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Dieu, moi et les autres

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Academic year: 2022

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Dieu, moi et les autres

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DU MÊME AUTEUR Aux éditions Denoël

Dictionnaire des idées revues, 1985.

Histoires à dormir sans vous, 1990.

Histoires à mourir de vous, 1991.

Contes griffus, 1993.

Dans la collection «Présence du Futur»:

La sortie est au fond de l'espace, 1956.

Entre deux mondes incertains, 1957.

188 contes à régler, 1988.

Chez d'autres éditeurs Le Délit, Plon, 1954.

L'employé, éditions de Minuit, 1958.

La Banlieue, Julliard, 1961.

Un jour ouvrable, Le Terrain Vague, 1961.

Toi, ma nuit, Éric Losfeld, 1965.

Futurs sans avenir, Laffont, 1971.

Le Cœur froid, Christian Bourgois, 1972.

Contes glacés, Marabout, 1974.

Sophie, la mer et la nuit, Albin Michel, 1976.

Le Navigateur, Albin Michel, 1977.

Mai 86, Albin Michel, 1978.

Agathe et Béatrice, Albin Michel, 1979.

L'Anonyme, Albin Michel, 1982.

Le Shlemihl, Julliard, 1989.

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En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement

le présent ouvrage sans l'autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie.

© 1995, by Éditions Denoël 9, rue du Cherche-Midi 75006 Paris

ISBN 2.207.24360.5 B 24360.1

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Je ne peux dédier ce livre qu'à Cioran pour au moins deux raisons incontourna- bles : d'abord, parce que dans une de ses courtes lettres, c'est lui qui m'a insidieu- sement donné l'idée, en 88, de prendre Dieu comme thème central d'un recueil de textes brefs ; ensuite, parce que, dans l'ava- lanche de phrases géniales qu'il a ciselées, on trouve un aphorisme fulgurant qui réduit tout à rien, y compris ce livre :

La création fut le premier acte de sabotage

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Dialogue au seuil

du vide

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P e r s o n n a g e s

Dieu

La secrétaire désignée par S.

Le directeur commercial désigné par C.

Le directeur artistique désigné par A.

Le chef de publicité par P.

S. : Mes respects, Révérend Éternel.

DIEU: Mes sentiments les plus cordiaux, made- moiselle.

Mademoiselle, je voudrais vous demander de réunir tous les cadres.

S. : Tous les cadres ?

DIEU: Oui. Tous. Je veux que vous préveniez le directeur commercial, le chef de publicité et le direc- teur artistique.

S. : Dois-je annoncer une conférence au sommet ou une conférence exceptionnelle ?

DIEU: Une conférence exceptionnelle au sommet, très exactement. Je compte sur votre présence éga- lement.

S. : Mais certainement, Révérend Eternel.

Il s'en va avec une certaine majesté.

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Et la secrétaire disparaît pour aller prévenir les cadres.

Le directeur commercial apparaît le premier, bientôt suivi du chef de publicité et du directeur artistique.

S. : Notre Révérend Éternel, Dieu le Père, vous remercie de votre ponctualité et vous demande un peu de patience.

A. : Tout cela me paraît bien cérémonieux. Vous êtes au courant de ce qui se passe ?

C. : Pas plus que vous, mon cher.

TOUS: Révérend Éternel.

DIEU: Messieurs. Ce n'est pas sans raison que j'ai demandé une réunion au sommet de tous les cadres.

Ce que je vais vous dire présente, en effet, un carac- tère d'une exceptionnelle gravité. Messieurs, il m'est venu une idée. Et nous allons la réaliser. J'ai décidé de créer le monde.

Un moment de stupeur.

C.: Le quoi?

DIEU: Le monde.

A.: Qu'est-ce que c'est que ça?

DIEU : Messieurs, je vous prie, prenez place.

P. : Place ?

C. : Où ça, dans le vide ?

DIEU : C'est vrai, j'oubliais. Comme cette conférence risque de durer, je vais créer une table et six chaises.

Et que la table soit !

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Une table en bois massif surgit du sol.

A.: Eh bien...

C. : Ça alors ! P. : Nom de Dieu !

DIEU: Pourquoi cette stupeur?

A. : Toutes nos excuses, Révérend Éternel, mais on ne savait pas que vous étiez capable de créer quel- que chose.

DIEU: Et ce n'est encore qu'un commencement. Que la chaise soit. Et qu'elle soit multipliée par six.

Six chaises apparaissent.

DIEU: Et maintenant, prenez place.

Il claque des doigts et un grand tableau noir apparaît derrière la table.

