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Les humanités numériques, une révolution ?

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: hal-01948447

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01948447

Submitted on 2 May 2019

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Les humanités numériques, une révolution ?

Nicolas Doduik

To cite this version:

Nicolas Doduik. Les humanités numériques, une révolution ?. 2017. �hal-01948447�

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Laboratoire méditerranéen de sociologie UMR 7305 - Aix Marseille Université - CNRS Maison méditerranéenne des sciences de l’homme 5 rue du Château de l’Horloge, BP 647

13094 Aix-en-Provence http://lames.cnrs.fr

Les humanités numériques, une révolution ?

Nicolas Doduik

Aix Marseille Univ, CNRS, LAMES, Aix-en-Provence, France

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L E S H U M A N I T E S N U M E R I Q U E S , U N E R E V O L U T I O N ?

Nicolas Doduik

Doctorant au Lames et en Cifre au Mucem

On entend beaucoup parler d’ « humanités numériques » (digital humanities en anglais) à l’université comme dans les entreprises du numérique : refondation d’humanités transdisciplinaires dans un esprit de partage et de collaboration, ou cheval de Troie néolibéral qui vise à faire entrer méthodes et schémas de pensée du management à l’université ? Dans ce champ des humanités numériques en pleine effervescence, l’idée ici est d’envisager à la fois les aspects novateurs et pertinents pour les sciences humaines et sociales, et les critiques que l’on peut déjà émettre.

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QUE SONT LES HUMANITES NUMERIQUES ?

Définition

D’après Wikipédia, « les humanités numériques sont un domaine de recherche, d’enseignement et d’ingénierie au croisement de l’informatique et des arts, lettres, sciences humaines et sciences sociales. […] Elles se caractérisent par des méthodes et des pratiques liées à l’utilisation des outils numériques, en ligne et hors ligne, ainsi que par la volonté de prendre en compte les nouveaux contenus numériques, au même titre que des objets d’étude plus traditionnels. […] Les humanités numériques s’enracinent souvent d’une façon explicite dans un mouvement en faveur de la diffusion, du partage et de la valorisation du savoir ».

Les humanités numériques sont donc :

• un domaine de recherche transdisciplinaire, qui se revendique de plusieurs champs académiques et qui essaye de s’ancrer dans les universités,

• qui s’intéresse au « numérique » (c'est-à-dire à l’informatique et à ses usages) de deux manières différentes :

▪ comme objet d’étude,

▪ comme outils et méthodes (pour étudier le numérique ou d’autres objets),

• et qui se revendique en faveur de la « diffusion, du partage et de la valorisation du savoir ». C’est un des points qui me semblent les plus intéressants : car au-delà de l’objet ou des méthodes particulières du champ, c’est peut-être toute la recherche, son fonctionnement et sa visée qui sont questionnés par les digital humanities.

Pour autant, les humanités numériques sont ambivalentes : concrétisent-elles le rêve du retour des « humanités » qui uniraient toutes les sciences humaines et sociales (SHS), ou sont- elles une des facettes du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski et Chiapello 1999) qui cherche à modifier en profondeur le champ de la recherche ? S’agit-il d’une véritable remise en question des méthodes et résultats des SHS, ou bien de poudre aux yeux qui remue quelques vagues concepts en cherchant un consensus mou entre toutes les disciplines ? Il est indéniable que les humanités, c'est-à-dire l’ensemble des disciplines des SHS (l’histoire, la linguistique, la littérature, les arts et le design, la géographie, l’économie, la sociologie, le droit, la théologie et les sciences des religions, etc.) se reconfigurent avec les méthodes, concepts et outils de l’informatique qui rapprochent des chercheurs de tous horizons. Les humanités seraient donc en train de se réinventer par l’informatique, mais aussi de se rapprocher des autres sciences.

Le web est né dans la philosophie du partage du savoir et de sa mise à disposition pour tous : cet aspect comme bien d’autres de la culture numérique font partie intégrante du cadre des

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humanités numériques. Au-delà de l’informatique, c’est donc le numérique, ses usages, le monde qu’il construit et ses cultures qu’emportent avec elles les humanités numériques.

Mais d’où viennent-elles ?

