En quoi les soins palliatifs sont éthiques?
La perspective des éthiques du care
Rozenn Le Berre
Docteure en philosophie Enseignante-chercheuse Centre d’Ethique Médicale
EA 7446 ETHICS – Faculté de Médecine et de Maïeutique Institut Catholique de Lille
Introduction: les soins palliatifs et le care, une grande histoire d’amour?
• Les soins palliatifs, dès leur émergence dans les années 70-80 revendiquent l’idée de construire un modèle d’accompagnement spécifique de la personne en fin de vie, en problématisant notamment le rapport entre soin (soin médical) et accompagnement.
• Les soins palliatifs ne sont donc pas seulement un soin apporté au corps, et ce, par un travail spécifique sur la douleur et les symptômes difficiles, mais c’est aussi (et surtout?) un cheminement avec la personne, un partage humain.
• La notion d’accompagnement, telle qu’elle est retravaillée par les soins palliatifs, pose l’importance:
– De la relation, et donc de la réciprocité comme reconnaissance de l’altérité
– De la complexité de la relation: un « espace potentiel » (Winnicott, 1975)
– De la continuité des soins, dans la temporalité comme dans le sens des actes
• La continuité des soins: le prendre soin ne se résume pas aux traitements, aux investigations, aux actes opérés sur ou vers le corps, mais mobilise une relation, une prise en compte individuelle des besoins et aspirations de la personne, et ce, dans sa globalité.
• En ressort une forme de travail souvent qualifié d’ « éthique » de l’intérieur même des soins
palliatifs: forme de « plus value » éthique des sp, visant à interroger de l’intérieur l’exercice du soin médical.
• L’accompagnement, plus largement que la question
du soin, semble mobiliser ce « supplément d’âme »
que serait le sens, celui-ci ne pouvant advenir qu’en
contexte d’incertitude.
• Se pose alors la question de la définition et/ou de la délimitation de cet aspect éthique des soins palliatifs: en quoi les soins palliatifs sont
éthiques?
• Question gênante, mais pour laquelle il est difficile de trouver une réponse précise, tant les faits sont évidents:
– Replacer l’humain, le sujet au cœur de l’accompagnement, n’est-ce pas un enjeu éthique majeur permettant de redonner une nouvelle perspective au prendre soin?
– Ethique résonne alors comme synonyme de « mieux »: mieux que quoi?
– Mieux que l’exercice « traditionnel » de la médecine, notamment du point de vue de la question des limites et du pouvoir de la médecine sur nos vies: on peut citer la réflexion croissante sur la notion
d’obstination déraisonnable, de proportionnalité des soins… autant de sujets sur lesquels sont interpelés les EMSP par exemple
• Si on veut définir cette « nature » éthique des soins palliatifs, il semble qu’il faille déployer une approche réflexive sur ses propres
pratiques, afin de « donner à voir ce qu’on fait ».
• A ce titre, le courant des éthiques du care, en mobilisant une perspective située et narrative des situations, pourrait être pertinente.
Ø Les soins palliatifs sont-ils le lieu de
Présentation des grands enjeux des éthiques du care: : un travail autour de la définition du soin
• Pourquoi le terme care?
• Une approche technique (« to cure ») en lien avec la définition d’un soin comme objectif, valorisant la dimension vitale du soin
- Soins = techniques, compétence, efficacité mesurable d’un traitement - Forte objectivation du sujet : « Cure, au sens de traitement,
éradication de la maladie et de sa cause » (Winnicott, 1970) - Liée au développement de la médecine
• Une approche relationnelle (« to care ») en lien avec la définition d’un soin subjectif, valorisant la dimension morale du soin
- Soins = relations avec le patient, capacités affectives.
- Forte subjectivation du sujet: attention, souci, intention
- Portée principalement par les femmes, au sein de fonctions
dévalorisées 7
• Pourquoi le terme « care »:
– Polysémie du terme « care » en anglais: soin, souci, attention, sollicitude…
To care: s’occuper de, faire attention, s’intéresser à, prendre soin…
• Mais refus de traduire pour conserver l’étendue de la signification : sentiment, émotion, souci, travail,…
– A l’opposé du care, la négligence: « I don’t care ».
– Le care vise donc le souci de l’autre, par une activité qui répond à sa vulnérabilité : idée de porter secours à autrui.
– C’est une pratique et une disposition: intention d’engager une action concrète, de prendre en charge (responsabilité)
• Poser le care en termes de distinction avec la dimension de cure dans les soins, d’où le refus de traduire, permet de poser les questions suivantes:
– Qui fait quoi? Pourquoi? Comment?
– Pourquoi certaines tâches sont dévalorisées au détriment d’autres?
• Ainsi, si en soins palliatifs, on assiste à une valorisation du travail « relationnel » ou d’accompagnement, comment cette valorisation prend forme dans l’interprofessionnalité? Mais aussi, quelle place à la dimension technique? Comment cela rencontre une certaine représentation largement répandue selon laquelle « on ne fait rien » ou « pas grand-chose » en soins palliatifs.
