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Nature et culture du lieu touristique

RAFFESTIN, Claude

RAFFESTIN, Claude. Nature et culture du lieu touristique. Méditerranée , 1986, vol. 58, no. 3, p. 11-17

DOI : 10.3406/medit.1986.2401

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:4355

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POINT DE VUE

Nature et culture du lieu touristique

Claude RAFFESTIN *

■ A propos du titre

Le titre est moins simple et univoque qu'il n'y paraît à première lecture, car il suscite immédiatement une question relative à l'identité des lieux. Existerait-il a priori des lieux touristiques et des lieux qui ne le sont pas ? Si certains lieux étaient, a priori, touristiques et identifiables comme tels, ils posséderaient une nature et une culture spécifiques qui seraient «données», c'est-à-dire reconnaissables dans le lieu même. Dans une telle hypothèse, on pourrait parler de «vocation» touristique qui serait indépendante de l'historicité. Comment cela pourrait-il être puisque le tourisme est un phénomène historique et non pas naturel ? Aucun lieu n'a de vocation particulière a priori. Une «vocation» n'est que la résultante d'une intersection entre un milieu social et un envi- ronnement physique. Un lieu historique n'est pas, ne peut pas être «donné» mais il peut être produit et il est

«produit». Dès lors, la nature et la culture du lieu touristique n'existent pas en soi mais à travers un procès qui est instruit hors du lieu.

La nature et la culture du lieu touristique n'ont pas pour support celles du lieu géographique réel. La nature et la culture du lieu touristique sont des constructions qui empruntent au lieu réel des éléments qui sont recombinés en fonction d'un modèle que je ne qualifierai pas pour l'instant puisqu'il sera l'objet de cette analyse.

Le phénomène touristique est susceptible, dans ces conditions, de «marquer» tous les lieux. Dans une société de mobilité généralisée, tous les lieux sont touristiques. Au même titre qu'une courbe de Peano peut remplir tout un espace, le phénomène touristique peut saturer la géographie de la planète. Cette métaphore mathématique est loin d'être gratuite. La notion de fonction est, ici, essentielle. La nature et la culture touris- tiques sont des constructions d'un milieu social à travers lesquelles se déchiffre la réalisation du besoin de mobi- lité non-économique. En paraphrasant Georges BATAILLE, on pourrait parler de «la part maudite de la mobilité».

■ Le phénomène touristique comme expression de la part maudite

Dire, après beaucoup d'autres et BOYER en particulier, que «the tour» si cher à l'aristocratie anglaise du XVIIIème siècle est à l'origine des mots «touriste» et «tourisme» est utile d'un point de vue étymologique mais ne nous dit pas grand chose quant au repérage du phénomène. En effet, ce point de départ généalogique ne peut pas satisfaire ceux qui cherchent à fonder l'origine du mécanisme créateur du phénomène touristique dont l'analyse constitue, actuellement, le thème de plusieurs disciplines telles que l'histoire, la géographie, la sociologie et l'économie pour ne citer que celles-là.

Identifier et fonder l'origine d'un phénomène sont indiscutablement de première importance mais pour autant seulement que l'on dispose d'une problématique et d'un embryon de théorie. Lorsque NASH écrit : «A tourist will be conceived here as a person at leisure who also travels, but how far must a person travel and for how long before he is counted a tourist» ? (NASH, p. 4) ou encore : «A society generates tourists by producing leisure and travel» (NASH, p. 4) et enfin «Where travel and leisure intersect, tourism results» (NASH, p. 4), nous avons affaire à un cadre problématique et à des linéaments théoriques dont les noyaux durs sont le loisir et le voyage.

