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"Chacun son fruit": une action de santé publique confrontée à la réalité sociale des familles populaires

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-02813920

https://hal.inrae.fr/hal-02813920

Submitted on 6 Jun 2020

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”Chacun son fruit”: une action de santé publique confrontée à la réalité sociale des familles populaires

Aurélie Maurice

To cite this version:

Aurélie Maurice. ”Chacun son fruit”: une action de santé publique confrontée à la réalité sociale des familles populaires. Alimentation, culture enfantine et éducation, Apr 2010, Angoulême, France. Non paginé, 2010. �hal-02813920�

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« CHACUN SON FRUIT » : UNE ACTION DE SANTE PUBLIQUE CONFRONTEE A LA REALITE SOCIALE DE FAMILLES

POPULAIRES

Aurélie MAURICE, aurelie.maurice@ivry.inra.fr, doctorante.

Affiliation :

CERLIS : Centre de Recherches sur les liens sociaux (UMR 8070) Université Paris Descartes

45, rue des Saints-pères 75270 Paris cedex 06

ALISS : Alimentation et Sciences Sociales 65 boulevard de Brandebourg

94205 Ivry sur Seine Résumé :

Constatant une certaine insensibilité des populations défavorisées aux politiques d’éducation alimentaire, les acteurs locaux cherchent à mettre en place des projets les ciblant. C’est dans ce cadre que prend source le projet nommé « Chacun son fruit », émanant d’un Conseil général. Afin de réaliser l’étude de faisabilité du projet, nous avons rencontré des familles de collégiens en ZEP.

En étudiant leurs habitudes alimentaires ainsi que leurs perceptions des actions d’éducation alimentaire, nous avons constaté une différenciation sociale. Néanmoins, le projet est plébiscité par les parents, pour qui l’alimentation des enfants est primordiale. Les avis et les envies des enfants sont très souvent pris en compte dans les choix alimentaires. De plus, les enfants ont un rapport plus proche que leurs parents aux normes en vigueur. Nous avons assisté à quelques interactions parents- enfants qui ont dévoilé le rôle de moralisateurs que peuvent jouer certains enfants.

Summary :

Noting a certain insensitivity from the underpriviledged populations towards the diet education

policies, the local actors seek to set up projects targeting them. It is within this framework that the

project called “Everyone their own fruit” has its source, coming from a local authority. In order to

carry out the study for the feasibility of the project, we have met families of secondary school

students in ZEP. By studying their dietary habits as well as their perception of the actions of diet

education, we noted a social differentiation. Nevertheless, the project is approved by the parents, to

whom children’s diet is essential. We noticed that children's opinion and desires are very often

taken into account in diet choices. Moreover, children have a closer connection than their parents to

the current standards. We witnessed a few interactions between parents and children which revealed

the moralizing role that some children play.

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« CHACUN SON FRUIT » : UNE ACTION DE SANTE PUBLIQUE CONFRONTEE A LA REALITE SOCIALE DE FAMILLES POPULAIRES1

Depuis le début des années 1990, l’obésité croît rapidement en France. Elle apparaît de plus en plus jeune (16% des enfants en surpoids en 2005

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contre 5% en 1980) et frappe surtout les populations défavorisées. Il a été démontré la nutrition est un des déterminants de nombreuses maladies, qu’il s’agisse du cancer, des maladies cardiovasculaires de l’obésité, de l’ostéoporose ou du diabète de type 2. Face à ce problème de santé publique, l’Etat français a réagi en créant en 2001 le PNNS (Programme National Nutrition Santé). Cependant, ce programme n’affichait pas en 2001 un objectif de lutte contre l’obésité

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. Il « a pour objectif général l’amélioration de l’état de santé de l’ensemble de la population en agissant sur l’un de ses déterminants majeurs : la nutrition »

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. En 2006, le programme a été reconduit pour 5 ans (PNNS 2). Cette fois, il affiche clairement son objectif de lutte contre l’obésité. Il porte une attention plus grande à la modification des environnements (offre alimentaire notamment), à la formation des professionnels en contact avec les publics, à la question générale de « l’image du corps » dans la société française et à une meilleure prise en compte des besoins spécifiques de certaines populations, notamment les moins favorisées. L’INPES (Institut National de Prévention et d’Education à la Santé) est un relai du PNNS qui permet la diffusion de ses principes à l’ensemble de la population, par le biais, par exemple, des messages nutritionnels diffusés dans les publicités alimentaires, au niveau national. En parallèle, les collectivités territoriales sont chargées d’appliquer au niveau local les principes du PNNS. C’est ce que fait le Conseil général initiateur du projet « Chacun son fruit »

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, qui est l’objet de cet article.

Le problème qui se pose est celui de la réception des actions d’éducation alimentaire par les populations défavorisées. On s’aperçoit que celles-ci y sont peu sensibles, alors que ce sont elles qui sont visées étant donné la répartition sociale du surpoids dans la population. Il y a un écart souvent très important entre leurs pratiques alimentaires et les normes du PNNS. De plus, leur représentation de l’alimentation et de la santé est parfois très différente de celle des classes supérieures : elles vivent dans l’instant présent. Il faut souligner également les fortes contraintes matérielles qui pèsent sur leurs choix alimentaires. Notre étude a porté sur les rapports qu’entretiennent les familles avec la norme en vigueur. Comment les familles gèrent-elles la confrontation entre des normes prônant l’équilibre alimentaire et leurs propres habitudes alimentaires ? Comment les enfants peuvent-ils se situer entre l’omniprésence de normes d’équilibre à la télévision et à l’école et des pratiques alimentaires familiales qui s’en écartent ? Notre étude a la particularité d’observer l’acceptation d’un projet d’éducation alimentaire qui valorise la consommation de fruits. Est-ce qu’un tel projet suscite l’approbation de familles qui consomment quotidiennement très peu de fruits ? Que pensent ces familles du message « Mangez au moins cinq fruits et légumes par jour » ? On peut se demander comment s’articulent la perception des politiques nationales de santé publique et celle des politiques locales, représentées ici par le projet « Chacun son fruit ». D’autre part, le problème sous-jacent à cet article est le suivant : que signifie passer par l’enfant pour faire une éducation alimentaire de sa famille par le biais d’une action au collège ? Nous verrons tout d’abord le contexte général de l’étude, qui est celui de la finalisation d’une action locale, puis nous mettrons en rapport les habitudes alimentaires des familles rencontrées avec leur perception des actions locales et nationales. Enfin, nous aborderons le sujet de la place de l’enfant dans l’alimentation de sa famille, en perspective avec les actions de santé publique dont il est le récepteur, et, peut-être, le transmetteur.

1 Cet article est issu d’une recherche de Master 2 dont des analyses complémentaires sont faites dans le cadre d’un projet de recherche collective financée par la Fondation Nestlé France.

2 Repères et références statistiques 2005, ministère de l'éducation nationale

3 JP Poulain, Sociologie de l'obésité, Coll. Sciences sociales & sociétés, Paris, 2009

4 www.mangerbouger.fr.

5 Le nom du projet a été modifié, dans le souci de respect de l’anonymat.

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I. Cadre de l’étude et méthodologie

Dans cette partie, nous allons exposer le contexte dans lequel s’est réalisée l’enquête ainsi que la méthodologie utilisée, enfin, nous analyserons la situation d’entretien particulière que nous avons vécue, qui était due à la différence importante de statut entre l’interviewer et l’interviewé.

1) Cadre institutionnel

Le Conseil général est un acteur local de la mise en œuvre des politiques nationales de santé publique, comme le Programme National Nutrition Santé (PNNS). Le service

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au sein duquel j’ai effectué mon stage travaille avec les collèges du département, et dans une moindre mesure les lycées, pour améliorer la santé nutritionnelle des élèves. Ce service est l’initiateur d’un programme d’éducation alimentaire destiné aux collégiens (et aux lycéens) mis en place en 2001.