• Carol Gilligan, In a Different Voice, 1982 traduit en français: Une voix différente; Pour une éthique du care. Elle poursuit l’idée de renouveler les
conceptions traditionnelles de l’éthique et de la philosophie morale.
• In a different voice: le terme de « voix » exprime la disparité perçue par C. Gilligan entre un
raisonnement théorique (philosophie morale) et des voix « sur le terrain », qui ne sont pas entendues
dans les réflexions sur la justice et la résistance: il
s’agit de leur donner une portée politique et sociale.
• « J’ai été frappée par une disparité entre la voix de la théorie et les voix entendues sur le terrain. Le mot
« voix » fut un choix évident pour restituer ce que j’entendais. Il évoquait les questions suivantes: qui parle et à qui? Dans quel corps? En racontant quelles histoires à propos des relations? Dans quels cadres sociétaux et culturels? »
• Gilligan C., « Résister à l’injustice: une éthique féministe du care » in Gilligan C., Hochschild A., Tronto J., Contre l’indifférence des privilégiés; à quoi sert le care, Paris, Payot, 2013, p. 39.
• Elle y propose une nouvelle façon de concevoir l’éthique comme réflexion sur l’agir sur la base d’un ancrage du sujet dans des relations et qui associerait (sans dissocier) raison et émotion, esprit et corps, soi et autrui.
• Elle y affirme une éthique féministe du care, conduisant à
interroger les conditions d’une séparation entre corps/esprit, entre soi/l’autre, soin des autres/souci de soi, homme/femme
• Il s’agit de mettre au centre les activités de care comme objet démocratique, et non plus aux marges de la société, dans la sphère du privé: le care est une activité qui interroge le cadre social, culturel, politique, économique (Tronto, 2009).
• Fin d’une éthique des principes pour une démarche de questionnement: le seul impératif moral devient « ne pas pouvoir ne pas » (Paperman, 2011; Molinier, 2012)
– Ne pas pouvoir ne pas aider l’autre en situation de vulnérabilité – Ne pas pouvoir passer à côté de lui/d’elle sans rien faire
• Attention spécifique aux enjeux de la relation à l’autre, dans ce qu’elle a de plus concret et quotidien:
– Qu’est-ce qui me rend attentif à l’autre?
– Joan Tronto (Tronto, 2009) montre que notre souci des autres est façonné culturellement et socialement: nous ne sommes pas tous sensibles aux mêmes vulnérabilités
– Relations de pouvoir: asymétrie/inégalité de la relation de soin
Les soins palliatifs, « naturellement » ancrés dans le care?
• Les soins palliatifs, dès leur émergence, proposent une valorisation d’un travail de care, notamment en mettant en avant un rapport au corps
– Le soin est composé non seulement de gestes objectifs, mais aussi d’attention à l’autre, qui s’exprime par un travail particulier sur l’expression du corps comme expression de la subjectivité
• En ce sens, l’attention, le souci de l’autre devient aussi vital que le soin objectif.
• Les soins palliatifs, en élargissant le soin médical au-delà de la dimension curable, luttent contre une séparation radicale entre soin objectif et soin subjectif, soin vital et soin moral.
• Les soins palliatifs, par la question du sens et de la relation, nous montrent à quel point il serait dangereux de réduire le soin médical a un seul geste objectif: risque de « techniciser » le soin, de basculer vers une gestion quantitative, technique et administrative.
• Mais les soins palliatifs s’affirment également comme
segment professionnel à part entière (Castra, 2003) pour ne pas réduire le soin à sa seule dimension morale, comme
forme de « soin de l’âme ».
• Il s’agit d’affirmer l’idée selon laquelle le soin au corps
comporte déjà toujours un sens moral, de la même façon que l’attention à l’autre en tant qu’autre recèle une dimension
vitale.
• De façon très concrète, on assiste alors, en soins palliatifs, à une forme de renversement de ce qui est usuellement
considéré comme du « sale boulot » (Hughes, 1997).
• Ce qu’on appelle « sale boulot » renvoie à un processus de
relégation des tâches (Arborio, 1995, Lhuilier 2005), celles que tout le monde ne veut pas faire, pas tout le temps (Molinier, 2009, 2013).
– Le nursing: soins d’hygiène, de toilette, soins de bouche…
– L’attention au confort et à la qualité de vie – La qualité de la relation
• Ainsi, en soins palliatifs, un « bon soignant » n’est pas seulement un soignant efficace, mais c’est aussi un
professionnel qui sait donner du temps à tous ces petits
En quoi les éthiques du care interrogent les soins palliatifs?
• Si la formation en éthique est un enjeu fort des
formations en soins palliatifs, la question se pose de la présence de la réflexion éthique au quotidien, et explicitée comme telle:
– Les soins palliatifs: les experts de l’éthique?
– Quelle formation à l’éthique?
• Il est à noter que l’éthique, notamment pour les
démarches d’éthique clinique, identifient la nécessité
d’une réflexion éthique lorsqu’il y a un problème.
• L’opportunité de la réflexion éthique tient souvent à
l’éclatement d’un problème: soudain, « ça » ne tient plus.