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Le loisir a été abondamment étudié et VEBLEN est une source irremplaçable pour éclairer cette notion reprise d'une autre manière par BATAILLE. Ce qui m'étonne le plus chez NASH, c'est sa subordonnée

«who travels also». Je crois qu'il faut en faire une principale ou en tout cas une phrase indépendante. Mon second étonnement, en lisant NASH, est généré par sa préoccupation de la distance. A mon sens, la distance n'entre pas en ligne de compte et cela d'autant moins que le voyage est réalisable sans déplacement apparent. Il est loisible, et plus fréquent qu'il n'y paraît, d'être touriste dans son propre lieu d'habitat. Je ne veux pas, ici, évoquer seule- ment la flânerie mais bien plus la projection sur son propre territoire d'un autre modèle d'observation. Il n'y a pas déplacement géographique mais il y a «déplacement» sociologique autrement dit changement du plan de perception par utilisation d'autres médiateurs : le voyage n'est pas seulement horizontal et concret, il est aussi

«vertical» et abstrait. Dans un cas comme dans l'autre, il faut du temps non dévolu à l'activité économique ; il faut cette part maudite.

C'est grâce à une perspective de ce type que NASH peut valablement évoquer des formes de tourisme dans l'Angleterre médiévale, dans l'ancienne Rome, dans la Grèce antique et dans le Yucatan contemporain (NASH, p. 8-21). Et NASH de conclure «in this brief survey we have managed to identify tourism, defined as a form of leisure activity requiring travel, at all stages of sociocultural development ; and it may, in fact, be a cultural universal (c'est moi qui souligne) (NASH, p. 21).

Les deux notions essentielles d'un «langage» pour lire le tourisme sont à disposition : la part maudite ou loisir et le voyage. Je n'ai, dès lors, plus besoin de jouer au «jeu des précurseurs» ni non plus besoin de sacrifier au «jeu des origines» mais il reste à savoir si, dans certaines conditions, le tourisme est un «universal» ou un invariant comme semble le postuler NASH dont je partage pour une part, mais seulement pour une part, la problématique.

La perspective actuelle des sciences humaines qui étudient le phénomène touristique est presque tout entière orientée vers la dénotation du phénomène. Dénotation dont l'objectif est de communiquer les différentes dimensions temporelles, spatiales, comportementales et économiques du phénomène touristique. Loin de moi l'idée de mettre en cause ces problématiques dénotatives dont l'objectif fonctionnaliste et utilitariste vient en droite ligne de la science régionale. Dans ces problématiques le «vouloir-savoir-pouvoir/organiser» prime sur le

«vouloir-savoir-pouvoir/exister». Les sciences humaines ont, en matière touristique, considérablement négligé les problématiques connotatives beaucoup plus orientées vers la signification que celles de nature dénotative.

Le tourisme s'inscrit quelque part dans le champ migratoire d'une société et il est révélateur d'une mobilité-limite dont l'existence postule une théorie du voyage.

■ Eléments pour une théorie du voyage

Il serait erroné de penser, je l'ai d'ailleurs dit précédemment, que le voyage n'intéresse que la mobilité géographique ou si l'on préfère le balayage du champ migratoire. L'idée du voyage est déclenchée par le «Sehnsucht nach Anderswo». La nostalgie de Tailleurs est à la racine du voyage. Tout milieu social sécrète sa nostalgie et identifier les types de voyages d'une société, c'est mettre en évidence un ou plusieurs types de nostalgies.

Le voyage se présente toujours sous un double aspect : l'un qui se définit par une translation de lieu et l'autre qui se définit par une translation de valeur. Ces deux aspects sont toujours présents même si les deux ne sont pas simultanément actualisés. Le voyage peut être assimilé à un signe dont la face signifiante est «géogra- phique» et la face signifiée est «idéologique». Idéologique dans le sens que donne à ce terme ROSSI-LANDI à savoir celui de «projet social». Le voyage, quelle que soit l'importance du déplacement, ne prend tout son sens qu'au travers de ce projet. La distance ne peut guère être prise comme critère, car ce n'en est pas un, dans l'exacte mesure où le voyage peut être intérieur et il l'est toujours avant de se réaliser. D'ailleurs, la notion de distance ne peut que varier d'une époque à une autre, d'une société à une autre, d'un système technique à un autre du seul fait que les échelles spatio-temporelles du voyage sont presque toujours différentes. Dès lors, la distance n'est pas une valeur absolue mais une valeur relative. Un exemple emprunté à la pensée médiévale fera comprendre la nature de ce voyage : «Ogni spostamento nello spazio geografico è marcato sotto il profilo etico-religioso» (LOTMAN, USPENSKIJ, 1975, p. 184). Autrement dit, la mobilité géographique est toujours sous-tendue par une significa- tion idéologique. C'est sans doute pourquoi durant la période médiévale «La geografia si presenta come una varietà della conoscenza etica» (Ibid., p. 184). C'est assez dire que le signifiant est «dévoré» par le signifié. D'ailleurs, il faut se souvenir que le Moyen Age accorde une faible importance à la connaissance perceptive du monde exté- rieur en tant que telle et que «la geografia e la letteratura geografica erano essenzialmente utopiche e ogni viaggio assumeva il carattere di un pellegrinaggio» (ïbid., p. 186). Mais comme la préoccupation est essentiellement éthique, la «mobilité» peut devenir abstraite en ce sens que «La volontà di rompere col peccato è concepita corne

