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CULTURE POPULAIRE» À L'ÉPREUVE DES DÉBATS SOCIOLOGIQUES

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Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS)

CULTURE POPULAIRE » À L'ÉPREUVE DES DÉBATS SOCIOLOGIQUES

Le culte de la «culture populaire» n'est, bien souvent, qu'une inversion verbale et sans effet, donc faussement révolutionnaire, du racisme de classe qui réduit les pratiques populaires à la barbarie ou à la vulgarité: comme certaines célébrations de la féminité ne font que renforcer la domination masculine, cette manière en définitive très confortable de respecter le «peuple», qui, sous l'apparence de l'exalter, contribue à l'enfermer ou à l'enfoncer dans ce qu'il est en convertissant la privation en choix ou en accomplissement électif, procure tous les profits d'une ostentation de générosité subversive et paradoxale, tout en laissant les choses en l'état, les uns avec leur culture ou leur (langue) réellement cultivée et capable d'absorber sa propre subversion distinguée, les autres avec leur culture ou leur langue dépourvues de toute valeur sociale ou sujettes à de brutales dévaluations que l'on réhabilite fictivement par un simple faux en écriture théorique.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, 1997 Le sociologue légitimiste croit que les classes populaires sont muettes parce qu'il ne sait pas qu'il est sourd; c'est sur leur silence supposé qu'il entame son lamento misérabiliste.

Claude Grignon, «Un savant et le populaire», Politix, n° 13, 1991

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Pour les sciences sociales, le terme de «culture populaire» pose problème. Comment définir la culture populaire ? Par des acteurs sociaux ? Par un type d'objets ou de contenus ? Faut-il la caractériser par opposition à d'autre formes culturelles ? Mais dans ce cas, quelles sont les oppositions pertinentes ? La variété des terminologies employées en dit long sur l'ambiguïté d'une telle tentative, même si elles renvoient toutes à l'idée d'une hiérarchie culturelle: high/low - et sa variante highbrow/lowbrow -, élite/masse, savant/populaire, légitime/non légitime, culture cultivée/culture populaire, etc. (Fabiani, 2003).

Pour les historiens et les ethnologues, la référence au «populaire» passe la plupart du temps par l'étude de groupes socialement et géographiquement situés - il y a ainsi une riche tradition française d'études des cultures populaires villageoises1. L'emploi du terme est de ce fait moins problématique, puisque c'est au niveau des acteurs sociaux eux-mêmes que s'élabore la catégorie. En outre, la description de ces pratiques n'engage aucun jugement de valeur quant à leur place dans la hiérarchie des légitimités culturelles (ni aucun pari sur l'évolution possible de cette place ultérieurement). La terminologie a beau être parfois utilisée dans des sens différents, elle ne suscite pas de débat aussi important qu'en sociologie.

Car en sociologie, comme l'écrit Passeron, «la morale s'en mêle». On ne peut pas parler de populaire sans devoir en même temps prendre position. Le sociologue doit dire de quel côté il se situe:

celui de la sociologie critique qui envisage la culture populaire comme une culture dominée définie par la contrainte et le déficit ? Ou celui de la sociologie angéliste qui insiste au contraire sur ses capacités de résistance et son autonomie ?

Le fait que la question se pose, et surtout qu'elle se pose dans des termes aussi radicaux, mérite qu'on s'y arrête. Pourquoi donc en France, car on verra qu'il s'agit là en partie d'une particularité française, est-il impossible d'étudier des cultures dites populaires sans devoir en même temps entrer dans un débat idéologique sur l'objet étudié ? Pour le comprendre, il faut retracer un parcours marqué par un très faible dialogue entre la sociologie française et les différents courants anglo-saxons.

