert

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monde où Récanati place l’acte de l'énonciation comme fait et le sujet de l’énonciation comme objet. En effet, le token réflexif permet de « faire référence aux objets singuliers, c’est-à-dire aux objets situés dans un cadre spatio-temporel » (p. 167).

Sa logique de la désignation s’inscrit par là dans la continuité de la logique identificatoire de la localisation chez Strawson. Strawson subsume la personne et la chose physique sous la classe de l’individu à titre de « particuliers de base », à une différence près

que la personne est abordée comme « unique référent doté de deux séries de prédicats »1

physiques et psychiques. Ricœur remarque que Strawson accentue cependant l’aspect physique de la personne apte à s’identifier par le « repérage spatio-temporel » (p. 45) par rapport à l’aspect psychique qui ressortit au dedans de la conscience. La philosophie analytique, qu’il s’agisse de la théorie de l’identification ou de la théorie de l’énonciation procède à l’objectivation du sujet sous l’optique exclusivement mondaine. Elle joue en cela le rôle de science objective pour la phénoménologie de Ricœur.

La perspective de Benveniste se démarque clairement de celle de la philosophie analytique. Le sujet du langage n’est pas à confondre avec l’individu-objet localisable dans la réalité de monde. Les indicateurs je et tu « ne renvoient pas à la “réalité” ni à des positions “objectives” dans l’espace ou dans le temps, mais à l’énonciation, chaque fois unique, qui les contient »2. En abordant la référence non pas en termes de localité, mais en termes

d’historicité, Benveniste détache de l’ordre du monde le sujet de l’énonciation et l’acte de l'énonciation. Et par là il invite à penser autrement le monde non plus comme réalité physique, mais comme « réalité de discours » (p. 252). Si la référence des déictiques ici et

maintenant s’organise à partir de l’instance de discours actuelle, ici et maintenant ne relèvent

pas du registre spatio-temporel prédéterminé, mais de la catégorie de la « réalité de discours », réalité que le sujet de l’énonciation constitue chaque fois dans son historicité. Pour Benveniste, le discours n’appartient pas tant au monde que le monde appartient au discours. L’approche du performatif témoigne de son point de vue irréductible à la pragmatique de la philosophie analytique. Il définit le performatif comme « une propriété singulière, celle d’être sui-référentiel, de se référer à une référence qu’il constitue lui-même » (p. 273-274). Bien que Récanati pose, en citant cette définition, que « c’est instaurer une nouvelle réalité »3, sa théorie de l’énonciation factualisante n’implique la réalité que par

l’idée assise de monde physique naturel. Mais Benveniste insiste pour ne pas mêler dans le performatif le « résultat obtenu »4. C’est que sa perspective est tournée vers le procès

d’énonciation constituante qui renverse le rapport du discours au monde. En cela, il tient valable la distinction entre constatif et performatif, en invoquant la distinction entre sens et référence. Le constatif renvoie encore à la réalité mondaine par sa nature de description. Le sens s’oriente vers la référence. Le performatif est un acte de l’énonciation complet dans et par quoi le sens déborde la référence, en tant que sui-référence transformatrice de la réalité de monde en réalité de discours. Alors que pour Récanati qui formule : « dans le sens de l’énoncé se réfléchit le fait de l’énonciation »5, la sui-référence du performatif contribue par

sa factualité à maintenir davantage l’ordre préalable du monde. Or, si le performatif illustre ainsi le sémantique chez Benveniste, sa théorie de l’énonciation ne laisse pas que d’étendre le performatif au constatif. Et cela toujours dans le trajet inverse de la pragmatique qu’est la

d’origine aux coordonnées ; mais celui-ci, nous ne pouvons l’identifier sans cercle vicieux à l’aide du même réseau spatio-temporel qui s’ordonne à partir de lui : nous n’avons, pour l’identifier, d’autre possibilité que de recourir aux catégories token-réflexives de “gauche”, de “droit”, d’“avant” et d’“après”, qui toutes font référence à la position de celui qui les utilise ». La Transparence et l’énonciation, p. 173-174

1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 46

2 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 254 3 F. Récanati, La Transparence et l’énonciation, p. 100 4 E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 276 5 F. Récanati, La Transparence et l’énonciation, p. 7

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leçon même de sa tenue de la distinction. A travers l’idée du performatif implicite chez Austin, Récanati généralise le performatif pour mieux valider l’adéquation du constatif au réel. Dans la perspective de Benveniste, le constatif ouvre à l’acte de sémantisation constitutif marqué par la subjectivité historique, et non à l’acte de désignation vérificatif marqué par la choséité factuelle.

