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Musique arabe, migration et identité à la frontière américano-mexicaine

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Academic year: 2022

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Anciennement Cahiers de musiques traditionnelles

 

32 | 2019

Migrants musiciens

Musique arabe, migration et identité à la frontière américano-mexicaine

Andrea Shaheen Espinosa

Traducteur : Claire Clouet

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/3549 ISSN : 2235-7688

Éditeur

ADEM - Ateliers d’ethnomusicologie Édition imprimée

Date de publication : 1 octobre 2019 Pagination : 43-58

ISBN : 978-2-88474-484-3 ISSN : 1662-372X Référence électronique

Andrea Shaheen Espinosa, « Musique arabe, migration et identité à la frontière américano-mexicaine », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 32 | 2019, mis en ligne le 01 octobre 2021, consulté le 07 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/3549

Article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle.

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P

our mieux comprendre les contextes de performance de la musique clas- sique arabe2, un groupe de musiciens de Ciudad Juárez, au Mexique – ville considérée en 2010 comme la plus dangereuse au monde – traverse quotidien- nement la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis pour interagir avec la com- munauté syrienne de la ville d’El Paso, au Texas. Ce qui a commencé comme une quête d’apprentissage de la musique traditionnelle s’est transformé en une collaboration beaucoup plus profonde : des musiciens Chicanx 3 de Ciudad Juárez et des musiciens syriens d’El Paso ont découvert qu’ils partageaient la même expérience traumatique du déplacement et de la perte causés par la violence.

Ils ont créé des groupes de musique qui remettent en question les stéréotypes xénophobes véhiculés par l’administration américaine actuelle, et qui prônent une

Musique arabe, migration et identité

à la frontière américano-mexicaine

Andrea Shaheen Espinosa1

1 Traduit de l’anglais par Claire Clouet.

2 La musique « classique » est un terme qui a été appliqué aux pratiques d’interprétation urbaines et profanes des ensembles de takht, petits ensembles qui comprennent le violon, le ‘ūd (luth), le qanūn (cithare), le nāy (flûte oblique en roseau), et le riqq (tambour sur cadre) ou d’autres instru- ments de percussion, et une ou plusieurs voix.

3 « Chicano » désigne les personnes d’origine mexicaine vivant dans ce qui est maintenant les Etats-Unis. Bien que l’origine du mot soit inconnue, on peut remonter à l’indigène Nahuatl

« Meshico » (qui est devenu le mot contemporain

« Mexique »), ou l’interpréter comme une variation du mot « Mexicano ». Alors que le mot « chicano » et ses variantes ont été utilisés comme termes péjoratifs à la suite de l’afflux de Mexicains vers

les Etats-Unis pendant la Révolution mexicaine de 1910, il a été réemployé par les partisans de Cesar Chavez et des travailleurs agricoles unis pendant le Mouvement des droits civils des années 1960 pour représenter une identité mexicaine et mexi- cano-américaine des deux côtés de la frontière.

Aujourd’hui, le terme est toujours utilisé, mais sa popularité a diminué depuis les années 1960, et il peut être adopté ou rejeté par les Mexico-Amé- ricains en fonction de divers facteurs, comme l’appartenance politique et la génération. Le « x » de « Chicanx » est un terme générique utilisé à la place de « Chicano » ou « Chicana » pour indiquer une plus grande inclusion. J’utilise l « Chicanx » plutôt que « Latinx » pour distinguer les commu- nautés latines le long de la frontière américano- mexicaine d’une société pan-latine plus large.

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issue pacifique à la violence qui sévit dans leurs pays respectifs. La solidarité performative (performative solidarity)4 fait partie intégrante de leurs concerts et reflète indubitablement le soutien sincère que ces deux communautés margi- nalisées s’apportent mutuellement, faisant de leur collaboration un bel exemple de la capacité qu’a la musique de créer des communautés, et de jeter des ponts entre les cultures. Cependant, une telle assertion ne tient pas compte des moti- vations initiales qui sous-tendent le fait de faire de la musique ensemble. Les sentiments de marginalisation, d’exclusion, et les expériences de précarité à la frontière dominent en effet dans les récits et les collaborations musicales de ces musiciens mexicains et syriens. Ensemble, ils ont formé des groupes qui, par leur genre et le choix de leurs répertoires, révèlent des tentatives de réconcilia- tion avec une expérience individuelle du trauma et de la perte. En s’appuyant sur une enquête ethnographique, cet article explore la relation entre le traumatisme et l’identité personnelle et collective à travers un examen du goût musical des migrants mexicains et syriens à la frontière américano-mexicaine. Il examine les théories du traumatisme culturel et psychologique et les épistémologies des fron- tières afin d’explorer comment les tensions perceptibles dans ces lieux liminaires influencent la perception (souvent alarmiste) des identités et des pratiques musi- cales qui s’y trouvent.

