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Louise de Bourbon-Condé, princesse française et trappistine en Valais : communication présentée à l'assemblée de la S.H.V.R. tenue à Sierre le 8 mai 1949

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Texte intégral

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LOUISE DE BOURBON-CONDÊ

Princesse française et Trappistine en Valais 1

Qui veut évoquer les fastes de la monarchie française dans la brève période de son apogée à son déclin, du roi-Soleil au roi- Martyr, essaye de les retrouver à Versailles, Dans cette cité royale dont le château déployait la magnificence de ses parterres et de ses pièces d'eau, se tenait la Cour, c'est-à-dire un monde prodigieusement mêlé qui, souvent, semblait une cohue. On y sen- tait battre le cœur de l'Etat monarchique. Mais l'image la plus parfaite de la société brillante et affinée qui allait, sans s'en dou- ter, vers son déclin, nous est donnée à Chantilly, la résidence princière des Condé, cette branche des Bourbon qui jeta un si grand éclat sur ce temps dont on allait dire que ceux qui ne l'avaient pas connu ignoraient la douceur de vivre. Dans ce cadre qui donnait une impression de richesse inégalée et représentait l'achèvement d'une période de l'histoire de la civilisation, les Condé tenaient fastueusement leur rôle de premiers princes du sang. Leur maison était un des lieux d'élection de ce qu'on a appelé l'Europe française.

Louis-Joseph de Bourbon-Condé, dit Monsieur le Prince, com- me s'il n'y en avait point d'autre, devait être l'avant-dernier sur- vivant de sa race. Il fut le grand-père du jeune et infortuné duc d'Enghien, enlevé par Bonaparte de son asile d'Ettenheim, dans le grand-duché de Bade, et fusillé dans les fossés de Vincennes, après un simulacre de jugement ; il fut le père du duc de Bourbon, qui termina si tragiquement et si mystérieusement son existence, pendu à l'espagnolette de la fenêtre de son château de Saint-Leu, termi- n a n t son existence sur une affaire obscure de captation d'héritage, menée par une grande aventurière, la baronne de Feuchères, dont il avait fait sa compagne.

Ces funestes présages ne hantaient guère l'esprit de Louis- Joseph de Condé, alors qu'heureux époux de Mademoiselle de Rohan-Soubise et père de deux jeunes et charmants enfants, il menait à Chantilly un train seigneurial. Un fils, Louis-Henri-Jo- seph, lui était né en 1756 ; une fille, Louise-Adélaïde, l'année sui- vante. Rien que des rumeurs de guerres lointaines auxquelles les nations restaient étrangères, des nouvelles de cour, des querelles

1 Communication présentée à l'assemblée de la Société d'Histoire du Valais Romand tenue à Sierre le 8 mai 1949.

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de philosophes ne semblait troubler ces années où la civilisation paraissait assise sur des bases si solides et si brillantes.

Après quelques années de bonheur, la princesse de Condé meurt à 23 ans, épouse aimée et tendre mère. Tandis que son fils était confié aux mains de gouverneurs, sa fille était remise pour son éducation aux soins d'une parente, Mme de Vermandois, ab- besse de Beaumont-les-Tours. Ce fut dans cette maison religieuse, ouvrant ses jardins sur les doux paysages de Touraine, que l'enfant demeura sept années heureuses, témoignant de sa nature aimante p a r des élans passionnés d'affection vers sa première éducatrice et ses compagnes.

De sa treizième à sa vingt-cinquième année, elle vécut à l'ab- baye de Penthemont, à Paris, qui abritait les filles de la plus haute naissance. Elle y menait une existence mi-religieuse, mi- mondaine, allant et venant à Paris, Chantilly, Versailles. Une de ses compagnes préférées fut la jeune sœur de Louis XVI qu'elle retrouvera plus tard à Turin comme princesse Clotilde de Piémont.

Louise était alors une jeune fille à la taille svelte et élancée, avec un air de santé, des joues rondes et fraîches, des yeux brû- lants de gaîté, une physionomie vive et spirituelle, animée d'un rayonnement intérieur. A 16 ans, on songe à la marier au comte d'Artois, frère du futur Louis XVI, mais la politique en décide autrement. La querelle dite des parlements avait séparé momen- tanément le prince de Condé de son souverain. Cet épisode sem- ble accentuer le détachement que la jeune fille commence à éprouver à l'égard du monde, de la vie de cour en particulier. Elle parlera plus tard, avec un sourire, des pataclans de Versailles.

Son âme était attirée vers le calme et la vie solitaire, mais elle n'en tenait pas moins sa place de maîtresse de maison dans la plus belle résidence de France. Parmi les hôtes de marque qui y affluaient des quatre coins de l'Europe, elle reçut le futur tsar Paul Ier, qui, sous le nom de comte du Nord, faisait son tour du continent. Il fut vivement frappé par cette belle jeune fille, à la tête droite et fière, au visage noble et régulier, au regard clair et profond. La baronne d'Oberkirch, qui la vit alors, écrivait d'elle :

" C'est un front à porter une couronne ou un voile de religieuse. » La rencontre décisive d e sa vie eut lieu dans l'été de 1786 aux bains d e Bourbon l'Archambault, la station thermale la plus ré- putée d'alors. L'année d'avant, Louise de Condé s'était cassé la rotule. On l'envoya aux eaux du Bourbonnais. On lui présenta un petit gentilhomme breton, solitaire et sauvage comme elle, de la race des rêveurs enthousiastes, le marquis de la Gervaisais. La distance des rangs sociaux s'effaçait dans l'intimité de cette petite ville d'eaux. Ce fut un lien spirituel, une tendresse d'abord voilée, puis une passion que la princesse Louise ne remplacera que par Dieu et dont M. de la Gervaisais vécut toute sa vie. De cet amour, noble et pur, qui devait se dénouer p a r le sacrifice, il nous est resté les lettres de Louise de Condé, publiées à diverses reprises