Benveniste considère l’énonciation comme faire du langage en activité. Chez Récanati elle passe pour le fait mondain du résultat. La factualisation rabat par là l’événement langagier sur l’événement physique ou autre : « L’énonciation […] est un événement qui a lieu, comme tout événement, à un certain moment et en un certain lieu : cet événement spatio-temporellement déterminé, c’est le dire, ou l’énonciation. Le fait de dire quelque chose est un événement, comme le fait de se casser une jambe, comme le fait de recevoir une décoration, comme le fait de naître ou de mourir » (p. 153). Par cette non-distinction, Récanati conjugue l’événementialité avec l’objectivité sous l’égide du schéma spatio-temporel. Alors que Benveniste l’érige en principe d’historicité de la subjectivation. Mais Ricœur méconnaît la différence radicale de leur théorie de l’énonciation, chacune ayant une acception conséquente de l’événement. Il parle notamment de la « caractérisation de l’énonciation comme événement, ou instance de discours, qui a donné l’occasion d’assimiler l'acte de langage à un fait »1. Pour le phénoménologue, la linguistique de Benveniste relève, au même titre que les

disciplines de la philosophie analytique, de l’attitude naturaliste. Il la range parmi ce que Husserl appelle « sciences du fait » qui portent sur la « réalité naturelle sous forme individuelle », sur « l’existence spatio-temporelle »2. Et les thèmes, tels que l’événement,

l’actualité, l’expérience3, que Ricœur fait ressortir pour valoriser, par rapport à la linguistique

de la langue, la linguistique du discours, se retournent contre elle, comme « fait », « contingence », « attitude naturelle »4. Son rapport aux théories de Récanati et de Benveniste

qu’il prend en bloc s’inscrit dans le contexte phénoménologique.

Une telle confusion profite à la continuité de la vue spatiale, par quoi il engage en effet sa critique de la factualisation de l’énonciation. Indifférent, tout comme Récanati, à la pensée du devenir qu’est la pensée de la spécificité de l’acte de langage, Ricœur renforce sa remise en question de l’idée unidimensionnelle qui met sur le même plan mondain l’énonciation ad

extra et l’énonciation sui-référentielle5. Il entreprend de dissocier l’énonciation de la sphère

transcendante, autrement dit, d’associer l’énonciation à la sphère immanente : « On interroge le statut du sujet de l’énonciation en tant que tel, et non pas seulement l’acte de l’énonciation traité comme un fait, à titre d’événement qui arrive dans le monde, dans ce monde même auquel appartiennent les choses auxquelles nous faisons référence ad extra »6. Et il cite les

propos de Granger : « Le renvoi à l’énonciation n’est pas du même ordre que les renvois proprement sémantiques. L’énonciation ne se trouve pas alors repérée dans le monde dont on parle : elle est prise comme référence limite de ce monde » (p. 67). La requête du sujet de l’énonciation écarte sa conception minime chez les philosophes analytiques comme objet du

1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, p. 69

2 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, p. 16

3 Pour introduire son propre sémantique, logique de la désignation, contre la linguistique de la langue, Ricœur

fait appel en effet à l’expérience de locuteur et d’interlocuteur : « L’expérience que le locuteur et l’interlocuteur ont du langage vient limiter la prétention à absolutiser cet objet [=le langage en langue]. L’expérience que nous avons du langage découvre quelque chose de son mode d’être qui résiste à cette réduction ». Le Conflit des

interprétations, p. 85.

4 La « factualité » chez Récanati reviendrait à la « facticité » chez Husserl.

5 La formule précitée de Récanati (« dans le sens de l’énoncé se réfléchit le fait de l’énonciation ») est dite

qu’elle « attache la réflexivité à l’énonciation traitée comme un fait, c’est-à-dire comme un événement qui se produit dans le monde. Ce qu’on appelait tout à l’heure acte est devenu un fait, […] un fait survenant dans le même monde que les faits et les états de choses visés référentiellement par les énoncés déclaratifs ou assertifs ».

Soi-même comme un autre, p. 63.