A.: C'est noir, on ne voit rien.

DIEU : Mais avec de la craie blanche, on verra.

Il fait surgir un morceau de craie entre ses doigts et il écrit le mot DIEU au tableau noir.

DIEU: Vous prenez en sténo, mademoiselle?

S. : Bien sûr, Révérend Éternel. Vous m'aviez demandé si je connaissais la sténo quand vous m'avez engagée.

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DIEU: C'est exact. J e l' avais oublié.

Messieurs, revenons à nos moutons.

A. : Nos quoi ?

DIEU : J e m'excuse. J'anticipe un peu. Revenons au sujet dont je voulais vous entretenir : la création du monde.

S. : Comment ça s'écrit le monde ?

DIEU : Comme ça se prononce. Avec M comme Monde, 0 comme Onde, et ainsi de suite j u s q u ' à Monde.

C. : Le monde ? Vous croyez que c'est une tellement bonne idée?

A.: Une idée, une idée, ça ne veut pas dire grand-chose...

DIEU: C'est une idée, en tout cas. Et je suis le pre- mier à l'avoir eue.

P. : Reste à savoir si nous aurons les moyens de lan- cer cette idée sur le marché.

C.: O u simplement les moyens d'en faire une réali- sation commerciale et rentable.

DIEU : Allons, messieurs, pas de mesquinerie. Et ne vous occupez pas des détails alors que nous n'en som- mes qu'aux généralités. Suivez-moi bien. Voici le néant. La situation actuelle. Le vide du vide que rien n'encombre. Que rien ne souille. Mon idée, c'est de créer des choses au sein de ce grand vide.

A. : Pourquoi ?

DIEU: Comment pourquoi ?

C.: Oui, pourquoi ? Tout est très bien comme ça.

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DIEU: C'est facile de dire que tout est très bien comme ça, puisqu'il n ' y a rien. Il serait plus intéres- sant de penser à faire quelque chose et trouver ensuite que ça sera bien...

Il barbouille le tableau noir de quelques bulles qui gravitent autour d'une bulle centrale.

DIEU : Et je vois le monde comme ça.

A.: Des ronds.

DIEU: Non. Des sphères. J e n'ai jamais su dessiner le relief. U n monde de sphères ou quelque chose d'approchant.

P. : Et si petit ?

DIEU: Ça n'est qu'une représentation graphique sur une échelle très réduite. J e vois le monde sensible- ment plus grand, vous verrez.

A.: Mais pourquoi des sphères? Pourquoi pas u n monde de surfaces plates. Comme la table que vous venez de créer...

DIEU : Parce que je vois mal des surfaces plates tour- nant dans le vide autour d ' u n Soleil.

C. : Qu'est-ce que vous entendez par Soleil ?

DIEU: C'est simple. Même un enfant de dix siècles comprendrait ce que je veux dire. La grosse bulle que vous voyez là, c'est un Soleil et plusieurs planètes gra- viteront autour de cette source de lumière et de chaleur.

A.: Pourquoi toute cette complication ?

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DIEU: Parce que dans le froid frigide du néant noir, la lumière et la chaleur seront la source de la vie.

P. : Ah bon !

DIEU : Et cette source de chaleur et de vie donnera u n monde habité.

C.: Le Soleil.

DIEU: Non. Le Soleil justement sera la source de vie qui enverra ses rayons à d'autres mondes. A beau- coup d'autres mondes. Mais le Soleil ne sera pas habité. Et u n seul de ces autres mondes sera habité.

Habitable et habité.

A.: Pour quelle raison créer les autres, alors ? DIEU : Pour que l'on se pose des questions.

P. : Mais qui se posera ces questions ? DIEU: Nous y viendrons...

C. : J e me demande malgré tout si voir tellement grand n'est pas une erreur.

DIEU : Et je vois encore beaucoup plus grand que vous ne pouvez l'imaginer.

A. : Ces sphères, par exemple, ces mondes, comme vous dites, vous les voyez grands comment?

DIEU : Énormes. J e dirais même gigantesques.

C.: C'est-à-dire?

P. : Quoi ? Plus grands que la table que vous venez de créer ?

DIEU : Cette table n ' a jamais que trois mètres de long et certaines planètes auront u n diamètre de

140 000 kilomètres.

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A. : O n peut dire que vous ne lésinez pas avec les kilomètres.

C. : Et ces énormes boules qui flotteront dans l'espace seront sans doute remplies d'air ?

DIEU : Absolument pas. Elles ne seront pas creuses et pèseront sans doute, au contraire, très lourd. Des mégatonnes.

