1170 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 mai 2011
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Un printemps doux amer
A travers les vergers, dans l’exubérante flo
raison des arbres fruitiers où je pédale matin et soir, se brasse et se lave dans la tête, grand tambour, le tissu de mes journées de médecin. Chaque printemps commence par ce miracle : un matin frais et silencieux les abricotiers aux branches noires et nues sou
dain s’emmitouflent de blancheurs végétales.
Une jeune femme s’apprête à partir en Afrique vivre sa première grande aventure humanitaire et consulte pour ses vaccins. Il y a peu encore jeune fille timide... Dans le clair regard se lit une calme détermination, un courage qui s’ignore… l’entretien amical coule comme une rivière, fraîche et désaltérante…
Jeunesse et beauté, simplicité, engagement, toute la vie devant soi et le monde entre ses mains. Sans le savoir elle me fait don de l’es
pérance : l’avenir porte son visage. Dehors, le soleil timide réchauffe le sol encore blanchi de gelée matinale.
Ce soir la bise noire me gifle de ses brus
ques ondées, freine mon retour à la maison.
Les mains rougies, crispées sur le guidon, je porte en moi, plus lourde qu’une porte, cette affreuse nouvelle : PaulAndré s’est pendu ! En plein milieu d’aprèsmidi sa femme m’a appelé, tétanisée devant le corps inerte de son mari… organiser les secours en urgen
ce, écouter, soutenir puis rester seul avec cette pensée dans la tête qui éclate lente
ment, se déploie, noue le cœur, assombrit
soudain ma vie tout entière… un patient de longue date, comme un vieux frère, franc et chaleureux, happé par une implacable dé
pression.
La perturbation qui nous a fait croire au re
tour de l’hiver fait place au grand ciel clair : haute pression. Les jours s’allongent et la chaleur s’installe. Le soir, sur ma route ver
doyante la douceur du monde minuscule m’entoure et me pénètre… et je suis comme l’herbe.
En visite chez Sally qui souffre d’une lom
balgie aiguë, quatrevingts ans et la vue qui fout le camp, la conversation s’égare dans le passé. Ses yeux pétillent ; les souvenirs af
fluent, l’intérêt de l’un ravivant le plaisir de l’autre : racontemoi encore ! C’est une histoire commune, tragique et passionnante que le temps a poli : les grandes fratries, la mort des enfants, la tuberculose, le métier de sage
femme, les soirées de printemps en proces
sion de rogations : on priait pour la pluie et la fertilité de la terre… en s’observant filles et garçons ! Précieux moments d’échange et de joie partagée.
Les premiers orages de la saison éclatent.
Aujourd’hui, la pluie mouille mon pantalon mais n’arrête pas mon effort sur la route luisante…
trempé, transi, ravi. L’éclaircie attendue poin te son nez pour pas longtemps et sèche à demi les habits ! Ainsi se succè
dent averses et soleillées au temps cruel du printemps.
Une petite boule décou
verte par hasard dans le dé
licat creux susclaviculaire de Lorie a suscité mon inquié
tude… On lit sur son visage et dans toute sa personne la santé éclatante. Riante, elle se confie sans détours… Au fil des examens, la maladie montre ses pinces : nodules pulmonai res et foyers de lyse osseuse. Le moment est venu d’annoncer la mauvaise nouvelle : une épreuve pour cha cun de nous deux qui res
serre tragiquement un lien débuté dans la lé
gèreté… y auratil des éclaircies ?
Sur la route déjà les cerisiers tendent leurs grappes rougissantes. La promesse sucrée emplit ma bouche de salive. Un pro
chain soir me verra maraudeur.
Jour après jour trempé dans ce bain d’émo tions, par quelle lessivée en ressort
on indemne ? Et quelle sour ce vitale nous sèche et nous réchauffe pour tenir et con
tenir encore ce qui fait la substance poi
gnante de nos vies ? carte blanche
Dr Jacques Meizoz Rue de l’Hôpital 11 1920 Martigny
Jacques.meizoz@vtxnet.ch
Wikipedia, Sylvain76
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