Rapide historique

Depuis les débuts de l’informatique, chercheurs et ingénieurs de laboratoires de SHS et d’informatique se sont intéressés à ce qu’on n’appelait pas forcément encore « humanités numériques » : traitement informatique permettant de faire des modèles quantitatifs, des études statistiques de textes, mais également d’adopter des approches qualitatives.

On a parlé dans un premier temps d’ « humanities computing », en mettant l’accent sur l’aspect informatique et technique. Puis la focale a été élargie en préférant l’adjectif digital (en français : numérique) qui qualifie la numérisation de l’information.

Deux grands moments rythment en fait cette brève histoire des humanités numériques :

• Le computational turn (tournant numérique) au milieu du XXème lorsque linguistes, historiens et sociologues quantitatifs s’emparent de l’informatique pour traiter les données de leurs recherches.

• La parution de l’ouvrage A Companion to Digital Humanities en 2004 (Schreibman, Siemens, et Unsworth 2004) qui lance l’expression digital humanities, « humanités numériques ».

Il s’agit donc d’un champ défini comme tel récemment : les premières publications en SHS francophones se revendiquant des humanités numériques datent de 2007. Après un petit emballement, on observe une première césure entre fin 2009 et début 2010. S’ensuit une croissance des publications entre 2010 et 2013 avec un succès militant, professionnel, et institutionnel.

Cela donne par exemple lieu fin 2013 à une reprise en main de l’article Humanités numériques de Wikipédia, et avant cela au lancement d’une pétition issue d’une tribune dans Le Monde (13 mars 2013) en faveur de l’accès ouvert aux publications scientifiques. Cette pétition lance la mobilisation "I love open access" en France, où l’on retrouve les mêmes acteurs moteurs que ceux qui agissent simultanément dans le champ émergent des humanités numériques.

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Après une nouvelle césure entre 2013 et 2014, on assiste à une véritable explosion des publications. Et c’est seulement en 2016 qu’émergent les premières publications ouvertement critiques à l’égard des humanités numériques, comme nous allons le voir.

Où en sont les humanités numériques en 2017 ?

Les chercheurs qui se revendiquent des humanités numériques ont développé de nouveaux outils et conçu de nouvelles façons de faire de la recherche. La galaxie universitaire des humanités numériques comprend donc :

• Des textes de référence (Mounier 2012).

• Des revues (comme le Journal of Digital Humanities).

• Des conférences et séminaires (comme Digital Humanities : les transformations numériques du rapport aux savoirs » à l’EHESS).

• Des financements de recherche (comme l’axe 6 du défi 8 du dernier appel ANR

« Révolution numérique et mutations sociales »).

• Des logiciels libres (comme Zotero).

• Des événements :

o ThatCAMP : « non-conférences » (rencontres informelles et non hiérarchisées à l'opposé du colloque universitaire traditionnel, le programme étant en général décidé au début de l'événement sur proposition des participants o Ed Camp : sur l’innovation pédagogique avec le numérique.

o Day of DH.

• Des sociétés savantes (comme l’Alliance of Digital Humanities Organizations).

• Des instituts (comme l’Institut des Humanités Digitales de Bordeaux).

• Enfin, des chercheurs et enseignants-chercheurs qui se revendiquent des humanités numériques.

Mais comment est-ce que le numérique peut transformer la recherche en « humanités » ?

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UNE REVOLUTION ?

Du point de vue de la recherche et en particulier de la sociologie, il y a trois manières d’envisager la « révolution » des humanités numériques. Du plus général au plus spécifique : repenser la recherche et sa diffusion, repenser la transdisciplinarité, et repenser la sociologie.

Repenser la recherche et sa diffusion

Avec le numérique et Internet, tout le monde a a priori accès à des sources considérables d’informations. Chacun peut alors s’improviser chercheur ou journaliste et contribuer à l’enrichissement des connaissances, en rédigeant par exemple les articles d’une encyclopédie en ligne, domaine réservé jusque-là aux chercheurs et érudits. Observer les oiseaux et alimenter ensuite une base de données scientifique sur les animaux est désormais à la portée de tous.

C’est en tout cas ce qu’on entend aisément à propos d’Internet. Mais « tout le monde » est-il vraiment concerné ? S’il y a certainement des usages différenciés du numérique, ils ne correspondent peut-être pas aux clivages habituels. Selon Dominique Boullier, la fameuse

« fracture numérique » n’existe pas.