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monde, « un de ses contenus » (ibid.), en introduisant l’opposition prépositionnelle de lieu entre dans et sur. A l’opposé du statut de point de repère dans le monde, la sphère de l’ego se traduit alors en termes de « centre de perspective sur le monde » (p. 65), de « point de perspective privilégié sur le monde » (p. 67). Articulé ainsi avec le sujet parlant en tant qu’« ego de l’énonciation » (p. 68), l’acte de l’énonciation se sépare certes d’un fait. Mais la critique de la factualisation ne fait qu’imposer la phénoménologie du sujet, qui commence par instituer un « dénivellement entre le “je” et le monde »1, comme séparation de la « région

conscience » et de la « région chose ».

Le maintien de la sphère distincte du langage que Ricœur opère, par rapport à la sphère du monde, à travers le refus de la substantialisation du signe, s’accentue, par rapport à la sphère de l’ego, sous forme de paradoxe qu’il introduit entre le « je voyageur » du shifter et le « je ancré » de l’ego. Le paradoxe fait figure de déclinaison de la problématique de la fermeture et de l’ouverture, mais il s’oriente dans le but de renforcer le primat de la spatialité sur l’événementialité, en définitive de repousser le rapport de fondement du langage au sujet. Il n’est pas anodin que Ricœur allègue comme solution linguistique la distinction du type et du token, du token réflexif. Si l’ouverture repose sur la prise en compte de l’acte de l’énonciation, sa factualisation fait échec à l’implication de l’ego de l’énonciation. D’autant que Ricœur remarque la logique numérique et distributive du signe qui préside à l’acception de l’événementialité du token, du token réflexif. L’ouverture qui consiste à prendre le « système comme acte » et la « structure comme événement »2 tourne à l’occultation de l’ego

devant la choséité du signe et la factualité de l’acte événementiel3. La solution linguistique

calquée sur l’unique modèle de la pragmatique donne lieu du même coup à l’invalidation de la conception fondamentale du langage. En effet, Ricœur en tire argument pour corroborer immédiatement la transcendantalité de l’ego par rapport à ses actes de langage. Il répète derechef Husserl : « Si [les énonciations d’un locuteur] constituent chacune un événement différent, susceptible de prendre place dans le cours des choses du monde, le sujet commun de ces multiples événements est-il lui-même un événement ? […] On n’a pas oublié non plus les difficultés attachées à des expressions métaphoriques telles que Ichstrahl, “rayon du moi”, ou Ichpol, “moi comme pôle identique des actes”, pour caractériser la sorte de rayonnement ou d’émanation qui exprime le rapport d’un locuteur unique à la multiplicité de ses actes de discours »4. La critique de la théorie de Benveniste s’engage dans la critique de la théorie de

Récanati qui reste autour du débat de la pensée spatialisante entre schéma à unique sphère et schéma à triple sphère. Et ce débat tronque l’enjeu de la critique du statut de l’événement dans la pragmatique. Il le reprend comme paradigme spatial de la sphère mondaine. Par là même, il continue l’indifférence de la spécificité de l’acte de langage, quitte à le convertir en refus, telle qu’il se manifeste chez les pragmaticiens soucieux de démontrer que l’énonciation est une action à part entière. La non-distinction entre l’événement de l’acte de langage et l’événement des actions autres ne fait pas problème à Ricœur qui convient que « le langage s’inscrit dans le plan même de l’action » (p. 58). Et plus loin, il parle du sujet du langage

1 E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, l’introduction de Ricœur, p. XIX. 2 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 86.

3 On cite l’argument de Ricœur in extenso : « Cette distinction entre type et échantillon élimine-t-elle tout

paradoxe concernant le “je” ? On peut en douter, si l’on considère qu’elle est parfaitement compatible avec une interprétation de la réflexivité dans le sens de la sui-référence, c’est-à-dire d’un renvoi à la factualité d’un événement spatio-temporel arrivant dans le monde. C’est de l'acte de l'énonciation, entendu comme un fait mondain, qu’on peut dire qu’il n’a lieu qu’une seule fois et n’a d’existence que dans l’instant où l’énonciation est produite. On parle alors des occurrences différentes d’un même signe, ne différant numériquement que par leur position spatio-temporelle, mais illustrant le même type. Le signe en question, c’est l’acte d’énonciation traité comme un fait. Le “je” n’est plus alors visé qu’obliquement, à savoir comme expression marquée à l’intérieur d’un performatif explicite de la forme : “j’affirme que”, “j’ordonne que”, “je promets que”, etc. ». Soi-même

comme un autre, p. 66.

