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LA PAUVRETÉ, UN OBJET TOUJOURS D ACTUALITÉ?

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Érès | « Espaces et sociétés » 2015/3 n° 162 | pages 181 à 190 ISSN 0014-0481

ISBN 9782749248219 DOI 10.3917/esp.162.0181

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C omptE REnDu tHémAtIquE la pauvreté,

un objet toujours d’actualité ? Fatiha Belmessous

gareth stedman jones, La fin de la pauvreté? Un débat historique, Alfortuelle, ère, 2007–1re édition de la traduction française, [2004], 220 pages .

marie loison-leruste, Habiter à côté des sDF. représentations et attitudes face à la pauvreté, paris, l’Harmattan, coll. « Habitat et sociétés », 2014, 273 pages.

marine bourgeois, Gérer au quotidien l’attribution des logements sociaux.

Enquête ethnographique dans un organisme HLm, paris, l’Harmattan, coll. « Inter-national – premières synthèses », 2013, 202 pages.

Emmanuelle boulineau et Emmanuelle bonerandi-Richard (sous la direc- tion de), La pauvreté en Europe. Une approche géographique, Rennes, presses universitaires de Rennes, coll. « géographie sociale », 2014, 259 pages.

P

eut-on aujourd’hui faire des recherches sur la pauvreté alors que l’ensemble des travaux académiques souligne la variabilité de la notion selon les époques, les lieux, les contextes ? Comment renouveler cet objet de recherche au-delà

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1. Ce courant principalement anglophone assigne au langage un rôle décisif dans la construc- tion de la réalité sociale. Parmi les historiens, il fait l’objet de nombreux débats tant il critique les catégories et les méthodes de l’histoire sociale.

des débats techniques consacrés au dénombrement et à l’identification des personnes en situation de pauvreté ou au caractère multidimensionnel des

« formes de pauvreté » ? De quelle manière peut-on caractériser ce phéno- mène : relèverait-il toujours d’un dysfonctionnement, d’une anomalie du système social ? Ou traduirait-il l’incapacité des « pauvres » à accéder au marché ? Les chercheurs en sciences humaines et sociales sont-ils en capacité de trouver des approches dites objectives, des définitions distinctes du débat social, sans tomber dans le piège de la catégorisation de publics spécifiques ou celui de la réification de catégories sociales ? Car l’un des enjeux majeurs consiste toujours à « construire un objet d’étude à la fois distinct des modes de pensée qui nourrissent le débat social et en même temps de le nourrir » (Paugam, 1998, p. 140).

Des travaux récemment publiés sur cette question (du moins l’inscrivant en accroche dans les titres) ont en commun de se distancier de la critique du débat social, d’éviter de se focaliser sur l’état de pauvreté au détriment de la nature du processus qui amène à cet état, en renouvelant notamment ces questionnements par des approches variées et/ou complémentaires (croisement disciplinaire, méthodologique ; approche comparée, etc.). Loin de dresser un énième panorama sur l’actualité de ce sujet, ces ouvrages devraient contribuer au débat rarement posé : pourquoi l’existence de personnes en situation de pauvreté est-elle encore possible et/ou acceptable dans des sociétés riches comme les nôtres ? Ainsi, les discours sur le traitement de la pauvreté n’ont plus comme seule fonction et objectif d’identifier cet objet (qui existe per se) mais de le fabriquer en lui donnant un nom. Examinons comment les ouvrages de cette recension permettent de comprendre cette relation et interrogent ce phénomène dont la « fonction-miroir » est indispensable au fonctionnement de toute société moderne.

moRAlE Et pAuvREté: unE ConstRuCtIon soCIAlE Déjà AnCIEnnE

Pour comprendre les raisons pour lesquelles le traitement de la pauvreté relèverait d’un « impératif tellement catégorique qu’il en est indiscutable » (Lautier, 2002), commençons par l’ouvrage de Gareth Stedman Jones (La fin de la pauvreté, trad. 2007), historien et professeur de théorie politique.