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Musée Condé, Chantilly

PRINCESSE LOUISE DE CONDÉ

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après sa mort et qu'on ne peut relire sans émotion, parce qu'elles nous livrent le combat d'une âme s'élevant au renoncement. « Dans ces lettres, dit Barbey d'Aurevilly, la langue, sans aucune cou- leur, ressemble à une glace sans tain qui serait mise sur le cœur à nu pour qu'on le vit mieux palpiter à travers le cristal des mots. »

Le prince, d'abord indulgent au sentiment de sa fille, ne com- prend qu'à la longue qu'il faut mettre fin à une liaison qui ne peut avoir son aboutissement. Il s'en ouvre à elle. Peut-elle leurrer d'un amour impossible un homme qui n'appartient pas à son rang ? Sa délicatesse répugne aux supercheries de cette correspondance ina- vouée. Après une lutte longue et douloureuse entre l'amour et le devoir, elle accomplit le sacrifice.

Mais petit à petit mûrit en elle la décision de renoncer au monde. Les événements vont se précipiter. A la veille de la Révo- lution, Louise de Condé est élue abbesse du chapitre noble des chanoinesses de Remiremont. L'horizon se trouble, la Bastille est prise. Un des premiers, le prince de Condé, estimant que la royauté ne pourra être défendue que de l'extérieur, prend la route de l'exil, afin d'assumer le commandement des armées qui comp- tent rétablir en France l'ordre violé. Mais le sort en décide autre- ment. Ce sont les armées républicaines qui refoulent leurs adver- saires. De camp en camp, de ferme en ferme, la princesse, qui n'a pas quitté son père, voit s'éloigner toujours davantage les frontiè- res de sa patrie. Son besoin de dévouement grandit parmi les misères croissantes qui l'entourent. Elle devient l'aumônière de l'émigration.

Les vicissitudes de ces années mouvementées condamnent les Condé à une vie errante. Le prince, qu'a rejoint son fils et qu'ac- compagne sa fille, ne cesse de transporter son quartier général d'une contrée à l'autre. A la fin de 1789, ils sont à la cour de Turin, où la princesse Clotilde, l'amie d'enfance de Louise, leur offre l'hospitalité. A travers la Suisse, ils gagnent Worms où la vocation monastique de Louise se fait plus pressante. Elle assiste son père qui s'occupe à rassembler et diriger les émigrés épars.

Elle prend sur son sommeil pour prier, car son cœur « se porte vers Dieu avec une espèce de violence », comme elle l'écrit dans la correspondance qu'elle entretient encore avec ses amies de France.

* * *

La constitution civile du clergé, la fermeture des monastères poussaient à l'émigration une foule de prêtres et de religieux.

Beaucoup affluaient à Fribourg où plus de deux mille étaient ré- fugiés, beaucoup vivant d'une vie précaire, en dépit de l'hospitalité des autorités et de la population. La princesse Louise, dont la ré- solution est prise, quitte son père et son frère, se sépare de leur entourage, démoralisé par les insuccès et dont la façon de vivre

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lui pèse, et arrive à Fribourg où, le 9 avril 1793, elle sollicite et obtient du Conseil des Deux Cents l'autorisation de résidence.

Dans cette ville, « toute en montagnes et escaliers », comme elle la décrit, et où elle « saboule » un peu son genou cassé, elle mène une existence retirée dont on n'a quelques traces que dans sa cor- respondance et quelques documents de l'époque, publiés par le regretté Tobie de Raemy dans son remarquable ouvrage : L'émi- gration française dans le canton de Fribourg.

Elle avait reçu le baptême à St-Sulpice de Paris dans la cha- pelle dédiée à saint François Xavier. A Fribourg, dans l'église des Jésuites, elle s'attarde en longues oraisons devant l'autel de l'a- pôtre des Indes. Dieu l'entraîne vers lui, selon sa propre expres- sion, « comme un torrent de feu ». On la voit assidue aux cérémo- nies de l'Eglise. Le 3 septembre 1793, elle assiste à la translation de la chasse de saint Fortuné dans l'église des Ursulines. Un mois plus tard, avec 46 émigrés, elle reçoit le scapulaire du Mont Car- mel à Notre-Dame de Bourguillon. Quand Marie-Antoinette est montée à l'échafaud, quatre évêques français réfugiés à Fribourg sollicitent, au nom de la princesse de Condé, l'autorisation de cé- lébrer deux services solennels pour le roi et la reine, ce qui leur est accordé « pourvu que la chose se fît sans tumulte et sans tracas et dans une église privée ». Elle assiste de temps à autre à un ma- riage d'émigrés, s'efforce de soulager les misères de ses compa- triotes. Elle fait un don à la table commune qu'on avait organisée pour eux dans la commanderie de Malte, près de l'église de St-Jean.

P e n d a n t son séjour de deux années dans cette ville, elle avait fait la connaissance d'un religieux qui allait exercer une grande influence sur sa vie spirituelle. Confesseur d'un couvent de Carmé- lites à Paris avant la Révolution, Louis Armand de Juge, marquis de Bouzonville, avait eu sa vie changée par un coup de la grâce. Il était colonel de cavalerie et marié depuis huit ans quand la mort subite de sa femme vint le jeter dans la plus vive douleur. Il se donna sans réserve à Dieu, mais sa piété fougueuse était plus apte à faire entrer dans les âmes la vie intérieure en les détachant du monde qu'à les y suivre avec patience. Ces deux ans de Fribourg furent déterminants pour la princesse. C'est ici que trouve son aboutissement l'histoire d'une âme à la recherche de la vie reli- gieuse. « A Fribourg, dit-elle dans l'introduction de ses Mémoires spirituels, publiés après sa mort, je fus frappée, émue jusqu'à la moelle des os, de la majesté du culte divin, de la piété avec la- quelle il était exercé. Ma vie se présenta à mes yeux comme tout autre que je ne l'avais considérée. »

Son conducteur spirituel la seconda en la poussant à se sépa- rer de plus en plus de ce qui pouvait l'éloigner de Dieu. Elle avait conservé un demi-luxe, bien éloigné pourtant des anciens temps. Il lui pesait. Elle se sentait humiliée d'être servie, meublée, d'avoir des gens à ses ordres. Elle aurait voulu congédier sa maison, les

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femmes qui lui restaient, être forcée de vivre pauvre, ignorée, ca- chée aux yeux du monde, pour être à Dieu sans partage. Ses yeux s e portaient avec peine sur une chambre meublée et s'arrêtaient avec plaisir sur celle qui n'avait que les quatre murailles.