Cultural Studies et théories de la légitimité

Dans les années 1960 et 1970, c'est entre l'Angleterre et la France que les contrastes sont les plus intéressants. Trois livres vont, du côté anglais, marquer la naissance d'un courant d'analyse de la culture, qui prendra plus tard le nom de « Cultural Studies »: l'ouvrage de Richard Hoggart, The Uses of Literacy (1957), celui de Raymond Williams, Culture and Society (1958) et celui de E. P. Thompson, The Making of the English Working Class (1963). Ces trois auteurs ont en commun de proposer une analyse compréhensive des cultures ouvrières, optique qui sera au cœur des recherches sur les sous-cultures populaires juvéniles publiées dans les années 1970 par Hebdige, Willis ou Cohen et développées au sein du Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham dirigé par Stuart Hall. Les travaux issus de

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cette école, fondés la plupart du temps sur une démarche de type ethnographique, ont des points communs. Ils s'intéressent aux mécanismes de domination et de résistance à l'œuvre dans la culture et cherchent à montrer comment, au sein de sous-communautés d'appartenance, il s'opère un travail de stylisation et de bricolage des identités qui fonctionne par emprunt et par référence aux cultures parentales d'un côté, à la culture dominante de l'autre. Sous une même étiquette et avec des problématiques communes, les travaux des Cultural Studies anglaises ne constituent pas, en fait, une production totalement homogène. Entre le premier ouvrage de Hoggart en 1957 et les recherches développées ultérieurement autour de Stuart Hall, un glissement s'est opéré en faveur de l'analyse des mécanismes de résistance, que ce soit dans les travaux sur les sous-cultures juvéniles ou dans ceux, plus tardifs, sur la réception des médias. Dans The Uses of Literacy, Hoggart parle de «consommation nonchalante» ou «d'attention oblique» pour caractériser la relation des classes populaires à la presse ou à la radio. En développant en 1977 l'hypothèse d'une lecture oppositionnelle, Hall va évidemment plus loin. Mais surtout, on peut se demander avec Erik Neveu et Armand Mattelart, si «les dérives populistes identifiées à la fin des années 1980 n'ont pas quelques antécédents dans une distribution généreuse de la qualité de résistance à un ensemble de pratiques et traits culturels populaires qui peuvent aussi s'interpréter comme une acceptation résignée de la domination, un aveu d'impuissance derrière la dérision ou l'insolence» (Neveu et Mattelart, 1996).

Dans le même temps, la sociologie de la culture française est en train d'emprunter une voie très différente, même si, comme le souligne Calhoun, il existe des points de convergence entre Pierre Bourdieu et Raymond Williams puisqu'ils se sont intéressés à la production et à la diffusion des œuvres culturelles et aux écarts entre culture d'élite et culture populaire, en insistant tous deux sur les rapports de pouvoir qui s'y inscrivent. Mais les ressemblances s'arrêtent là. Dès Les Héritiers, il est clair que pour Bourdieu, qui écrit encore alors avec Passeron, la culture doit s'analyser par le haut, à partir des pratiques des élites qui consolident leur classement social par leurs classements culturels. Le schéma proposé repose sur une hiérarchie rigide qui postule une forte hétéronomie de la culture dans les milieux populaires. Dans le chapitre de La Distinction intitulé «Le choix du nécessaire», Bourdieu parle d'un

«univers des possibles fermé» et d'un «principe de renoncement à des profits symboliques de toute façon inaccessibles» (p. 441). Face à la culture légitime les classes populaires sont dans une position de reconnaissance sans connaissance: «l'adaptation à une position dominée implique une forme d'acceptation de la domination. [... ] Il serait facile d'énumérer les traits du style de vie des classes dominées qui enferment, à travers le sentiment de l'incompétence, de l'échec ou de l'indignité culturelle, une forme de reconnaissance des valeurs dominantes» (p. 448).

Ainsi, tandis que les chercheurs des Cultural Studies considèrent que les cultures populaires sont dotées d'un système de valeur et façonnent leur propre univers de sens, les théories de la légitimité culturelle que Bourdieu formalise dans La Distinction en 1979 les caractérisent par le manque et la privation. C'est la contrainte qui prévaut pour les agents des classes populaires: ils sont condamnés à consommer des biens symboliques déclassés par ceux qui produisent les standards légitimes. On pourrait du coup s'étonner que Bourdieu ait accepté de publier en 1970 dans sa collection aux Éditions de Minuit la traduction par Passeron des Uses of Literacy de Hoggart. Faut-il y voir le fait qu'il y a plus de liens

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entre les Cultural Studies et les théories de la légitimité culturelle qu'il n'y paraît a priori} Non, car comme Passeron s'en est expliqué dans le colloque «Richard Hoggart en France» (Passeron, 1999), les enjeux étaient ailleurs, et il s'agissait plutôt de promouvoir une forme d'ethnographie compréhensive susceptible de contrer les travaux des «sociologues des mythologies» déjà dénoncés par Bourdieu et Passeron dans un article des Temps modernes de 1963. Bref, de s'opposer à la mouvance d'Edgar Morin.