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comme « agent » (p. 63). Ce qu’il problématise, c’est la non-distinction entre événement et acte-action, et la résorption, qui en découle, de l’acte-action justiciable de la sphère de l’ego dans l’événement justiciable de la sphère du monde. Sous cet angle d’attaque, il met en cause notamment la théorie de l’action1, autre discipline de la philosophie analytique, avec laquelle

il propose « l’intersection » (p. 58) de la théorie de l'acte de l’énonciation. Par le jeu des trois termes (acte, action, événement), il trouve à faire dépendre davantage de l’ego l’acte de l’énonciation, au même titre que les actions, qui revient à une cogitatio désignative et auto-désignative étrangère à l’historicité, à l’événement de subjectivation du langage.

Irrésolu ou éludé relativement à la prise en compte ou non de l’ego2, le paradoxe vise à

disqualifier je non seulement en tant que marque de la subjectivité spécifique du langage, mais aussi en tant que signe désignatif de l’ego. Si le paradoxe écarte la théorie linguistique de la subjectivation, c’est qu’il repose notamment sur le double thème philosophique de la constitution du sujet : cohérence et différence. Ricœur rattache, dans son commentaire de

Ideen II, la transcendantalité de l’ego sur ses actes à une « auto-constitution du moi dans le

temps » : « Si le moi “passe”, il ne passe pas comme un événement ; il n’arrive pas, mais tout ce qui arrive lui arrive. Tout au plus peut-il cesser ou commencer de réfléchir, c’est-à-dire “d’opérer” l’acte réflexif du Cogito, mais non de rayonner de ses actes »3. Bien que le thème

de la constitution ne puisse s’empêcher d’impliquer le temps, la temporalité de l’ego se pose contre le devenir, ce qui rejoindrait la vue spatialisante. Ricœur continue immédiatement : « C’est sa façon d’être immuable » (ibid.). Un peu plus loin, « cette manière de se comporter avec cohérence » (p. 109). On trouve ainsi le paradigme de cette temporalité : « permanence », « durable », « demeurant ». Anti-historique, l’« individuation » de l’ego s’oppose donc à l’individuation du sujet du langage. C’est la conscience qui fonde l’individu en ego, travaille à constitution du moi, le langage n’étant qu’un instrument de l’auto-référence, de l’auto-désignation du moi qui s’explicite comme procédé d’« individualisation »4. Mais paradoxalement, le signe je manque précisément la fonction de

l’individualisation. La dépendance de je à l’égard de l’acte de langage (« seul est déterminant le rapport de l’énonciation, prise pour repère fixe »5) s’arrête à l’« intermittence », inapte à

rendre compte de la « permanence » de l’ego. La critique de l’événementialité du token s’inscrit ainsi dans cette temporalité transcendantale de l’ego qui montre en creux que l’impensé de l’historicité va de pair avec le déplacement du fondement, du langage à la

1 Ricœur s’efforce de garder la distinction entre l’action que l’agent fait arriver et l’événement qui arrive. Mais

chez Anscombe, la distinction initiale entre le côté subjectif, action et motif-désir, et le côté objectif, événement et cause débouche sur l’effacement du premier paradigme par le second, c’est-à-dire par « le privilège du résultat obtenu qui est lui-même un événement », et par « l’accentuation du côté objectif du désir », comme la notion de « désirabilité » de l’objet à obtenir. cf. Soi-même comme un autre, p.89. Ricœur explique que ce primat de l’objectif provient de l’attitude scientifique de cette discipline, attitude qui consiste à décrire la réalité. Il s’agit donc de l’attitude naturaliste. La scientificité de la description repose sur la vérification qui se borne au plan factuel. Dans la même perspective de la philosophie analytique, Davidson subordonne l’explication téléologique du subjectif à l’explication causale de l’objectif. Il reprend notamment l’idée de causalité à Hume dont l’empirisme sceptique n’implique que la sphère du monde. La disparition du subjectif s’achève par la substantialisation de l’action comme « entité », au même titre que l’événement, comme réalité mondaine qui assure le but vérificatif, « la valeur de vérité aux propositions qui s’y réfèrent » (p. 105).