Son directeur l'arrêta. Il voulut qu'elle combattît sa vocation, pour la bien éprouver. Ce ne fut qu'après dix-huit mois de luttes, en mars 1795, que M. de Bouzonville lui permit de s'arrêter à la pensée qu'elle était appelée à l'état religieux. Avant de s'engager définitivement à renoncer au monde, elle éprouve le besoin de re- joindre pour un temps son père, son cher petit papa, comme elle appelle le prince. Elle se rend à Rottembourg, en Allemagne, où il est alors, mais retourne bientôt à ce « bon Fribourg » qui lui convient si parfaitement (Lettre à la marquise de Vibraye, 3 avril 1795).

Ayant communiqué à son père son « inébranlable résolution » d e ne pas tarder plus longtemps à se consacrer entièrement à Dieu, elle prend, au cours de l'été de 1795, ses dispositions de départ.

Elle est décidée à se rendre à Turin où l'attendait l'amitié de la reine Clotilde, sa compagne de l'abbaye de Penthemont. Mais elle ne confia son projet qu'à ses intimes. Depuis qu'elle est sortie d'in- décision, elle éprouve un mieux physique qu'elle ne peut attribuer qu'à son soulagement moral.

Son père la comprend, mais s'afflige à la pensée d'une réclusion qui est pour elle une libération. Elle lui confie le sort de ses fidè- les serviteurs dont elle doit se séparer. Elle n'emmène que sa fem- me de chambre et deux domestiques. Les autres iront rejoindre le prince qui promet de s'occuper d'eux. A son père qu'inquiète la pensée du voyage qu'elle va entreprendre à travers les Alpes, elle donne des indications sur son itinéraire et s'attachera à le rassurer en cours de route. Elle se dirige vers Turin par Coire et le Saint- Bernardin qu'on lui assure être beaucoup plus praticable que le Go- thard. Ne prenant avec elle que le strict nécessaire, elle renvoie à son père une de ses petites voitures grises chargée de malles, s'excusant d'avoir bien peur de succomber à la tentation de retenir quatre couverts d'argent qui pourront lui servir en route. Elle échange sa grosse berline d'émigrée contre une légère voiture suisse. Elle recommande aux bontés de son père sa fidèle camé- riste Lisette, chargée de lui remettre une boîte contenant les che- veux de sa mère, d'apporter une petite bonbonnière au jeune d'En- ghien, afin qu'il n'oublie pas une vieille tante qui l'a toujours ai- mé tendrement. — Une vieille tante de 38 ans ! Avec les années, la déesse à la face ronde des beaux jours de Chantilly, avait pris un air prononcé d'énergie avec une expression de bonté et de di- gnité. Grande de taille, le visage rempli et coloré, elle se rappro- chait du type bourbonien.

Tout étant arrangé, elle p a r t non sans envoyer un suprême adieu à ce tendre père qui ne la reverra plus que sous le voile.

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« Mon père ! ce mot d'adieu... J'ai peine à le p r o n o n c e r et c e p e n d a n t ma ré- solution est plus ferme que jamais. A v a n t de vous quitter, a v a n t une séparation douloureuse, mais nécessaire, j ' a i besoin de vous prier de me p a r d o n n e r si ja- mais il m'est arrivé de vous affliger ou de vous déplaire. »

Le 30 septembre, elle quitte Fribourg, d'où un réfugié, Mgr du Chilleau, évêque de Chalons-sur-Saône, écrivait au prince de Con- dé : « Le deuil est général dans cette ville où tout ce qui l'habite, suisse ou français, croit avoir perdu son ange tutélaire. »

Le 4 octobre, elle est à Einsiedeln, mêlée à la foule des pèle- rins, unissant ses « faibles et indignes prières » à toutes celles qui s'élèvent autour d'elle. Le P è r e Abbé de Notre-Dame des Ermites, qui est Béat Küttel, de Gersaa, lui donne à déjeuner et se montre des plus obligeants. L'abbaye est superbe et l'église plus belle que tout ce qu'elle a vu en Allemagne.

Le Bernardin ne lui paraît pas plus effrayant que le Mont-Ce- nis. Elle le passe dans une espèce de litière qu'on lui avait ame- née à Coire. Elle y voyagea très sûrement dans des chemins alors périlleux. A Bellinzone, un des principaux de la régence, qu'elle appelle le comte de Rascuni, mais qui est vraisemblablement un membre de la famille patricienne des Rusconi, vint au-devant d'elle avec une autre personne et dirigea sa route avec de grands soins. En approchant du sommet, elle avait aussi trouvé un envoyé de la princesse de Piémont : «Ainsi, vous voyez, écrit-elle à son père, que je ne me suis pas embarquée dans les montagnes en étourdie. »

P a r le lac Majeur, elle arrive en Piémont et à Turin où, quel- ques semaines plus tard, le 26 novembre 1795, elle entre comme postulante aux Capucines. Elle ne s'était jamais complètement re- mise des suites de l'accident qui l'avait amenée à Bourbon l'Ar- chambault. Une tumeur, accompagnée d'éruption et de fièvre, l'obligea à quitter la maison humide où elle faisait son noviciat.