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una partenza, corne uno spostamento nello spazio» (Ibid., p. 186). Sans doute est-ce la forme la plus abstraite du voyage puisque «lo spostamento nello spazio geografico porta il viaggiatore su un diverso gradino nella scala della virtù».(Ibid.,p. 187).

Dans ce cas, la distance est essentiellement intérieure et traduit un éloignement progressif de l'ego pécheur pour se rapprocher d'un ego vertueux. Mais ce «tourisme» intérieur se traduit, toutes les fois où c'est possible, par un «tourisme» de pèlerinage. 11 y a ratification d'un mouvement intérieur par un mouvement exté- rieur. Mais la distance importe assez peu, petite ou grande, elle permet de réaliser un «projet social», une idéologie car la connotation du besoin de mobilité, du voyage, est éthico-religjeuse durant la période médiévale ce qui signifie que, même en l'absence d'un déplacement géographique réel, il y a néanmoins voyage dans un espace mental : «il moto nello spazio geografico diviene uno spostamento lungo la scala verticale dei valori etico-religiosi, che ha il suo gradino più alto in cielo e quello più basso nell'inferno» (Ibid., p. 183). Le Moyen Age a la nos- talgie du monde céleste, la vie céleste étant un espace au même titre que la vie terrestre. Les lieux du voyage mé- diéval ne sont pas dans l'environnement concret, qui n'est dès lors qu'un médiateur, mais dans un environnement imaginaire situé au-delà d'une limite que franchit l'esprit sinon le corps. Ces lieux abstraits produits par l'imagi- nation sont évidemment symboliques mais ils existent en tant qu'espaces pour les hommes du Moyen Age : l'enfer et le paradis ne sont pas, au même titre que pour nous des abstractions. Ils permettent le voyage mais pas n'im- porte quel voyage : le voyage vers la libération, vers le souhaitable, vers le meilleur : «Les voyageurs de commerce, les marins ne sont pas en voyage, pas plus d'ailleurs que les émigrants, et ce malgré la perspective de délivrance qui s'offre à eux. Pour tous ceux-là, le voyage est une contrainte ou une obligation professionnelle, un bannissement ou un exil» (BLOCH I., p. 440). Ce qui distingue le voyage du marin du voyage du touriste, le voyage du migrant du voyage du touriste, le voyage professionnel du voyage touristique, c'est le projet. L'euphorie et l'évasion caractérisent le projet du touriste (BLOCH I., p. 440).

L'euphorie et l'évasion n'ont pas eu, non plus, partout et tout le temps le même sens. Mystiques durant la période médiévale, l'euphorie et l'évasion ont un caractère plus sacré que profane même si l'idéologie demeure le plus souvent inachevée, inaccomplie et en somme inassouvie. Mais, là encore, qu'importe puisque le besoin de mobilité est satisfait tout au moins partiellement et en tout cas pour quelques-uns, ceux-là même qui disposent du temps nécessaire rendu tel par le travail de beaucoup d'autres.