2 Par la factualisation de l’énonciation, et l’objectivation du sujet de l’énonciation, la solution que propose

Récanati s’avère élusive. Les token-réflexives « renvoient à un fait qui a lieu dans l’espace et dans le temps public, bref dans le monde. Par là est éludé le paradoxe, qui ne surgit que lorsqu’on thématise pour lui-même le sujet de l’énonciation ». Soi-même comme un autre, p. 66-67.

3 P. Ricœur, A l’école de la phénoménologie, Vrin, 1986, p. 108.

4 A la suite de la tradition logique, Ricœur place les indicateurs et déictiques, la définition définie et le nom

propre sous la catégorie d’« opérateurs d’individualisation ». Soi-même comme un autre, p. 40. On remarque le même regroupement chez Récanati. Cela montre à nouveau que son rapport critique avec la philosophie analytique du langage n’est qu’un désaccord de l’optique spatiale interne à la discipline de la logique désignative.

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conscience. Chez Ricœur il s’agit strictement de la dépendance de l'acte de langage à l’égard de l’ego. Et en même temps, l’indicateur je efface l’unicité de l’ego, car il s’applique à quiconque se désigne en parlant. C’est pourquoi le paradoxe se précise comme contradiction entre le « substituable » du shifter et le « non substituable » de l’ego. Dans la critique de je, entre en jeu la cohérence temporelle corrélative à la différence individuelle. L’indicateur échoue selon Ricœur à désigner un seul et même ego dans toutes ses occurrences d’emploi, alors qu’il fonctionne pour renvoyer au sujet du langage devenant, et non à l’ego de la conscience demeurant. Ricœur fait ainsi du paradoxe la limite de la sphère du langage-langue qui ne répond pas à la double question de l’individuation et de l’individualisation. Mais comme une pétition de principe, le paradoxe impose au préalable ses propres conditions de solution qui relèvent de l’égologie en rapport avec la logique de la désignation. Le paradoxe témoigne en fait de la limite de la théorie du sujet et de la théorie du langage chez Ricœur, qui se situe dans l’impensé de l’historicité du devenir.

L’individualisation fait pendant d’autre part à la « conceptualisation ». Ce couple s’observe dans l’application, à l’indicateur, de la logique de la désignation, où il est en effet question de l’unité de la référence et du sens, du suivi de l’ordre extra-linguistique dans l’ordre linguistique. Tandis que Benveniste met à découvert le fonctionnement comme manifestation de la subjectivité historique, et par là même constitutive de sa propre référence. L’enjeu de la connexion entre individualisation et conceptualisation se développe à travers le recours à l’analyse de Husserl sur les indicateurs et déictiques qualifiés d’« expressions fluctuantes », « essentiellement subjectives et occasionnelles »1. Ricœur remarque sans

difficulté la correspondance entre l’idée d’occurrence (token, token réflexif) et l’idée d’occasion : « Nous retrouvons Husserl : l’amphibologie du “je” est celle d’une signification nécessairement occasionnelle. Le terme occasionnel a le sens très précis de relier le “à chaque fois” du type au “une seule fois” de l’échantillon ». Il établit le même rapprochement implicite à l’égard de la théorie de Benveniste en en retenant notamment l’idée de vide et de plein qui est un thème majeur chez Husserl. Il parle ainsi de « l’usage hic et nunc de ce signe vide »2. On note que Husserl se sert des termes hic et nunc pour décrire le caractère fluctuant

de ces expressions relatif à l'acte de l’énonciation actuel. Or Benveniste introduit l’idée de signe vide en vue de le distinguer du signe « virtuel », c’est-à-dire conceptuel. Les indicateurs et les déictiques sont vides de signifié conceptuel. Ricœur implique lui-même la différence du « terme vacant » par rapport aux « expressions génériques ». Et pourtant il continue de parler de la « signification » de ce signe vide, là où le linguiste passe à l’étude du fonctionnement. Ricœur fait subrepticement du signe vide le signe virtuel. C’est qu’il déplace la distinction entre le vide et le virtuel vers la distinction entre la signification variable de l’expression subjective et la signification universelle de l’expression objective ayant pour visée le « remplacement » de la première par la seconde qui « demeure toujours irréalisable »3. Il

emprunte en effet à Husserl l’exemple de la démonstration de l’échec4. Issu de la confusion 1 Selon Husserl, il s’agit de « toute expression à laquelle appartient un groupe présentant une unité conceptuelle

de significations possibles, de telle manière qu’il soit essentiel pour cette expression d’orienter à chaque fois sa signification actuelle suivant l’occasion, suivant la personne qui parle ou sa situation. C’est seulement eu égard aux circonstances de fait de l’énonciation que peut, en général, se constituer ici pour l’auditeur une signification déterminée parmi les significations connexes ». E. Husserl, Recherches logiques, 2, première partie, Presses Universitaires de France, 1961, p. 93.