Proposé dans les collèges et lycées du département, ce programme tente d’apporter aux adolescents des repères et des appuis pour qu’ils soient en mesure de faire des choix éclairés, en tant que consommateurs et mangeurs. Il est composé de plusieurs actions qui ont lieu dans les collèges, à la restauration scolaire ou en dehors.

Une étude menée en 2005 auprès des adolescents du département a montré que les adolescents qui fréquentent le moins la restauration scolaire sont souvent issus de milieux défavorisés. Ils ont aussi une santé nutritionnelle moins favorable.

Au vu des résultats de cette enquête, une nouvelle action est envisagée dans le cadre du programme que nous avons évoqué : elle a pour titre « Chacun son fruit »

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, elle vise à faciliter la consommation de fruits des adolescents issus des milieux les plus défavorisés en proposant des distributions de fruits en dehors du temps du repas, en lien étroit avec leurs familles. L’objectif principal est de réduire les inégalités de santé observées lors de l’enquête de 2005 dans le département. Dans cette optique, le service espère que ce projet pourra, à long terme, modifier les comportements alimentaires des adolescents et de leurs familles, en les conduisant à consommer plus de fruits.

Les distributions sont prévues en dehors des repas pour que tous les enfants y aient accès, et pas seulement les demi-pensionnaires. Bien que l’action vise en priorité les enfants les plus défavorisés, ce sont tous les enfants, quel que soit leur niveau social, qui auront accès aux fruits.

Le service s’inspire d’actions de distributions de fruits mises en place dans des établissements scolaires dans d’autres pays européens. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’est apparue l’opération

« Un fruit pour la récré » en France, initiée par le Ministère de l’Agriculture et de la Pêche en 2008.

Cette opération permet de distribuer un fruit par semaine aux enfants des écoles primaires en ZEP (Zone d’Education Prioritaire).

La distribution de fruits à l’école a donc le vent en poupe en Europe et notamment en France. Ainsi, en proposant de mettre en place cette action dans les collèges du département, le service est en accord avec les projets nationaux de promotion de la santé nutritionnelle. On peut tout de même se demander si les collégiens ne sont pas trop âgés pour qu’une telle action ait un impact sur leur consommation de fruits, en effet, on peut penser que les habitudes alimentaires s’acquièrent dès le plus jeune âge.

Quoi qu’il en soit, l’objectif de l’action est le suivant : permettre aux enfants les plus défavorisés d’avoir accès à des fruits, de découvrir et apprécier de nouvelles saveurs, et ainsi leur donner envie d’en consommer plus souvent.

Cette nouvelle action est mise en place en plusieurs temps. Il y a tout d’abord une expérimentation à l’échelle de deux collèges, en 2009-2010, puis, en cas de succès, une extension est envisagée à l’ensemble des collèges volontaires du département. Pour ajuster l’action à la situation locale des deux collèges d’expérimentation, une étude de faisabilité a été réalisée, de février 2009 à août 2009.

6 Par respect de l’anonymat, je ne préciserai pas de quel Conseil général il s’agit.

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4 Elle vise à définir les modalités adéquates pour la distribution (prix des fruits, lieu de distribution, fréquence, moment de la journée, présentation des fruits, types de fruits distribués) en fonction des opinions des personnels et des familles des deux collèges. Le but est d’être au plus près des attentes des différentes parties prenantes pour que cette distribution fasse sens, « ne tombe pas du ciel », et ait un réel impact sur les habitudes alimentaires des familles. C’est pour réaliser cette étude de faisabilité que j’ai été embauchée comme stagiaire au Conseil général.

2) Méthodologie

La méthodologie utilisée pour finaliser l’action et l’adapter aux attentes de la population cible est celle des entretiens individuels. C’est pourquoi le service a fait appel à deux sociologues

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pour réaliser des entretiens qualitatifs. Le dispositif d’enquête mis en place était le suivant : nous devions interroger des élèves de deux collèges en ZEP tirés au sort parmi une liste de 30 collèges du département les plus en difficulté. Nous devions également rencontrer les parents de ces élèves, en prenant rendez-vous avec eux et en se rendant à leur domicile. L’objectif de la chef de service était que nous rencontrions 20 familles par collège, ce qui fait 40 familles et donc 80 entretiens en tout (deux entretiens par famille : un avec les parents – le plus souvent, la mère – et un avec un enfant).

Ce nombre est apparu démesuré par rapport au temps imparti (5 mois) et à la difficulté de prise de contact avec les familles.

- Réalisation des guides d’entretien :

Nous avons été chargées de réaliser des guides d’entretien pour interroger les parents ainsi que les enfants dans le but de mieux les connaître et de savoir comment est perçue une telle action par des familles populaires et quelles seraient les modalités les plus adaptées pour la distribution de fruits.

Les guides d’entretiens pour les parents et les enfants sont composés de plusieurs thèmes et dans chaque thème, de questions assez précises (voir Annexe) : les différents thèmes sont les comportements alimentaires (notamment avec une question sur les prises alimentaires de la journée précédente), leur représentation de l’alimentation (avec des questions comme qu’est-ce que bien manger ? Quels sont les aliments essentiels ?), et enfin une partie sur les anciennes et futures actions sur l’alimentation réalisées au collège (le but étant de définir les modalités adéquates pour la distribution et de connaître leur perception des précédentes actions). J’insiste sur le fait que les guides d’entretien n’ont pas pu être réalisés de manière totalement libre, étant donné la forte contrainte institutionnelle : le service attendait des résultats permettant de finaliser l’action.

L’objectif des entretiens n’était pas celui d’une recherche en sciences sociales mais était au contraire très opérationnel. Je tiens à préciser que je me suis appuyée sur ces entretiens pour réaliser mon mémoire de Master 2, j’ai donc cherché à « détourner » le guide d’entretien vers des finalités plus académiques, mais il est resté contraint institutionnellement.

- Prise de contact avec les familles :

La prise de contact avec les familles a été semée d’embuches. Nous nous sommes tout d’abord rendues à la remise des bulletins trimestriels d’un des deux collèges. En passant de personne en personne, nous avons expliqué l’objectif de notre enquête – finaliser une distribution de fruits pour leurs enfants – et nous avons distribué un coupon-réponse à remplir chez eux. Bien que la plupart semblait intéressée au moment de notre petite discussion, aucun coupon-réponse n’a été ramené au secrétariat. Fortes de notre échec, dans le deuxième établissement, à nouveau pendant la remise des bulletins trimestriels, nous avons fait remplir le coupon-réponse sur place. Nous avions donc des numéros de téléphone, il ne restait plus qu’à appeler les personnes une par une pour prendre rendez-

8 Nous étions deux stagiaires embauchées pour réaliser l’étude de faisabilité, deux étudiantes en sociologie.

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5 vous chez elles. Pour l’autre collège, nous sommes finalement passées par la CPE, qui nous a donné directement des numéros de téléphone de parents. Nous avons donc du les convaincre au téléphone.

Voici la façon dont nous nous introduisions auprès des familles, par téléphone.

Bonjour, je vous appelle au sujet du collège de votre fils. En effet, je suis du Conseil général et on travaille avec son collège. On souhaite mettre en place une distribution de fruits pour vos enfants. Mais pour ça on a besoin de votre avis et de savoir ce que vous souhaiteriez pour la distribution. Est-ce que vous êtes d’accord pour que je vienne discuter avec vous ?