En cette période de grands conflits sociaux et politiques aux Etats-Unis, je présente cette étude de cas à partir d’une position périphérique. Je vis dans la région frontalière précaire et polémique entre les Etats-Unis et le Mexique, en tant que chercheuse arabo-américaine, observant la musique des margina- lisés parmi les marginalisés. Je suggère l’adoption d’une perspective théorique qui s’écarte du canon traditionnel des études sur des thèmes similaires aux Etats-Unis, dans l’espoir qu’elle fournisse des perspectives différentes sur la façon dont les migrants s’engagent dans la musique, et qu’elle puisse offrir une approche pertinente sur ce que les participants à cette étude décrivent comme des temps « sombres ».

4 J’utilise l’expression « solidarité performative » (performative solidarity) pour décrire le soutien que ces musiciens migrants mexicains et syriens s’apportent mutuellement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs activités musicales. Sur scène, ils se font un point d’honneur d’exercer cette soli- darité en portant le kūfīya noir et blanc devenu synonyme de nationalisme palestinien et pana- rabe, en plus de collecter des fonds et de col- laborer avec des militants qui attirent l’attention

sur les conflits au Moyen-Orient et à la frontière américano-mexicaine. Cela contraste avec l’ex- pression « alliance performative » (performative allyship), un terme qui a récemment gagné du ter- rain aux Etats-Unis et qui est utilisé pour décrire la façon dont les membres de la population blanche privilégiée cherchent apparemment à s’aligner sur les causes humanitaires sans s’engager active- ment dans un combat contre les diverses formes de stigmatisation et de marginalisation.

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Rencontres musicales mexicaines et syriennes en la frontera

La zone frontalière entre El Paso au Texas et Ciudad Juárez au Mexique est la deuxième plus grande région métropolitaine binationale des Etats-Unis, avec une population de plus de 2,7 millions de personnes. Les deux villes, situées de part et d’autre du Rio Grande, se soutiennent mutuellement en tant que « villes jumelles » officielles (Valence 2018), avec plus de 18 000 piétons qui traversent El Paso chaque jour (en plus des véhicules commerciaux et personnels)5. Le flux réciproque entre El Paso et Juárez6 est le fait d’un intense commerce dans la région, surtout dans les années 1970 et 1980, lorsque les habitants d’El Paso se rendaient régulièrement à Juárez pour manger au restaurant, faire les maga- sins et fréquenter les discothèques. Le flux d’Américains se rendant à Juárez a commencé à se tarir au cours des années 1990 en raison de divers mouvements politiques tels que la « guerre contre la drogue » (War on Drugs) américaine et le renforcement des mesures de sécurité à la frontière. Il a considérablement diminué en raison de la peur suscitée par les attaques du 11 septembre 2001, puis de l’escalade de la violence due aux cartels de la drogue qui a eu lieu entre 2008 et 2012. Ce conflit autour de la drogue s’est intensifié au point de faire de Juárez la « capitale mondiale du meurtre » (ibid. 2015). Au cours de cette période, la ville a enregistré jusqu’à plus de 3 700 meurtres par an (Quinones 2016). Cependant, le flux de Juárenses (habitants de Juárez) a continué à El Paso au Texas et, au plus fort de la violence des cartels, beaucoup d’entre eux ont cherché temporai- rement refuge dans la ville américaine auprès d’amis ou de parents. En raison de la longue et complexe histoire de la formation de la nation américaine, de la souveraineté contestée le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique (Alonso 2009) ainsi que de la fluidité des circulations entre Juárez et El Paso, les Juárenses ainsi « déplacés » entraient dans une communauté Chicanx à environ 80 %, qui ne leur était pas familière sur les plans linguistique et culturel. C’est à cette époque qu’un groupe d’étudiants musiciens de Juárez a commencé à cher- cher des membres de la communauté syro-américaine d’El Paso qui puissent l’aider à apprendre et à comprendre les pratiques musicales arabes.

Etant donné la prévalence de la danse du ventre (belly dance) au Mexique, souvent attribuée à la popularité de la chanteuse et mégastar libano-colom- bienne Shakira, et à celle de la telenovela brésilienne O Clone7 (Aidi 2003 : 44), le marché des musiciens, et en particulier des percussionnistes qui pouvaient

5 Les données fournies ont été rendues publiques par le Contrôle financier du Texas (Texas Comp- troller) en 2015.

6 Abréviation de Ciudad Juárez, communément employée.

7 O Clone est une telenovela brésilienne qui a été diffusée sur le réseau Rede Globo au Brésil de 2001 à 2002. Elle a été doublée en plusieurs lan- gues, dont l’espagnol, ce qui lui a permis de toucher des millions de personnes dans toute l’Amérique

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interpréter les rythmes et les styles orientaux, était très porteur dans les popu- lations à majorité Chicanx de Juárez et El Paso. Aujourd’hui encore, les musi- ciens qui sont capables d’acquérir une darbuka ont plus d’occasions de répéter et de se produire, ce qui fait de la maîtrise de la musique arabe une compé- tence appréciée et potentiellement lucrative. Ainsi, cherchant à étendre leurs compétences, trois batteurs de Juárez ont commencé à vouloir apprendre les styles musicaux arabes auprès de membres de la communauté moyen-orientale d’El Paso. Ces trois percussionnistes étaient inscrits comme étudiants à l’Univer- sité du Texas, El Paso (UTEP) au plus fort des violences des cartels de drogue.