A. : Mais comment pourraient-elles tenir dans l'espace ?

DIEU : Je vous l'ai dit : elles tourneront toutes autour de cette boule de feu que sera le Soleil et, en même temps, elles tourneront sur elles-mêmes.

P.: Ç a les empêchera de tomber ?

A. : Il serait plus simple de les suspendre à des câbles.

C.: C'est vrai. Ç a reviendrait probablement moins cher !

DIEU: Vous parlez tous pour ne rien dire. Je veux qu'elles tiennent tout naturellement dans l'espace.

Et ça ne nous coûtera rien du tout. Rien q u ' u n peu d'astuce et quelques connaissances de phy- sique.

P. : De toute façon, ce Soleil et toutes ces boules tour- neboulant autour de ce Soleil...

DIEU : Ç a s'appellera un système solaire, si vous vou- lez tout savoir.

P. : Ce système solaire, comme vous dites, me paraît un peu tordu. Ç a manque de naturel.

C.: C'est vrai. O n pourrait le simplifier. Tout cela risque de coûter une fortune.

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DIEU : Surtout que je compte lancer une infinité de systèmes solaires basés sur le même principe.

A. : Une infinité ? Mais c'est de la démence ! Pour quoi faire ?

DIEU : Pour rien. Comme ça. L'univers, moi, je le vois grand ou pas du tout.

P. : Entre le voir grand et le voir infini, il y a quand même de la marge.

A. : O n pourrait sans doute s'en tirer avec un jeu de miroirs. Ç a donnerait la sensation de l'infini si on les disposait astucieusement.

C. : Ou alors, puisque nous pensons aux économies, réduisons le nombre de planètes qui doivent tourner autour du Soleil. Vous en avez dessiné neuf, si mon compte est exact. O n pourrait n'en faire que deux ou trois.

P. : Ça supprimerait déjà pas mal de frais inu- tiles.

DIEU : J e vais encore vous décevoir, messieurs. J e n'ai dessiné au tableau que les neuf planètes princi- pales, mais je vois au moins cent mille planètes tour- ner autour du Soleil.

C. : Combien ?

DIEU: A peu près cent mille. Sans parler des étoiles qui garniront agréablement le firmament.

A. : Des étoiles pour firmamer la garniture ? C.: Des firmatures pour garnerer l'étoilement?

DIEU : Exactement.

P.: Mais combien d'étoiles?

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DIEU : A une ou deux près, c'est difficile à dire. J ' e n prévois bien plusieurs centaines de milliards dans un seul système solaire. Pour les autres, on verra.

C. : J e crois que je vais me sentir mal.

A.: Vous me donnez le vertige.

P. : Nous avons dépassé la démence.

C. : Nous sommes en plein délire.

DIEU: Allons, allons, messieurs. Remettez-vous. Il faut voir grandiose, je vous l'ai déjà dit, ou rester à tout jamais médiocres.

A. : Et qui pourra jamais payer les frais d'une telle mise en scène ?

DIEU: Qui sait? Dieu y pourvoira, comme dit le proverbe.

P.: Quel proverbe ?

DIEU: J e puis vous affirmer que, même si ce proverbe n'existe pas, il existera un jour. Vous verrez.

C.: Moi, personnellement, je ne vois rien. Enfin...

après nous, le déluge...

Un silence gêné.

DIEU : J e constate que je n'ai pas réussi à me faire comprendre. Soit. Nous allons inverser le problème.

Si vous deviez concevoir le monde, comment le verriez-vous ?

C. : Moi, je le vois comme ce qui est ici.

DIEU: Le vide, quoi!

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C.: A peu de chose près, oui. Le vide. C'est aussi bien puisque nous y sommes depuis toujours. U n peu plus de vide peut-être.

DIEU : Mettre du vide autour du vide. C'est évidem- ment une solution facile. Ça n'engage vraiment à rien. Et vous?

A. : Moi ?

DIEU : Oui, vous. Il me semble q u ' u n directeur artis- tique se doit d'avoir l'esprit créatif même s'il n ' a pas l'étoffe d ' u n véritable créateur.

A. : Moi, je trouve q u ' u n monde de chaises qui tour- neraient dans l'espace serait bien.

DIEU: Pourquoi des chaises ?

A.: Parce que vous savez les faire. Vous l'avez prouvé.

DIEU : Et vous trouvez q u ' u n univers de six chaises virevoltant ça ferait sérieux?

A.: O n pourrait en mettre une douzaine...