Nous avons obtenu finalement 57 entretiens en tout, au lieu des 80 prévus, et n’avons pas pu faire la fine bouche sur les personnes interrogées. Le souhait du service était d’interroger en priorité des familles défavorisées. Nous avons pu faire une petite vérification en regardant leur niveau d’aide à la demi-pension (A, B, C ou pas d’aide), mais nous n’avons pas pu choisir une personne plutôt qu’une autre.

3) Situation d’entretien

Il faut être conscient du biais pesant sur les entretiens du fait de notre casquette « collège » et

« action de santé publique sur les fruits ». Les personnes interrogées risquaient de nous voir comme des promoteurs de la consommation de fruits. Nous verrons dans la partie II dans quelle mesure notre statut a joué dans les réponses, notamment par rapport à la perception de l’action de distribution de fruits.

On peut rajouter que la situation d’entretien était particulière car nous étions face à une population défavorisée. La différence de milieu social était flagrante entre l’enquêtrice et l’enquêté, ce qui pouvait créer une situation de domination symbolique (telle qu’en parle Gérard Mauger, à la suite de Pierre Bourdieu). L’enquêté peut vouloir « garder la face » auprès de l’enquêteur, surtout dans notre cas où celui-ci incarne la norme en vigueur en France. L’enquête est décrite par Mauger comme une « situation d’examen, […] où les enquêtés sont et se savent toujours mesurés à une norme »

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. Il est possible que l’interviewé donne donc les réponses qu’il croit attendues par l’enquêteur, du fait de son intimidation due à la différence de niveau social, dont il est conscient, et qu’il accepte, par le processus de domination symbolique. Cependant, ceci est vrai dans une certaine mesure, puisque nous avons eu des réponses parfois très éloignées de la norme nutritionnelle. Néanmoins, peut-être les personnes interrogées avaient l’impression de donner des réponses dans la norme, mais cette norme était différente de celle du PNNS.

9 G.Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, Paris, 1991, p. 131.

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II. De la perception des fruits et légumes à l’avis sur Chacun son fruit

Les familles rencontrées ont des rapports variés aux fruits et légumes qui pourraient se traduire par une acceptation plus ou moins forte du projet « Chacun son fruit ». On pourrait supposer que les familles les plus éloignées du message « Mangez au moins cinq fruits et légumes par jour » (de par la pratique ou les convictions) sont moins réceptives à un projet de distribution de fruits à leurs enfants. Or, nous allons voir que ce projet suscite – au moins lors des entretiens – l’approbation générale.

1) Des comportements alimentaires variés avec une place accordée aux fruits et légumes différente

Il est apparu dans nos entretiens que les fruits et légumes occupent une place plus ou moins importante dans l’alimentation de la famille. Nous avons ainsi pu distinguer – grâce à une analyse de contenu – différents types de familles, selon leur rapport aux fruits et légumes et selon leurs habitudes alimentaires en général. Nous avons remarqué que ces groupes sont socialement différenciés, comme l’ont montré de nombreux sociologues de l’alimentation, synthétisés par Séverine Gojard, Faustine Régnier et Anne Lhuissier

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.

En effet, le premier groupe, qui concerne les familles consommant beaucoup de fruits et légumes frais et ayant une alimentation qu’on peut qualifier d’ « équilibrée » selon les normes du Programme National Nutrition Santé, est composé des familles les plus aisées des familles rencontrées. Ce sont des parents qui voient un lien important entre l’alimentation et la santé de leurs enfants et qui sont donc soucieux que leurs enfants aient une bonne alimentation et prennent de bonnes habitudes. Les mères passent du temps à la cuisine pour faire apprécier à leurs enfants des légumes achetés au marché, qu’elles complètent avec des féculents.

Le deuxième groupe accorde lui aussi une place importante aux fruits et légumes, cette fois achetés le plus souvent en surgelé ou en boîte. Ces familles considèrent qu’il est important de manger des légumes, et qui plus est des légumes « de qualité », ce qui signifie pour elles des produits de marque, certifiant une certaine qualité, contrairement aux produits premier prix. Ce sont des familles de milieu plutôt favorisé.

Le groupe suivant comporte des familles qui cuisinent surtout des féculents. Ce sont des familles qui ont le plus souvent des problèmes d’argent, de temps et de motivation. Les plats préparés sont faits pour faire plaisir aux enfants qui préfèrent les féculents aux légumes. Il s’agit en grande partie de familles monoparentales, la mère ayant très peu de temps – étant donné qu’elle travaille, dans la plupart des cas -, elle n’a plus les ressources en temps et en motivation pour passer des heures dans la cuisine. Alors qu’auparavant, quand elle était mariée, elle ne travaillait pas et pouvait donc se consacrer à la préparation des repas pour sa famille.

Un autre groupe est composé de familles pour la plupart défavorisées et d’origine étrangère. Leur mode d’alimentation est différent du « modèle français »

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. Les heures des repas ne sont pas fixes (il leur arrive de manger à 18h, à 22h ou à 15h), les membres de la famille ne mangent pas tous ensemble : l’enfant se fait un petit « casse-croûte » à l’heure qu’il souhaite, quand il a faim. La perte de repères lors de l’arrivée en France peut être invoquée comme raison de ce type d’alimentation à

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F. Régnier, A.Lhuissier, S. Gojard, Sociologie de l’alimentation, Repères, Paris, 2006

11 GRIGNON (C.), 1993. « La règle, la mode et le travail : la genèse sociale du modèle des repas français contemporain », In AYMARD (M.), GRIGNON (C.) et SABBAN (F.) (dir.), 1993. Le Temps de manger : alimentation, emploi du temps et rythmes sociaux, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, INRA.

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7 la marge des normes françaises ou bien l’on peut penser que leurs emplois du temps contraints par leur activité professionnelle les empêchent de manger aux heures habituelles.

Puis, nous avons rencontré quelques familles particulières : une famille en situation d’extrême pauvreté, vivant à l’hôtel. Les parents n’ont pas les moyens de donner accès à leurs enfants à une alimentation suffisamment riche pour leur permettre de manger à leur faim quotidiennement.

Consommer des fruits et légumes est pour eux un luxe. Une autre famille a, par choix et par culture, une alimentation extrêmement calorique, composée de féculents et de sucres rapides (biscuits, bonbons). La mère de famille souhaite avant tout que ses enfants ne manquent de rien et qu’ils mangent ce dont ils ont envie.

On voit donc qu’un nombre important d’éléments jouent sur le mode d’alimentation de la famille : la situation de la famille (biparentale ou pas), la situation financière, le pays d’origine, le niveau de diplôme, la religion,… Il est flagrant, dans nos entretiens, que ce sont les familles les plus aisées qui sont les plus proches de la norme véhiculée par le Programme National Nutrition Santé. L’on peut se demander comment toucher des familles qui sont éloignées du modèle normatif et qui se sentent mises à part dans la politique nationale d’éducation alimentaire.

Ainsi, comment sont perçus les messages nutritionnels dans ces différentes familles ? 2) La perception des messages : celle des adultes mais aussi celle des enfants

Nous nous sommes intéressés à ce que pensent les personnes interrogées des messages nutritionnels délivrés lors des publicités sur des produits alimentaires (à la télévision, à la radio et sur des affiches). Notamment, le message qui est le mieux retenu et qui fait le plus parler est celui qui conseille de manger « au moins cinq fruits et légumes par jour ». Les avis sont partagés, allant de l’approbation au rejet total. Nous avons remarqué que le degré d’approbation dépend du type d’alimentation de la famille (comme étudié dans la sous-partie précédente) et donc de ses caractéristiques (notamment son milieu social mais aussi les autres éléments qui influent sur ses pratiques).

a) Du côté des parents

Les messages sont bien perçus par les familles qui ont une alimentation « équilibrée » avec beaucoup de fruits et légumes, ce sont les familles les plus aisées de l’échantillon. Elles mangent plus de 5 fruits et légumes par jour et ces messages les confortent dans leurs habitudes alimentaires.