Le succès de La Distinction a eu un effet durable en France. Pendant près de vingt ans, le paysage de la sociologie de la culture est très largement dominé par les théories de la légitimité, ce qui retarde d'autant la pénétration des travaux anglais et américains. On peut, sans trop s'avancer, supposer que l'étonnante rareté des travaux en sociologie des médias en France durant toute cette période (alors que c'est un champ de recherche très actif à l'étranger) découle assez directement de cet état de fait. Les cultures populaires ne sont pas étudiées, elles sont prises dans un discours de déploration. Car la sociologie bourdieusienne se propose d'analyser les cultures populaires à partir d'outils forgés pour étudier les cultures dominantes. Le plus paradoxal est peut-être que, dans le même temps, les travaux de Barthes et Metz, puis ceux de Michel de Certeau (L'Invention du quotidien est traduit en anglais en 1986) connaissent un réel succès d'exportation auprès de ces mêmes Cultural Studies, au point d'en marquer fortement les publications à partir de la fin des années 1970 et de nourrir un véritable programme de travail sur la réception des médias2. Rien de tel en France. Le ministère de la Culture finance de grandes enquêtes visant à mesurer les effets des politiques publiques de démocratisation sur la fréquentation des équipements culturels, mais ne met en œuvre aucun programme de recherche sur des pratiques socialement moins sélectives, au sein desquelles, on le sait, les médias domestiques tiennent une place centrale.

Cette analyse rapide d'une certaine cristallisation de la sociologie de la culture française doit toutefois faire une place importante à deux ouvrages qui ont, chacun à leur manière, tenté d'ébranler la suprématie des théories de la domination. Le premier, Le Savant et le populaire, est publié par Grignon et Passeron en 1989 (mais il existait sous forme de dossier consultable dès 1982). Le livre est une charge contre l'ethnocentrisme intellectuel dans les analyses de la culture populaire sous ses deux versions opposées et symétriques, le misérabilisme et le populisme. Les auteurs soulignent le glissement qui s'est opéré chez Bourdieu d'une théorie de la légitimité culturelle - dont Passeron dit ne pas contester les fondements - à une posture légitimiste qui interdit de saisir le sens des pratiques culturelles dites populaires. Passeron et Grignon contestent en fait l'omnipotente efficacité des standards légitimes. Les standards fonctionnent, mais pas «pour tous», et pas «tout le temps»: «les cultures populaires ne sont évidemment pas figées dans un garde-à-vous perpétuel devant la légitimité culturelle», rappelle Passeron, et «le sociologue manquerait autre chose de la culture populaire s'il était incapable de faire l'hypothèse interprétative qu'une culture populaire est aussi capable de productivité symbolique lorsqu'elle oublie la domination des autres, et qu'elle parvient à organiser en cohérence symbolique, dont le principe lui est propre, les expériences de sa condition» (1982, p. 75). La part d'autonomie des cultures populaires n'est pas à chercher du côté des pratiques de résistance (s'opposer c'est reconnaître le principe même de la domination), mais au contraire dans des moments d'oubli de la domination, ces zones de consommation nonchalante que décrit Hoggart dans La Culture du pauvre. Grignon et Passeron

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s'inscrivent donc à la fois contre Bourdieu et contre les travaux des Cultural Studies post-hoggartiens qui ont mis les mécanismes de résistance au cœur de leurs analyses.