DIEU : J e crois que si je n'étais pas immortel, je me flinguerais. Messieurs, reprenons la conférence. Et je reprends mon rôle. A partir des données que je vous ai indiquées, quelqu'un a-t-il une suggestion à me faire ? Sensée, de préférence.

C. : Ne pourrait-on pas réduire les centaines et cen- taines de milliards d'étoiles à un ou deux milliards d'étoiles?

DIEU: Pas question !

A. : Le Soleil a-t-il vraiment besoin de cent mille pla- nètes qui tourneront autour de lui?

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DIEU: Oui. Objection refusée.

A. : Mais c'est complètement absurde !

DIEU: C'est pourtant comme ça que je vois les cho- ses. Et je vais vous dire autre chose. J e tiens à l'absurde. Ce sera ma marque de fabrique. M o n label. Souvenez-vous de cela.

Un silence assez insistant gavé d'hébétude et d'un zeste de crainte.

Dieu va ensuite vers le tableau noir, il efface le graphique du système solaire et trace, en plein centre du tableau noir, un cercle.

DIEU : Ceci, dans les deux dimensions, représente un cercle. Une sphère dans les trois dimensions. U n globe quand il tournera dans l'espace autour du Soleil. Ceci est, en effet, une représentation graphi- que et simplifiée du seul monde habité de ce système solaire. J ' a i pensé à appeler cette planète la Terre.

A.: Ça sonne mal.

C.: C'est vrai, ça paraît mou, comme consonance.

P. : Et pas commercial. Je ne vois pas comment nous pourrions lancer une planète avec un nom pareil.

DIEU : J e l'ai inventé et je m ' y suis fait. Ce nom me plaît.

C. : Reste à savoir s'il plaira à la clientèle.

A. : Mais quelle sera exactement cette clientèle ? DIEU : Je suis content que vous me posiez cette ques- tion. Enfin une question pertinente. La clientèle de

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la planète Terre sera celle des habitants de cette pla- nète que je veux habitée.

A. : Comment ferez-vous pour faire tenir vos habi- tants en équilibre sur une boule ronde ?

C. : C'est évident. A part ceux qui sont au sommet, tous les autres tomberont.

P. : Surtout si cette boule est lisse, comme vous la dessinez.

DIEU : Un peu de calme, je vous prie. Je vous signale d'abord que sur cette boule il y aura, non pas quel- ques êtres vivants comme je le représente, mais des milliers et peut-être même des milliards d'êtres vivants.

Il va vers le tableau et dessine une silhouette assez informe, une sorte de bulbe avec quatre longs membres qui pendent décharnés de façon assez ridicule. Le tout surmonté d' un petit bulbe sphérique.

DIEU : Voilà: J'avais pensé à quelque chose comme ça pour vivre sur la Terre.

A. : C'est affreux. On dirait un ensemble de tuyaux.

C. : Et ça n'a pas l'air bien solide !

P. : Ça ne me paraît pas bien commercial, ce produit.

On ne pourra jamais le lancer sur le marché.

C. : Et ça manque de fini dans les détails. On dirait des larves.

DIEU: Ce n'est qu'un simple croquis assez som- maire, je le reconnais. Et personne n'a donc

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remarqué que cette créature nous ressemble, que je n'ai rien inventé ?

A.: Nous ressemble ?

DIEU : Vous êtes myopes ou quoi ? Deux bras, deux jambes, un tronc, une tête avec deux yeux, un nez entre les deux, une bouche sous le nez, des cheveux au-dessus du tout et des pieds tout en dessous. Alors ? C. : Alors quoi ?

DIEU : Alors Dieu a dit que l'homme serait conçu à l'image de Dieu et Dieu a dit que ce serait bien ainsi.

Et il en fut ainsi puisque l'homme fut en effet ainsi, qu'il remercia Dieu de l'avoir fait ainsi.

C. : Il vaudrait mieux oublier cette histoire d'homme qui ressemble à un tuyau et ne paraît pas avoir le moindre intérêt.

DIEU: Désolé. Mais l'homme, j'y tiens par-dessus tout. Je serais prêt à donner un morceau d'infini en échange de sa création.

P. : Pourquoi lui, plutôt qu'autre chose ?

DIEU: Vous êtes obtus ou quoi? Je vous l'ai dit.

Parce que l'homme sera la seule créature à notre image, le roseau pensant que je placerai sur le seul monde habitable de mon infini : la Terre.

C.: La Terre... Alors pourquoi ne pas appeler cette créature un Terreux ?

P.: Ou un Terrois?

A.: Un Terrier, ça sonne encore mieux.