Mme U. : Je pense que c’est bien parce que ça… enfin moi je… enfin ça dépend des cas et des personnes sûrement… Moi j’écoute beaucoup la radio euh… donc euh, ça finit par rester, le fait d’entendre des messages comme ça à longueur de journées, je pense que ça reste quand même dans notre esprit et ça doit revenir quelque part quand vous faites vos courses.

AM : Et est-ce que vous ça vous paraît aller dans le sens de vos idées déjà et donc euh, de pas… ?

Mme U. : Oui. Oui, ça va dans le sens de mes idées. Je pensais comme ça avant mais c’est pas plus mal de réentendre ça et continuer à insister dessus parce que apparemment c’est pas le cas de tout l’monde.

On relève une indifférence face aux messages dans un certain nombre de familles. Elle se retrouve

chez des personnes qui ne font pas de lien entre l’alimentation et la santé et qui ne sont pas

inquiètes de l’alimentation de leurs enfants, puisqu’elles ne les considèrent pas comme gros. C’est

le cas de familles immigrées qui ont une alimentation hors du modèle français des trois repas à

horaire fixe composés d’une entrée, d’un plat et d’un dessert. On trouve aussi des familles ayant une

alimentation « pauvre » : du fait de contraintes financières fortes, la famille ne peut pas subvenir à

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8 ses besoins alimentaires chaque jour. A la question « que pensez-vous du message mangez 5 fruits et légumes par jour ? », j’ai obtenu, entre autres, ces deux réponses :

Mme B. : Oui. Si on peut pourquoi pas ?

Mme P : Oui moi je pense c’est bien. Si on peut. Parce que des fois, y en a qui peut pas aussi.

On remarque dans ces deux entretiens l’emploi de l’expression « si on peut», comme s’il s’agissait d’une possibilité de suivre ces messages, et non pas d’une nécessité, pour sa santé. Ces familles ne sont donc pas vraiment préoccupées par leur santé nutritionnelle, en tout cas pas de la manière définie par la norme ambiante, qui se concentre sur la consommation de fruits et légumes. On peut aussi penser que ces familles ont mis au point une tactique pour résister à ces messages si intrusifs et impossibles à respecter avec les moyens dont elles disposent.

Chez certaines familles, les messages sont rejetés. Ces personnes sont outrées par ces recommandations – notamment celle sur les fruits et légumes – ce message est, selon elles, moralisateur : il fait culpabiliser les mères de famille, et provoque des personnes qui n’ont pas les moyens (en temps ou financiers) de les respecter. Il s’agit de familles monoparentales qui ont une alimentation « simple », avec beaucoup de féculents. L’entretien suivant est très fort : Mme R.

pousse un cri d’impuissance face à ces messages qu’elle ne peut pas respecter et qui la mettent dans une situation critique par rapport à ses enfants, en tant que mère de famille qui voudrait faire le maximum pour eux.

Mme R. : Franchement pour des mères de familles, je trouve ça très très limite. Dans le sens où on peut pas demander ça à des mères de familles parce que c’est une fois de plus les femmes qui culpabilisent. Elles se disent « ohlala moi j’y arrive pas, alors qu’il le faut absolument, c’est pour la santé de mes enfants. »

Or on sait que c’est pas possible. On peut pas. Des fois, il y a un légume à la maison, il faut faire avec ça en attendant de pouvoir refaire les courses la semaine d’après. C’est pas évident. Donc ça c’est vraiment un message qui est plus frustrant qu’autre chose. Moi je le prends comme ça, parce qu’il savent très bien que c’est pas évident. Qu’ils donnent des solutions autres que ça, c’est de dire au moins si vous ne pouvez pas faire comme ça voilà, y a des astuces, y a des petites choses. Qu’ils donnent les solutions. Mais qu’ils disent il faut faire ça et puis voilà… On nous laisse comme ça, avec ce message. On se sent vraiment, les mères de familles, on a l’impression de pas faire le nécessaire pour nos enfants.

Ainsi, tout le monde connaît les messages, mais ceux-ci sont dévastateurs pour certaines familles qui ne peuvent pas les respecter et les vivent comme moralisateurs.

b) Du côté des enfants

Il apparaît clairement qu’eux aussi connaissent tous les messages, et que ceux-ci les font réfléchir.

Ils les répètent d’ailleurs plus souvent que leurs parents : lorsqu’on demande quels sont les aliments essentiels, la grande majorité répond en premier les fruits et légumes. Ainsi, le message est bien passé auprès des enfants. Cependant, certains (mais ce n’est pas la majorité) ont la même réaction que leurs parents « c’est abusé ! », ou ils se disent qu’ils ne sont pas les seuls enfants à ne pas manger cinq fruits et légumes par jour, donc que ça ne doit pas être si grave. Il est parfois difficile pour ces adolescents de dire pourquoi les fruits sont importants. Il s’agit d’enfants de familles les plus défavorisées, surtout des garçons. Ne sachant pas « à quoi sert » un fruit, ils ne comprennent pas la raison pour laquelle on leur répète à la télévision d’en manger. Certains enfants essaient de mettre de la distance en disant « c’est la pub qui l’a dit ! » (ce verbatim provient de la fille de la famille qui par culture a une alimentation hypercalorique). Mais ces messages ne laissent aucun enfant indifférent. Ils se posent des questions sur les portions.

E : Cinq fruits et légumes par jour ça ne veut pas dire cinq fruits et cinq légumes, c’est pas cinq haricots. C’est cinq portions donc ça peut être cinq fraises par exemple, c’est des portions, c’est pas cinq haricots.

A : Je mange cinq fruits et légumes par jour : trois petits pois et deux bananes.

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9 Ce questionnement sur les portions montre bien l’intérêt que porte la plupart des enfants aux messages nutritionnels. Ils y accordent apparemment plus d’importance que leurs parents. En tout les cas, ils ont compris quelle était la réponse attendue et la récitent comme s’ils étaient en classe.

Cependant, cette intégration des messages n’entraîne pas forcément des pratiques en rapport avec elle. Je suppose que c’est le fait que ces messages soient diffusés à la télévision qui leur procure un certain poids face aux enfants, élevés dans la culture « télé ».

Les messages nutritionnels sont entendus par toute la famille, mais les réactions sont différentes. Il apparaît que les enfants n’arrivent pas à prendre la même distance que celle que prennent parfois leurs parents, lorsque leurs pratiques sont éloignées de la norme dictée par ces messages.

3) L’avis sur le projet « Chacun son fruit » mis en perspective avec les deux points précédents Quant au projet « Chacun son fruit », il apparaît comme bien perçu par l’ensemble des parents et des enfants. Ceci peut être du à notre statut particulier de porteuses de l’action. Ainsi, les familles se sentent peut être obligées de plébisciter le projet. De plus, nous n’avons rencontré que des familles acceptant l’entretien, sachant que nous nous sommes présentées comme travaillant au Conseil général pour le projet « Chacun son fruit». Nous n’avons donc rencontré que des familles favorables à ce projet.

Nous pouvons noter que même dans la famille qui a une alimentation hypercalorique par culture et par choix, l’action était vue positivement alors que la mère a critiqué les messages.

