Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 11 juillet 2012 1475
Avant les vacances
Les vacances sont toutes proches. La con- sultation déborde ; tout le monde veut en- core vite régler un dernier problème, se faire rassurer pour ses soucis, avoir pilules et pi- qûres nécessaires pour le voyage de rêve.
La fin de la journée s’approche, j’arrive en bas de l’agenda, encore trois patients sur ma liste et je n’ai qu’une demi-heure de re- tard. Un jeune homme entre dans mon bu- reau, en veston, avec cravate (remarquable dans cette journée de chaleur caniculaire), avec un sourire familier. Son visage me rap- pelle des moments du passé, mais les sou- venirs restent flous. Son nom me dit quelque chose, mais je n’arrive pas à le situer. Je prends son dossier (qui a une certaine épaisseur : je suis encore au
dossier papier….) et soudai- nement tout me revient, cet adolescent tourmenté, en ré- volte et en rupture avec tout son entourage. Durant trois ans je l’ai suivi dans des mo- ments difficiles, compliqués par une toxicodépendance, avec des hauts et des bas, des moments très intenses.
Ensuite il a disparu et je n’ai plus eu de nouvelles depuis dix ans.
Maintenant il est assis en face de moi, avec un grand sourire ; il me consulte à cause d’une gêne au niveau du cou- de, plus intrigante que dou- loureuse. Je l’accueille cha- leureusement, curieux de con- naître son histoire depuis nos
dernières rencontres. Alors il me raconte son parcours, ses déboires dans la dépen- dance, une cure de désintoxication, réussie avec réinsertion professionnelle, apprentis- sage tardif, différents emplois, et maintenant il est petit cadre dans le domaine bancaire.
Je lui exprime mon énorme plaisir de pouvoir le rencontrer aujourd’hui dans ces condi- tions et je me penche sur son coude.
Nous avons tous vécu des histoires pa-
reilles, des issues heureuses après des pé- riodes de doute et d’inquiétude. Je pense à cette jeune femme resplendissante qui con- sulte pour une irritation des yeux, entrant avec sa poussette, mais au fond elle vient pour me présenter fièrement et joyeusement son bébé. Après des années de souffran- ces, de questions et de passages dépres- sifs j’ai le privilège d’être le témoin d’une nou- velle étape réussie de sa vie. Ou bien la réapparition de cet homme dont j’ai le sou- venir d’une douleur sans fin, intraitable, dans une situation de chômage prolongé : il a perdu dix kilos et il me parle avec des yeux étince- lants de ses soucis de contremaître, de sa préoccupation pour ses ouvriers et de ses projets de mariage.
Des parcours pareils, inattendus et ré- jouis sants, me touchent toujours. J’aime parler dans ce contexte de résilience so-
ciale, même si le terme n’est probablement pas juste. Je suis impressionné par la force qui peut exister dans notre société (en plus des ressources personnelles de chacun, donc de la résilience proprement dite) pour aider un individu à se relever et à se réinté- grer. Cette force siège pour moi autant dans les individus que dans l’entourage, les pro- ches, mais également dans les structures de notre société. Il y a, malgré tous les chamboulements des temps modernes, une sorte de solidarité collective qui me rend op- timiste pour mes patients. Et il me plaît de croire que mon accompagnement et mon engagement ont aussi joué un rôle dans ces évolutions. Même s’il faut rester modeste, cela me fait du bien.
carte blanche
Dr Thomas Bischoff Médecine interne FMH 1030 Bussigny
Directeur de l’Institut universi- taire de médecine générale PMU, Lausanne
cobiri@bluewin.ch
D.R.
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