1838 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 29 septembre 2010 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 août 2010 123 Le managed care ou réseau de soins
intégrés est un mot devenu à la mode depuis quelques années. Dans tous les milieux s’intéressant de près ou de loin à la santé. Chez les politiciens en parti
culier. Les assureurs suisses, grâce à un intense lobbying, les ont facilement persua
dés que c’est là un des meilleurs moyens pour tenter d’enrayer l’inexorable augmen
tation des coûts de la santé. La panacée ! Ils pensent que la nouvelle génération de médecins recherche un travail en groupe, pour faire face à la solitude en cabinet, pour aménager les temps de travail ou les gardes. C’est possible dans les centres ur
bains, beaucoup plus difficile, voire impos
sible, dans les cam pagnes ou les régions périurbaines.
qu
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est-
cequ’
unréseaude soins intégrés
(
si) ?
Un réseau de soins réunit un groupe de médecins qui se rencontrent régulièrement pour partager leurs connaissances, se trans
mettre des dossiers de patients, discuter de cas complexes. Les médecins de famille n’ont pas attendu les soins intégrés pour travailler en réseau. Ils ont mis sur pied de
puis plus de 25 ans des cycles de perfec
tionnement en groupes autogérés, de mul
tiples cercles de qualité locaux. Le but étant de se mettre ensemble (y compris les spé
cialistes), d’apprendre à se connaître et à se respecter, de comparer et de confronter les pratiques à la lumière de la littérature médicale et des habitudes de chacun. Aug-
menter le plaisir au travail est tout béné- fice pour le patient. C’est en particulier le cas dans le canton de Neuchâtel.
Les changements principaux qu’amène
rait une structure de soins intégrés par rap
port au mode de fonctionnement actuel sont essentiellement d’ordre administratif. Il s’agit de gérer statistiquement les coûts de la pra
tique, ceux d’un budget global, la corespon
sabilité des dépassements, mais aussi la rémunération des médecins pour le temps consacré au fonctionnement du réseau et à la formation continue qu’ils organisent eux
mêmes. Dans la formule du réseau SI, le médecin signe un contrat individuel avec l’assureur, mais la responsabilité du budget demeure celle du groupe.
qu
’
en pensent lespolitiques
?
Tout d’abord, une évidence, souvent cons
tatée lors de nombreux contacts avec des politiciens : ils connaissent mal la réalité de la médecine générale et n’écoutent guère l’avis des médecins, les suspectant de n’ar
gumenter que pour défendre des intérêts corporatistes. Peutêtre imaginentils que le travail du médecin de premier recours pour
rait être facilement effectué à moindres frais par du personnel moins qualifié ? C’est mé
connaître la complexité quotidienne du mé
tier de généraliste. Nous illustrons notre pro
pos par un «cas clinique».
Un homme en préretraite depuis deux ans consulte son médecin de famille suite au décès subit d’une connaissan
ce de bistrot. Il est inquiet pour son cœur, se dit fatigué et a de la peine à
«souffler» depuis quelques mois. Le mé
decin découvre qu’il est fumeur, que ses habitudes de vie (alcool quotidien, ali
mentation trop riche) et son manque d’activité depuis deux ans lui ont fait prendre 10 kg. Un examen physique complet découvre une tension artérielle trop élevée, un excédent de poids à la limi te de l’obésité.
Après 35 minutes, le médecin discute et planifie avec son patient un bilan san
guin qui a lieu quinze jours plus tard. La tension artérielle trop élevée est confir
mée par deux mesures à la pharmacie et une nouvelle au cabinet. Le bilan san
guin effectué sur place révèle un excès du sucre dans le sang à la limite du dia
bète, une inflammation du foie et une per
turbation des graisses du sang (choles
térol). Un test de fonction pulmonaire effec tué au cabinet montre une bron
chite chronique liée au tabac. Le méde
cin informe son patient que ces résultats permettent de conclure à un haut risque de problème cardiaque et vasculaire dans les dix ans à venir. Que des mesures préventives d’hygiène de vie doivent être introduites : cessation du tabac, perte de poids, modération du sel, de l’alcool et des graisses, activité physique légère sous forme de marche, prévention pri
maire avec petites doses d’aspirine. Cha
que point est discuté en détail lors d’un entretien motivationnel.