Mme T. : Alors un moment donné, c’était le lait, y fallait donner du lait l’matin à l’école, à la maternelle, et puis y a eu un problème, oh la la la le lait c’est pas bon et tout machin, donc faut plus leur donner d’lait après ça a été faut leur donner 5 fruits et légumes par jours… dans quelques années y aura encore un autre truc qui ira pas et que ça… donc euh, y mangent c’qui veulent, y boivent c’qui veulent et puis voilà…

Elle ne cite pas les fruits et légumes comme aliments essentiels. Pourtant, vers la fin de l’entretien, elle déclare qu’elle souhaiterait qu’il y ait des distributeurs de fruits dans le collège de sa fille alors que je lui demandais si l’école lui paraît être un bon lieu pour l’éducation au goût, question à laquelle elle répond « ça dépend ». On peut voir cet événement comme un renversement de la situation. On peut supposer qu’elle tient ce discours car elle sait que je travaille pour un projet de promotion des fruits. Elle a peut-être d’ailleurs réfléchi avant que je vienne à demander si l’on pouvait installer des distributeurs de fruits. Sa fille avoue tout de même qu’elle préfèrerait des barres chocolatées que des fruits, et sans doute sa mère aussi mais dans la situation d’entretien, elle parle en fonction de ce que j’attends. Elle se dit donc favorable au projet, mais quand vient la question de la participation financière, elle reste plus évasive.

AM : Est-ce que vous seriez prête à participer financièrement ? Mme T. : Euh… ça dépend…

AM : Ca dépend du montant ? Mme T. : Ouais voilà.

On peut se dire que cette mère cherche avant tout à bénéficier de tout ce qui est gratuit, n’importe quel aliment offert gratuitement lui paraît donc intéressant.

On voit donc que même une personne pour qui les fruits et légumes n’ont pas de valeur particulière à ses yeux, se dit favorable au projet.

Il est assez surprenant d’observer que la plupart des familles ont dit être prêtes à participer financièrement, même des familles en situation financière difficile. La personne qui s’est montrée la plus réticente fait partie des familles les plus aisées de l’échantillon.

Mme A. : D’accord… mais c’est-à-dire que les fruits sont distribués au collège et heu…

cette cotisation, elle s’rait par mois… ouais vous m’dites 3 € pour 10 fruits… d’accord…

mais heu à côté d’ça j’suis pas sûre que ma fille elle participe et qu’elle mange ces fruits.

AM : Oui…

Mme A. : Vous voyez…

(11)

10

A : Y font l’appel…

Mme A. : Bon c’est vrai qu’ça semble peut-être un p’tit peu de façon égoïste de voir les choses comme ça mais c’est que moi j’me dis que à la maison, y ont vraiment accès aux fruits… et que bon… c’est… c’est… là on participe à quelque chose où heu… enfin…

A : Mais t’inquiète pas, j’vais les manger les fruits…

Cette mère a peur de payer pour les autres, et trouverait plus normal que la distribution soit entièrement financée par le Conseil général. Sa fille, qui se trouve à côté d’elle, essaie de la faire changer d’avis. Peut-être ne veut elle pas que sa famille passe pour égoïste devant moi.

Nous avons aussi posé la question de l’implication des parents par leur venue aux distributions. De même que pour le financement, la plupart des familles ont répondu positivement. L’on peut encore se demander si cette participation sera réelle lorsque le projet sera mis en place, et s’il ne s’agit pas d’une stratégie adoptée par les parents pour apparaître comme un « bon parent » aux yeux de l’institution.

Certains parents ont l’air emballés par le projet car ils comptent beaucoup sur le collège pour les aider dans l’éducation alimentaire de leurs enfants. Une mère, de famille monoparentale, m’a dit être contente que sa fille ait au moins un repas équilibré par jour à la cantine. L’on peut dire que cette mère s’appuie sur l’école pour nourrir « correctement » son enfant. C’est aussi le cas de la famille à l’hôtel qui est contrainte d’accepter les aides qui peuvent lui être apportées, le père reçoit donc la distribution comme une aide importante pour nourrir ses enfants.

M. M. : Vraiment l’idée est bonne parce que bon même moi si je me promène en cours de route y a quelqu’un qui… qui m’offrirait des fruits, mais je dirais c’est une bonne chose, je vais prendre ça, je vais manger ça.

J’ai rencontré une autre famille vivant à l’hôtel, cette fois-ci la mère s’est déplacée au Conseil général, alors que j’ai rencontré l’autre famille dans leur hôtel. Celle-ci avait une tout autre réaction : elle m’a dit que ses enfants n’ont pas besoin de notre aide (elle pensait que la distribution ciblait les enfants défavorisés). Cette famille, dans des conditions financières similaires à l’autre, ne reçoit pas les aides de la même manière, Mme F. veut montrer qu’elle peut subvenir elle-même aux besoins de ses enfants et refuse d’être stigmatisée.

D’autres parents considèrent que c’est « trop tard » pour éduquer les enfants, qu’il faudrait commencer beaucoup plus tôt, à l’école maternelle ou primaire.

La légitimité de l’action vient surtout du fait qu’elle a lieu dans l’école. Un père nous a dit : « Pour l’école, oui je... j’suis prêt pour l’école. » lorsqu’on lui a demandé s’il était prêt à se déplacer pour participer à la distribution.

Ce projet a donc l’air de susciter globalement l’approbation générale. Bien que certaines familles soient en désaccord avec les messages d’éducation à la santé, une distribution de fruits leur apparaît comme très positive. On peut tout de même penser que c’est la situation particulière de l’enquête en milieu populaire, que l’on peut considérer comme une situation de domination culturelle

12

, qui les a poussées à approuver le projet, devant moi, mais une fois qu’elles devront payer, il est possible qu’elles ne soient plus disposées à le faire. Il apparaît que pour une fois, l’action apporte des solutions concrètes, contrairement aux messages diffusés à la télévision.

On peut mettre en regard la réaction face aux politiques nationales, notamment face aux messages nutritionnels, et la réaction par rapport à une politique locale à l’école. Une mère divorcée, rejetant les messages, peut voir d’un très bon œil la distribution comme une aide concrète pour l’éducation alimentaire de son enfant. Au contraire, une mère complètement en accord avec les messages, peut penser que l’action « Chacun son fruit » n’apportera rien à son enfant qui a déjà tout ce qui lui faut à la maison, cette mère sera donc beaucoup moins enthousiaste face à ce nouveau projet. Les situations sont donc plus complexes que ce qu’elles pourraient laisser croire.

12 G.Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, Paris, 1991.

(12)

11

III. Quand les enfants et les parents entrent en interaction

Plutôt que de conditions d’existence, on peut parler de « conditions de coexistence » comme le fait Lahire

13

. Les habitudes, les comportements se forment dans l’interrelation entre deux personnes.

Dans la famille, les membres sont en fréquente interaction, ainsi, les parents influencent les enfants, mais aussi, de leur côté, les enfants influencent les parents. C’est de cet entrelacs d’influences dont traite cette partie.

1) Attention portée par le parent à l’alimentation de ses enfants

L’alimentation est un poste de dépense obligatoire et régulier de la famille. De plus, nourrir sa famille demande un travail quotidien d’approvisionnement et de préparation des repas, le plus souvent pris en charge par les mères. Un investissement important en temps et en argent est donc nécessaire pour répondre au besoin vital de manger.

L’alimentation de ses enfants relève donc de la plus haute importance pour les parents. On peut voir une différenciation selon les classes sociales. Pour les parents des classes populaires, l’important est que leurs enfants mangent à leur faim, le but étant de protéger les enfants des difficultés financières.