A l'époque de la Renaissance, et ensuite, les utopies ont joué le rôle de lieu souhaitable : lieux pro- duits pour échapper à la quotidienneté, lieux antithétiques, opposés à ceux dans lesquels on vit. Les utopies deviennent des espaces dans lesquels le voyage est possible et bien que les «espaces» utopiques transcendent les espaces géographiques, ils sont occasion de voyage caractérisé par l'euphorie et l'évasion. Voyage qui permet, malgré les apparences, la distanciation qui devient changement : «ce que le voyage poursuit tout au moins si loin, c'est l'image-souhait d'une existence autre et meilleure, image qui, dans cette contrée étrangère dont le voyageur redécouvre toutes les merveilles, revêt souvent une forme concrète» (BLOCH I., p. 444). Le voyage n'est plus marqué du sceau éthico-religieux mais davantage du sceau éthico-esthétique.

Aujourd'hui, par le système des loisirs et du «temps libre», les lieux géographiques réels sont objets du voyage. Mais s'agit-il vraiment des lieux réels ou d'images des lieux réels ? La question peut demeurer encore un moment ouverte. Le voyageur ou le touriste, comme on voudra, «avec un subjectivisme souvent incurable, (il) ne voit dans le pays étranger que la propre image qu'il s'en est faite et qu'il souhaite y trouver. Et cette image, bien sûr, regorge d'exotisme, ce qui a pour effet soit de le décevoir lorsqu'il découvre par exemple une Italie sans lampions, soit de le renforcer dans son préjugé, qui subsiste alors à côté d'une vision de la réalité lui offrant ce qu'il en attendait ;dans ce cas, si la réalité ne lui a rien appris, elle ne l'a pas non plus déçu» (BLOCH I., p. 440). Peut-on, dès lors, encore parler de lieux réels ou faut-il mieux parler de lieux-images, c'est-à-dire de paysages ? Un paysage, c'est ce qui s'encadre, c'est la surface découpée par la fenêtre d'un train par exemple :

«il en résulte un renversement des catégories habituelles de l'observation ; le temps s'emplit dans un espace qui se meut et qui change» (BLOCH I., p. 441). Où se situe le lien entre les voyages du passé ? Mais justement là dans le déroulement des choses : «les vieilles histoires d'aventures dévidaient l'espace exactement de la même manière, l'ébranlant dans son immobilité mythique ; et tout voyage vit encore, mutatis mutandis, du paradoxe de ce rêve de changement» (BLOCH I., p. 441).

L'essence du voyage et, sans doute aussi, celle du tourisme, c'est le «rêve de changement» qui est mobilité dans n'importe quel espace concret ou abstrait. Passage d'un lieu-image à un autre, d'un paysage à un autre. Comme dit la chanson «Venise n'est pas en Italie, c'est là où tu es heureux» ! (REGGIANI).

Le voyage inverse le problème posé par la réalité. Alors qu'en règle générale, on passe de la présentation à la représentation [«Worte zu dem finden, was man vor Augen hat wie schwer kann das sein» (W. BENJAMIN)], le voyage fait faire le chemin inverse car on passe d'une représentation à une présentation : «la terre n'est plus l'unique fond de nos nécessités, et nous sommes entrés dans le théâtre des signes et des images en ne sachant plus

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comment rejoindre la consistance du monde. La réalité sensible s'efface derrière l'écran de nos représentations»

(CORAJOUD, p. 41), La signification des choses est donnée avant l'observation ou plus exactement avant la présentation des choses. Combien juste est cette remarque de LABROT qui a dit que «le paysage est du domaine de la métaphysique et non du domaine de la physique» (mort du paysage, p. 133). Tout voyageur est un méta- physicien qui s'ignore et qui, en général, ignore la «métaphysique» qui le fait courir. Qu'est-ce à dire ? Cette

«métaphysique» n'est rien d'autre que la nature et la culture produites à propos d'un lieu. Ce n'est rien d'autre que cette représentation du lieu touristique. Il ne s'agit donc jamais de la nature et de la culture du lieu réel mais d'une représentation produite : «Ce que le voyage poursuit, tout au moins si loin, c'est l'image-souhait d'une existence autre et meilleure, ... Raison pour laquelle l'image du voyage puisse, même post festum, s'apparenter si étroitement à l'art et même à un autre genre de métamorphose, la métamorphose récapitulative en un dernier voyage» (BLOCH I, p. 444).