Leur visa d’étudiant leur permettait de rester à El Paso pour de longues périodes, d’y vivre temporairement, à une époque où les déplacements fréquents à travers Juárez étaient une entreprise à risque, potentiellement mortelle (à cause de vio- lences aussi bien ciblées qu’à l’aveugle). Ainsi, incapables de se déplacer fré- quemment chez eux et à la recherche d’un revenu supplémentaire, ces batteurs, qui se connaissaient par le biais de réseaux communs, ont commencé à travailler ensemble afin d’affiner leurs connaissances des styles musicaux arabes. C’est leur déplacement temporaire à El Paso qui leur a finalement permis d’apprendre auprès de réfugiés (displaced) syriens. A El Paso, ils ont rencontré des immigrés arabes et syriens de la première génération, qui les ont présentés au reste de la communauté syrienne de la ville. Ensemble, ils ont créé des groupes musi- caux qui se sont professionnalisés. Ces groupes ont proposé plus qu’un simple accompagnement pour des sessions de danse du ventre – une pratique que les Syriens avec qui ils collaboraient trouvaient inacceptable. En travaillant avec des migrants de Homs, en Syrie, les artistes mexicains ont commencé à reconsidérer leurs idées sur ce qu’impliquait la pratique de la musique arabe traditionnelle. Les musiciens de Homs ont en effet apporté avec eux des formes de performances qui différaient de celles qui avaient évolué au sein de la diaspora syrienne à la frontière américano-mexicaine pendant plus d’un siècle. Elles offraient aux bat- teurs un sens différent de ce qui pouvait être considéré comme une interpré- tation authentique de la musique et de la danse en Syrie aujourd’hui. De l’autre côté, alors qu’ils entraient dans une communauté diasporique établie de longue date, ces migrants récents de Homs, en Syrie, s’efforçaient de rétablir leur vie à El Paso, au Texas.

L’immigration arabe aux Amériques a commencé à la fin du XIXe siècle lorsque les populations de ce qui était alors la province de la Grande Syrie – qui cherchaient à échapper aux conflits et aux conditions restrictives de l’Empire ottoman – quittaient leur patrie à la recherche de meilleures possibilités éco- nomiques et éducatives (Civantos 2006 : 6). Le service militaire statutaire et la

latine. Cette série est une histoire d’amour fic- tive qui raconte l’histoire d’une jeune Marocaine- Brésilienne nommée Jade, qui retourne dans le pays natal de sa mère, le Maroc, pour tomber

amoureuse d’un Brésilien. Parmi les nombreuses représentations orientalistes qui y apparaissent, la danse du ventre joue un rôle important, ce qui a largement contribué à son essor au Mexique.

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persécution de la population chrétienne ont également été des facteurs impor- tants d’émigration. Dès la Première Guerre mondiale, au moins 450 000 habi- tants de la Grande Syrie (une partie du million d’émigrés de l’Empire ottoman qui sont partis vers le Nouveau Monde) travaillaient dans le but de s’établir en Amérique (Hyland 2017 : 30). Les peuples des provinces de la Grande Syrie ont commencé à arriver au Texas vers 1880, et les familles se sont établies à El Paso à partir du tournant du siècle (McGuire 1974 : 8).

Après un déclin pendant la Première Guerre mondiale, l’immigration arabe vers les Amériques s’est à nouveau intensifiée, particulièrement dans les années 1930, les individus cherchant alors à échapper aux mandats coloniaux britan- nique et français. Cette tendance a perduré jusqu’au début des années 1950, quand un grand nombre de Palestiniens sont arrivés. Elle s’est ensuite essoufflée, jusqu’à l’exode des Libanais dans les années 1980 en raison de la guerre civile qui sévissait dans leur pays. Bien que la communauté arabe d’El Paso soit encore majoritairement syrienne et libanaise, celle-ci continue de croître. Elle comprend des personnes originaires de tous les pays du monde arabe. Plus récemment, des migrants irakiens et syriens sont arrivés, en raison des conflits violents qui persistent dans ces deux pays. Bien que les Etats-Unis se soient montrés très réticents à aider les réfugiés syriens, et qu’ils aient exigé que les demandeurs d’asile se soumettent à un processus de sélection drastique qui, dans de nom- breux cas, peut durer plus de deux ans, certains Syriens ayant présenté une demande de carte verte (green card 8 ) il y a douze ans ou plus sont maintenant autorisés à entrer sur le territoire. Ainsi, les proches d’une famille de Homs qui a immigré à El Paso au cours des générations précédentes se dirigent actuelle- ment vers la zone frontalière après la destruction d’une grande partie de leur ville, destruction qui a causé le déplacement de plus de la moitié de la population de Homs (Elwan 2017).