L'ouvrage d'Olivier Donnat, Les Français face à la culture. De l'exclusion à l'éclectisme (1994) apporte un autre éclairage critique. L'auteur ne conteste pas les mécanismes de la domination culturelle mis au jour par Bourdieu - et ce d'autant moins qu'il est l'artisan des enquêtes longitudinales «Pratiques culturelles des Français », qui montrent, chiffres en main, l'étroite association qui perdure entre origine sociale et préférences culturelles. En revanche, il s'interroge de façon convaincante et argumentée sur le caractère historiquement daté des hiérarchies culturelles défendues par Bourdieu dans La Distinction et souligne l'importance de deux phénomènes sociaux qui interdisent de maintenir la thèse d'un lien direct entre capital scolaire et culture consacrée: d'un côté la démocratisation scolaire, de l'autre la naissance d'un système concurrent de distinction où les inégalités sociales à l'accès à la culture sont moins fortes3. Dans son livre, Donnat pointe la cassure survenue dans les mécanismes qui assuraient la reproduction des contenus et des fonctions de la culture consacrée. Il souligne aussi l'hybridation croissante des univers culturels, particulièrement sensible chez les générations nées depuis l'Après-guerre: consécration de la culture juvénile, spectacularisation de certains aspects de la culture cultivée, développement de formes d'éclectisme culturel permettant des combinaisons plus nombreuses et plus variées, déclin du pouvoir distinctif de certaines pratiques culturelles comme la lecture.

Le livre récent de Bernard Lahire, La Culture des individus, qui se présente très clairement comme une remise en cause des théories de La Distinction (et même de l'interprétation des données faite par Bourdieu), débouche sur des constats proches de ceux de Donnat (mais en parlant de dissonance culturelle là où ce dernier parlait d'hybridation et d'hétérogénéité), et cherche à asseoir la notion de culture en contexte (sur laquelle les sociologues américains travaillaient déjà depuis de nombreuses années, comme on le verra). En réalité, il ne permet pas vraiment d'avancer dans la compréhension des cultures populaires car il laisse sans réponse plusieurs questions. Pour Lahire, le principe de dissonance (soit la coexistence chez un même individu de goûts culturels puisant dans des formes légitimes et illégitimes) se vérifie dans tous les milieux sociaux. Mais que faire du constat qui vient au début de l'ouvrage, selon lequel «les profils culturels individuels composés d'éléments dissonants sont absolument ou relativement majoritaires dans tous les groupes sociaux (quoique nettement plus probables dans les classes moyennes et supérieures que dans les classes populaires), à tous les niveaux de diplôme (même si beaucoup plus probables chez ceux qui ont obtenu au minimum un baccalauréat que chez les non diplômés) et dans toutes les classes d'âge (bien que de moins en moins probables quand on va des plus jeunes aux plus âgés) » (Lahire, 2004, p. 13) ? Est-ce à dire que les agents des milieux populaires «ratent»

l'accès à la dissonance comme ils «rataient» celui à la culture légitime chez Bourdieu? Si telle est la réponse, il faudrait comprendre par quels mécanismes précis passe cette nouvelle forme d'exclusion.

D'autre part, Lahire insiste, et c'est intéressant, sur la pluralité des cadres socialisateurs et montre qu'il s'exerce une série de petites mobilités sociales qui passent inaperçues alors qu'elles ont un effet fort sur la capacité, voire la nécessité, qu'ont les individus à maîtriser des formes culturelles variées. Mais au sein des cadres de socialisation évoqués, les médias occupent la part congrue, ce qui est une impasse difficilement justifiable. Plus encore, la littérature sur les médias, et notamment les travaux sur la

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réception, est étrangement absente des références de Lahire. Elle lui aurait pourtant permis d'intégrer la question des modalités d'appropriation des produits culturels, qui fait cruellement défaut dans ses analyses. Bref, c'est un livre qui relance les débats sur les hiérarchies culturelles en faisant l'économie de repenser les liens entre la sociologie de la culture et la sociologie des médias. Or, comme nous venons de le voir, une telle séparation est non seulement arbitraire, mais elle stérilise aussi grandement toute possibilité d'analyse de la culture populaire.