Spécialiste de l’Angleterre du xIxesiècle et partisan des méthodes du linguistic turn1, l’auteur prend le contre-pied des travaux d’histoire sociale sur la forma- tion de la classe ouvrière, en s’intéressant au langage politique des acteurs. Son ouvrage a l’ambition de « rendre visible certains des fils par lesquels le présent

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2. Nicolas de Condorcet (1743-1793) est un mathématicien, homme politique et philosophe français. Thomas Paine (1737-1809) est un homme politique et pamphlétaire anglais. Les deux hommes ont été d’ardents défenseurs et activistes du processus révolutionnaire (Condorcet, de la révolution française et Paine, des révolutions américaine et française) ainsi que des promo- teurs du radicalisme républicain de la révolution française. Si dans son essai Stedman Jones convoque ces deux figures, c’est pour souligner l’existence d’une voie républicaine alternative dès le xVIIIesiècle, étouffée très rapidement comme en témoigne, selon l’auteur, leurs destins (Paine fut brulé en effigie en Angleterre tandis que Condorcet fut « poussé à une mort préma- turée »).

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est relié au passé et jette pour cela un éclairage sur les premiers débats concer- nant la possibilité d’un monde sans pauvreté à la fin duxVIIIesiècle » (p. 19).

En reconstituant le débat sur la pauvreté et les conditions explicatives de l’absence de l’approche basée sur le volontarisme politique, au profit de celle strictement économique, il renouvelle la façon de penser l’histoire sociale du

xIxesiècle à travers une question essentielle : « le progrès scientifique et économique pourrait-il abolir la pauvreté telle qu’on la concevait alors ? » (p. 19). Pour développer son argumentaire, il convoque les projets d’éco- nomie républicaine de deux penseurs, Condorcet et Paine2, dont les programmes reflétaient une vision optimiste des possibilités offertes par la société commerciale, la croyance en la possibilité de contrôler l’avenir grâce à la science des probabilités et la radicalisation des idées politiques (révolu- tionnaires) de la fin du xVIIIesiècle. Avec la fin des famines et des pénuries, la pauvreté ne pouvait plus être considérée comme une fatalité ; dès lors une politique de redistribution pouvait se mettre en place. Pour autant, les philo- sophes ne condamnaient pas l’inégalité riches/pauvres, préférant promouvoir une amélioration des conditions matérielles des individus. « Je ne m’inquiète pas de savoir comment plusieurs ont acquis leur opulence ; je veux seulement que personne n’ait à souffrir aucun préjudice par l’effet de leur acquisition » écrit Paine (cité par Stedman Jones, p. 46).

Sans proposer de réforme morale, ils revendiquent la mise en place de politiques d’assistance au nom de la citoyenneté, les pauvres étant considérés comme faisant partie intégrante de la société civile. « Devait-on attendre des individus qu’ils exercent leur sens de la prévoyance indépendamment et qu’ils se préparent seuls, munis de leurs modestes ressources, contre les incertitudes de la vie ? Ou au contraire, le développement des marchés internationaux devait-il être ralenti voire limité par le biais du contrôle gouvernemental ou du protectionnisme ? » (p. 25).

D’après Stedman Jones, la question de la pauvreté mettrait largement en lumière celle des inégalités : seraient-elles une fatalité ou au contraire, le résultat d’un ordre politique ? L’auteur s’interroge longuement sur les raisons de la disparition progressive de cette dernière approche, en se focalisant d’une part sur le « moment révolutionnaire » de 1689 en Angleterre et d’autre part,

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sur l’arrivée progressive des idées et du vocabulaire religieux dans les concep- tions politiques et sociales. Ce changement idéologique marque véritable- ment un tournant dans la façon « d’énoncer le problème » : au sein du christianisme social, la pauvreté est un aiguillon de l’action sociale, la religion chrétienne un remède nécessaire à l’égoïsme de la société commerciale et le monde un lieu d’épreuves où l’individu est amené à exercer un contrôle permanent sur lui-même, et se voit récompenser son attitude vertueuse. En France un mouvement analogue de pensée morale se dessine à partir du Directoire, période durant laquelle les gouvernants soutiennent l’idée que la gestion de la pauvreté s’accompagnerait d’une réforme des mœurs, plutôt que de plans coûteux d’assistance (avec la figure majeure de Jean-Baptiste Say).

Au contraire, les projets de Condorcet et Paine défendaient une forme de libéralisme social, dont l’objectif était de fonder une « république commer- ciale » (une « société capitaliste » aujourd’hui) tout en y intégrant les pauvres qui sinon, resteraient une masse manipulable par les démagogues. Pourtant le libéralisme du xIxesiècle devint individualiste et les politiques sociales passè- rent principalement sous la responsabilité des pouvoirs municipaux (Brodiez- Dolino, 2013).