Ici, on touche au paradoxe touristique qui n'est pas mince. Contrairement à ce que l'on croit naïve- ment, le touriste ne recherche pas des lieux nouveaux à découvrir mais des lieux «réels» qui n'ont d'existence.que par leur nom sur une carte ; il recherche des lieux-images qui sont localisés dans son esprit, qui habitent ou hantent son imagination. Dans et par le lieu réel, il projettera le lieu-image produit dans sa culture d'origine et il tentera de diminuer la «distance» entre le lieu réel et le lieu-image. Sans cette tentative désespérée, il n'y a pas de méta- morphose possible, et pour cela il augmentera la distance géographique, il ira au «bout de la terre».

Le touriste est ainsi conduit à se fabriquer des lieux-Potemkine ; la plus grande partie de son euphorie et de son évasion résident dans cette mise en scène de lieux qui existent et qui n'existent pas vraiment : le réel devient prétexte à la création de simulacres, ce qui est encore une manière d'échapper à l'environnement par la grâce du langage et de l'information à disposition.

Le tourisme est une double évasion ou si l'on veut une évasion à double effet : échapper au lieu de départ par le voyage, peut-être la seule réalité dans ce processus, et échapper au lieu d'arrivée en lui substituant une image produite avant le départ.

Nous sommes là, avec le tourisme, au cœur de la société du simulacre si bien mise en évidence par BAUDRILLARD. Le voyageur n'est plus qu'un voyeur qui, par la «fenêtre» ouverte sur le temps de loisir, consomme la nature et la culture des lieux touristiques produits.

Mais alors, comment s'effectue cette production, par qui est-elle réalisée, à partir de quoi et sur quoi débouche-t-elle ?

■ La production des lieux touristiques

Le fait touristique est un moment du champ social, celui-ci étant défini par un système d'action historique (TOURAINE, p. 82) qui se définit par des «couples d'opposition qui spécifient la tension entre l'histo- ricité et le fonctionnement» (TOURAINE, p. 83). Tout lieu est créé par un modèle de société «donc à la fois une culture et des formes sociales» (TOURAINE, p. 85).

Le lieu touristique est un produit ou plus exactement une projection de l'historicité. H n'y a de lieu touristique que parce qu'il y a un modèle culturel et des besoins en matière de paysages. Tous les lieux ne sont pas touristiques mais tous peuvent le devenir. Au cours du voyage se noue une relation entre l'homme et la terre qui n'est pas concrète dans le sens où elle a été préparée par une représentation. C'est une «touristicité» (affreux néologisme, j'en conviens) de l'homme comme mode de son évasion et de sa distanciation. La parole du monde, lieux vécus offerts à l'évasion individuelle, ne se constitue en langue que par un acte social. La constitution d'une langue touristique du monde est un acte social qui renvoie à un modèle culturel en liaison avec des besoins.

Les lieux que l'on visite, les lieux que l'on parcourt, les lieux-phares ne sont pas tels en raison d'attributs qu'ils possèderaient mais en raison de caractéristiques construites au travers d'un modèle culturel, d'un médiateur.

Les limites de mon monde touristique sont celles de mes médiateurs touristiques. L'Italie de Mon- taigne n'est pas celle de Gœthe ni non plus celle de Nerval, encore moins la mienne ! Non pas seulement parce que les époques sont différentes mais parce que les modèles n'ont que peu de choses en commun. Finalement, le lieu réel n'est qu'un moyen d'atteindre le médiateur, le désir qui fait rêver et qui introduit à une «vie nouvelle»

ou supposée telle. Le médiateur construit le lieu, ou permet de le construire mais en même temps les images qui s'y substituent progressivement le déréalisent : «Or, les paysages contemporains s'organisent sur le mode de l'image et du message, ils sont univoques» (CORAJOUD, p. 49). Le touriste ne «parle» plus le lieu, ne «parle» plus le monde mais il est «parlé» par la langue produite du lieu : «Les éléments qui les (paysages) constituent n'ayant pas d'ancrage dans l'épaisseur concrète du site ne s'additionnent plus dans l'espace mais s'opposent aux vides dans le tumulte de leur dissonance» (CORAJOUD, p. 50).