Les migrants récemment arrivés à El Paso ont apporté avec eux des styles musicaux qui prévalent dans la Syrie d’aujourd’hui, mais qui sont à bien des égards étrangers à la communauté diasporique de la frontière mexicano- américaine. Dans l’ambition de renouveler la scène musicale arabe, les migrants de Homs se sont efforcés de créer des possibilités de performances au sein de la communauté syrienne d’El Paso, mais n’ont guère connu de succès. « Ils ne connaissent pas cette musique, et ils ne savent pas comment l’apprécier », explique Karam 9, un chanteur et musicien de Homs qui qualifie sa première et unique expérience de concert auprès de la communauté syrienne comme essen- tiellement négative. « Tout le monde a essayé de me dire comment je pouvais m’améliorer, mais aucun d’entre eux n’est musicien, et beaucoup d’entre eux

8 Carte de résident permanent des Etats-Unis. 9 Les noms des musiciens syriens et mexicains reportés dans cette étude ont été modifiés à la demande des participants.

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n’ont jamais été en Syrie, mais ils essaient de me dire comment interpréter la musique syrienne ». A l’époque où Karam fait cette réflexion, il vit à El Paso depuis quelques années et a pratiquement cessé de se produire devant un public. Les réactions de la communauté syrienne l’ont rendu excessivement dubitatif quant à ses propres compétences musicales. A Homs, il a fait des études pour devenir ingénieur, mais il dit s’être toujours senti musicien dans l’âme. Aux côtés d’amis qui ont entrepris des études de musique plus formelles, il a appris à jouer le ‘ūd et à chanter les chants traditionnels rendus célèbres par le légendaire interprète Sabah Fakhri. Etant bon musicien, il a eu de nombreuses occasions de se pro- duire lors de réunions informelles et d’événements officiels en Syrie, et il a été décontenancé par la réaction de la communauté d’El Paso à son seul concert, qu’il a donné à l’église orthodoxe antiochienne locale. « Je ne veux pas jouer pour des gens qui ne connaissent plus la musique. Je suis trop angoissé maintenant.

Mais il y a ces musiciens… ils ne sont pas arabes, non, ils sont mexicains et ils aiment la musique arabe, ils veulent apprendre et ils viennent me voir pour apprendre. Alors, j’ai pensé faire [quelques performances] avec eux », dit-il.

Les batteurs de Juárez sont entrés en contact avec Karam grâce au bouche à oreille. Ils lui ont demandé s’il était prêt à travailler avec eux. Leur curiosité et leur dévouement dans l’apprentissage ont incité Karam à reconsi- dérer la possibilité de se produire à El Paso. Ils ont commencé à se rencontrer chez Karam pour de longues sessions d’apprentissage des styles de la musique

Fig. 1. Etudiants chicanx jouant de la musique arabe à l’Université du Texas, El Paso, février 2015.

Photo Andrea Shaheen Espinosa.

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classique arabe, comprenant des pauses pour se restaurer et fumer la chicha10.

« C’est ça – apprendre, jouer… être capable de se consacrer à la compréhension des styles au-delà de ce que l’on trouve ici dans la culture populaire. C’est dif- férent, mais j’apprends beaucoup. Je saisis toutes les occasions d’en apprendre plus. Je suis reconnaissant ». L’un des batteurs, Carlos, exprime ainsi sa gratitude vis-à-vis de Karam. Il considère son enseignement comme l’une des expériences les plus importantes qu’il ait vécues au cours de son apprentissage de la musique arabe. Carlos explique que ses collègues musiciens de Juárez et d’autres par- ties du Mexique lui envient sa position : non seulement apprendre des styles de musique autres que ceux requis par les danseuses du ventre, mais aussi jouer de la musique traditionnelle sur scène avec des musiciens syriens. « C’est plus que de la musique, poursuit Carlos, c’est vraiment plus révélateur de la vie que n’importe quoi d’autre. La musique en elle-même est incroyable, oui. Mais nous travaillons aussi pour sa survie. On ne peut pas la laisser mourir à cause de la guerre, du jugement des gens ou des préjugés. Ce que Karam a vécu… Oui, je connais cette vie [dans la violence et la discrimination]. On ne peut pas laisser la musique s’arrêter, on la poursuit comme on poursuit l’espoir d’une vie meilleure ».

Carlos dit qu’en apprenant davantage sur la musique et la culture arabes, il com- prend mieux la façon dont les Syriens survivent aux conditions violentes et aux agressions qui peuvent détruire leur mode de vie. Cela lui donne un autre point de vue sur les conditions dans lesquelles il évolue lui-même à Juárez : « Je com- prends aussi pourquoi il ne voulait plus jouer ici. La communauté est dure avec lui, tout comme les gens le sont avec moi ici [à El Paso]. On est tous Mexicains, mais je viens de [Juárez], alors ils me méprisent. Ils parlent de nous comme si nous étions un fardeau, mais je ne suis pas un fardeau. Et en fait, je suis un citoyen américain aussi, mais j’ai choisi d’y retourner ».