C’est en tout cas une notion erronée qui conduit à penser les usages numériques d’un point de vue purement scolaire et sur le modèle de l’alphabétisation : on voit par exemple une

« fracture numérique » dans le fait que tout le monde ne sait pas écrire un mail, en déconsidérant du même fait l’utilisation des messageries instantanées. Or savoir échanger par Facebook Messenger n’est pas moins utile ou louable que savoir écrire un mail d’un point de vue sociologique, d’autant que les messageries instantanées sont beaucoup plus populaires dans certaines catégories de la population. Ainsi, à vouloir réduire les écarts d’accès en traitant la « fracture numérique », on se rend justement aveugle aux multiples usages du numérique (Boullier 2016).

De plus, le simple fait que l’édition de contenus en ligne soit ouverte et accessible peut suffire à rendre ouvert le savoir. Sur Wikipédia par exemple, pour 100 utilisateurs, seuls 9 contribuent en modifiant des articles et un seul crée du contenu inédit.

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Le numérique peut donc rendre le savoir plus ouvert : à l’extérieur des communautés scientifiques, mais également à l’intérieur. En effet, les humanités numériques visent entre autres à modifier la manière de faire de la recherche : de façon moins individualiste, en promouvant des publications communes voire sans auteurs identifiés (modèle apparent de Wikipédia), en encourageant davantage la mutualisation des recherches, et en libérant les résultats de recherche des droits de propriété. Cela rejoint une réflexion et une action plus générale de promotion des formats libres et ouverts, avec par exemple les licences Creative Commons (ouvrant droit à réutilisation et transformation du contenu sous licence sans contrepartie, du moment que les auteurs initiaux sont cités).

Il faut peut-être aussi penser la diffusion de la recherche dès sa conception. Selon Dominique Boullier, il faut revoir ce que doit être la « narrativité scientifique numérique » sans lui plaquer les modèles standards des revues dominantes (Boullier 2016). Reproduire sur Internet des formats articles fleuves (dont celui-ci déroge finalement peu à la règle…) ne facilite pas la diffusion à un public extra-universitaire.

De nombreuses initiatives existent déjà : sociologie en bande dessinée (Emile, on bande ?, Sociorama), « data-journalisme » (Datagueule, Information is beautiful), articles scientifiques sur le ton journalistique (The Conversation), transmédia et nouvelles écritures, etc. Se pose bien sûr la question classique de la « vulgarisation » : comment simplifier sans trahir ?

Mais il faudrait garder à l’esprit que toute la recherche ne vaudrait pas « une heure de peine » (Durkheim) si elle n’avait pas vocation à être connue de tous, ou au moins du plus grand nombre, d’autant plus à mon sens en sciences humaines et sociales. Penser la diffusion de la recherche comme une « restitution » au public que l’on voit comme un devoir est peut-être déjà une erreur.

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Repenser la transdisciplinarité

Il y a en fait une ambiguïté entre :

• concevoir les humanités numériques comme outils et pratiques à intégrer aux champs disciplinaires existants,

• et les concevoir comme une discipline à part entière avec ses propres théories.

En un mot : se contenter de tisser des liens entre disciplines existantes de SHS autour d’un objet commun (le numérique), ou créer un nouveau champ universitaire autonome ?

Le Manifeste des Digital Humanities (ThatCAMP 2011) proclame que « Les Digital Humanities désignent une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liées au numérique dans le domaine des sciences humaines et sociales ».

Tout en évoquant une communauté autonome (« Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès [….] multilingue et multidisciplinaire »), ceux qui font des humanités numériques un programme politique au point d’en rédiger un manifeste restent pourtant dans l’ambiguïté :

« Nous appelons à l’intégration de formations aux digital humanities au sein des cursus en Sciences humaines et sociales, en Arts et en Lettres. Nous souhaitons également la création de diplômes spécifiques ».

Et en effet, les deux approches sont mises en œuvres dans les universités et les écoles : formations en humanités numériques spécifiques, ou bien formations qui s’appuient sur d’autres formations, en envoyant les étudiants dans des cours de droit, d’informatique, de traitement des données, de « cultures numériques », etc.