C'était au printemps de 1796. Bonaparte venait de commencer sa fulgurante campagne d'Italie. Les armées de la République avaient envahi le Piémont. Vers la fin d'avril, on craignait pour Turin même. Fille du général des émigrés, du principal champion de la royauté, la princesse courait les plus grands dangers. Il lui fallut repasser les monts, cette fois-ci, le St-Bernard.

* * *

Le bruit de la fondation, à Sembrancher, d'un monastère de Trappistines était parvenu à Turin et la reine Clotilde en avait parlé à son amie comme une espérance.

L'établissement des Trappistes en Valais a fait l'objet, il y a plus d'un demi-siècle, d'une étude fort intéressante, publiée p a r M. Achille Chappaz dans la Revue de la Suisse catholique de 1893.

L'Assemblée constituante ayant supprimé les ordres religieux, Dom Augustin de Lestranges avait obtenu pour les Trappistes l'autorisation

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du sénat de Fribourg de s'installer avec 24 religieux à la Val- sainte, Ils s'y établirent en mai 1791. P e u après, une nouvelle co- lonie, conduite par Dom Gérard Bollangié, après avoir obtenu asile à Soleure, sollicita de la Diète du Valais l'autorisation de s'établir en Valais. Mgr Blatter, évêque de Sion, remit à bail aux Trappis- tes sa ferme de Saint-Pierre-de-Clages. La communauté, qui se composait de cinq prêtres, sept frères convers et un novice, ne t a r d a pas à être décimée p a r les fièvres paludéennes qui régnaient à l'état endémique dans cette partie du Valais où le Rhône se promenait encore en maître. L'abbé de Lestrange obtint alors de la Diète valaisanne l'autorisation d'acheter une terre pour y fon- der un monastère d'hommes et un couvent de religieuses. Le 8 fé- vrier 1796, il achetait du banneret Joseph-François Luder, ancien châtelain d'Entremont, les bâtiments et les terrains que celui-ci possédait à l'île Bernard, sur la Dranse, en aval de Sembrancher.

Ce terrain se trouvait alors isolé et séparé du reste du monde p a r la rivière. Il répondait à la règle de S. Benoît qui prescrivait à ses disciples de ne jamais construire leurs monastères que dans des lieux éloignés de la conversation des hommes.

Le 21 du même mois, Dom Augustin faisait son entrée solen- nelle à Sembrancher. Accueillis à Martigny par les religieux du St-Bernard, les Trappistes avaient passé la nuit en prières. Chan- tant les psaumes de la pénitence, ils arrivèrent le lendemain à l'île Bernard où ils plantèrent la croix rustique qu'ils avaient apportée sur leurs épaules. Ils s'établirent au nombre de 14 dans la nouvelle congrégation, dont le Père Urbain avait été désigné comme supé- rieur. Ce qu'ils appelaient leur monastère n'était encore qu'une misérable masure, vestige d'une installation plombifère. Ils entre- prirent aussitôt de défricher leur désert, assistés par le curé Ballet, de Sembrancher, qui pourvut à leurs premiers besoins. Achille Chappaz a eu la bonne fortune de retrouver à la cure de Sembran- cher un certain nombre de lettres, plutôt de billets, échangés entre l'île Bernard et la cure. Une seule suffira pour donner l'idée de la modestie de cet établissement qui avait reçu le nom de La Sainte-Volonté-de-Dieu.

30 mars 1796 Monsieur le Curé,

Puisque vous voulez bien m'honorer d'une amitié t o u t e particulière, je ne crois pas pouvoir mieux m'adresser qu'à vous dans nos besoins si nombreux.

Le temps de semer des légumes n ' é t a n t pas celui de les recueillir, nous nous voyons obligés d'en acheter et comme nous en ignorons le prix, vous nous obli- geriez de nous dire celui des pois, haricots, fèves, pommes de terre, etc.

Votre très humble serviteur, F . Urbain.

Une autre raison que le progrès des armées de Bonaparte avait hâté le départ de Louise de Condé. On était à la fin d'avril. Bien- tôt le temps des avalanches rendrait dangereux le passage de la

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montagne. Dans la nuit du 29 avril 1796, accompagnée de M. de Bouzonville, son aumônier, de Sœur Aimée, religieuse ursuline, et d'un domestique, elle arrivait à Sembrancher et descendait dans l'unique auberge de la localité.

« Après le voyage le plus court et le plus heureux, écrivait-elle à son père, me voici dans un lieu qui me convient fort dans ce moment, parce qu'il est extrêmement solitaire et sans émigrés. Arrivée ici vendredi au soir et des- cendue dans une assez mauvaise auberge, je devais passer outre, ne croyant pas qu'il y eût manière de se pouvoir loger ; le samedi matin, je sus que cette possibilité existait chez le curé du lieu, qui fort obligeamment me fit proposer d'assez jolies chambres... J'ai accepté cette offre avec plaisir et me trouve fort bien de ma solitude, où je ne perds pas de vue l'unique objet de mes vœux. »

Toutefois, en ce temps où les nouvelles couraient les routes, le bruit de son arrivée s'était répandu, ainsi qu'en témoigne un docu- ment conservé à la cure de Sembrancher, où l'on retrouve encore la disposition des lieux qui fixèrent quelques semaines cette exis- tence errante. C'est la lettre d'un émigré du nom d e Gentil, direc- teur général de la congrégation de St-Joseph. De St-Maurice, où il a trouvé refuge, il écrit, le 10 mai 1796, au curé Ballet : « J ' a p - prends que vous avez le bonheur de loger l'auguste fille d'un prince que le ciel semble destiner à rétablir en France la religion et la royauté. » En hommage, il le prie de remettre à « cette vertueuse princesse » un éloge en vers du Frère Bernard, capucin, nouvelle- ment béatifié par Pie VI. Ce Monsieur Gentil a la rime déplora- blement facile. C'est peut-être pourquoi Louise de Condé ne jugea pas indispensable d'emporter la vie versifiée du F r è r e Bernard.