Bien que l’histoire de la population Chicanx d’El Paso diffère considéra- blement de celle de la communauté syrienne d’El Paso, Carlos explique que les membres de la communauté Chicanx lui font souvent comprendre qu’il leur est inférieur, malgré leur héritage commun. Il se sent isolé et mal à l’aise vis-à-vis d’eux, de la même façon que Karam exprime son isolement au sein de la com- munauté syrienne. En la personne de Karam, Carlos et ses amis ont trouvé non seulement un professeur, mais aussi une ouverture vers la Syrie dans le sens où Karam a partagé avec eux plus que son enseignement musical : il a partagé l’amour pour son pays, ainsi que des récits sur les circonstances tragiques qui l’ont forcé à le quitter. Carlos et les autres batteurs peuvent s’identifier à l’expé- rience de Karam car ils subissent eux-mêmes une forme de déplacement forcé dû à la violence, qui est intense à l’époque de leur rencontre. Ainsi, les uns et les

10 La chicha, ou argila, comme on l’appelle com- munément en Syrie, est une pipe à eau compor- tant un vase, une chambre de fumée, et un tuyau.

Elle est connue sous le nom de « hookah » aux

« Etats-Unis.

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autres trouvent une compréhension mutuelle de leurs circonstances de vie et développent une camaraderie centrée sur leur prédilection commune pour les styles musicaux arabes.

Cette collaboration entre musiciens syriens et mexicains à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique offre un aperçu unique des façons divergentes dont des individus peuvent faire l’expérience du déplacement. Leur engagement en musique signale les effets de l’expérience migratoire sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Le domaine de l’ethnomusicologie s’intéresse depuis long- temps à l’étude des relations entre musique et migration. Les ethnomusicologues ont analysé comment la musique permettait de mieux comprendre les processus migratoires et comment ces derniers pouvaient transformer l’identité et la subjec- tivité musicale des migrants et des réfugiés (Reyes 1999 ; 2014). D’importantes études ethnographiques ont démontré comment la migration forcée a engendré des communautés diasporiques qui perpétuent des pratiques musicales afin de maintenir des relations avec la patrie et de faire face aux pertes (Sugarman 1997 ; Shelemay 1998). Des écrits sur la musique, les conflits et la violence (O’Connell et El-Shawan Castelo-Branco 2010 ; McDonald 2013) ont donné un aperçu des façons dont la violence transformait les pratiques musicales et com- ment les musiques pouvaient devenir des armes de résistance ou de terreur. Des travaux récents dans le domaine des sound studies examinent l’environnement sonore des migrants et notamment l’influence qu’exerce leur contexte musical quotidien sur eux (Chávez 2017). Ils montrent aussi comment le son et la violence sont des phénomènes étroitement liés en temps de guerre, et ayant d’impor- tants effets affectifs (Daughtry 2015). L’évolution des travaux sur les migrations au sein de l’ethnomusicologie est particulièrement importante, compte tenu de l’aggravation des crises humanitaires et des défis sociétaux qu’elles suscitent dans le monde entier.

En m’appuyant sur les travaux de terrain exposés précédemment et en m’inspirant de Timothy Rice (2014), je vais maintenant présenter mes observa- tions sur la façon dont les effets du traumatisme, de la migration et du dépla- cement se manifestent dans la musique arabe à El Paso, au Texas. J’essaierai de comprendre comment les musiciens syriens et mexicains utilisent la musique pour atténuer les tensions sociales auxquelles ils font face, et pour se donner une perception plus juste de leur situation personnelle. Le contexte de cette étude – la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique – est de plus en plus tendu (socialement et militairement) en raison des déclarations au vitriol du président Donald Trump, qui préconise la construction d’un mur le long de la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique afin d’écarter les migrants « meurtriers » (Thompsen 2018). Les tactiques alarmistes de son gouvernement favorisent la discrimination dont sont victimes les musiciens. Elles déclenchent également des actes sec- taires et haineux à l’échelle internationale, ce qui rend les considérations de cette étude de cas pertinentes dans un contexte mondial.

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Traumatismes, migration et identité

Lorsqu’il est devenu évident que le conflit syrien qui avait commencé en 2011 ne ferait que de s’intensifier, Karam a décidé que lui et sa famille quitteraient Homs pour les Etats-Unis dès qu’ils le pourraient. Ayant fait la démarche pour obtenir la carte verte (green card) des années avant le conflit syrien, ils ont pu quitter la Syrie en 2012, en séjournant auprès de divers parents à travers l’Europe pendant des mois avant d’arriver aux Etats-Unis. Il était difficile de quitter la Syrie à l’époque, et Karam s’inquiétait des effets qu’aurait sur ses enfants le fait de devoir traverser et vivre dans plusieurs pays. Sa famille a fait face à des attitudes racistes au cours de son voyage en Europe et, pour la première fois, Karam a alors eu peur de dire qu’il venait de Syrie. Avant de partir, il avait été témoin d’une partie de la destruction de sa ville natale, mais c’est lors d’un voyage ultérieur en 2013 qu’il a véritablement craint pour sa vie et pour celle des membres de sa famille élargie qu’il avait laissés derrière lui. Il a vu les décombres de ce qui avait été autrefois cette belle cité histo- rique, et été témoin des souffrance des personnes déplacées à l’intérieur de celle- ci, sans avoir nulle part où aller. Il n’y avait aucun moyen de rentrer à Homs telle qu’il l’avait connue, et le conflit en cours confirmait son désir d’élever ses enfants ailleurs.