– Problème relationnel avec le patient ou la famille, enjeu de la décision médicale, conceptions du soin, entre logique gestionnaire et prise en compte de l’humain, etc.
• Les éthiques du care sont intéressantes à ce titre car elles
permettent d’aborder la réflexion éthique non par l’entrée des problèmes mais bien par celle de leur discrétion.
• « Le travail du care se voit avant tout quand il échoue, quand le sourire se crispe ou disparaît sur le visage de l’infirmière, quand le geste devient mécanique. » (Molinier, 2011, p. 303- 304)
• « Les infirmières, et les aides-soignantes plus encore, ne peuvent pas décrire leur travail par des généralisations, encore moins le modéliser sous formes de chiffres ou de diagrammes. Pour (faire) comprendre ce qu’elles font, les
infirmières et les aides-soignantes sont tenues de raconter une succession d’histoires tordues où vulnérabilité ne signifie
aucunement « innocence » ou « transparence » ou « bonté ».
Cette succession d’histoires que les soignantes se racontent inlassablement à chaque fois qu’elles en ont l’occasion vise à construire une éthique commune indissociable d’une
communauté de sensibilité. »
– Pascale Molinier, 2011, p. 307.
• En effet, en resituant le care comme travail, et non juste comme disposition morale, les éthiques du care accentuent l’idée selon laquelle ce travail risque toujours d’être
invisibilisé, et ce, à partir de sa discrétion.
• Le care ne semble pas comptabilisable, mais est comptabilisé:
un argument de plus pour en demander toujours plus?
• Le care, lorsqu’il est uniquement réduit à n’être considéré que comme « bonté » ou « charité », court alors toujours le risque de reproduire des inégalités sociales, de genre, économiques.
Revenons à notre question…
• En quoi les soins palliatifs sont éthiques?
• Pour cela, il convient de questionner l’espace de médiation ouvert par les soins palliatifs
entre médecine et société
– Que représentent les soins palliatifs dans le contexte contemporain?
– Quelle(s) fonction(s) aux soins palliatifs?
• Que sont les soins palliatifs à l’heure actuelle?
– Une « philosophie » de la médecine? = une « alerte » éthique
– Des soins spécifiques en fin de vie? – une expertise?
• En miroir de cette tension qui traverse les soins palliatifs
aujourd’hui, les formations en soins palliatifs se trouvent face à un dilemme:
– s’agit-il de former les professionnels à des compétences spécifiques, objectives et techniques?
– S’agit-il de former les professionnels à une réflexion plus large sur l’attention à la souffrance exprimée par le
patient?
• Nous pouvons examiner ces deux possibilités:
• 1. S’agit-il de former les professionnels à des compétences spécifiques, objectives et techniques?
– Identification précise des compétences techniques (douleur et symptômes difficiles) et relationnelles
– Professionnalisation et spécialisation des soins palliatifs – Difficultés:
• médicalisation ++
• Est-il possible de protocoliser l’accompagnement?
• Position d’expertise renforcée, y compris dans le domaine éthique et spirituel
• Difficulté quant aux lieux de soins de plus en plus divers: enjeux institutionnels et économiques
• Facteur de souffrance chez les professionnels…
• 2. S’agit-il de former les professionnels à une réflexion plus large sur l’attention à la souffrance exprimée par le patient?
– Philosophie des soins palliatifs: une pratique qui interroge une médecine traditionnellement centrée sur le curatif.
Quel espace de négociation avec les autres approches médicales?
– Valeurs et réflexion éthique: une clarification nécessaire par une approche réflexive
– Difficultés:
• Nécessité d’un « vocabulaire » de la réflexion éthique
• Souffrance des soignants à accompagner
• Variété des lieux d’exercice qui oblige à intégrer ce facteur d’instabilité et d’incertitude des soins palliatifs
L’enseignement en soins palliatifs: la notion d’expérience est centrale
• La formation en soins palliatifs est souvent l’occasion pour les professionnels de relire leur expérience
professionnelle: quelles sont les valeurs qui me portent vers le soin?
• En pratique de formation, cette notion d’expérience émerge des récits des participants:
– Qu’est-ce qui mène les professionnels de santé vers les soins palliatifs? Parcours personnel et parcours de
formation en formation initiale
– Valeurs soignantes en contexte institutionnel: quand le sens du bien est mis à mal?
• La notion d’expérience est alors à approfondir pour
questionner l’évolution actuelle des soins palliatifs mais
également ses enjeux pédagogiques afin de faire du soin et de l’accompagnement un apprentissage social :
– Qu’est-ce que prendre soin d’une personne en fin de vie?
– En quoi les soins palliatifs interrogent le modèle traditionnel de la médecine, vis-à-vis de la mort et du mourir?
• Ces questions sont éthiques et non uniquement
techniques: elles sont majeures pour la pratique des soins palliatifs comme pour sa pédagogie.
– L’expérience d’apprentissage comme un processus à long terme – Une expérience qui intègre et ne sépare pas théorie et pratique – Une expérience de responsabilité personnelle et professionnelle – Le soin comme expérience et action collective