2 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 252.

3 E. Husserl, Recherches logiques, 2, première partie, p. 103.

4 Husserl parle de je qu’il est « un mot par lequel toute personne qui parle se désigne elle-même. Mais la

représentation conceptuelle ainsi éveillée n’est pas la signification du mot je. Sans quoi nous devrions pouvoir simplement substituer à je les mots : toute personne qui en parlant se désigne elle-même. Manifestement, cette substitution conduirait à des expressions non seulement insolites, mais encore ayant une signification différente. Par exemple, si, au lieu de je suis contente, nous voulions dire : toute personne qui en parlant se désigne

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entre la « fonction » et la « signification », la « définition », le constat d’échec relance la recherche du sens adéquat à la référence qu’il tient avant tout pour ego, sujet hors du monde, et non pour individu, objet dans le monde, quitte à problématiser ensuite cette acception première. Le paradoxe caractéristique, selon lui, des lacunes de l’indicateur je conduira à y suppléer un terme qui articule individualisation, individuation et conceptualisation. Une telle solution philosophique repose alors sur une phénoménologie du sens qui pratique un réalisme du langage, et pour cause, Ricœur passe à côté de l’historicité. La logique de la désignation est en cela en continu avec la phénoménologie du sens.

2. Phénoménologie du sens, phénoménologie de la langue

Coextensif au déplacement du fondement du sujet, le fondement du rapport de sens entre sujet et monde glisse du langage à la conscience. La logique de la désignation, telle que Ricœur reprend à Husserl, donne suite à ce glissement. Le point nodal reste dans la distinction entre sens et référence, qui s’énonce chez Husserl notamment entre vide et plein1 : l’intention

de signification vide d’intuition (l’acte conférant la signification) et l’intention de signification remplie par l’intuition (l’acte remplissant la signification)2. En plaçant au

premier plan l’intentionnalité de conscience, il explicite sa conception du langage : « La

mais le concept par lequel nous exprimons cette fonction n’est pas le concept qui constitue immédiatement et par lui-même la signification ». Recherches logiques, 2, première partie, p. 94-95. Et Ricœur de répéter : « “Je” désigne si peu le référent d’une référence identifiante que ce qui paraît en être la définition, à savoir : “toute personne qui se désigne elle-même en parlant”, ne se laisse pas substituer aux occurrences du mot “je”. Il n’y a pas d’équivalence, au point de vue référentiel, entre “je suis content” et “la personne qui se désigne est contente” ; cet échec de l’épreuve de substitution est ici décisif ; il atteste que l’expression n’appartient pas à l’ordre des entités susceptibles d’être identifiées par voie référentielle ». Soi-même comme un autre, p. 61.

1 Ricœur explicite qu’il s’agit de la reprise de la distinction chez Frege entre Sinn et Bedeutung : « Cette avance

du sens (idéal) vers la référence (réelle) est l’âme même du langage. Husserl ne dira pas autre chose dans les

Recherches logiques : le sens idéal est un vide et une absence qui demandent à être remplis. […] ce que l’on

articule ainsi, c’est une intention signifiante qui rompt la clôture du signe, qui ouvre le signe sur l’autre, bref qui constitue le langage comme un dire, un dire quelque chose sur quelque chose ». Le conflit des interprétations, p. 87-88.

2 La confusion entre vide /virtuel chez Benveniste et signification variable / signification universelle chez

Husserl qui ramène au maintien du signifié dans le signe je, repose ainsi sur la confusion première entre deux acceptions du vide. Chez Benveniste, il s’agit du vide de signifié. Chez Husserl il est question du vide de référent.