Une fois installé aux Etats-Unis, Karam a dû se réinventer pour trouver un travail qui lui permettrait de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Celle-ci est d’abord restée chez des parents, jusqu’à ce que Karam et sa femme trouvent un emploi stable et puissent louer un appartement. Ses proches, qui habitaient El Paso depuis deux générations, lui avaient décrit les Etats-Unis et l’environne- ment à la frontière comme étant sûrs, paisibles et accueillants. Cependant, peu de temps après la réinstallation de Karam, des débats animés sur la crise des réfu- giés syriens dans les médias nationaux lui ont fait craindre d’éventuelles attaques racistes contre sa famille. Il s’était installé au Texas, dans un Etat dont le gouver- neur, Greg Abbott, avait déclaré en 2015 qu’il n’accepterait pas de réfugiés syriens en raison de leur menace potentielle en tant que terroristes (Abbott 2015)11. Suite à cette décision, Karam a vécu dans la crainte que sa famille soit prise comme cible, car de nombreux habitants d’El Paso avaient rejoint les mouvements qui soutenaient la déclaration xénophobe du gouverneur. Bien que Karam et sa famille ne soient pas officiellement des « réfugiés », l’attitude générale à l’égard du peuple syrien était loin d’être accueillante, et ils n’avaient aucun lieu en Syrie où ils pour- raient rentrer en toute sécurité.

11 Le gouverneur Abbott a fait cette déclaration dans une lettre publique adressée au président Barack Obama. Cette déclaration fut jugée illé- gale. Le gouverneur n’avait pas le pouvoir d’em- pêcher les réfugiés syriens de se réinstaller au Texas. A la suite de sa déclaration, l’Etat du Texas a intenté une poursuite contre des fonctionnaires

fédéraux et l’ONG International Rescue Com- mittee qui venait en aide aux réfugiés. En juin 2016, le juge David C. Godbey a statué que les réclamations faites dans le cadre de la poursuite n’avaient aucun fondement juridique, et il a rejeté l’affaire (voir Fernandez 2016).

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Malgré son exil, Karam a continué à jouer de la musique. Il maîtrise les styles folkloriques et classiques syriens, en particulier la tradition du wasla12 d’Alep, rendue célèbre par des figures légendaires telles que Mohammad Khairi (1935-1981) et Sabah Fakhri (né en 1933). Alors que beaucoup de Syriens sont familiers de ce répertoire, il est rare que quelqu’un de la génération de Karam soit compétent dans l’interprétation de cette musique. La plupart des personnes de sa génération s’intéressent surtout à la danse populaire et aux styles romantiques qui s’inspirent des formes musicales occidentales. Chez lui, à El Paso, Karam chantait et jouait du ‘ūd pour sa famille, estimant que c’était une part importante de son héritage et qu’il devait l’enseigner à ses enfants. Il organisait fréquem- ment des rassemblements où il invitait sa famille élargie à passer la journée, à manger de la nourriture traditionnelle, à chanter, à danser et à écouter de la musique classique syrienne. Ses amis et sa famille l’ont encouragé à monter un spectacle pour la communauté syrienne locale, mais il en a résulté l’expérience négative mentionnée ci-dessus. Karam se souvient que peu de membres de la diaspora, formant son public, connaissaient alors le style musical d’Alep. Il estime qu’ils ne l’appréciaient pas parce que ce style ne comprenait pas de rythmes de danses populaires et de synthétiseurs, éléments que de nombreux Arabo- Américains ont pris l’habitude d’entendre pendant les festivals culturels13 et dans les restaurants locaux du Moyen-Orient (Rasmussen 1996). Karam interprétait un style de musique que seuls les membres les plus âgés de la première géné- ration d’immigrés syriens connaissaient et pouvaient apprécier. Les plus jeunes étaient critiques et peu réceptifs au style traditionnel qu’il pratiquait. Après cet

12 Wasla est une forme de suite dans la musique classique arabe.

13 Les associations religieuses et laïques arabo- américaines organisent des festivals culinaires

et culturels annuels au Moyen-Orient depuis les années 1970, tandis que les festivals ethniques sont devenus populaires aux Etats-Unis (voir Jaber Stiffler 2014).

Fig. 2. Affiche promotionnelle d’une soirée de musique, de danse et de repas arabes à Ciudad Juárez, Chihuahua, Mexico. Affiche d’Omar Limas

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unique concert, ils lui ont fait des suggestions pour un futur concert plus réussi.

Karam décrit la période qui suit cette performance comme une période sombre.

Il se souvient : « Je m’accroche à ceci, à ma musique… [pour] toute ma vie, à travers tout ! Et en une nuit, ils l’ont emportée. Je ne sais pas pourquoi, mais ça m’a tellement dérangé et j’ai eu peur de jouer à nouveau ici. Non. J’ai dit «plus jamais». Je ne ressentais pas la même chose ». Après le concert, non seulement Karam a refusé de se produire à nouveau en public, mais également chez lui. Il s’est interrogé sur sa position, sur ce qu’il était dans ce nouveau pays, au sein d’une communauté qu’il avait imaginée capable d’accueillir ce qu’il avait à lui offrir.

