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La santé parfaite

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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La santé est un concept en pleine transforma- tion. Il y a un siècle encore, elle était définie comme une absence de maladie. En une for- mule poétique, Leriche la décrivait comme «la vie dans le silence des organes». Le but des soins était de guérir. On visait une restitutio ad integrum du corps lésé : le retour à l’état de nature qui était censé précéder son atteinte par le processus pathologique. En retrouvant cet état, le malade reprenait sa place dans la cohorte des bien-portants.

Arrive le 20e siècle et ses révolutions tech- nologiques. La médecine s’intéresse aux cau- ses moléculaires des maladies. Une immense complexité s’ouvre à elle. Le pathologique n’est plus une notion univoque. S’impose une impos- sibilité de décrire un état de nature normatif : le milieu intervient toujours. On découvre que la déviance n’est pas un à-côté de la biologie mais son ressort intime. En même temps, on commence à mieux décrire et comprendre le déroulement des maladies. On peut les déceler avant leur manifestation, par imagerie ou exa- mens de laboratoire, ou encore analyse géné- tique. Du coup, la médecine devient prédictive.

De plus en plus.

Ce qui a une conséquence majeure. Plus per- sonne n’est guéri ni en bonne santé. Chez n’im- porte qui existent des prémices de maladies ou des facteurs de risque. Pour ne rien arran- ger, la médecine moderne éclaire la personne avec quantité de savoirs autrefois tenus à dis- tance. La santé apparaît comme une cons truc- tion physique et psychique, mais aussi émo tion- nelle et sociale. Elle est fragile, multiple, nuan- cée, improbable. La «grande santé» telle qu’on la concevait au 18e siècle, a bel et bien disparu.

Sauf que, cette grande santé, l’humain moderne n’a pas la moindre envie d’en faire son deuil.

C’est pourquoi, à mesure qu’elle s’estompait, la société l’a investie d’un rôle sacré. Elle est devenue la valeur refuge du désenchantement.

C’est elle, et non le Salut – dont ce fut le rôle millénaire – qui porte l’espoir d’une vie libérée des servitudes. Pour s’en con vain cre, il suffit de lire la définition qui a exercé son magistère jusqu’à récemment, celle de l’OMS. Pour elle, la santé est «un état de complet bien-être phy- sique, mental et social qui ne consiste pas seu- lement en l’absence de maladie ou d’infirmité».

Formule incantatoire, cette définition s’est dès le début montrée irréaliste, impossible à mettre en action, incapable de servir de mesure. Qu’im- porte : durant les trente glorieuses d’une mé- decine qui ne doutait de rien et d’une époque qui n’avait que l’horizon du progrès pour limite, elle a rempli à merveille un rôle de phare symbolique.

Dès les années 90, cependant, l’horizon s’est troublé. Les «guerres» contre les pathologies se sont enlisées comme la plupart des guer- res, les contraintes économiques se sont insi- nuées partout : le déclin de la définition de l’OMS était scellé. Symptôme de ce déclin, dans un récent article du BMJ,1 un panel d’in- tellectuels prestigieux s’en prend à elle comme on tire sur une ambulance. Son principal défaut, expliquent les auteurs, vient du mot «complet».

Si le spectre des maladies s’élargit, si la médi- calisation de la vie semble s’étendre sans limi te, c’est à cause de ce terme fâcheux. Sans comp- ter que le dépistage des maladies rend inattei- gnable l’état de complétude qu’il signifie. Et que, la population mondiale vieillissant, les maladies chroniques deviennent la norme. Pourquoi con- tinuer, demandent les auteurs, avec une défi- nition pour laquelle «la plupart des gens sont la plupart du temps malades» ? Eux proposent une autre démarche. Non une définition, expli- quent-ils, mais un «cadre conceptuel». Leur idée est que la santé ne peut se cerner que de façon «dynamique». Elle doit être fondée sur la résilience, c’est-à-dire «la capacité à faire face à la difficulté, à maintenir et restaurer son inté- grité, son équilibre et son sens du bien-être».