L’une de ces nouvelles formations universitaires en humanités numériques présente ainsi son projet pédagogique :

« Apport de connaissances qui permettent de comprendre les défis et les enjeux liés au monde numérique, d’analyser les transformations dans différents domaines de nos vies sociales (études, famille, travail, santé, etc.), dans nos vies privées comme dans les espaces publics réels et virtuels ; approche sociologique, historique, économique, etc. ».

Mais quelle cohérence y-a-t-il entre des cours de droit et de sociologie, d’économie et d’histoire, si ce n’est l’objet étudié (le numérique) ? N’y-a-t-il pas quelque chose de plus transversal, un nouvel humanisme à réinventer autour de cette fameuse « culture numérique » ? Si Internet est souvent présenté avant tout comme un outil, il est pourtant inséparable de modèles sociaux et économiques fondés sur le partage et l’échange. C’était et cela continue d’être l’un des espoirs du web : un commun au service de tous.

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Si aujourd’hui Internet est dominé par les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et accompagne la financiarisation de l’économie, cela n’a pas toujours été le cas et ne le sera pas forcément éternellement. Ce point de vue rejoint un débat ancien sur la technique et la technologie, qui ne sont jamais que de simples outils mais emportent avec elles des choix politiques. Dominique Boullier avec tant d’autres plaide pour une véritable réflexion politique sur le numérique : il n’est pas anodin d’utiliser des produits gratuits mais fermés, propriétaires et reposant sur l’économie du big data (modèle Google), ou de choisir des services moins performants mais gratuits, libres, et respectueux de la vie privée (modèle Framasoft).

On pourrait donc partir d’une certaine culture numérique (sans la réduire à une pensée unique) pour refonder des humanités sur ce modèle des savoirs libres et ouverts. Il ne s’agit d’ailleurs pas que d’un débat en SHS (faire dialoguer sciences « dures » et humaines et sociales est un autre objectif), ni même intra-universitaire : les humanités numériques sont également censées créer des liens entre savoirs universitaires et « acteurs économiques ». Ce qui fait freiner des quatre fers les universitaires qui tiennent à l’indépendance des recherches à juste titre, mais qui peut également offrir des opportunités de recherches appliquées, de terrains, de nouveaux points de vue, et de modification de l’image de la recherche « tour d’ivoire ».

En se concentrant sur le débat intra-universitaire, je ne suis pas certain à titre personnel que la création d’une nouvelle discipline « humanités numériques » soit nécessaire.

On peut en effet déjà engager un dialogue transdisciplinaire sur le numérique comme sur de nombreux autres sujets, comme cela a déjà été fait en sciences humaines et sociales avec le développement des studies : cultural studies, gender studies, game studies, etc. Pourquoi ne pas commencer par créer des digital studies avec un solide socle de théories et d’études communes ?

Il y a surtout des différences d’approches parfois irréconciliables entre différentes disciplines.

La sociologie n’a pas forcément la même chose à dire sur le numérique que le droit. Chercher un consensus de toutes les disciplines sur le numérique peut conduire à ne finalement tisser aucun lien avec les socles théoriques de chacune des traditions disciplinaires.

Si la tentation est grande de souligner la radicale nouveauté du numérique et de ses usages, on peut déjà le faire au sein de chaque discipline, par exemple en sociologie.

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Repenser la sociologie

C’est en effet le point de vue de Dominique Boullier, qui préfère fonder une sociologie du numérique avant de créer des humanités numériques. Dans son manuel Sociologie du numérique (Boullier 2016), il consacre un chapitre à chaque domaine (« Histoires du numérique »,

« Sociologie des usages », « Le numérique, technologie cognitive », « Sociologie économique du numérique »,

« Sociologie politique du numérique »), pour ne finalement traiter des humanités numériques que dans un dernier chapitre expéditif assez critique.

DES CRITIQUES

Critiques universitaires

Dominique Boullier rappelle en effet que les humanités numériques s’inscrivent dans une longue série d’espoirs de rassemblements autour du numérique : celui de tout documenter alors que même le big data ne permet pas de compiler l’ensemble des traces créées, ou celui de dépasser l’opposition qualitatif/quantitatif grâce à une science générale des réseaux (sociologie latourienne entre autres, permettant de s’intéresser à chaque nœud en le décrivant qualitativement, sans le séparer de ses liens avec les autres nœuds), inepte selon lui.