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fonction du mot […], c’est justement d’éveiller en nous l’acte conférant le sens, de désigner ce qui est intentionné “en lui”, et peut-être donné par l’intuition remplissante »1. Et Ricœur

entreprend de démêler davantage de la désignation la signification en la tenant à l’écart de l’acte de langage. Et cela à l’avenant de l’orientation ultérieur des travaux de Husserl, des

Recherches logiques à Idéen I : « On y voit la signification logique se loger au centre de

gravitation de la signification linguistique, et celle-ci s’inscrire dans le périmètre plus vaste de l’intentionnalité de conscience ; à la faveur de cette extension de la recherche du plan logique au plan perceptif, l’expression linguistique, et à plus forte raison, l’expression logique, s’avèrent constituer seulement la forme réfléchie d’une activité signifiante enracinée plus bas que le jugement et caractéristique de l’Erlebnis en général ; c’est en ce sens que la signification devient la catégorie la plus englobante de la phénoménologie »2. Ce résumé fait

écho, implicitement mais largement, à la section 124 de Idéen I dont Ricœur est le traducteur, en entraînant du même coup trois questions qui s’y exposent : le rapport entre sphère de la conscience et sphère du langage, et le rapport, qui en découle, du sens de conscience à la fois aux sens et forme de langage. Autrement dit, ici entrent en jeu le fondement du langage, le réalisme du langage et le formalisme du langage. On va tenter de voir comment Ricœur aborde et développe ce triple enjeu.

Il y a chez Ricœur une reconnaissance de la nécessité du langage au rapport de l’homme au monde. En citant Lévi-Strauss qui inscrit la « fonction symbolique » du langage comme rapport signifiant dans le cadre anthropologique, il relève lui-même que la fonction symbolique est « la naissance même de l’homme à l’ordre des signes » (p. 254). Il dissocie explicitement le symbolique du sémiotique : « La fonction symbolique n’est donc pas sur le même plan que les différentes classes de signes que peut discerner et articuler une science générale des signes, une sémiologie » (ibid.). Inversement, il associe le symbolique au sémantique, mais il coupe court à une anthropologie historique du langage à quoi ouvre notamment la théorie de la subjectivation dans la sémantique de Benveniste. Nous avons remarqué que le langage pour Ricœur n’est ni « l’objet » selon la sémiologie, ni « le fondement » selon la sémantique, mais un « medium » instrumental qu’il prend en même temps pour « phénomène ». S’il ne peut pas exclure le langage, il l’inclut en tant que phénomène de la conscience à décrire et il le décrit précisément comme cogitatio d’expression, de désignation référentielle où se trouvent déjà le monde et le sujet. La naissance en question ne revient aucunement à la transformation de l’homme en sujet, du monde en sens dans et par l’acte de langage. Ricœur conjugue donc à l’égard du langage le refus du statut fondamental et le retenu du statut nécessaire. Et cette conjugaison s’engage non seulement sur le plan descriptif mais aussi sur le plan déductif. Décrire la dépendance du langage à la conscience, c’est déduire le langage de la conscience comme son fondement. C’est pourquoi il aligne la déduction sur la réduction phénoménologique qui passe notamment pour « les conditions de possibilité de la référence à soi dans la référence à quelque chose », « les conditions de possibilité de la relation signifiante, de la fonction symbolique » (p. 253), « le transcendantal du langage, la possibilité pour l’homme d’être autre chose qu’une nature parmi les natures, la possibilité pour lui de se rapporter au réel en le désignant par le moyen des signes » (p. 254). Il introduit dans son acception de la réduction transcendantale le double titre de la conscience constitutive à la fois du langage et du sens du monde.

La visée du transcendantal confond et rejette en bloc l’empirique et l’empirisme. La quête de la fondation du langage dans la conscience mène à l’éviction de l’histoire dont le concept revient chez Ricœur à l’historicisme, et non à l’historicité. En considérant la réduction comme « commencement d’une vie signifiante » (ibid.) – ce qui témoigne clairement du déplacement du principe anthropologique, du langage à la conscience, il précise

1 E. Husserl, Recherches logiques, 2, première partie, p. 45-46. 2 P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, p. 242.