DIEU: J'ai décidé de l'appeler un homme et je tiens à ce que la volonté de Dieu soit respectée. Je puis

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Cela ramenait Dieu à de lointains souvenirs per- sonnels. En effet, avant de doter l'homme de chair et de nerfs, d'artères et de tout un réseau d'invisi- bles fragilités, Dieu s'était demandé s'il ne valait pas mieux le limiter à son squelette. Soit un être simple, pratique, essentiel, inusable, facile à entretenir, facile à vivre aussi. C'eût été bien suffisant pour peupler et bricoler de façon sommaire tout un monde. Mais Dieu ne vit pas, à l'époque de sa plus haute créati- vité, comment donner la vie, la viabilité et l'intelli- gence à ce petit chef-d'œuvre artisanal que représentait un squelette.

Maintenant il regrettait d'avoir capitulé devant de simples problèmes de physique appliquée. En s'achar- nant, il aurait trouvé une solution puisque aucune difficulté ne lui avait jamais résisté. Mais peut-être était-il finalement plus ardu d'aller à la plus stricte simplicité que de se perdre à plaisir dans d'inextri- cables complications.

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L e soliloque

A ses moments perdus, Dieu pensait volontiers aux hommes, à leurs contradictions et leurs psychoses.

— Enfin, se disait-il ce jour-là, ils sont différents de tous les êtres vivants que j'ai pu bricoler; ils ont un cerveau particulièrement développé, d'incompa- rables dons intuitifs, une souplesse de raisonnement qui n'a fait que s'affiner au gré des âges ; de plus, depuis ces deux derniers siècles, ils ont tout exploré, tout sondé, tout décortiqué ; ils sont lucides, scepti- ques, gavés de connaissances, d'informations irréfu- tables, de preuves impossibles à nier. Ils savent donc que, dans le torrent du temps et de l'espace, ils n'ont pas plus d'importance qu'un protozoaire, alors qu'est-ce que cela peut bien leur foutre qu'il y ait un Dieu ou pas?

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L a s t u p e u r

Quand Dieu eut pour la première fois la curiosité de se regarder dans un miroir, il s'aperçut avec stu- peur qu'il ne s'y reflétait aucune image.

C'est alors qu'il se posa la question qui troublait tant d'hommes depuis si longtemps.

L a s u p p r e s s i o n

Depuis le temps qu'on la prévoyait, elle allait enfin éclater: la guerre totale, nucléaire et planétaire.

Il n'y avait pas eu la moindre déclaration de guerre, on n'avait levé aucune armée pour ne pas donner l'alerte, aucune population n'avait été mobi- lisée mais tout était méticuleusement mis au point par les deux gigantesques blocs de continents ennemis qui allaient passer à l'attaque dans le silence des secrets meurtriers. De part et d'autre, des milliers d'ordi- nateurs enfouis dans des casemates non repérables

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contrôlaient l'envol des missiles géants qui ne pou- vaient en aucun cas manquer leurs cibles, soit les grandes capitales et les villes industrielles de plus de dix millions d'habitants.

Les promoteurs de ce massacre synchronisé pré- voyaient qu'il ne durerait guère plus d'un quart d'heure, ce qui suffirait à réduire en poussière plus de quatre milliards de victimes sur une population globale de sept milliards d'individus.

On aurait pu croire en toute logique que Dieu, qui en avait vu d'autres sans réagir, laisserait faire une fois de plus, en professionnel du pire qu'il avait tou- jours été. Surtout que la race humaine le décevait depuis si longtemps. Mais curieusement ce génocide glacial car technocratisé lui parut dépasser les limi- tes de l'incohérence et passer de quelques millions de victimes à plusieurs milliards le choqua.

Et le poussa même à réagir, ce qui n'était pas non plus dans ses habitudes. Il prit sa décision en quelques secondes et, par une de ces pirouettes cos- miques dont il avait le secret, il effaça à tout jamais du monde des mathématiques le 3, chiffre choisi au hasard. Ce qui, instantanément, faussa tous les calculs inextricablement complexes du lan- cement des missiles. Pas un seul ne put quitter sa base, et le conflit du siècle — et même du millé- naire — se dégonfla dans l'hébétude de tous les états-majors.

Sur le plan militaire, cela s'arrêta là.