France/US: la question des hiérarchies culturelles

Entre la France et l'Angleterre, les différences ont surtout été fondées sur des divergences dans le focus des analyses, la culture des élites dans un cas, les cultures populaires dans l'autre, et sur des questions de méthode, quantitatives versus ethnographiques. Avec la sociologie de la culture américaine, le décalage tient beaucoup plus à la manière d'aborder la question des hiérarchies culturelles. Du côté français, elles tiennent, on l'a vu, une place considérable dans les analyses. À l'inverse, c'est une question qui n'est absolument pas au centre du renouveau de la sociologie de la culture américaine dans les années 1970 et 1980 au moment même où La Distinction s'impose comme modèle théorique dominant en France4. En 1974, Becker publie «Art as collective action», un article qui fera date, et dans lequel il esquisse certaines des problématiques qu'il développera ensuite dans Les Mondes de l'art. Becker part du principe qu'on peut étudier l'art comme n'importe quelle autre activité sociale. La production et la réception des œuvres mobilisent un certain nombre d'acteurs qui sont appelés à coopérer selon des procédures conventionnelles au sein de réseaux sociaux, les «mondes de l'art». C'est une problématique qui déplace totalement la question des hiérarchies culturelles. «Comme j'ai concentré l'analyse sur les formes d'organisation sociale, j'ai souvent comparé des formes d'expression artistique ou des œuvres d'art de réputation extrêmement inégale. J'ai rapproché Titien et les bandes dessinées. J'ai traité avec le même sérieux les musiques de films d'Hollywood, des chansons rock et les œuvres de Beethoven ou de Mozart. » (1998, p. 22).

À côté de cette démarche interactionniste, on trouve d'autres travaux comme ceux de Peterson ou DiMaggio qui se donnent des objets d'étude très variés, l'opéra, le théâtre, la musique country, le rock.

Ils s'intéressent aux organisations, groupes ou institutions qui sont impliqués dans les différents stades de la création à la consommation des produits culturels. Là encore il existe un accord fort sur le fait que, pour l'analyse, «rien ne distingue fondamentalement les productions de la culture savante des productions de la culture populaire ou de la culture de masse», comme le rappelle Peterson dans un article de bilan sur la sociologie de la culture américaine publié en France en 1989. Ces travaux remettent en question l'idée qu'il existe une association figée entre classes sociales et catégories de goût et s'intéressent aux frontières et aux articulations entre différentes formes culturelles. Les phénomènes de hiérarchisation sont étudiés comme des processus mouvants et historiquement situés. Du côté des

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récepteurs, l'attention porte sur les combinaisons culturelles et insiste sur la variété des portefeuilles de goût, surtout dans les classes moyennes supérieures: l'accent est mis sur les dimensions de sociabilité des pratiques culturelles en soulignant le rôle particulier des échanges autour de la culture populaire sur le marché social des interactions. «C'est la culture populaire qui fournit le matériau pour la sociabilité du quotidien», rappelle DiMaggio (1987).

Ces courants sociologiques, qui se proposent comme une véritable alternative théorique aux théories de la légitimité et suggèrent de prêter une attention égale aux différentes formes culturelles, ont exercé une réelle influence sur la sociologie de l'art française (notamment par l'intermédiaire de Raymonde Moulin dans les années 1980), mais ils ont eu peu d'impact en sociologie de la culture avant une date récente. La sociologie des médias a directement pâti de cette situation. En dehors de quelques publications isolées comme celle de Michel Souchon (1969) ou de Patrick Champagne (1971), elle enregistre alors en France un énorme retard par rapport à la production anglo-saxonne, notamment dans le domaine des études de réception. Ce décalage est encore sensible aujourd'hui, mais force est de constater que la production française est désormais entrée dans une période de dialogue plus active - entendons par là du moins le fait que les problématiques anglo-saxonnes sont mieux connues et plus débattues.

Pourtant, le déficit de travaux français sur les cultures populaires reste important. La morphologie de la production académique sur les médias en est un bon exemple: il y règne une forte prédominance des recherches sur les journalistes ou la production de l'information - pour la plupart menées dans une perspective de sociologie critique. Comparativement, les travaux empiriques sur les programmes de divertissement restent épars et ceux sur la réception rares. Peut-être faut-il chercher l'explication cette fois du côté de l'évolution de la production anglo-saxonne elle-même: le succès à l'exportation des Cultural Studies aux Etats-Unis a peu à peu entraîné un recentrage étroit sur les mécanismes de résistance des récepteurs. Or, tout laisse penser qu'une telle dérive populiste contribue à créer un écart avec la sociologie de la culture française qui reste marquée par son passé légitimiste, très imperméable aux idéologies multiculturelles, et peu sensible aux questions de genre et d'ethnicité qui sont au cœur des problématiques américaines actuelles5. Sortie du cadre étroit des théories de la légitimité culturelle, elle doit désormais affronter le problème du relativisme culturel.