Il affirme pourtant bien qu’il faut faire de la recherche sur le numérique et ses usages, notamment pour apporter un autre point de vue que celui du social media listening qui est bien plus répandu que l’approche sociologique. Pour les marques et les gouvernants, il devient en effet plus important de suivre des traces de comportements sur le web et les réseaux sociaux numériques pour réagir dans l’urgence (s’aidant parfois de la « communication de crise ») plutôt que de comprendre les sources des phénomènes sociaux observés. Il ne faut pas laisser le marketing s’emparer seul des questions numériques, ni tomber dans l’empirisme absolu : on a tendance à se passer de théorie devant l’abondance des données qui parleraient d’elles-mêmes. C’est le point de vue affirmé par Chris Anderson qui annonçait dans Wired dont il était rédacteur en chef la « fin de la théorie » (Anderson 2006) : la mise en correspondance du « déluge de données » permettrait désormais de tisser des corrélations si

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fines que toute théorie a priori, toute recherche de causalité et toute hypothèse de recherche seraient inutiles pour comprendre les phénomènes sociaux. Or s’il y a un principe fondateur en sciences humaines et sociales, c’est bien que les chiffres ne parlent jamais d’eux-mêmes et qu’il faudra toujours des théories pour analyser la société.

Dès lors, les sciences sociales ne peuvent pas se contenter de « numériser » leurs méthodes, données et objets d’étude, mais doivent selon Boullier affirmer et afficher la valeur ajoutée de leurs approches par rapport à la puissance du big data et à sa démarche inductive : en un mot, montrer que la théorie compte encore.

C’est pourquoi il propose de s’inscrire dans les grandes analyses sociologiques existantes : en termes de structures (la société de Durkheim), de marché (l’opinion de Gallup), ou d’émergence (propagation soudaine des mèmes numériques et imitation qu’avait déjà pensées Tarde). Sur le cas particulier de la sociologie, on voit donc qu’il n’y a pas forcément besoin d’unifier dans un grand tout théorique (les humanités numériques) l’analyse du monde social.

Il existe d’autres critiques universitaires à l’encontre des humanités numériques. Le séminaire

« DH » (Digital Humanities) à l’EHESS pour l’année 2016-2017 propose d’aborder « les humanités numériques sous l’angle de la critique », avec des séances comme « Les Digital Humanities, un cheval de Troie néolibéral ? », « Pour une histoire critique des humanités numériques », « Humanités numériques et théorie critique ».

La revue Variations a également consacré son 19ème numéro en 2016 à une approche critique des humanités numériques : « À l’heure où le numérique est présenté par la sphère économico-politique comme le secteur qui permettra de relancer la croissance et la compétitivité de la France, le champ scientifique, non sans lien avec ce champ du pouvoir, est en train de faire des humanités numériques la nouvelle panacée de la production académique et, plus prosaïquement, le nouveau sésame permettant de recevoir des financements tant publics que privés ». (Granjon 2016). Leurs critiques se concentrent sur les modèles de simulation sociale censés représenter des phénomènes bottom-up (qui ressemblent à la fiction de l’homo oeconomicus sans attaches ni contexte social), et sur les prétentions des chercheurs des humanités numériques à créer une discipline leur permettant d’obtenir la reconnaissance universitaire qu’ils n’ont pas pu acquérir par ailleurs.

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Une critique extra-universitaire

Mais les humanités numériques ne sont pas observées avec méfiance que du point de vue des chercheurs universitaires. Le collectif Pièces et Main d’Œuvre en propose une critique radicale en affirmant : « il faut vivre contre son temps » :

« En bref : nous considérons que la technologie - non pas ses "dérives"- est le fait majeur du capitalisme contemporain, de l’économie planétaire unifiée. La technologie est la continuation de la guerre, c’est-à-dire de la politique, par d’autres moyens. […] La technologie, c’est le front principal de la guerre entre le pouvoir et les sans-pouvoir, celui qui commande les autres fronts ». (Collectif Pièces et Main d’Œuvre)