« Il faut manger beaucoup » en compensation des jours mauvais

14

. L’alimentation doit « tenir au corps », les féculents sont souvent cités comme « essentiels pour la santé ». Les parents des classes supérieures recherchent des aliments « sains » et « légers »

15

, comme les fruits et légumes. On peut dire que quelle que soit la classe sociale, l’alimentation des enfants est primordiale, que ce soit une alimentation « saine » ou « nourrissante ». Nous avons effectivement observé que les fruits et légumes sont plébiscités par les familles les plus aisées de notre échantillon alors que les féculents se retrouvent plus souvent dans les familles les plus défavorisées (cf typologie partie II).

Nos entretiens valident bien le fait que l’alimentation est très importante aux yeux des parents. Un père (M. C., Algérien) a même déclaré « L’alimentation de mes enfants c’est sacré». Le mot sacré pousse à l’extrême l’attention portée par ce père à l’alimentation de ses enfants : il emploie un terme religieux pour montrer à quel point cela compte à ses yeux. Il ne pense pas qu’il faille mettre à disposition des enfants tout ce qu’ils souhaitent manger, mais les « aiguiller » et leur proposer des fruits plutôt que des bonbons.

Lorsqu’on pose la question « êtes-vous soucieux de l’alimentation de vos enfants ? », la réponse est souvent affirmative, mais pas toujours. Une mère (Mme T., mère au foyer) répond qu’elle n’est pas soucieuse car ses enfants n’ont pas de problème de poids – cependant, sa fille est jugée trop maigre par l’infirmière. L’alimentation est uniquement liée pour elle à la prise ou à la perte de poids. Elle pense que celle-ci ne joue pas de rôle dans la santé. L’alimentation compte tout de même à ses yeux puisqu’elle fait attention à ce qu’il y ait toujours à manger pour ses enfants et à faire plusieurs plats à chaque repas, pour que chacun mange à sa faim. L’acte alimentaire a donc pour elle pour fonction de nourrir le corps et de lui apporter de l’énergie. Une deuxième personne, Mme B. (femme de chambre, originaire de Côte d’Ivoire) ne se dit « pas du tout » soucieuse non plus. Elle cuisine, comme Mme T., très peu de légumes et ne fait pas de lien entre l’alimentation et la santé. On constate que ces deux personnes ont une vision mécaniste de l’alimentation (s’alimenter pour se renforcer) et illustrent bien le mode d’alimentation des classes populaires – décrit par Grignon

16

– qui se nourrissent de pain, de pâtes et de pommes de terre.

13 B. Lahire, Tableaux de familles, Gallimard Le Seuil, 1995

14 C. Pétonnet citée par D. Fassin in A. Leclerc, D. Fassin, H. Grandjean, M. Kaminski, T. Lang, Les inégalités sociales de santé, La Découverte, Paris, 2000, p.116

15 L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26. 1971, p. 223 et F. Régnier, A.

Masullo, « Une affaire de goût ? Réception et mise en pratique des recommandations nutritionnelles », Working paper ALISS 2008-06, INRA, juillet 2008.

16 C. Grignon et Ch. Grignon, « Styles d’alimentation et goût populaire », Revue française de sociologie, vol.

XXI, p. 531-569.

(13)

12 De nombreuses personnes interrogées disent se soucier de l’alimentation de leurs enfants. On peut prendre l’exemple d’une mère (Mme S., sans emploi), diabétique, qui a un enfant en surpoids (J.- M.). Celle-ci cherche à contrôler l’alimentation de son fils pour lui faire perdre du poids. Lors de l’entretien avec son fils, elle intervient.

AM : Est-ce que tu fais attention à ce que tu manges ? JM : Ben j’ai pas trop le choix.

AM : Comment tu fais pour faire attention ? Qu’est ce que tu fais ? JM : Ben en fait c’est pas moi qui prends les directives, c’est maman.

Mme S. : Non non non je suis, pas toujours derrière toi JM arrête. Quand tu vas avec tes copains tu manges tout ce qui est interdit. Ne dis pas ça s’il-te-plaît.

JM : Je mange pas tout ce qui est interdit.

Mme S. : Bon ben attends, c’est toujours la même chose hein.

La mère exerce un fort contrôle, des aliments sont « interdits », et le fils vit assez mal cette contrainte, surtout qu’il accepte bien son surpoids, d’après ce que m’a dit la mère plus loin.

Certains parents, notamment ceux de milieux plus aisés, cherchent à faire respecter les messages nutritionnels, comme le « mangez au moins cinq fruits et légumes par jour ».

Mme G. : Ca c’était pas mal « 5 fruits et légumes » parce que ça m’a aidée à les piloter un peu, voir c’qu’y mangeaient l’midi ; on comptait tac tac… mais non sinon je prends tout l’temps des légumes et des fruits…

Pendant l’entretien avec sa fille, Mme G. intervient lorsqu’on en vient aux fruits et légumes…

AM : Qu’est-ce que tu penses du message il faut manger cinq fruits et légumes par jour ? L : Ben c’est bien mais c’est dur à respecter.

AM : C’est dur à respecter. D’accord. Tu penses qu’il ya beaucoup de gens qui le font pas ?

L : Ben quand même.

Mme G. : Cinq encore ça va au départ ils avaient démarré avec dix et là je dois dire que dix c’était mission impossible. C’était difficile. Cinq encore…

L : Ouais mais ya pas beaucoup de gens qui font…

Mme G. : Ouais mais t’en manges bien un ou deux à midi, on en mange bien deux le soir.

Faudrait que tu prennes un fruit au petit déjeuner. Les légumes on les prend au marché, les fruits p’t-être un petit peu moins.

La mère réagit lorsque sa fille dit que c’est dur à respecter, elle veut peut-être que sa famille apparaisse comme respectant les normes en vigueur, comme une « bonne » famille.

Ces deux mères exercent donc un contrôle sur l’alimentation de leurs enfants pour préserver leur santé.

Il apparaît que la plupart des parents cherchent à orienter l’alimentation de leurs enfants dans un certain sens, vers une alimentation qu’ils jugent meilleure pour leur santé. Les parents jouent donc le rôle de modérateur pour limiter la consommation d’aliments jugés mauvais pour la santé (les biscuits, les bonbons : « j’aime pas leur donner à chaque fois de… des gâteaux, des sucreries… » M. M. (sans papiers, vivant à l’hôtel, originaire du Congo)). On peut noter ici, que même une famille qui a très peu de moyens financiers, se soucie de préserver une alimentation saine aux enfants. Et les parents jouent le rôle de prescripteurs pour pousser les enfants à consommer plus d’aliments jugés sains – notamment les fruits et légumes (« y faut lui dire un peu d’manger les légumes parce qu’elle est pas… » Mme H. (éditrice)).

2) L’enfant comme moralisateur

Dans les entretiens avec les enfants, il est apparu que l’enfant a retenu les normes véhiculées par les médias et par l’école, mieux que ses parents. Souvent, il les répète docilement. T., 13 ans, par exemple répond à la question « Quels sont les aliments essentiels ? » : « Légumes, fruits, un peu de féculents bons pour la santé, un peu de sucre mais pas trop et un peu de sel. » Une autre enfant, A., 12 ans, qui parle devant sa mère, a elle aussi bien retenu les messages :

AM : Qu’est-ce que bien manger ?

(14)

13

A : Alors attends j’ai vu la télé : manger équilibré, pas trop de gras pas trop sucré pas trop

salé.

Mme T. : Pfiou.

AM : Et équilibré ça veut dire quoi ?

A : Ben pas trop de gras… Comme ils disent à la télé ! Pas trop de gras pas trop sucré pas trop salé.