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La touristicité, modalité de la territorialité générale d'une société, ne s'explique pas par l'influence des environnements susceptibles d'être qualifiés de touristiques mais bien par une influence du modèle culturel, par une influence du milieu social. La «langue touristique» d'une société est conditionnée par le milieu social : notre perception de la nature et de la culture d'un lieu est toujours médiatisée par une opération esthétique dont le dénouement prend naissance à l'intérieur de notre système de référence. L'analyse faite par Alain ROGER à propos de la dualité Nudité-Nu et qu'il propose de transférer à celle de Pays-Paysage me semble particulièrement éclairante du processus de production du lieu (ROGER, p. 96-97).

A propos du couple pays-paysage, une procédure consiste, par analogie avec le couple nudité-nu, à inscrire le code culturel dans la substance géographique, c'est-à-dire à maquiller le paysage et une autre procédure consiste à élaborer des modèles autonomes picturaux, sculpturaux,... (ROGER, p. 96-97) qu'on range sous le concept général de paysage par opposition à pays : «le long des grands chemins, et même dans les tableaux des Artistes médiocres, on ne voit que du pays ; mais un paysage, une scène Poétique, est une situation choisie ou créée par le goût et le sentiment» (René-Louis de GIRARDIN, cité par ROGER, p. 97).

Les médiateurs sont ces modèles autonomes qui procèdent de structures déposées par l'histoire.

Ces modèles sont produits à partir de ces champs de ruines que sont les cultures passées. Ainsi la culture gréco- latine qui n'est plus connue que par bribes a incité à privilégier une «nature» idéale faite de rivages marins, de plaines fertiles, de coteaux et de collines. Les modèles culturels occidentaux ont «fabriqué» ces morphologies idales à partir du champ gréco-latin : «C'est ainsi que, jusqu'au XVIIIème siècle, le seul paysage que connaisse et apprécie l'Européen est la Campagne, soit une nature cultivée, dans l'acceptation (sic) étroite du terme : fertile, domestiquée. L'autre, la sauvage, ne suscite que l'ennui, sinon l'appréhension : c'est «du pays». Là aussi, le XVIIIème est révolutionnaire en ce qu'il brise cette hégémonie de la Campagne, pour produire et imposer deux nouveaux paysages, la Montagne, puis la Mer» (ROGER, p. 97-98).

La montagne au début du XVIIIème siècle est «encore ignorée, voire abhorrée comme en témoigne le Journal de MONTESQUIEU : «Tout ce que j'ai vu du Tyrol, depuis Trente jusqu'à Insprück (sic), m'a paru un très mauvais pays» (ROGER, p. 98). Comme le dit très bien ROGER, MONTESQUIEU traverse du «pays», ne voit que du «pays», sans goûter le «paysage», («faute, justement, de Paysage, du modèle, ou schème perceptif,qui, seul fonde un jugement de goût»). On trouverait chez MORELLY et HOGARTH des observations du même type.

Pour qu'un «pays», substance première offerte au voyage, devienne un paysage, il convient qu'un médiateur ait été créé, «répandu», vulgarisé. Qui a inventé la Montagne et par là même produit le lieu touristique

«Montagne» ? Vraisemblablement HALLER avec son poème «die Alpen» et ROUSSEAU avec «La Nouvelle Héloïse». Mais DELUC, BOURRIT, de SAUSSURE célèbreront aussi la Montagne, de même que KANT. Il y a une véritable invention du modèle qui permettra ultérieurement la production d'un paysage à partir de la matière • première d'un pays. ROGER rappelle la boutade d'Oscar WILDE à propos des brouillards londoniens artialisés par les toiles de Whistler : «Où l'homme cultivé saisit un effet, l'homme sans culture attrape un rhume» (ROGER, p. 99). Cette boutade va beaucoup plus loin qu'il n'y paraît car elle met en évidence le mécanisme de production de la nature et de la culture du lieu touristique. Le modèle culturel est projeté sur le lieu réel qui est d'abord déconstruit et ensuite reconstruit pour pouvoir s'enraciner dans la société d'origine du modèle.

Ce mécanisme a été rationalisé et systématisé par la publicité dans le monde actuel. Passage du modèle au stéréotype, le médiateur dans ce cas est le concept publicitaire. Ce ne sont plus des artistes qui médiatisent mais des opérateurs touristiques et comme aurait dit René GIRARD dans un autre contexte «le médiateur est imaginaire, la médiation ne l'est pas» (GIRARD, p. 17).