Contrairement à ce qu'avait espéré Louise de Condé, le bâti- ment destiné aux religieuses était loin d'être achevé. Dans une lettre à la princesse de Piémont, elle en parle en ces termes : « On commence à élever le mur de clôture d'une espèce de petite bico- que qui doit devenir le premier monastère des religieuses t r a p - pistines. »

Informé par le curé Ballet de l'arrivée de cette émigrée au nom illustre, l'évêque du diocèse avait répondu que les chefs de l'Etat du Valais désiraient que ces personnes trouvent un asile assuré et qu'elles fussent traitées avec les égards qui leur sont dus.

Comme les vainqueurs de l'Italie s'avançaient jusqu'au pied des Alpes, le prince devait s'inquiéter pour sa fille de ce voisi- nage. Mais elle avait pris les devants. C'est de St-Maurice, le 25 mai, moins d'un mois après son arrivée à Sembrancher, qu'elle lui écrivait :

« Je me trouve encore avoir prévenu dans ce moment vos craintes sur une proximité des patriotes, m ' é t a n t un peu éloignée pour habiter la petite ville de Saint-Maurice, qui est à cinq lieues de Sembrancher ; j'y ai trouvé un petit logement qui me convient fort, parce qu'il est solitaire et rapproché de l'église... j'y vais passer quelque temps paisiblement. »

Et comme son père s'était sans doute préoccupé qu'elle fût à l'abandon, elle ajoutait :

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« Quant à des gens pour me servir, soit Lisette, soit autre, je n'en ai aucun besoin et cela ne me ferait qu'un embarras ; une échappée des capucines se trouverait fort empruntée avec des restes d'entourage de princesse. »

Mais il était dit qu'elle ne connaîtrait pas longtemps la paix à laquelle elle aspirait. Les victoires des troupes républicaines en Italie et en Allemagne rendaient le Directoire exigeant. Le bruit se répandait que les émigrés allaient être mis en demeure d'éva- cuer la Suisse. Aussi Louise prévenait-elle son père qu'elle quitte- rait probablement sa retraite. M. de Bouzonville était retourné à Fribourg, non sans l'engager fortement à consulter les médecins d e Lausanne. Sa pénitente s'y résolvait avec peine. Le 30 mai, elle est encore à Martigny, résidant chez le curé, M. le chanoine Emmanuel Gard, de Bagnes. On la menace de la visite du grand-bailli et du châtelain. « J ' a i dit que je les recevrais, écrit-elle à son confes- seur, si cela ne pouvait s'éviter, me rappelant, à ce qu'il me sem- ble, que telle était votre intention, et j'ai dit que je les verrai. » Ainsi, reçut-elle les compliments de Léopold de Sépibus, capitaine du dizain de Rarogne, et de Jacques-François de Quartéry,

Dans la première quinzaine de juin, elle se rend à Lausanne.

Nous ne savons pas grand'chose de cet épisode. Le célèbre Tissot, qui devait mourir l'année d'après, était alors à l'apogée de sa gloire médicale. Louise de Condé fut-elle une de ses dernières clientes ? Il se peut. Elle nous dit qu'elle logea pendant quelques jours chez une baronne allemande qui recevait les émigrés français et mit à sa disposition tout ce qu'elle pensa pouvoir la flatter selon l'esprit du monde : appartements, meubles, repas, domestiques. La maison avait une chapelle, desservie par des prêtres émigrés. II s'agit sans doute de cette mystérieuse baronne d'Olcah, qui con- serva si jalousement le secret de son identité qu'elle fit détruire tous ses papiers le jour où elle vit venir la mort. M. Maxime Rey- mond, qui s'est occupé d'elle en chercheur patient, la croit fille naturelle du roi Stanislas de Pologne. Dans sa maison des Toises, qui porta plus tard le nom de l'Avant-Poste, elle recevait beaucoup, jouissant d'une protection qui la faisait échapper à tous les décrets contre les étrangers. Dans la Vie de la princesse, publiée après sa mort par les Bénédictines de l'Adoration perpétuelle, on lit qu'en acceptant ce logement, Madame de Condé pensait fuir le monde.

Elle s'y trouva contrainte et gênée à mesure qu'on la comprenait moins. Trop délicate pour se plaindre, elle supporta cette petite épreuve.

Le 19 juin, nous la retrouvons à St-Maurice. La marche de l'armée française en Italie, l'entrée de Bonaparte à Milan et son attaque sur le territoire de Venise, jetaient l'épouvante dans les esprits. On voyait venir le moment où la Suisse, se trouvant encer- clée, on n'en pourrait sortir sans risques. Une fois encore, elle tient à rassurer son père. Le 7 juillet, elle lui apprend que s'étant pro- curé un asile près d'Augsbourg, elle allait partir la semaine sui- vante, accompagnée des personnes avec lesquelles elle était venue,

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ainsi que d'un excellent domestique, obligé par les décrets du sénat de quitter la Suisse. Comme il parle allemand, il lui sera d'une grande utilité pour son voyage, qui se fera incognito. Mais, en Allemagne, les armées républicaines marchaient en même temps qu'elle. Elle se trouva poussée jusqu'à Vienne où elle passa une année comme pensionnaire chez les religieuses de la Visitation.

Cependant, elle ne cessait de se sentir attirée par la Trappe, combattue p a r M. de Bouzonville qui estimait que cet Ordre, excé- dant les forces de la nature, détruirait sa santé et même la tuerait.