On voit ici la réaction de la mère, qui pousse un soupir, pour désapprouver ce que dit sa fille. Il s’agit de la famille qui est très éloignée des normes du PNNS et qui a une alimentation hypercalorique. Contrairement à T., la première enfant citée, A. met de la distance par rapport à ce qu’elle dit en précisant que c’est à la télé qu’ils disent ça. On peut penser qu’elle cherche à délégitimer ce discours, comme le fait sa mère. Cependant elle l’a entendu et retenu, et elle le répète, bien qu’il soit dissonant par rapport à ce qui se passe chez elle (sa mère ne cuisine que des féculents et elle mange beaucoup de produits sucrés).

a) Il est arrivé, lors des entretiens avec les parents, que l’enfant intervienne pour rappeler la norme en vigueur, non suivie par la famille.

Par exemple L., qui rappelle que manger devant la télévision n’est pas une « bonne » chose, lors d’un entretien groupé avec son père (je les avais interrogés simultanément du fait de manque de temps). C’est une famille où l’alimentation est « sacrée » pour le père.

AM : Et vous mettez la télé ou… ? Vous êtes un peu loin là… Vous la mettez quand même la télé quand vous mangez ?

M. C. : Ouais, la télé, il marche souvent.

L : Elle marche tout l’temps (rire).

M. C. : On voit d’là-bas et puis au salon, salon il est au salon. Quand on était…

L : Mais bon… mais bon en vérité c’est pas bien de regarder la télé en même temps d’manger ; soit on mange, soit on regarde (rire)… mais bon.

Le père essaie ensuite de se rattraper en disant qu’il l’éteint parfois pour que les membres de la famille puissent se parler.

Un deuxième exemple est celui de A. dont nous avons déjà parlé, qui vit dans une famille en désaccord profond avec les normes actuelles.

Mme T. : Elle, elle a toujours faim mais euh… le p’tit là, oui des fois y mange pas beaucoup au repas…

A : Y mange que des hamburgers.

Mme T. : Oui

A : C’est pas bon pour sa santé.

Mme T. : Oui tu t’occupes de ta santé et puis j’m’occupe de sa santé à lui…

La mère réagit assez fortement au discours de sa fille sur la santé de son frère. Elle ferme les yeux sur le rôle de l’alimentation dans la santé et n’accepte pas que sa fille en parle. Il y a ici forte dissonance entre ce que A. entend dans les médias et à l’école et ce qu’elle vit chez elle. Il serait intéressant de creuser comment cette enfant vit l’écart entre la norme et sa réalité quotidienne.

b) L’enfant et le parent peuvent aller dans le même sens, lorsque les deux suivent la norme. Par exemple dans un entretien avec la mère, où la fille, N., 8 ans, est intervenue. C’est une famille où les fruits et légumes sont très présents.

AM : Pour les enfants ? Et est-ce que ça vous arrive pour la plus petite de lui donner un fruit ?

Mme A. : Heu oui.

N : Ben j’les prends toute seule. C’est surtout moi qui les prends… Anaïs par contre il faut lui donner mais moi j’les prends toute seule.

c) La cantine donne des idées à certains enfants. Une jeune fille m’a dit : « mon plat préféré c’est

les lasagnes de la cantine ! ». On voit que la cantine peut influencer les goûts des enfants, le fait

d’être entre pairs crée une autre image de l’alimentation. De même, les jeunes garçons qui mangent

(15)

14 dehors avec leurs copains, notamment des « grecs » (ou kebab), en sont très demandeurs. A la question quelle amélioration voudrais-tu voir à la cantine ? Un jeune a répondu « qu’ils servent des grecs ! ».

L’enfant peut donc être moralisateur, du fait de son assimilation plus forte des normes en vigueur (en voyant les messages à la télévision ou lorsque des adultes à l’école lui en parlent), il amène à la maison de nouvelles influences, venant des médias, de l’école et de son groupe de pairs.

3) Le rôle de l’enfant dans l’alimentation familiale

La sociologie de l’enfance voit l’enfant non plus comme une cire molle à malaxer pour lui donner la forme souhaitée (éducation par les parents et par l’école), mais comme un acteur à part entière

17

. Un nouveau statut est accordé à l’enfant : on lui donne le droit d’être acteur. L’enfant a un pouvoir de décision dans la famille, tout au moins de discussion et d’influence

18

. Il peut jouer le rôle de négociateur, et ses opinions lui sont propres : il est une personne, tout autant que son père et sa mère. Il est leur « égal paradoxal »

19

. D’autant plus qu’à l’adolescence, l’enfant se trouve dans une position ambigüe, puisqu’il commence à acquérir de l’autonomie, tout en étant encore un enfant dépendant de ses parents. Sa personnalité est en construction, il est dans une période d’affirmation de soi

20

. Les parents sont plus ou moins attentifs à ce que leur enfant exprime. Le domaine de l’alimentation est un des domaines où l’enfant a son mot à dire et où les parents écoutent – tout du moins dans une certaine mesure – les envies de celui-ci.

Il est apparu dans mes entretiens que l’enfant joue, la plupart du temps, un rôle important dans les choix alimentaires de la famille.

Pour ce qui est de l’approvisionnement, les parents demandent souvent aux enfants ce qu’ils aimeraient avoir à la maison avant d’aller faire les courses.

Mme L. : Oui, j’lui d’mande son avis parce que si j’achète et que ça reste…

Les parents achètent des aliments dont ils savent qu’ils sont appréciés par les enfants.

Au contraire, parfois, les parents évitent d’acheter ce que les enfants demandent, quand ceux-ci ne demandent que des produits sucrés. Par exemple, dans cette famille très attachée aux fruits et légumes frais :

AM : Est-ce qu’ils vous demandent d’ach’tez d’autres produits ? Donc oui…

Mme U. : Oui… mais je n’achète pas.

AM : Des biscuits, des trucs comme ça… ?

Mme U. : Voilà c’est ça oui, des choses qui faut pas manger.

AM : Et vous faites quoi ? Vous essayez d’leur dire… euh non,non ?

Mme U. : J’en achète un p’tit peu et puis voilà… et puis quand y en a plus, y en a plus et…

mais le problème c’est qu’ils ne vont pas remplacer forcément les gâteaux par des fruits justement.

Les enfants ont donc un pouvoir sur le choix des courses, mais certains parents ne répondent pas à toutes leurs envies dans un souci d’équilibre alimentaire. C’est surtout le cas des familles qui sont portées sur les fruits et légumes et qui contrôlent l’alimentation de leurs enfants en vue du maintien d’une bonne santé, permise selon eux par une alimentation saine.

17 R. Sirota, Eléments pour une sociologie de l’enfance, Collection « Le Sens Social », Presses universitaires de

Rennes, Rennes, 2006, p. 13.

18 N. Roucous, « Loisirs de l’enfant et représentation sociale de l’enfant », in Eléments pour une sociologie de l’enfance, Collection « Le Sens Social », Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2006, p. 241

19

A.

Ehrenberg cité par R. Sirota,

«

L’enfant acteur ou sujet dans la sociologie de l’enfance », in L’enfant, acteur et/ou sujet au sein de la famille, Geneviève Bergonnier-Dupuy, 2005

20 F. de Singly, Les Adonaissants, Individu et société, Paris, 2006.

(16)

15 Pour ce qui est de la préparation des repas, les mères prennent souvent en compte les préférences alimentaires de leurs enfants. Avant de cuisiner, il arrive que les parents demandent aux enfants ce qu’ils souhaitent manger.

AM : Qui décide…

L : Euh… c’est les parents.

M. C. : Si, on demande des fois l’avis des enfants, qu’est-ce qui veulent manger, pas loin que tout à l’heure par exemple.

Dans cette famille vivant à l’hôtel, la mère est très soucieuse de donner à ses enfants tout ce qu’ils désirent, pour les protéger des fortes contraintes financières que vit le ménage. Elle m’a avoué ne pas manger le midi quand ses enfants ne sont pas à la maison. Les parents se privent pour que leurs enfants ne manquent de rien.