On en arrive à ce point-limite de la médiation où tous les lieux sont potentiellement touristiques ou il suffit alors de travailler sur les médiateurs à mobiliser pour communiquer n'importe quel territoire : «L'in- dustrie touristique et ses publicités sont orientées de façon à manipuler et à influencer nos représentations men- tales des différents endroits dans l'espoir que nous serons pris d'un besoin irrésistible de les visiter (DOWNS et STEA,p. 16).

Je crois qu'il est assez bien acquis désormais que la représentation du lieu touristique précède sa présentation. H s'agit d'un renversement du processus classique qui mêle imaginaire et réel. L'opérateur touris- tique dénote ses lieux touristiques de manière à ce que les touristes connotent dans un spectre étroit, c'est-à-dire prévisible. Or ce spectre est délimité par les mots évasion et libération : «l'environnement se réduit en dernière analyse à l'influence du milieu social» (SAPIR, p. 75):

J'ai répondu à la question pourquoi et comment mais pas encore par qui est produit le heu touris- tique. Il semble bien que la réponse à cette question, sans être particulièrement aisée dans le détail, est néanmoins facile sur un plan général. Ce sont ceux qui participent à l'élaboration des modèles culturels : élites intellectuelles et artistiques. Mais là encore, cela suppose, qu'on le veuille ou non, une théorie de la culture. Toute société

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plonge dans un imaginaire géographique qui alimente le modèle d'interprétation du décor spatial. Décor qui s'ap- parente au théâtre. La fabrication d'une scène ou d'un lieu touristique ne sont au fond qu'une seule et même chose à des échelles différentes.

■ Nature et culture du lieu touristique ?

Ce retour au titre suivi d'un point d'interrogation ne doit pas surprendre. Ce n'est pas la mise en pers- pective de nouveaux doutes mais bien plutôt une tentative d'exemplification ou d'illustration de l'acquis précé- dent. Je partirai des titres de deux ouvrages publiés en 1552, à Paris, chez Charles Estienne, imprimeur du Roy :

«La Guide (le mot est alors du féminin) des Chemins de France» et les «Voyages de plusieurs endroits de France et encore de la Terre Sainte, d'Espagne, d'Italie et autres pays». Peu importe que ces ouvrages soient ou non les premiers guides touristiques. Ils ne m'intéressent pas par leur contenu mais par ce que leur titre révèle. Le premier est une invite à la mobilité tandis que le second est une mise en évidence de modèles culturels implicites. Pourquoi ce choix «endroits de France», «Terre Sainte», «Espagne», «Italie», et «autres pays» qui, en outre, se présente dans un ordre assez particulier ?

«Endroits de France», c'est le local et le régional autrement dit le vernaculaire. La «Terre Sainte», juste après, c'est la relation aux origines chrétiennes, c'est l'information mythique, la fonction mythique qui plonge dans le monde des symboles. L'Espagne et l'Italie, c'est tout le monde méditerranéen mais sur deux plans différents : l'Espagne, c'est la prépondérance politique en ce milieu du XVIème, c'est par définition la fonction véhiculaire au même titre que l'Italie mais, pour cette dernière, la fonction véhiculaire est d'ordre culturel. Pour l'Italie à travers l'Antiquité, c'est aussi la fonction référentielle gréco-latine.

Ces quatre fonctions, empruntées à l'analyse tétraglossique de GOBARD, correspondent à des modèles culturels qui nourrissent le voyage. Aujourd'hui la fonction véhiculaire ne serait évidemment plus la même, elle pourrait être l'Amérique et le Japon par exemple mais elle n'existe pas moins. La fonction référentielle n'est plus seulement gréco-latine mais orientale au sens large. Quant à la fonction mythique, elle s'est probablement enrichie et modifiée par des apports multiples de la préhistoire et de l'anthropologie du côté de l'origine de l'homme et de la culture : le sacré partage son hégémonie avec le profane.