Dès lors, l’approche morale des questions liées à la pauvreté en vint à dominer l’approche politique et institutionnelle. Ce basculement a été large- ment occulté par une réécriture de l’histoire que retrace Stedman Jones, qui pointe le rôle tenu par Arnold Toynbee dans cette entreprise : ses Lectures on the industrial Revolution (1884) ont imposé l’expression de « révolution industrielle », une façon réductrice de considérer la question sociale à l’aune de sa dimension économique. C’est pourquoi Stedman Jones nous incite à

« suivre cette histoire au-delà des années 1790 [pour] mieux comprendre comment émergea l’idée d’une économie politique conçue comme la défense pure et simple de la liberté économique ou industrielle » (p. 168).

Bien que Gareth Stedman Jones ne soit pas spécialiste de la révolution française, sa relecture des débats politiques et philosophiques des xVIIIe et

xIxesiècles constitue un apport considérable à l’histoire des idées, notamment la démonstration sur l’apparition rapide du divorce entre économie politique et progressisme social au début des années 1790.

soRtIR Du DébAt moRAl suR lA pAuvREté Et son tRAItEmEnt

Forts de cette connaissance historique, comment positionner les travaux contemporains relatifs à la pauvreté et produire une analyse théorique perti- nente ? Si la pauvreté remplit la fonction symbolique de désigner l’autre, de le comptabiliser et de le séparer pour assurer l’identité du groupe, il faudrait pouvoir instaurer une frontière facilement identifiable. Dans le traitement de la pauvreté, le mode de désignation des personnes qu’il faut aider et les formes

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3. Les mots en italique sont soulignés par l’auteure de l’ouvrage.

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d’intervention sociale dont elles font l’objet, traduisent les attentes de la société à leur égard.

Les ouvrages de Marie Loison-Leruste (Habiter à côté des SDF) et de Marine Bourgeois (Gérer au quotidien l’attribution des logements sociaux) s’attaquent à ce vaste problème à travers un regard original : l’observation d’« acteurs du quotidien » confrontés à des personnes en situation de pauvreté – les « clients » des centres d’accueil et d’hébergement d’urgence pour M. Loison-Leruste et ceux du logement social pour M. Bourgeois. Si ces recherches s’inscrivent dans la tradition sociologique de l’enquête de terrain, l’adoption par les deux auteures d’une méthode de recherche ethnographique interroge autrement le rapport à la règle et à la norme.

Habiter à côté des SDFapporte paradoxalement un éclairage nouveau sur les personnes sans domicile grâce à une enquête importante, non pas sur les SDF

mais sur « leurs voisins », c’est-à-dire les riverains des centres d’accueil et d’hébergement d’urgence. Ce parti pris de l’auteure révèle une volonté de changer le regard porté sur les personnes sans domicile dans l’espace public,

« figures repérables du paysage urbain » (p. 18) ouvertement exposées au regard des autres. « Privés de la possibilité de distinguer vie privée et vie publique, intimité et visibilité, les personnes sans-domicile sont présentes danset se définissent comme appartenant àl’espace public3» (p. 18-19).

L’enquête de terrain s’est construite en deux phases, mêlant une approche qualitative et une approche quantitative : la première phase d’observation a porté sur l’analyse du fonctionnement social de deux rues parisiennes situées à proximité des deux centres d’accueil et d’hébergement d’urgence ; ce travail fut complété par la participation de l’auteure à des réunions d’informations à destination des riverains et à la réalisation de trente entretiens semi-directifs, également auprès de riverains. La seconde approche, à caractère quantitatif, se caractérise par le traitement de 423 questionnaires effectués auprès d’une part des riverains des deux centres d’accueil, et d’autre part des riverains de quatre autres centres d’accueil parisiens.

Cette construction « sur mesure » de l’enquête débouche sur une typologie éclairante des attitudes d’habitants confrontés à cette présence qui leur semble imposée. « Habiter près d’eux, les voir quotidiennement, c’est être confronté à l’altérité, à la marginalité et aux inégalités sociales et économiques qu’ils représentent » (p. 33). L’interrogation des catégories « ordinaires » forgées par les riverains qui les côtoient, les désignent, les aident, les ignorent ou les repous- sent, permet à l’auteure de dresser la multiplicité des réactions – compassion, tolérance, indifférence, rejet ou mépris – souvent éprouvées par une même personne.