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Mais un seul chiffre manquait au monde et tout s'en trouva, sinon dépeuplé, du moins bouleversé de fond en comble. En quelques semaines, s'écroula toute une civilisation basée sur les chiffres, régie par les chiffres, bricolée de haut en bas avec des chiffres, vitaminée par les chiffres. Tout ce qui rimait riche- ment avec technique, mathématique, mécanique ou informatique fut pulvérisé jusqu'à l'os. Les sciences s'effondrèrent dans la physique en désarroi, les cours de la bourse débordèrent dans le délire, la débâcle des finances emporta au bout de l'illogique tout ce qui relevait du calcul, que ce soit la banque ou l'éco- nomie politique, le commerce et l'industrie, les étu- des et les prévisions, les fantasmes et la réalité quotidienne réduite en miettes hagardes.

Tout était à recommencer, à reprendre à partir de zéro.

Heureusement, ce chiffre n'avait pas été biffé. Nor- mal : il symbolisait parfaitement la planète et toute son histoire.

Variante de «La Disparition » dans 188 contes à régler, Collec- tion Présence du Futur.

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L a s u r v i e

Mis à part les irréductibles croyants frappés de béa- titude, donc u n peu simples d'esprit, il y avait aussi ceux qui, sans mettre en doute l'existence de Dieu, s'indignaient devant tout ce que leur Créateur leur dispensait avec une telle générosité : les guerres et les famines, les catastrophes naturelles et leurs séquel- les imprévues, les maladies atroces et les tares physi- ques, sans parler de l'interminable chapelet de cauchemars à vivre au quotidien pour aboutir aux mille façons de mourir lentement une fois pour toutes.

Preuve que ces sceptiques croyaient en un Dieu qui pouvait en révéler un autre : le vrai.

Celui qui avait fait de l'homme un animal névrosé et fluctuant, égocentrique et violent, capable de faire n'importe quoi et surtout de se faire à n'importe quoi.

Il ne pouvait pas se passer d'être sadique et maso- chiste à l'occasion, généreux et rapace, manipulé et manipulateur, essentiellement bourré de contradic- tions qui se livraient un combat permanent, en dou- ceur ou en force au contraire.

Il était, de toute façon, son propre cancer, il en vivait, s'en nourrissait, en gavait les autres. Il tissait

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avec une fiévreuse patience ses propres cauchemars, ses sujets d'angoisse et de fureur, de haine et de ran- cune, et même s'il en mourait à la longue, rongé, épuisé, laminé, il en avait un besoin viscéral tant qu'il lui restait un souffle de vie. Et, bien entendu, de son décor naturel il avait fait une poubelle, de ses villes des volcans de folie, de sa vie quotidienne une course contre la montre et les contretemps, de sa civilisa- tion une lutte sans trêve ni pitié entre les mous sérieux et les fous furieux.

C'était ainsi et la marche du temps ne faisait qu'aggraver les choses, les rendre de plus en plus explosives, de moins en moins acceptables. Mais sans sa boulimie du pire à tous les niveaux et son accep- tation hystérique de ce putride destin, l'homme n'aurait sans doute jamais survécu sur ce monde.

Peut-être y serait-il mort d'ennui, asthénique, alan- gui et morose, privé de température et de tempéra- ment, avec une espérance de vie réduite à vingt ou trente ans.

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L a s u r v i v a n c e

Même s'il en avait vu d'autres au gré de l'épopée humaine, Dieu fut quand même surpris d'appren- dre l'écroulement en si peu de temps de la colossale puissance soviétique qui se désagrégea littéralement dans le n'importe quoi.

Et c'est avec quelque ironie qu'il admit un autre fait : de tout le territoire de l'U.R.S.S., il ne restait plus q u ' u n minuscule îlot communiste et sans doute inébranlable. La station habitée Mir qui tournait tou- jours dans l'espace, symbole flagrant d'une hégémo- nie perdue.

L e t i m i n g

Déçu par le couple qu'il avait conçu, Dieu qui avait l'esprit aussi pervers que retors pensa immédiatement à jeter ses créatures dans un quotidien assez miséra- ble pour leur faire regretter d'être nés.

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Tout était bien mis en place pour atteindre cet objectif : la vie sur Terre rappellerait bien davantage une condamnation aux travaux forcés q u ' u n féeri- que séjour dans une éternelle villégiature.

Mais Dieu repéra assez vite q u ' a u sein de ce cau- chemar sans failles, l ' a m o u r physique pouvait passer pour une fascinante compensation, u n éblouissement permanent à la portée des plus démunis comme des grassement nantis. Cela lui déplut, il y avait là comme u n dérapage de la logique de l'ensemble.

Il remit plus ou moins les choses en place en imagi- nant un imparable tour de physique amusante très sim- ple, mais pas si facile à résoudre : il donna en effet à l'homme la faculté de trouver son plaisir en quelques minutes et à la femme l'inconvénient de ne basculer dans u n véritable orgasme que beaucoup plus difficilement.