Partie de Vienne en août 1797, elle est à la fin de septembre à Martigny, au seuil de la terre promise. Aussitôt, elle demande son admission comme postulante à la Sainte-Volonté-de-Dieu. Ce n'est encore qu'une petite maison, « grande comme la main », partagée à l'intérieur par des planches de sapin qui forment les principaux lieux réguliers d'un couvent. P a r sa pauvreté, la chapelle rappelle Bethléem.

Quarante à cinquante personnes, tant religieuses qu'enfants se pressent dans cet enclos où l'on est tellement à l'étroit que bien- tôt, il sera impossible de s'y retourner ; ce qu'on nomme le dor- toir est rempli et les tables du réfectoire servent de lits. Louise de Condé reçoit le voile blanc pour commencer l'année de son noviciat. Tout se transfiguré pour elle. Tout lui plaît dans cette chétive demeure où elle se trouve « logée délicieusement ». Elle ne sait ce qu'est cette austérité que l'on dépeint si terrible ; elle ne voit autour d'elle que des visages excellents, tout roses et blancs, mais ce qui vaut mieux, dit-elle, des visages paisibles, heureux et saints.

Parmi les religieuses se trouvait la mère Sainte-Rose, dans le monde Marie-Barbe-Geneviève de la Rozière. Elle devint maîtresse des novices et fut frappée du cas que Dom Augustin semblait faire de la nouvelle postulante, dont il devait réduire fortement le no- viciat ; elle l'avait d'abord prise pour une fermière suisse, telle- ment elle était simple dans sa mise et ses allures. Un peu plus

jeune que la princesse, elle avait alors 34 ans et 12 ans de pro- fession religieuse. De son côté, Louise aimait à voir dans la S œ u r Sainte-Rose une religieuse de sa nation, pleine d'amour pour son état et en pratiquant les devoirs avec autant de zèle que d'exac- titude. La religieuse et la postulante allaient s'attacher l'une à l'autre pour ne plus se quitter. L'inviolabilité du silence empêchant toute communication, elles s'entendirent par un langage muet, pré- lude d'une union qui devait durer jusqu'à la mort.

A son directeur spirituel qui fut si long à lui laisser répondre à la grâce qui l'appelait, elle assure qu'elle se porte très bien, qu'elle mange et dort bien, qu'elle a faim ce qu'il faut seulement pour dîner et qu'elle est tout étonnée de s'être crue si longtemps obligée de déjeuner et de souper. « Pour les fricassées, ajoute-t- elle, je les trouve très bonnes et elles ne sont point malsaines : ceux qui en disent du mal font des calomnies. »

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Sa joie se répand dans toutes ses lettres. « J e ne puis assez vous répéter combien je me trouve heureuse ici », dit-elle à M. de Bouzonville. « J e ne puis vous exprimer le contentement que j'éprouve à la Trappe », écrit-elle à une archiduchesse viennoise.

Quinze jours après avoir revêtu la robe blanche de Saint Bernard de Clairvaux, elle confie son bonheur à Dom Augustin de Lestrange :

« L e contentement du cœur, de l'âme, de l'esprit est tel que les premiers jours on ne fait que se fortifier. Je ne m'aperçois ni du jeune ni du change- ment de nourriture ; je n'en ai pas souffert un seul jour d'aucune manière. Il en est de même des veilles : pas un instant de fatigue ni de lassitude ; les journées passent comme des éclairs. »

« Elles me paraissent passer comme des éclairs », répète-t-elle à son père, en signant pour la première fois Sœur Marie-Joseph.

« Tel est le nom que je porte depuis que je suis mère de la Trappe. » Faisant un retour non dépourvu de douce malice sur sa vie passée, elle ajoute :

« Je me porte comme le Pont Neuf. Ah ! je t o u r n a i t bien a u t r e m e n t à la mort dans vos grands habits d'or et d'argent qui m'éreintaient à Versailles, à Fontainebleau, etc, e t c , e t c , à tous ces pataclans qui m'ennuyaient tant, com- me vous savez, et qui ont fait une si triste fin. »

Elle retrouve si entièrement son naturel qu'il lui arrive de se sentir plus gaie qu'il ne faut.

« Je ne puis me déshabituer d'être un peu guillerette quand j'y trouve jour, avoue-t-elle. Mais à la Trappe, pas le plus petit mot pour rire et il n'y a que cela d'embarrassant. »

Pourtant, une chose lui pèse aussi, parfois : la règle du silence, Mais c'est uniquement parce qu'elle l'empêche de dire qu'elle est heureuse et que tout l'enchante ici.

« Je voudrais quelquefois, confesse-t-elle encore à son ancien aumônier, grimper sur les rochers pour appeler tout le monde dans notre petit désert et crier à h a u t e voix : Venite, adoremus Dominum et procidamus ante Deum.

Venite et gustate quoniam suavis est Dominus. »

Le 7 décembre encore, elle dit à M. de Bouzonville : « Chaque jour, je sens davantage tout mon bonheur. »

Mais ce bonheur devait être bref. Voici Noël. Il y a moins d'un mois, Bonaparte a traversé la Suisse, en éclair aussi, et déjà le scénario de l'intervention militaire se règle à Paris. Les troupes s'avancent vers la frontière. Avec une hauteur et un despotisme effrayants, comme l'écrivait Sœur Marie-Joseph à son père, le Directoire exige le renvoi de tous les émigrés en faisant aux Trap- pistes l'honneur de les désigner tout particulièrement.

Les choses sont si menaçantes que le P è r e Abbé avait décidé de disperser la communauté, sans la détruire, toutefois. Mais où diriger

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ses pas ? Un seul pays restait ouvert : la Russie, Le tsar en était depuis un an, ce grand-duc Paul que, quinze ans auparavant, sous le nom de comte du Nord, la princesse Louise avait accueilli à Chantilly, moins en prince qu'en roi. Sous la livrée de son Ordre, Sœur Marie-Joseph eut-elle un fugitif souvenir pour ces heures de sa vingt-cinquième année, alors que, parée en naïade, elle avait conduit son hôte dans une gondole dorée à travers le grand canal jusqu'à l'île d'Amour, escortée du prince et des autres seigneurs et dames en vêtements allégoriques, en présence de cent mille personnes accourues de partout, pour assister à cette féerie ?