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4. Au départ, il s’agit d’un contrat d’étude passé entre un organisme HLMet le cabinet de consul- tants du sociologue Thomas Kirszbaum dont l’objectif est d’interroger l’égalité de traitement et la lutte contre les discriminations dans l’attribution des logements. En travaillant sur ce contrat privé, Marine Bourgeois a obtenu la clef d’entrée pour effectuer l’enquête de terrain qui servira ensuite au travail académique.

L’énumération de ces attitudes sensorielles ou discursives rappelle combien l’individu adopte des réactions parfois contradictoires, lorsqu’il est confronté à autrui : la vision et l’odorat sont les caractéristiques premières pour désigner la présence de l’autre ; puis viennent les attitudes de compréhension ou de rejet, qu’elles passent par l’ignorance ou la mobilisation (deux positions extrêmes). Mais chaque « voisin-habitant » porte un regard sur son « voisin- usager » et ses représentations renforcent la vision duale de « compassion sélec- tive », déjà caractérisée par les historiens de la pauvreté (Gueslin, 1998), entre répression et solidarité, « potence et pitié » (Geremek, 1987).

Dans Gérer au quotidien l’attribution des logements sociaux, Marine Bourgeois ouvre la « boite noire » des attributions du logement social, à l’inté- rieur du huis clos des organismes HLM, pour regarder à travers « la lucarne du gestionnaire » (p. 36). Afin de décrypter ce mécanisme – depuis la réception du dossier jusqu’à la signature du bail – elle a bénéficié d’un montage particulier4, qui l’a conduite à une immersion totale dans les agences de proxi- mité d’un organisme HLMpendant plusieurs mois. « La commande a en quelque sorte légitimé notre présence et nos questions parfois intrusives et indiscrètes » (p. 32). Cet accès privilégié au sein d’une organisation réputée opaque conduit l’auteure à dépasser la « simple » présentation de la chaîne des attributions et de retranscrire les tensions qui animent l’agent de gestion locative, entre « ce qu’il croit être juste et ce qu’il fait au quotidien, entre ses croyances person- nelles et ses pratiques professionnelles » (p. 165), durant les phases de tri et de sélection des dossiers de demande.

Ce « voyage ethnographique » apporte une connaissance nouvelle à cet objet : d’une part les observations des agents (offrant aux lecteurs un accès privilégié à leurs représentations) complétées par des entretiens mettent en lumière l’hétérogénéité de leurs pratiques – adhésion ou insoumission, sens social ou sens commercial. D’autre part, la retranscription des rencontres entre « attributeurs » et « demandeurs » pointe les attitudes contraires que les agents peuvent éprouver dans des situations d’apparence analogue (rigorisme ou souplesse, distance ou proximité). À travers l’opération de classification que l’auteure qualifie de personnelle tant elle est propre à chaque agent de gestion, M. Bourgeois décortique les différents comportements adoptés, depuis la représentation subjective de la réalité sociale (la recherche du « bon candidat ») à la pratique routinière (application de catégories à valeur juridique telles que

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5. Les clients du logement social sont inégaux face à l’agent de gestion, qui établit une distinc- tion entre « bon » et « mauvais » candidat. Si le « bon » candidat ne peut être défini précisément (ce serait un individu « standard », qui s’inscrirait dans la norme sociale) ; en revanche le

« mauvais candidat » serait plus facilement identifiable (sous les traits par exemple des personnes d’origine étrangère, des familles monoparentales et/ou nombreuses, des étudiants et des chômeurs).

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« public prioritaire », « personne handicapée »). La confrontation de ces postures est bien au cœur du travail quotidien de l’agent.

En cherchant à comprendre la manière dont les agents de gestion locative composent avec les injonctions extérieures et leurs propres objectifs, l’auteure se pose de bonnes questions : quels usages (intériorisation, appropriation, interprétation, redéfinition, distanciation) font-ils des normes, des règles et des procédures existantes ? Comment se saisissent-ils des zones non régulées au sein de leur organisation ? De quelle manière les normes et les contraintes extérieures interagissent-elles avec le système de représentations individuelles ? Quelles perceptions ont-ils des « clients »5? De quelle façon les subjectivités individuelles se répercutent-elles sur les pratiques ? Si M. Bourgeois ne parvient pas à répondre à l’ensemble de ces questions (l’une des limites de l’immersion), son travail a le mérite de pointer la pluralité des contraintes auxquelles les agents doivent faire face : par exemple l’existence de règles formelles et informelles, d’impératifs de gestion et de processus cognitifs à l’œuvre dans les interactions qui déterminent les mécanismes d’attribution.