De quoi perturber ou même cancériser la vie de la plupart des couples.

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L a t r a v e r s é e

Le fier paquebot, orgueil de la « White Star», effec- tuait sa première traversée vers New York et navi- guait en un ralenti prudent entre les icebergs de l'Atlantique Nord.

Et comme le ruban bleu de la traversée la plus rapide risquait de lui échapper, le commandant, qui avait la foi et l'orgueil rivés au corps, ordonna de don- ner toute la vapeur et de foncer à 30 nœuds dans la nuit noire.

— A la grâce de Dieu ! s'écria-t-il en admirant le bouillonnant sillage que creusait la proue du Titanic.

L e s v a m p i r e s

En avait-on assez parlé du mythe des vampires ? Et combien de livres ou de films avait-il inspirés ?

Mais ce que l'on ignora toujours, c'est que l'homme avait été créé vampire. A son insu, et jamais

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il n'en avait pris conscience, mais c'était ainsi, indé- niablement, depuis l'aube des temps.

Bien sûr, la légende recelait un côté simplet et parfois spectaculaire que la réalité ne donnait jamais à voir. Car l'humain né vampire ne pompait pas goulûment le sang de ses proies, il ne sortait pas de sa tombe sur le coup de minuit pour assouvir sa soif. Ce n'est pas de liquide qu'il se nourrissait, mais plus subtilement de l'influx vital de son sem- blable. Tout humain, en effet, ne pouvait survivre qu'en prenant une autre vie. Ce qui expliquait pourquoi les couples s'entre-déchiraient si féroce- ment jusqu'à la mort de l'un des deux, ou sour- noisement dans d'autres cas. Mais les humains pouvaient aussi se contenter, sans le savoir, de la mort brutale ou lente d'un inconnu quelconque qui habitait aux antipodes et qu'ils ne rencontreraient jamais.

C'était la condition invisible et mystérieuse de tout être encore en vie et qui mourrait un jour du cancer, d'une crise cardiaque, d'un accident de la route, dans une guerre, sans se rendre compte que sa mort signi- fiait la survie pour un autre être humain. Provisoi- rement rescapé du cancer, d'une crise cardiaque ou d'un accident fatal.

Et ainsi de suite, à l'échelle planétaire, à la chaîne, en un gigantesque relais sans fin et sans failles.

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L e v e r d i c t

Le Haut Responsable des Territoires galactiques habités posa, en session exceptionnelle, une question à son secrétaire :

— C'est qui le P.-D.G. de la planète Terre, sa créa- tion personnelle, paraît-il ?

— Un certain Jéhovah.

— Nous avons pris la décision de le licencier. Vous lui enverrez son préavis. Ça fait des millénaires que son entreprise de névropathes va de plus en plus mal.

Ça suffit comme ça.

— Et vous comptez le remplacer?

— Non. On va flanquer toute la planète à la casse.

— Avec tous ses habitants ?

— Mieux vaut prévoir le pire plutôt que l'affron- ter. Si jamais les Terriens, psychopathes et agressifs comme ils le sont, arrivent à décoller de leur galaxie, ils détruiront tout sur leur passage. Ils contamineront tous les esprits. Ce n'est pas pour rien qu'on les appelle la peste de l'univers.

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L e s v œ u x

Parce que l'idée lui paraissait amusante, Dieu se prit à exaucer sans aucune exception tous les vœux et prières les plus secrets comme les plus ignobles qui montaient vers lui dans le courant d'une seule journée.

Mis à part une avalanche d'incidents mineurs et souvent saugrenus, cela raya criminellement de la carte du monde, comme par enchantement, plus de cinq cents millions d'individus.

L a v o i x

Il s'appelait Eric Habner.

Débordant de vitalité et même d'ivresse de vivre à pleine tension, il entretenait face à la mort un sen- timent de répulsion, de haine et de dégoût paniqué impossible à endiguer.

Depuis toujours, il s'envertigeait quand il pensait au noir néant vers lequel il glissait inéluctablement,

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incapable d'admettre cette inacceptable horreur de n'être plus rien un jour, fatalement un jour ou l'autre, d'avoir été et vécu pour rien, de s'être tellement acharné à survivre, tout cela pour revenir au rien à tout jamais, jusqu'au fin fond des infinis.