Que retenir de ce chassé-croisé d'auteurs et de courants de recherches ? Certainement l'impression d'un dialogue manqué. Mais peut-être aussi le sentiment que les risques d'essentialisation de la notion de populaire, sont, en matière de culture, particulièrement nombreux. Enfin, il apparaît, au regard des recherches citées, que toute réduction du populaire à une catégorie spécifique interdit de penser ce qui devrait être au cœur de la réflexion, à savoir le rôle que jouent aujourd'hui les médias audiovisuels dans la diffusion sociale des modèles culturels. La sociologie de Bourdieu envisage un seul mode de diffusion, du haut vers le bas de l'échelle sociale. La sociologie de la culture américaine, à l'inverse, envisage les cultures sur un mode d'équivalence horizontale qui tend à aplanir tout effet de domination. Les travaux sur les sous-cultures des Cultural Studies ont privilégié les approches localisées, ce qui laisse entière la question de la capacité des modèles étudiés à gagner ou influencer d'autres milieux sociaux. Or, les médias assurent aujourd'hui une communication au sein de publics sans cesse plus vastes, et promeuvent

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très largement les styles de vie et les produits de la culture populaire (Pasquier, 2005). Peut-on dès lors analyser les cultures populaires sans penser dans le même temps les relations qu'elles trament avec d'autres formes culturelles et les influences qu'elles exercent sur d'autres catégories d'acteurs sociaux ? Sans doute pas.

N O T E S

1. Comme le souligne Jean-Claude Passeron, un des problèmes de la catégorie «populaire» vient de son emploi anachronique:

«ce qui est gênant avec les concepts de populaire ou de working class aujourd'hui, c'est qu'on continue à employer ces mots, à transposer ces catégories dans une réalité transformée alors que, pendant longtemps, on a désigné ainsi des continuités culturelles, des lignées familiales condamnées à se reproduire dans cette zone de la société ou à sa périphérie» (J. -C. Passeron, 2002, p. 255).

2. Rigby rappelle que Richard Dyer avait publié la traduction en anglais de la préface de Passeron à l'édition française du livre d'Hoggart dans un numéro de Cultural Studies où était aussi traduit « La rhétorique de l'image » de Barthes avec l'idée de montrer que Hoggart était le «passé» des Cultural Studies et Barthes en était «l'avenir». Voir Brian Rigby, «La culture populaire en France et en Angleterre: la traduction française de The uses of literacy», in Passeron (dir. ), 1999.

3. Lié à une synergie croissante à dater des années 1980 entre l'industrie des médias et celle de la publicité.

4. Ni même avant, comme en témoignent les ouvrages de Lowenthal (1961) ou de Rosenberg et White (1957). On peut y voir un effet indirect du multiculturalisme qui bannit le principe de hiérarchisation entre les cultures.

5. Passeron notamment a beaucoup écrit sur les dangers du populisme, non seulement dans l'ouvrage avec Grignon, mais aussi dans plusieurs textes qu'il a consacrés à l'œuvre de Richard Hoggart, pour lui le seul auteur des Cultural Studies à avoir su éviter le double écueil du misérabilisme et du populisme: « À quoi tient l'impression d'irréalité que nous donne après avoir lu Hoggart, la lecture des bilans dévitalisés d'une sociologie quantitative des privations, des tableaux militants d'une contre- culture unifiée par la lutte ou l'idéologie de classe, ou encore des peintures, au moins aussi trompeuses, de la franche gaieté et de la bonne santé du peuple, univers idyllique présenté par les sociologues ou les romanciers populistes comme si authentique qu'il semble que chacun ne devrait rien avoir de plus pressé que de se précipiter pour aller y vivre?» (1999, p. 248).

R É F É R E N C E S B I B L I O G R A P H I Q U E S

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