Les représentations touristiques manipulent ces fonctions et les combinent : la nature et la culture des lieux touristiques ressortissent au vernaculaire, au véhiculaire, au référentiel et au mythique. Il y a «invention»

de «natures» et de «cultures» prises séparément mais néanmoins en interaction.

Mais quelle est alors la place du lieu réel dans cette production ? Il n'est plus qu'un support, une trame. Trame dans laquelle on privilégie tel ou tel aspect, tel ou tel élément mis en évidence et organisé. C'est la mise en scène au sens propre du terme qui l'emporte, une mise en scène qui n'est qu'un réaménagement local de la trame. Le lieu touristique n'est jamais qu'une «ouverture» sur l'imaginaire pratiquée dans le tissu réel et à travers laquelle on «voit» du vernaculaire, du véhiculaire, du référentiel ou du mythique. Le reste est visible, certes, mais n'est pas véritablement vu. Ce sont les coulisses en quelque sorte. Le «tourisme» scénique s'oppose au «tourisme» des coulisses ; on passe d'une scène à l'autre à travers le dédale de coulisses innombrables.

Je l'ai dit, la nature et la culture ne sont pas nécessairement des éléments d'un même ensemble fonc- tionnel et théoriquement seize possibilités sont susceptibles de se réaliser. Je ne vais pas chercher à les analyser toutes pour voir si effectivement elles sont illustrables mais je vais prendre quelques exemples.

Entre" la fin de la seconde guerre mondiale et le début de la croissance, quelques tronçons de côtes espagnoles comme la Costa Brava offraient encore en partie, sinon globalement, une nature et une culture verna- culaires. La biocénose et le biotope étaient encore relativement peu touchés et on pouvait encore découvrir une végétation et une faune peu différentes de celles de la fin du siècle dernier. Les activités traditionnelles de la pêche et d'un artisanat local avaient encore une relative signification. Mais aujourd'hui, tout l'écosystème général et tout l'écosystème humain ont été profondément remaniés pour accueillir le tourisme de masse, il n'y a plus que des traces vernaculaires noyées dans le véhiculaire urbano-industriel. Des remarques identiques pourraient être faites à propos de l'Italie, de la Grèce et de bien d'autres pays. Il ne s'agit pas d'un discours nostalgique, comme on pourrait le croire, mais simplement d'une constatation d'un déplacement ou d'un glissement de fonctions.

La Provence, avec ses villages-musées, offre une «nature» vernaculaire reconstituée complètement saturée de culture véhiculaire. Les bords du lac Majeur ont été complètement transformés depuis la fin du siècle dernier par l'implantation d'une végétation allochtone de type méditerranéen. C'est sans doute un bel exemple de nature fabriquée devant rappeler une nature référentielle.

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Les «Cloysters» de New York constituent un îlot de culture et de nature référentielles dans un ensem- ble dont la modernité est par excellence un modèle. Mais New York possède encore une architecture vernaculaire du XIXème siècle avec ces maisons du type de celle de Nero Woolf qui tranchent sur l'architecture véhiculaire qui a influencé celle de toutes les grandes métropoles.

Les paysages sont des nécropoles de signes qui mêlent pêle-mêle les fonctions vernaculaires, véhicu- laire, référentielle et mythique. La nature et la culture des lieux touristiques ne sont finalement rien d'autre que des éléments d'un vaste puzzle qui sont assemblés au gré des modèles sociaux. La nature et la culture des lieux réels sont soumises à un processus de fission et la reconstitution ne donne jamais lieu à une réalité observable mais fait émerger des images multiples qui n'existent que le temps d'un regard. Ce sont des traces dont la recom- position renvoie au passé, dont la lecture éclaire le présent et dont le futur incertain ravive le goût du voyage, entretient la nostalgie de Tailleurs et entretient cette quête d'un «lieu intact» : lieu intact qui ferait coïncider la représentation et la présentation. Cette poursuite de l'inatteignable est le ressort le plus puissant du voyage, la garantie absolue de la mobilité mais en même temps la limite infranchissable au-delà de laquelle il n'y a plus ni nature ni culture mais un monde de symboles à réinterpréter continuellement sans quoi... il n'y aurait que des lieux touristiques ou plus du tout de lieux touristiques.

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Références

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