Il était accablé et a finalement choisi de concentrer ses énergies sur l’acquisition d’autres compétences professionnelles.

Pour Karam, le rejet de sa communauté est le dernier acte d’une série d’in- cidents qui l’ont amené à vouloir complètement arrêter de jouer de la musique. Bien que le rejet de sa tradition musicale ait eu lieu loin de la ville de Homs, déchirée par la guerre, il a constitué pour lui une autre conséquence dommageable de ce conflit. Dans son étude poignante des effets de la guerre civile mozambicaine sur la politique de l’identité culturelle et personnelle, Carloyn Nordstrom ques- tionne : « qu’arrive-t-il aux individus quand ce qu’ils croient être humain – le foyer, la famille et la tradition – est arraché à leur emprise ? » (Nordstrom 1997 : 184). Dans son examen de la formation du moi en temps de guerre, Nordstrom soutient que l’identité se construit continuellement en fonction de la relation qu’une personne entretient avec et dans son monde. Ainsi, affirme-t-elle, une guerre brutale détruit non seulement l’environnement géographiques et social d’une personne, mais, ce faisant, elle anéantit aussi ce qu’elle est, d’où la nécessité pour elle de se recons- truire intégralement dans son nouveau cadre de vie. La guerre a pris à Karam sa maison, sa ville natale, sa famille et, finalement, la tradition musicale qui constituait une grande partie de son identité. Avec tous ces changements et déracinements, et finalement la perte de la tradition qui était importante pour lui, Karam avait perdu son identité antérieure et ne savait plus qui il était. De plus, l’expérience du concert et des critiques reçues semble avoir causé chez lui un traumatisme psy- chique, car elle persiste à entraver sa capacité à jouer devant un public (Caruth 1995). De plus, elle l’a forcé à reconnaître une réalité qu’il n’avait pas encore com- plètement acceptée (ibid. 1995) : la Syrie qu’il avait connue n’existait plus. Or, si elle avait disparu, alors le Karam qu’il avait connu n’existait plus non plus.

Karam est resté dans son hiatus musical jusqu’à sa rencontre avec Carlos et ses amis, qui l’ont sollicité pour apprendre les styles musicaux arabes. C’est leur enthousiasme, leur dévouement et leur respect pour lui en tant que musicien qui l’ont amené à reconsidérer sa carrière. En travaillant avec les musiciens de Juárez, Karam en a appris davantage sur leurs expériences de vie à la frontière et sur les circonstances qui ont inspiré leur désir d’apprendre la musique arabe.

Celle-ci a d’abord fait son chemin dans la vie de Carlos et de ses amis par des canaux indépendants des migrants. Ils ont plutôt été sensibilisés à cette

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musique à travers l’écoute de chants et de danses en vogue dans les médias populaires. Cependant, en tant que musiciens expérimentés, ils ont commencé à chercher des sources qui pourraient les faire accéder à une dimension plus authentique de ces traditions musicales. Ils ont cherché des vidéos et des enre- gistrements en ligne et ont assisté à des ateliers de maîtres de danse orientale afin d’écouter les percussionnistes. Cependant, aucune de ces expériences ne leur a offert la subtilité à laquelle ils aspiraient, et que pourrait leur faire décou- vrir une personne de culture moyen-orientale. Pendant la période de violences à Juárez, lorsqu’ils sont restés à El Paso afin d’éviter les dangers de trajets quoti- diens, ils ont fréquenté les restaurants moyen-orientaux de la ville et ont assisté aux événements culturels organisés par la communauté arabe, dans l’espoir de trouver quelqu’un qui serait disposé à les guider dans leurs recherches musicales.

Quand ils ont entendu parler de Karam, ils ont immédiatement pris contact avec lui et ont demandé son aide sous quelque forme que ce soit.

Les musiciens ont commencé à se rencontrer lorsque leur travail et leurs obligations familiales le leur permettaient. Au fil de l’évolution de leur relation, leurs conversations dépassaient les questions de musique et de tradition musi- cale arabe. Karam, qui estimait depuis longtemps qu’il était de son devoir d’inter- préter et de préserver la musique classique arabe, a demandé à Carlos pourquoi il était si intéressé par la musique arabe alors qu’il ne semblait pas très investi dans l’apprentissage des styles mexicains. Dans un entretien, Carlos lui a donné la réponse suivante :

La musique mexicaine est corrompue dans un sens… c’est l’exemple parfait du mélange et de l’adaptation des cultures. Nous avons du rock, de la pop, de la polka, ces styles des Etats-Unis et d’Europe qui se mélangent avec des sons mexicains et latino-américains. C’est beaucoup de métissage, et le sens de la tradition tel que nous l’expérimentons dans la musique arabe… je ne le sens pas. C’est plus un mélange. Nous sommes [hybrides] ici. Je suis mexicain, mais si vous me demandez «quelle est notre musique», je peux citer des styles comme le Mariachi, mais même alors vous devez comprendre que c’est nouveau  ce n’est pas quelque chose qui existe depuis des siècles, au moins certains des éléments viennent d’autres endroits. Je me sens plus proche de la musique arabe.