Il s’agit d’une critique radicale de la technologie qui ne serait qu’un outil de plus, voire le principal, au service du pouvoir. De ce point de vue, les « humanités numériques » n’ont rien d’humain ni d’humaniste, et chercher à refonder nos savoirs et l’organisation de notre recherche sur le modèle numérique (quand bien même il n’y a pas qu’un seul modèle), c’est se soumettre au grand capital et aux puissants. Les humanités numériques sont « un monstre oxymorique » : « ce que désigne cette absurdité, c’est une comptabilité statistique, un inventaire et une numérisation des données d’une œuvre ou d’un fait social, afin que des logiciels patiemment améliorés nous en livrent le sens et les ressorts. Au fond, ces pauvres gens se figurent qu’on peut savoir en la scannant, ce qui se passe dans la tête de Léonard de Vinci. Il s’agit toujours de traiter les humains et les faits humains comme des choses ».

Il me semble plus fructueux, à la suite de Boullier et d’autres, d’entrer dans les détails techniques de l’informatique pour envisager les choix politiques et les multiples façons d’utiliser le numérique que le collectif semble écraser en un phénomène unique : quoi de commun en effet entre les gourous de Google qui nous enjoignent à combiner tous nos services numériques en un compte unique qui résume notre vie en ligne, et les nombreux fabs labs qui proposent de s’emparer des outils de fabrication numérique pour en comprendre les ressorts ? Ce n’est qu’en distinguant les multiples facettes du numérique qu’on pourra fonder de véritables « humanités numériques ».

Les critiques radicales du collectif Pièces et Mains d’Œuvre sonnent cependant bien justes à la lecture des descriptifs de certaines formations en humanités numériques, comme l’« Executive Master Digital Humanities » de Sciences Po Paris :

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« La question, pour tout leader ou manager aujourd’hui, n’est donc plus de savoir si, mais bien quand et comment son activité va être impactée, puisque, dans sa forme ultime, cette (r)évolution digitale peut faire disparaitre la société ou l’organisation concernée. Cette incertitude peut être un facteur de stress ou d’inertie mais elle peut (et doit) aussi être une opportunité de penser et créer pour demain. […] L’Executive Master Digital Humanities permet aux professionnels de (re)penser leur stratégie organisationnelle, leur modèle d’affaires, leur environnement, leurs métiers et leurs pratiques pour les transformer en un ensemble d’opportunités. »

Il y a cependant une vraie différence d’approches entre ce type de formations et d’autres moins orientées management/marketing, comme le master SHS mention HN de Paris 8 par exemple.

Ainsi, l’apport critique des sciences sociales peut s’exercer sur le numérique, en puisant entre autres dans cette critique radicale de la technologie. Mais cela ne doit pas pour autant nous rendre aveugles aux multiples facettes du numérique, et doit au contraire nous permettre de dépasser le débat technophilie/technophobie.

C’est en plongeant pleinement dans les spécificités techniques de l’informatique, et en mettant en évidence les choix technologiques qui sont toujours des choix politiques, que l’on pourra fonder de véritables « humanités numériques ». Et dépasser l’orientation générale actuelle du numérique, qui accompagne la finance spéculative et les modèles fermés et propriétaires, pour proposer une vision libre et ouverte des savoirs et du numérique.

BIBLIOGRAPHIE

Anderson, Chris. 2006. « The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete ». Wired.

Consulté 19 décembre 2016 (https://www.wired.com/2008/06/pb-theory/).

Boltanski, Luc et Ève Chiapello. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme. Essais. Gallimard.

Boullier, Dominique. 2016. Sociologie du numérique. Armand Colin.

Collectif Pièces et Main d’Œuvre. « Le secret c’est de tout dire ». Consulté 6 février 2017 (http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=plan).

Granjon, Fabien. 2016. « Présentation du dossier ». Variations. Revue internationale de théorie critique (19).

Consulté 1 décembre 2016 (https://variations.revues.org/726).

Mounier, Pierre. 2012. Une introduction aux humanités numériques. Consulté (http://books.openedition.org/oep/226).

Schreibman, Susan, Raymond George Siemens, et John M. Unsworth. 2004. A companion to digital humanities.

Wiley-Blackwell.

ThatCAMP. 2011. « Manifeste des Digital humanities ». THATCamp Paris. Consulté 6 février 2017 (http://tcp.hypotheses.org/318).

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