L’issue de ce processus est bien la résultante de nombreux éléments (règles, contraintes, représentations) qui mériteraient également d’être analysés auprès des acteurs publics (État, collectivités territoriales, municipalités). Mais la principale limite de ce travail concerne l’absence des conséquences de ces choix en termes de peuplement ; il serait temps de lier les processus d’attribution et les politiques de peuplement afin d’interroger les questions de discrimination et les effets de ségrégation autrement que comme des états de fait.

lA FonCtIon polItIquE DE lA pAuvREté

Les ouvrages recensés démontrent la complexité dans la relation à l’autre et le caractère dual des comportements face au traitement de la pauvreté. Car être en situation de pauvreté ne signifie nullement être exclu du système social : en effet, la relation d’assistance qui relie les pauvres au reste de la société a une fonction utilitaire, notamment celle de réduire les manifestations extrêmes de différenciation sociale. Par ailleurs, être en situation de pauvreté c’est être reconnu comme tel par la société parce que le pauvre est « client » des dispositifs d’action sociale (publics ou privés). Cette « synthèse sociolo- gique unique » demeure aujourd’hui encore dans les politiques publiques en

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charge de l’éradication de la pauvreté à l’échelle européenne qui, opérant de manière paradoxale, contribuent moins au maintien de la cohésion sociale qu’à la production de catégories disqualifiantes.

L’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Boulineau et Emmanuelle Bonerandi-Richard, La pauvreté en Europe, donne précisément à voir la manière dont les politiques publiques de lutte contre la pauvreté préconisées à l’échelle de l’Union européenne (UE), de nature souvent prescriptive, « terri- torialisent la pauvreté dans le but de la mesurer, l’encadrer ou la résoudre » (p. 12). En étudiant cette question à l’échelle communautaire, les auteurs se donnent comme objectif d’analyser la mise en place d’un espace européen de politiques publiques et d’interroger dans quelle mesure ces programmes d’éra- dication présenteraient des caractéristiques spécifiques par rapport aux politiques nationales. Se pose ainsi la question du territoire ou plutôt de la mise en territoire de la lutte contre la pauvreté.

Cherchant à se démarquer des travaux de sociologie et de science politique, ils revendiquent de renouveler l’approche géographique (p. 11) par la carto- graphie des structures spatiales de la pauvreté, c’est-à-dire la mise en corres- pondance des images cartographiques (issues des sources « officielles » de l’UE) avec des structures spatiales. Si grâce à une combinaison de différents proto- coles de recherche (outils statistiques, cartographiques, lexicométriques et enquêtes empiriques) ils parviennent à rendre visible les disparités à différentes échelles, ils n’évitent pas toujours l’écueil d’une juxtaposition d’atlas sociaux avec des connaissances empiriques nécessaires mais peu généralisables. En effet, en voulant absolument mettre en évidence que « l’espace y est pour quelque chose » (p. 100), les auteurs perdent le fil conducteur d’analyser l’européanisation des politiques publiques de traitement de la pauvreté, une perspective qu’ils « limitent » finalement à une étude textométrique du vocabu- laire de l’espace mobilisé dans les textes et à la déclinaison des programmes nationaux aux échelles locales.

Pour autant, la richesse de cette publication se situe dans le traitement

« géographique » de l’objet : en adoptant les maillages territoriaux comme objet d’étude, les auteurs interrogent à la fois les niveaux administratifs mobilisés et les découpages retenus pour lutter contre la pauvreté. Refusant de comparer les programmes nationaux d’éradication de la pauvreté, ils adoptent la notion de « maille » en tant qu’espace d’observation, territoire d’action politique et espace de vie aux réalités variées. Cette posture s’explique également par l’usage des sources institutionnelles et la nécessité éthique de ne pas se laisser enfermer par les grilles de lecture « officielles » (première partie). Cette manière de contourner les indicateurs de l’UE permet de « donner une autre lecture des espaces de pauvreté en dehors de l’approche en fonction des seuils et des populations statistiquement ciblées » (p. 13), critiquant ainsi la question du dénombrement des populations concernées par les dispositifs.