AM : Et c’est vous qui décidez de c’que vous mangez à la maison ? Plutôt ? Mme F. : Euh… parfois je préfère qu’ils me donnent leurs conseils…

AM : D’accord.

Mme F. : Parce que des fois on pense que… que c’qui… que ça va être meilleur pour préparer… et c’est plus facile…

Dans le même état d’esprit, Mme T. laisse ses enfants choisir le repas et il lui arrive très souvent de faire plusieurs plats pour que tout le monde trouve son bonheur et mange à sa faim. Il s’agit de la famille qui prône une alimentation hypercalorique.

AM : Le soir ça vous arrive très souvent de faire des trucs différents ?

Mme T. : Ouais le soir, voilà…. des fois euh… ouais. Parce que c’est que quand on fait des… des, des…

AM : Des plats…

Mme T. : Des plats qui aiment pas ; les légumes verts par exemple, y aiment pas trop. Donc euh, j’leur dit vous voulez manger quoi ou j’leur prends un truc à part et puis en général y a toujours deux ou trois plats…

A l’inverse, dans certaines familles, les enfants ne choisissent que rarement le repas et s’ils n’aiment pas, ils n’ont rien d’autre à manger. Il s’agit le plus souvent de familles aisées et portées sur une alimentation saine.

Mme U. : Mais moi c’est pas la même chose. Quand je suis seule avec eux, c’est-à-dire que mon mari n’est pas là et que c’est moi qui s’en occupe, à c’moment là moi je fais un seul plat pour tout l’monde et celui qui n’aime pas ne mange pas et puis voilà.

L’enfant est bien acteur dans ces situations, ses goûts et dégoûts personnels, ses envies propres, sont pris en compte dans les courses et la préparation des repas. L’enfant est plus ou moins écouté selon ce qu’il demande (des bonbons ou des fruits par exemple) et selon l’éducation que veut donner la mère. Il arrive dans certaines familles que les désirs de l’enfant soient peu écoutés dans le but de lui prodiguer une alimentation équilibrée. A l’inverse, dans certaines familles il semble que l’image de l’enfant-roi des familles populaires soit valide, comme elle a été relevée par Delphine Serre, lors d’une étude dans une PMI

21

. Elle voit ces familles comme cherchant à profiter de l’instant et donc à faire plaisir à l’enfant sans penser à d’éventuelles conséquences néfastes.

La question qu’on peut alors se poser est celle de la place que peut avoir l’enfant dans sa famille comme prescripteur en matière d’alimentation. Quels sont les éléments caractéristiques de chaque famille qui définissent la place de l’enfant en tant qu’acteur concernant l’alimentation ? Nous avons vu que les enfants ont intégré, encore plus que leurs parents, les normes actuelles d’équilibre alimentaire. Dans quelle mesure peuvent-ils jouer sur les choix alimentaires de la famille, notamment sur les choix en faveur d’une alimentation plus équilibrée ? Ces questions sur les processus d’éducation de la famille par les enfants sont au centre de mon sujet de thèse.

21 D. Serre, « Le « bébé superbe » La construction de la déviance corporelle par les professionnel(le)s de la petite enfance », Sociétés Contemporaines, 1998, Paris.

(17)

16

Conclusion

L’échantillon observé a dévoilé une grande diversité de rapports à l’alimentation familiale. En effet, les familles rencontrées ont des habitudes alimentaires (entre autres concernant la consommation de fruits et légumes) très variées. A ces façons de manger si hétéroclites correspondent des perceptions des messages nutritionnels très différentes. Si les messages vont dans le sens contraire de ce qui est fait dans la famille, ceux-ci sont perçus négativement. Comment accepter des messages qui remettent en cause le mode d’alimentation de la famille ? De ses enfants ? Cette étude a permis de mettre en évidence l’importance qu’accordent les parents à l’alimentation de leurs enfants. Quelle que soit leur implication (financière et en temps), les parents sont soucieux de l’alimentation de leurs enfants. Certaines mères culpabilisent de ne pas offrir « le mieux » à leurs enfants. Les messages, apportant des directives sur ce qu’il « faut » manger pour être en bonne santé, portent atteinte à l’équilibre familial des prises alimentaires. Les mères se trouvent alors culpabilisées et rejettent les messages. Par contre, l’action « Chacun son fruit » est bien perçue par tout le monde, que la famille soit grande consommatrice de fruits ou pas. Comment expliquer cela ? La situation d’entretien a pu jouer, et aussi, peut-être, le fait que cette action ne cherche pas à diriger les mères de familles dans leurs choix des repas, mais se contente de donner un aliment aux enfants, pour leur faire découvrir et/ou apprécier le goût des fruits. Cette action apparaît sans doute comme moins moralisatrice et moins intrusive aux yeux des mères de famille à qui l’on ne demande pas d’acheter cinq fruits et légumes par jour.

Un autre point observé pendant cette enquête est l’interrelation parent-enfant concernant l’alimentation. Les enfants ont une place importante dans l’alimentation : ils sont souvent écoutés pour le choix des repas, pour les courses. Ils ont donc un pouvoir de décision important, et sont placés dans la famille comme enfants acteurs, acteurs dans leur propre alimentation mais aussi dans celle de toute leur famille. Les enfants sont donc écoutés. La question est alors la suivante : que disent-ils ? Nous avons observé pendant nos entretiens des interactions parents-enfants, du fait de la présence simultanée de plusieurs membres de la famille. Nous nous sommes ainsi rendu compte que les enfants peuvent jouer le rôle de moralisateurs, en énonçant des principes qui ne sont pas forcément suivis par les parents (par exemple, ne pas regarder la télévision en mangeant). Ces remarques des enfants, sont elles écoutées par les parents ? Est-ce que les enfants peuvent prendre la place des parents et chercher à éduquer la famille pour accéder à des pratiques alimentaires plus proches de la norme entendue à la télévision ou à l’école ? L’enfant éduqué devient lui-même éducateur. C’est ce que prônent les politiques d’éducation alimentaire, qui, en cherchant à sensibiliser l’enfant, visent à modifier les comportements alimentaires de toute la famille.

Nous avons vu que la réaction face aux politiques de santé publique nationales peut être différente de la réaction à une action locale qui a lieu dans le collège de leur enfant. Le fait de rejeter les politiques nationales, trop éloignées de la réalité des vies de famille n’empêche pas de bien percevoir une action qui a les mêmes objectifs mais qui n’emploie pas les mêmes moyens.

Nous avons rencontré certaines familles qui apparaissent comme étant en grande difficulté matérielle, elles sont donc dans l’incapacité de respecter les normes en vigueur. Elles les connaissent, et, devant une personne qui les interroge dessus, doivent trouver le discours adéquat permettant de se protéger, de résister. C’est pourquoi leur discours ne révèle pas forcément le fond de leur pensée et qu’on peut parler de « tactique de résistance »

22

. Les parents interrogés développent des tactiques pour éviter de se mettre en porte-à-faux face à l’interviewer.

22

M. de Certeau, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Union Générale d'Editions,

collection 10/18, 1980.

(18)

17

Bibliographie

- L. Boltanski, « Les usages sociaux du corps », Annales ESC, vol. 26. 1971, p. 205-233.

- M. de Certeau, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Union Générale d'Editions, collection 10/18, 1980.

- C. Grignon et Ch. Grignon, « Styles d’alimentation et goût populaire », Revue française de

sociologie, vol. XXI, p. 531-569.

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- R. Sirota, Eléments pour une sociologie de l’enfance, Collection « Le Sens Social », Presses

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