Un mois plus tard, un nouveau contrôle sanguin est réalisé. L’amélioration n’est pas spectaculaire. Le patient fait part à son médecin qu’il n’arrive pas à mettre en pratique les recommandations car, depuis sa mise à la retraite anticipée, il se sent déprimé et aurait besoin d’un
«coach» pour le «surveiller». Le médecin lui propose un suivi par une diététicienne avec participation de l’épouse. Il lui re
met en outre les coordonnées de la res
ponsable d’un groupe local de marche nordique et précise qu’un examen car
diologique de dépistage doit être effec
tué avant de pratiquer une activité phy
sique un peu plus intense. Un dossier est adressé au cardiologue en vue de la consultation spécialisée.
Le problème de la consommation de tabac sera abordé ultérieurement et un vaccin pour la grippe proposé à l’au
tomne. Les autres mesures de dépis
tage (cancer du côlon, cancer de la pros
tate) sont également mises à l’agenda.
A trois mois la consultation permet de discuter les résultats de l’examen car
diologique, rassurant, ainsi que les nou
veaux résultats d’analyses sanguines, améliorés. En outre, en contrôlant son alimentation et en pratiquant quotidien
nement la marche avec sa femme (le groupe de marche ne lui convenait pas),
Managed care ou réseau de soins intégrés
J.-F. Boudry D. Bünzli J. Rilliot J.-P. Studer G. Villard
Groupe de presse de l’Association neuchâteloise des médecins omni- praticiens (ANMO)
Dr Jean-François Boudry Grande-Rue 4, 2001 Neuchâtel Drs Dominique Bünzli et Jean-Paul Studer
Rue Ernest-Roulet 11, 2034 Peseux Drs Joël Rilliot et Gilbert Villard Rue de la Fin, 2016 Cortaillod
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122 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 24 août 2010 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 29 septembre 2010 1839 le patient a perdu 4 kg. La tension arté
rielle demeurant un peu trop élevée, le médecin conseille de prendre un traite
ment et de refaire un contrôle après quinze jours, puis à six mois…
L’histoire médicale cidessus illustre bien la réalité quotidienne d’un médecin de pre
mier recours. Dans ce cas comme très souvent, on est confronté à l’inertie et à la résistance du patient, à des contingences temporelles aussi. Tout cela nécessite plu
sieurs consultations pour aborder et gérer un cas apparemment «facile». Comme on le voit, le généraliste a dû tour à tour mettre la casquette du cardiologue, du diabétolo
gue, du psychologue, de l’expert en labora
toire, du pneumologue… Il n’a eu recours au spécialiste que pour un examen tech
nique, et à la diététicienne qu’en raison du manque de motivation du patient qui sou
haitait un «coach». Les pathologies dont souffre ce patient sont très fréquentes (hy
pertension, excès de poids, bronchite chro
nique) et leur prise en charge efficiente a un impact majeur sur les coûts de la santé et sur la qualité de vie des patients.
Dans ce cas, le réseau du médecin de famille a comporté une diététicienne et un cardiologue. Et pour que ce travail soit effi
cacement fait, il faut des généralistes bien formés et valorisés dans leur rôle.
Les politiciens répètent à l’envi que le pi
lier central d’un réseau de soins intégrés est le médecin de premier recours. Or, ces dernières années, toute une série de déci
sions politiques ont été prises qui pénali
sent le médecin généraliste tant dans son outil de travail que dans son revenu. Réali
sentils vraiment que c’est une espèce en voie de disparition ? Et que, sans généra
liste, il n’y aura pas de réseaux ? Aucune mesure concrète n’est prise pour favoriser la vocation et la survie de la médecine de famille, ceci malgré le leitmotiv des beaux discours politiques. C’est particulièrement le cas dans le canton de Neuchâtel où un budget de poste à temps partiel sollicité pour qu’un médecin organise un cursus de médecine de famille dans les hôpitaux a été refusé par le Conseil d’Etat.
Ensuite, saventils que dans les pays où le modèle des réseaux de soins est appliqué depuis plusieurs années, la diminution des coûts n’est de loin pas toujours la règle ?