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La seconde partie de l’ouvrage interroge les plans d’action conçus par l’UE

sous l’angle de la place accordée aux mots de l’espace à l’échelle nationale (en France, Allemagne, Bulgarie, Italie, Pologne et Suède) par une étude des mots. Pour chaque pays étudié, les auteurs observent que les demandes européennes d’une convergence en matière de lutte contre la pauvreté se déclinent de manière disparate et s’articulent mal avec les configurations spatiales de la pauvreté. En effet, les textes montrent qu’à mesure que l’UEse saisit de la lutte contre l’exclusion, son élargissement la contraint à intégrer des situations nationales variées. Cette analyse souligne le paradoxe d’une diver- sité géographique européenne mise au pas du consensus politique et engagée dans un mouvement vaste de lutte contre la pauvreté. « Le découplage entre les maillages de l’action sociale et ceux de la gestion de la protection sociale générale est une réalité croissante qui ne remet nullement en doute le principe du découpage des territoires nationaux » (p. 95).

La portée d’une telle démarche, qui appréhende à la fois les spatialités et les temporalités sans ignorer le politique et les territorialisations qu’il propose, est plus convaincante dans la troisième partie où les chapitres s’appuient sur des enquêtes de terrain menées aux échelles locales. Et c’est l’un des paradoxes de cet ouvrage collectif, qui loin de critiquer l’absence d’espace européen d’action publique (donc d’européanisation de politique de traitement de la pauvreté), renforce au contraire l’idée de « souveraineté » des États-membres, à travers les dispositifs mis en œuvre aux échelles nationales et infra-nationales. Aujourd’hui plus que jamais, l’analyse des politiques de traitement de la pauvreté à l’échelle européenne, dans un contexte grave de crise économique et financière, remet fortement en cause le mythe du « modèle social européen ». Paraphrasant Bruno Lautier, nous sommes en droit de questionner à la fois l’objectif de ces politiques de lutte contre la pauvreté et l’évidence de toute réponse.

Ces publications ont en commun de s’intéresser au contenu moralisateur intégré dans le rapport à la pauvreté et des conséquences directes sur les conditions de citoyenneté des personnes en situation de pauvreté, notamment sur le principe d’égalité. Habiter à côté des SDFsouligne que la coprésence dans les rues de personnes sans domicile et de « leurs riverains » remet en cause l’appartenance des premiers au corps social. Si l’égalité en droit est reconnue, les conditions d’exercice de cette égalité sont niées par « effet NIMBY» et/ou par des pressions exercées auprès des pouvoirs locaux. Ensuite, le processus d’attribution vu par la fenêtre d’« agents ordinaires » et décrypté par M. Bourgeois pose le problème du rapport à la règle de droit, où les questions de discrimination sont pratiquement absentes (sauf dans un cadre coercitif), laissant place à des pratiques qui légitiment la figure sociale du « bon » (et par extension du « mauvais ») client. Cette segmentation des publics aboutit à un travail de catégorisation distinct des critères administratifs définis par le légis- lateur et devant garantir un traitement égalitaire. Dès lors, comment comprendre

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les politiques de lutte contre la pauvreté ? Qu’elles se déploient à échelle européenne ou nationale, elles ne visent pas à éradiquer la pauvreté (l’analyse des mots comme les travaux cartographiques le démontrent) mais d’abord à conforter le mythe d’un corps social égalitaire. Pour répondre à la question quelque peu provocatrice posée en introduction, il est aujourd’hui indispensable de poursuivre ces recherches, de ne plus se limiter à l’analyse de la gestion de la face visible de la pauvreté mais de remettre en cause les structures et les insti- tutions qui ont conduit à sa production.

RéFéREnCEs bIblIogRApHIquEs

BRODIEZ-DOLINO, A. 2013. Combattre la pauvreté. Vulnérabilités sociales et sanitaires de 1880 à nos jours, Paris, CNRSÉditions, 328 pages.

GEREMEK, B. 1987. La potence ou la pitié. L’Europe et les pauvres du Moyen Âge à nos jours, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 336 pages.

GUESLIN, A. 1998. Gens pauvres, Pauvres gens dans la France du xixesiècle, Paris, Aubier, collection historique, 314 pages.

LAUTIER, B. 2002. « Pourquoi faut-il aider les pauvres ? Une étude critique du discours de la Banque mondiale sur la pauvreté », Tiers Monde, n° 169, tome 43, p. 137-165.

PAUGAM, S. 1998. « Les formes contemporaines de la pauvreté et de l’exclusion.

Le point de vue sociologique », Genèses, vol. 31, p. 138-159.

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