A dix-huit ans, il avait échappé par miracle aux chambres à gaz d'Auschwitz, mais il s'était toujours considéré comme un simple sursitaire, flagellé en per- manence par la certitude de trouver, comme tout le monde, un Auschwitz de l'autre côté du temps. Qui ne le louperait pas. Face à cette hideuse assurance, rien ne pouvait avoir aucun poids, aucun prix à ses yeux ; rien ne pouvait avoir assez de présence dans le plaisir et le travail ou assez d'importance dans les tracas quotidiens ou même la réussite pour occulter la notion de la fin lugubrement promise qui rédui- sait toute existence, misérable, exaltante ou ratée, à la définition même du dérisoire.

Écrivain très doué, il avait toujours été publié, mais ses livres paraissaient souvent inachevés, hâtivement bricolés, ce qui lui valut un vague statut d'auteur mal reconnu, en marge des normes de l'ambition litté- raire. De toute façon, réussir ne lui serait jamais venu à l'esprit, s'épuiser à cerner la perfection encore moins, car il accordait bien plus d'intérêt aux mira- ges sexuels ou aux mirages passionnels qu'au travail ou à la réflexion qui ne pouvait jamais le mener qu 'en banlieue du néant. Gagner de l'argent, de toute évi- dence, ne l'intéressait pas, amasser des biens ou des

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hommages encore moins. Les coups de chance ne lui paraissaient jamais exaltants parce qu'ils cachaient souvent une cascade d'avatars imprévus et les moments d'ivresse ou les rencontres lumineuses le glaçaient pour les mêmes raisons : comment accep- ter, quand on croyait avoir décroché tout le bonheur souhaitable, d'être, en fin de compte, aussi miséra- blement mortel qu'un clochard privé de tout?

Et avec les années qui se poussaient les unes les autres, en le poussant vers la fosse commune univer- selle, il reconnaissait avec épouvante qu'il n'avait jamais changé au gré des ans, qu'il n'avait pas capi- tulé face à ses viscérales paniques, ni progressé d'un centimètre sur le chemin de la résignation, pas plus qu'il n'avait engrangé des connaissances qui ne servaient guère sous terre. Il était demeuré sur place qui le laissait immuablement fidèle à lui-même, privé du moindre doute quant à la non-existence d'un Dieu quelconque, sans le moindre espoir d'une survie de l'âme, ce mythe mité privé de sens, sans aucune illu- sion d'une absurde résurrection sous une forme quel- conque ou quelque passeport pour faire partie microscopique d'un Grand Tout. Rien, à part l'indé- racinable garantie de retourner, après quelques pirouettes exécutées sur terre, au gouffre des milliards d'années d'avant sa naissance.

Il avait dépassé de très loin l'âge de la retraite quand, toujours athée, sevré de toute illusion mysti- que, donc de plus en plus irréductiblement révulsé,

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révolté, il ressentit l'urgence de consacrer deux années à se sortir du plus profond des tripes quelques cen- taines de contes qui retraçaient tous une épopée cos- mique qu'il voulut terrifiante, aussi absurde que blasphématoire, à la fois délirante et souterrainement logique : imaginant comme unique point de mire un Dieu responsable de l'aberrante création d'une infi- nité d'univers, à la fois épouvanté par son pouvoir et complexé par son inutilité finale, ivre de lui-même à certains moments, mais humilié à d'autres moments par de Hauts Responsables galactiques ; un Dieu assez sadique pour avoir conçu un être pensant admi- rablement conçu face à l'horreur de mourir, assez humble parfois pour s'en vouloir d'avoir agi avec autant de cruauté ; trimbalé, au gré des mondes et des siècles, d'un échec impossible à rattraper à de ful- gurantes réussites dont lui seul percevait le sens secret, louvoyant, souvent déstabilisé d'une fatale erreur de calcul à de grandioses rattrapages par intuition. Mais malgré toutes ses sautes d'humeur, un créateur hanté en permanence par la sournoise satisfaction de voir sa planète de prédilection, la Terre, croupir dans la surpopulation, la corruption, l'extermination, la pol- lution et la prolifération du pire toujours en progres- sion, sans oublier en prime gratuite la mort dispensée à tous avec une exemplaire ponctualité.

C'est après avoir rendu — mais à qui ? son der- nier soupir qu'Éric Habner affronta une surprise de choc que jamais il n'aurait pu imaginer de son vivant.

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Dans un endroit indéfinissable, impalpable, entiè-

rement englouti sous une brume incolore, une voix

assez paternaliste le héla pour énoncer, ironique, le

clouant sur place : « Eric Habner, je suppose... Vous

avez un moment à me consacrer ? J'aurais deux mots

à vous dire. »

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