C'est à son hôte d'autrefois qu'elle s'adressa, à la demande de Dom Augustin, pour procurer un asile en ce danger pressant. « J e supplie le comte du Nord, lui écrivait-elle, d'intercéder pour nous auprès de l'empereur Paul. »

A partir de ce moment, note le curé Ballet, les austérités se multiplièrent dans les monastères et minuit n'avait pas sonné que la cloche appelait les religieux à la chapelle. Enveloppés dans leurs manteaux blancs, la tête couverte et baissée, les fils de Saint Ber- nard conjurent le Tout-Puissant de les soutenir dans le formidable voyage qu'ils vont entreprendre.

En attendant la réponse du tsar, les événements s'aggravaient et il devenait urgent d'assurer au plus tôt la retraite des religieux.

Déjà, la Suisse était toute frémissante de mouvements révolution- naires et le général Ménard, commandant de la division venue d'I- talie, arrivait aux environs de Genève.

Dom Augustin de Lestrange donne le signal du départ au pre- mier convoi, le 19 janvier 1798. Sœur Marie-Joseph, qui en fait partie, raconte les premiers jours du voyage à M. de Bouzonville.

Les religieuses partent en char à bancs et vont ainsi jusqu'à Mar- tigny, accompagnées du Révérend Père, à pied dans les boues et dans les crottes. Fort heureusement, le grand froid des jours pré- cédents avait cessé. A partir de Martigny, la route s'améliore ; elles trouvent de grandes et belles berlines où elles sont plutôt en princesses qu'en trappistines. Le Révérend Père, sur sa mule, les accompagne jusqu'à Bex, où l'on arrive le soir. Il a toutes sortes de soins pour ses compagnes, tant pour leur manger que pour leurs couvertures, car de lits, il n'est pas question. « Mais nous étions à merveille », dit Sœur Marie-Joseph. Le lendemain, le voyage se poursuit, toujours dans les bonnes voitures, jusqu'à Vevey où Dom Augustin remet ses filles spirituelles entre les mains du Père Be- noît, sous-prieur de la Valsainte, bien respectable, bien doux et bien attentif. La colonne s'augmente de plusieurs enfants et de quelques Frères et Convers. Ils sont convoyés dans un coupé qui a très bonne mine et une espèce de petit chariot couvert. Quant aux religieuses, elles sont onze dans leurs berlines. Aux voiles blancs des Trappistines se mêlent trois voiles noirs, portés par des Sœurs d'autres couvents, ce qui permet d'éviter en voyage et en public la multitude des voiles blancs. A Moudon, tout va à

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merveille. Le bon Dieu traite les exilées en enfants gâtées. Pour ranimer leur courage, il leur donne une vraie journée de prin- temps : soleil sans nuages, ciel magnifique, temps doux et pres- que chaud.

Ce monastère ambulant cherchait à continuer, autant que pos- sible, la vie religieuse. Les exercices de piété étaient suivis, bien qu'adoucis. Pour ne déranger personne dans les auberges, les re- ligieuses ne se levaient pas au milieu de la nuit pour les offices, mais les partageaient entre le soir et le matin. Sœur Marie- Joseph en était fâchée, ayant une prédilection pour l'office de nuit. On maintenait tant que faire se pouvait la régularité de la nourriture. Et dans les rigueurs de cet exode, la dernière descen- dante féminine des Condé écrivait à son ancien confesseur :

« Si vous saviez comme je me sens n o n seulement contente, mais fière de voyager et de me m o n t r e r aux yeux de l'Europe, couverte des livrées saintes du Dieu auquel vous m'avez donnée. »

Réduite, un soir, à prendre gîte en un fournil embué de fumée, elle se déclare ravie : tant de vicissitudes n'arrivent pas à l'as- sombrir. Les Trappistines arrivent à Constance, d'où Sœur Marie- Joseph se hâte de donner de ses nouvelles à M. de Bouzonville

« Je vous écris un m o t pour vous dire que jusqu'ici notre voyage s'est passé très heureusement. N o u s avons été un peu huées hier à Vevey, voilà tout ; dans tous les autres lieux p r o t e s t a n t s , nous avons été bien, malgré n o t r e habit. »

Le Doyen Bridel, pasteur à Château-d'Œx, tenait un journal dans lequel il avait noté, à la date du 3 février 1798 : « Le soir, arrivent sur des luges depuis les Ormonts les religieuses trappis- tines françaises qui émigrent de leur maison de St-Branchier en Valais et qui se retirent en Souabe sous la direction d'un curé français ; repartent le lendemain matin. Le P è r e Chartreux (sic) nous a dit que leur couvent a reçu une lettre de Rome en décem- bre qui dit : « Nous nous attendons aux plus grands malheurs ; nous serons pris et pillés ; un homme de sainte vie nous a dit que l'ordre commencera à se rétablir en Europe par la Suisse. »

Deux des principaux biographes du Doyen ont donné des ver- sions complémentaires de cet épisode, en s'inspirant probablement de sa correspondance. « Au cœur de l'hiver, écrit M. de Reynold, Bridel hébergea dans sa cure huit Sœurs trappistes qui se sau- vaient devant les Jacobins à travers les neiges. Ce fut dans une auberge pleine de soldats à moitié ivres qu'il les découvrit ; l'une d'elles était une princesse de Conti, d'une r a r e beauté. Après les avoir logées et rétablies de leurs fatigues, Bridel leur fournit des traîneaux pour se rendre à Thoune, d'où elles gagnèrent la Souabe. »