Leur définition – car c’en est bien une, même s’ils s’en défendent – la voici : «la santé est la capacité de s’adapter et de se prendre en charge» face à des problèmes physiques, émo- tionnels et sociaux. Fichtre ! Il aura fallu près de cinquante ans pour que les spécialistes anglo-saxons redécouvrent, avec une fierté de pionniers, la pensée du grand Georges Canguilhem. Lequel écrivait dans Le normal et le pathologique : «La santé est une façon d’aborder l’exis tence en se sentant non seule- ment possesseur ou porteur mais aussi au be- soin créateur de valeur, instaurateur de nor mes vitales». Difficile de mieux décrire la résilience.

Plaisante convergence, donc. Seul ennui : ce changement de paradigme, annoncé depuis longtemps, souhaité désormais par la plupart des praticiens et philosophes, n’a pas prise sur l’époque. Regardez la population. Où se trouve sa fascination ? Comment construit-elle sa mythologie, quel est l’axe de son existence ? La «capacité de s’adapter» ? Non : encore et toujours, la santé parfaite. Mais renouvelée à la lumière des pouvoirs technologiques, con çue comme un «zéro souffrance, prolongation de la vie et intensification de soi» pour reprendre les termes de Sloterdijk. Avant de s’adapter à la maladie, l’individu contemporain exige l’aide de la science de pointe. Mise à jour de son in- time, transparence chiffrée, par l’intermédiaire du laboratoire ou de l’imagerie, de l’intérieur

de son corps. Science capable d’éclairer ses processus les plus intimes. Davantage que de guérir, il souhaite que soit surveillée et maîtri- sée sa biologie. Le but étant de contrer le vieillissement et d’amener le corps à plus que le corps, de stimuler le psychisme et d’imagi- ner un nouveau bien-être. L’horizon n’est pas la santé, mais la surhumanité. C’est à tout cela que nos contemporains pensent en évoquant la santé.

Entre l’anthropologie et la technologie, il y a un lien intime. Les deux coévoluent. La vision de nous-mêmes, mais aussi de notre milieu, de nos désirs, de ce que nous considérons com me la santé, se construit avec les outils de l’image- rie, la génétique, l’efficacité des prédictions et des traitements. Le milieu dans lequel nous tâ- chons d’imposer nos nouvelles normes n’a rien à voir avec celui des époques précédentes.

Le problème philosophique n’est pas que nous avons tort de viser une santé trop élevée, parce qu’il faudrait simplement réduire notre ambition, demander moins. Il est que l’adapta- tion, au sens de la définition du BMJ, repré- sente une catégorie de pensée inadéquate.

S’il n’y a pas de santé parfaite, c’est parce que la maladie est une autre «allure» de la vie, comme disait Canguilhem. Elle impose de s’organiser une «autre vie, même au sens bio- logique de ce mot». La santé fait plus que, à la manière de la résilience, se jouer de la norme : elle la surplombe.

Disons cela autrement. Il n’existe pas d’état de perfection, pas de vie sans contradictions ni conflits. D’une certaine façon, pour repren- dre un mot de Michel Foucault, tout individu humain est un ratage. En tout cas une imper- fection. Il est tissé d’erreurs, mais ces erreurs, c’est lui. Il peut – et c’est en cela qu’il exprime sa santé – imposer ce en quoi il est une erreur à son milieu (social et biologique). Et il peut le faire en s’appuyant sur les technologies les plus évoluées. «L’homme normal, écrit Canguilhem, c’est l’homme normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes, même organiques».

C’est de l’imperfection que vient l’évolution, la possibilité de création de mondes humains, de vies sublimes, bref : la pleine santé. Alors que la santé parfaite s’ouvre sur un monde clos.

Elle est une impasse que l’époque moderne, malvoyante et de petite santé collective, ima- gine mener à la lumière.

Bertrand Kiefer

Bloc-notes

2376 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 30 novembre 2011

1 Huber M, et al. Health : How should we define it ? BMJ 2011;343:235-7.

La santé parfaite

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