Le concept, la pratique et les finalités du réseau ne sont certainement pas compris de la même manière par les politiciens et par les assureurs. Les politiciens sont obnubi
lés par l’augmentation régulière des coûts
de la santé et les hausses des primes de caissesmaladie. Quant aux assureurs, ils souhaitent avant tout pouvoir choisir les mé
decins à intégrer au réseau : un bon moyen pour eux de contourner l’obligation de con
tracter inscrite dans la LaMal. Ces mêmes assureurs se désintéressent complètement (heureusement, car ils n’en ont pas les com
pétences) de la qualité des soins et ne pren
nent en compte que les aspects économi
ques et la gestion des risques. Ils transfor
ment donc les produits d’assurance pour les soins intégrés en produits d’appel pour les bons risques (personnes jeunes, en bonne santé, de niveau socioéconomique élevé), à qui ils proposent en plus des as
surances complémentaires (lucratives). Et comme ils manient bien les chiffres et qu’ils sont passés maîtres dans l’art du lobbying, leur discours arrive à convaincre une majo
rité politique. Aidés par le fait qu’au sein des commissions de santé des chambres fédé
rales siège une majorité de membres de leurs
directions ou de leurs conseils d’adminis
tration ! Un bel exemple de conflit d’intérêts ! Dans le principe du réseau SI, le méde
cin de famille devient le pivot central et la porte d’entrée obligatoire du patient dans le système de santé. Or aujourd’hui, en dehors de tout réseau, la toute grande majorité des patients ne s’adressent pas spontanément à un spécialiste. Ils consultent d’abord leur médecin de famille qu’ils connaissent et en qui ils ont confiance.
Le médecin d’un réseau de soins inté
grés sera chargé non seulement de contrô
ler les pratiques des autres membres du ré
seau mais aussi celles des spécialistes et des hôpitaux avec qui il est amené à tra
vailler. Il devient en quelque sorte le gérant et le gendarme de l’activité médicale de sa région. Un rôle propre à créer des tensions entre les partenaires de soins. En tant que généraliste, veuton assumer ce rôle ? Est
ce le nôtre ? En avonsnous les moyens, le savoir ? Les outils logistiques pour le faire existentils ? Avonsnous le temps, la com
pétence, la latitude, l’autorité pour récolter et interpréter les résultats ? Le médecin de famille n’est pas reconnu à l’hôpital. Et des outils élémentaires comme la carte de san
té, ne sont toujours pas à disposition.
Les écueils et les dangers des réseaux de soins intégrés sont :
• Le temps consacré à l’étude régulière des chiffres risque d’envahir et de parasiter le travail quotidien du médecin en présence du patient. Le dossier et le budget seront au centre de son activité, reléguant le patient en périphérie dans une médecine qui a déjà tendance à fonctionner «sans le corps», com
me le développe si bien le Pr Didier Sicard dans La Médecine sans le corps, paru aux éditions Plon.
• Malgré les remarques et craintes évo
quées plus haut et pour de simples con
traintes budgétaires, d’autres acteurs de santé, moins formés et moins rémunérés feront vraisemblablement à l’avenir un cer
tain nombre des tâches dévolues jusqu’ici au médecin. Avec d’énormes risques et un bénéfice financier plus que discutable, puis
que le meilleur garant d’une bonne écono
micité c’est une prise en charge par un pro
fessionnel d’expérience.
• Quel pouvoir prendront les assureurs lors
que le concept de réseau sera généralisé sur le territoire national ? Jus
qu’ici la mise en route et le fonc
tionnement de réseaux ont été basés sur l’initiative spontanée de médecins régionaux (Genève, Zurich où la pléthore médicale, le temps à disposition, la con
currence et un point tarif élevé favorisaient de telles initiatives).
• La menace d’une perte d’identité du méde cin de famille ne peut que péjorer la qualité des soins. Et, par la disparition des visages des acteurs de santé, servir les in
térêts des assureurs en consolidant leur pouvoir.
• Enfin, ce qui est inacceptable dans le projet actuel, c’est la participation à hauteur de 20% pour les assurés refusant d’entrer dans un système de soins intégrés. C’est un obstacle inadmissible et injustifié à la pratique traditionnelle de la médecine.
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dans les pays où le modèle des réseaux de soins est appliqué, la dimi- nution des coûts n’est pas toujours la règle
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