Louis Vulliemin, le plus ancien biographe de Bridel, s'exprime comme s u i t : «Quelques jours après (le 2 février 1798), ayant

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appris que huit religieuses de la Congrégation des Trappistes, fuyant les Jacobins, étaient arrivées, à travers les neiges de l'hiver, à pied, haletantes, dans la petite auberge des Moulins, remplie de miliciens de la vallée, il se hâta d'aller au-devant d'elles et de les amener dans son presbytère. L'une de ces Sœurs était une prin- cesse de Conti, d'une r a r e beauté. Leur supérieure ayant offert à son hôte de rompre leur vœu de silence pour qu'il pût s'entretenir avec elles : « J e respecte trop, lui répartit Bridel, le silence des dames pour vouloir profiter de votre permission. »

Il ne pouvait s'agir, évidemment, du convoi parti le 19 janvier et dont faisait partie Sœur Marie-Joseph. Sans doute, les séjours de la princesse en Suisse et en Valais, sa prise de voile à Sem- brancher, n'étaient-ils pas restés secrets. La religieuse « d'une r a r e beauté », reçue par Bridel, ne pouvait être ni la princesse de Condé, ni la princesse de Conti. Cette dernière, qui n'était ni jeune ni belle, avait séjourné à Fribourg dès le début de l'émigration et quitté la Suisse au moment même où le pays allait être envahi p a r les armées du Directoire.

Le Doyen s'occupa certainement d'un des groupes qui suivit le premier.

« Partagées en diverses bandes, racontait sœur Marie-Joseph à son père, nous a b a n d o n n â m e s , les unes un peu plus tôt, les autres un peu plus tard, no- tre petit monastère du Valais avec bien du regret. Ma bande partit une des premières, heureusement pour moi : car ce que les autres ont souffert n'est pas croyable, obligées de passer et de repasser les montagnes pour éviter les patriotes et plusieurs ont fait tout cela à pied. »

De l'humble reposoir des âmes, où le christianisme exilé de France avait fait une courte halte au cœur des montagnes du Valais, il ne reste aujourd'hui que quelques pierres parmi les buissons, et, au bord de la route, une inscription que ne lisent que

les rares touristes qui foulent encore cette chaussée alpestre en piétons.

* * *

Il n'entre point dans notre propos de suivre Louise de Condé dans les longues pérégrinations, de couvent en couvent, qu'elle accomplira pendant quinze ans, jusqu'au jour où la restauration de la royauté lui rouvrit le chemin de la France. Elle y rentre avec l'idée bien arrêtée de fonder un Ordre religieux doté d'une règle établie par elle. Louis XVIII lui cède l'emplacement et ce qui res- tait des bâtiments du Temple, où le roi et la reine avaient vécu les derniers mois de leur agonie et qu'ils ne quittèrent que p o u r l'échafaud.

Elle en prend possession le 2 décembre 1816, y fonde la maison des Bénédictines de l'Adoration perpétuelle et en devient prieure sous le nom de Marie-Joseph de la Miséricorde. Elle y vivra huit ans sans histoire. Le vieux prince de Condé, son père, confiné à

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Chantilly, la vient voir de temps en temps ; il meurt en 1818 à 82 ans. Son frère, le duc de Bourbon, absorbé p a r sa passion sénile pour Mme de Feuchères, cesse toute visite au Temple. Elle est seule, occupée des soins de son Ordre, de plus en plus détachée des choses de la terre. Elle rend à Dieu son âme pure, le 10 mars 1824 ; depuis longtemps, elle était entrée dans la paix divine

« ayant fait miséricorde à tout le monde ».

M. de la Gervaisais, qui lui survivait, n'avait pas oublié le beau roman de son adolescence. En 1836, il refit le pèlerinage de Bour- bon l'Archambault. Il ne crut pas desservir la mémoire de celle qu'il avait aimée en publiant sa correspondance, qui eut nombre de lecteurs fervents. L'un d'eux, M. Henri Bordeaux, qui parcourut si souvent la Suisse, a suivi les pas de Louise de Condé à travers le St-Bernard. Il lui a fait place dans ses Vies intimes et relevé qu'il y aurait un chapitre intéressant à écrire sur l'émouvant épi- sode de la Trappe de Sembrancher. De cette observation est née la présente étude, où il ne faut chercher, à défaut d'un portrait, qu'une simple épure, un essai de mise au net d'une coupe de cette destinée orageuse qui erra longtemps, de rive en rive, avant de jeter l'ancre.

Pierre G R E L L E T

SOURCES

Archives de la Cure de Sembrancher.

Chanoine BOCCARD : Notes ef Documents sur le Valais, manuscrit aux Archives de l'Abbaye de St-Maurice, t. I, pp. 205-206.

Vie et œuvres de la princesse Louise-Adélaide de Bourbon-Condé, publiées par les Bénédictines de l'Adoration perpétuelle, 3 vol., Paris 1834.

Lettres intimes de la princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, édition Paul Viollet, Paris 1878.

P. Henri CHEROT : La princesse Louise de Condé en exil et dans le cloître, Paris 1903.

Dom RABORY : Vie de Louise de Bourbon.

Le même : Correspondance choisie de la princesse Louise de Condé.

Marguerite SAVIGNY-VESCO : La princesse Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, Paris 1932.

Henri BORDEAUX: Vies intimes, Paris 1928.

CRETINEAU-JOLY: Histoire des trois derniers princes de la Maison de Condé, 1838.

Achille CHAPPAZ: Les Trappistes en Valais, Fribourg 1893.

Maxime R E Y M O N D : L'Eglise catholique de Lausanne, Lausanne 1913.

Tobie de RAEMY : L'émigration française dans le canton de Fribourg (1789-1798), Fribourg 1935.

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