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immédiatement que « ce commencement est non chronologique, non historique », mais « transcendantal à la manière dont le contrat est le commencement de la vie en société » (ibid.). Il s’agit de la fiction transcendantale hors de l’histoire. Et il écarte corrélativement la subjectivité qu’il ne distingue pas, pour la même raison, du subjectivisme. En suivant Husserl, Ricœur repousse l’empirisme subjectiviste, mais à la différence du premier, il se tient en garde autant contre l’idéalisme subjectiviste. S’il accorde la conception d’une « conscience sans ego » (p. 256), l’accord n’est pas passif afin de s’ajuster à la rigueur de science du structuralisme en linguistique et en anthropologie qui exclut l’histoire et le sujet. Il reprend cette double exclusion pour les besoins de la cause. C’est un accord actif en vue de séparer de la réduction « l’auto-suffisance de la conscience » comme « résidu » (p. 253) et le problème majeur de l’égologie y afférent : le solipsisme1. La réduction ne travaille

pas tant à l’instauration de l’ego cogito qu’au surgissement du « champ des cogitationes » (p. 255), c’est-à-dire du rapport entre cogitatio et cogitatum. Ce rapport de la conscience au monde précède son rapport au sujet pris pour ego. Plus que l’antinomie, il y a ainsi une connivence stratégique entre le structuralisme et la phénoménologie propre à Ricœur. Car la régression vers l’origine tient à l’impensé de la subjectivité historique et spécifique du langage. Transcendantale, elle rend la « vie signifiante » apersonnelle et ahistorique.

Détachée du sujet et de l’histoire, la réduction travaille au récit de la genèse du signe. Ricœur ramène notamment la « genèse idéale du signe » (p. 254), qui s’explicite comme « écart », « différence » vis-à-vis de la réalité, à la « non-naturalité », « non-mondanité » (p. 255) de la conscience issue de la réduction. L’attitude phénoménologique d’une conscience ainsi acquise permet d’accéder à un Eidos que recèle chaque objet du monde, alors qu’il n’apparaissait que comme fait, « ceci hic et nunc » dans l’attitude naturelle, et l’attitude naturaliste qui en découle. La visée principale de la réduction transcendantale réside en effet dans la saisie éidétique2. Par la double acception husserlienne et kantienne du transcendantal

que Ricœur attache à la réduction, le récit de la genèse porte à fonder le concept générique qu’implique le signe linguistique sur l’essence de l’objet que décèle la conscience intentionnelle, pour les fondre sous la catégorie de la phénoménologie en tant que « théorie générale de la signification », ou « théorie du langage généralisé » (p. 254). Il s’agit du réalisme éidétique qui met la signification du langage aux prises avec le sens de conscience, en termes d’Ideen, la Bedeutung avec le Sinn. A ce titre, le langage passe au premier plan : « Le langage cesse d’être une activité, une fonction, une opération parmi d’autres : il s’identifie au milieu signifiant total, au réseau des signes jetés comme un filet sur notre champ de perception, d’action, de vie. C’est ainsi que Merleau-Ponty a pu dire que Husserl “pousse le langage en position centrale” » (p. 243). La nécessité du symbolisme pour la vie signifiante est une question du langage irréductible (sa « position centrale ») qui s’impose aux

1 Nous développerons cet enjeu dans le chapitre suivant.

2 Si la philosophie analytique correspond à l’attitude naturaliste, la démarche de Benveniste repose sur

l’empirique du langage à vivre, et non sur l’empirisme du fait à observer, par la distinction entre individu psychophysique et sujet historique. Mais comme nous avons remarqué, Ricœur critique les théories de l’énonciation chez Récanati et chez Benveniste sous le titre de science du fait, qui se dit également « science empirique » chez Husserl. Et dans la perspective phénoménologique, le « fait » s’oppose à l’« essence », l’« existence » à l’« Eidos », la « contingence », « facticité » à la « nécessité éidétique ». Husserl explique : « cette nécessité ne désigne pas la simple permanence de fait d’une règle valable de coordination entre des faits spatio-temporels ; elle présente tous les caractères de la nécessité éidétique, et ainsi a rapport avec la généralité

éidétique ». Idées directrices pour une phénoménologie, p. 17. Et puisque « tout objet individuel possède un

fonds éidétique, son essence » (p. 31), « tout fait inclut un fonds éidétiques » (p. 35), il incombe au phénoménologue de saisir l’essence pure par la réduction transcendantale des données empiriques à la conscience apersonnelle et ahistorique. La linguistique structurale de la langue, à la différence de la linguistique du discours, se trouve proche de l’attitude phénoménologique, car elle écarte « l’idée naïve que le signe est mis pour la chose » (Le Conflit des interprétations, p. 83), comme elle écarte la subjectivité et l’historicité.

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