En considérant la préférence de Carlos pour la musique arabe, on pourrait faire valoir qu’il apprécie simplement l’esthétique arabe plus que celle de la musique mexicaine. Cependant, sa réponse signale qu’il croit qu’une musique hybride est inférieure à une musique traditionnelle, qu’il dit être « pure ». Ce que l’on constate dans sa réponse, c’est que les sentiments qu’il partage correspondent à ceux qui sont explicitement exprimés par les théoriciens Chicanx pour désigner la crise identitaire qui afflige les populations de la région frontalière. Ainsi, dans ses écrits, la théoricienne de la culture Gloria Anzaldúa, féministe et homosexuelle

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Chicanx, décrit la façon dont le conflit politique frontalier provoque des trauma- tismes culturels au sein de la population des Chicanx. Ceux-ci subissent un trau- matisme psychologique individuel qu’elle appelle une « double identité » (Anzaldúa 1987, 2012). Dans son essai Comment apprivoiser une langue sauvage (1987), Anzaldúa déclare : « Nous ne nous identifions pas aux valeurs culturelles anglo- américaines et nous ne nous identifions pas totalement aux valeurs culturelles mexicaines. Nous sommes une synergie de deux cultures avec des degrés divers de mexicanité ou d’angloness. J’ai tellement intériorisé le conflit frontalier que j’ai parfois l’impression que l’un annule l’autre et que nous sommes zéro, rien, per- sonne » (ibid. : 85). La crise identitaire que décrit Anzaldúa est manifeste dans la réponse de Carlos concernant la musique mexicaine. Pour lui, la notion d’hybri- dité, associée à l’identité mexicaine, diminue la valeur de la musique. De plus, en parlant de son expérience en tant que personne ayant une maison à Juárez et une autre à El Paso et qui partage son temps entre les deux, il décrit aussi combien il trouve difficile de s’intégrer dans l’une ou l’autre ville. Il y a toujours un élément de sa personnalité qui semble hors de propos. Il dit : « A El Paso, je suis un de ces Mexicains ennuyeux qui arrivent, et à Juárez, eh bien, je suis mexicain mais puisque je suis un peu américain, eh bien… Peut-être que je pense à un ailleurs, et que mon esprit n’est plus aussi mexicain qu’avant ».

Comme Karam, Carlos est aux prises avec son identité et ses sentiments d’appartenance. Il dit n’être pleinement utile à aucun des deux côtés de la fron- tière, et son incertitude au sujet de l’hybridation renvoie à son respect pour la musique classique arabe comme tradition pure. Son engagement à devenir un musicien qui pratique couramment les styles musicaux arabes lui permet de se rattacher, par ailleurs de façon ambiguë, à une culture qu’il considère comme inébranlable. Son engagement dans l’apprentissage auprès de Karam, d’autre part, fournit à ce dernier une nouvelle possibilité de poursuivre une pratique qui définissait une grande partie de sa personnalité avant qu’il ne s’exile.

Construire des ponts

Dans un sens, la collaboration entre Karam et Carlos représente un pont entre deux groupes culturels qui connaissent actuellement une marginalisation accrue aux Etats-Unis, et qui se réunissent pour se produire en solidarité l’un avec l’autre.

En effet, leurs premiers concerts ensemble ont inclus de la poésie militante et des récits prônant la paix en Syrie et dans les régions frontalières entre les Etats- Unis et le Mexique. Par la solidarité performative, ils ont exprimé leur unité et leur désir de promouvoir des représentations culturelles positives afin de contrer la rhétorique populaire qui cherche à diaboliser leur présence aux Etats-Unis.

Cependant, le rapprochement de leurs communautés marginalisées res- pectives n’était pas un facteur de motivation. En considérant les histoires et les

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positions culturelles et personnelles de Karam et de Carlos, je vois une possibilité de construire des passerelles, distincte de la métaphore du pont souvent appli- quée aux collaborations musicales entre artistes aux origines culturelles diverses.

Karam et Carlos vivent tous deux une crise d’identité, mais en raison de cir- constances très différentes. Karam a connu un bouleversement complet de la vie telle qu’il la connaissait en raison du conflit en Syrie. De plus, il s’est installé dans un pays qui l’a déclaré indésirable et dans une communauté diasporique qui s’est attaquée au plus profond de lui-même lorsqu’elle a rejeté son expression musicale. Carlos a également été déraciné à cause de la violence, et comme beaucoup de Chicanx, il s’attache à d’autres identités culturelles afin d’éviter d’af- fronter sa « frontière hybride », sa « double identité » et le conflit interne guidant ses préférences musicales. Karam et Carlos ont subi des traumatismes psycholo- giques dus à la guerre et à ce qui pourrait être considéré comme un traumatisme collectif, ou culturel, lié à la marginalisation sociale des réfugiés syriens et des Chicanx, aux Etats-Unis et à l’échelle mondiale. Bien que le terme « traumatisme culturel » soit fréquemment remis en question (Olick 1999 ; Ben-Yehuda 2005), le rapprochement de ce type de traumatisme avec celui que peut vivre un individu permet de donner un aperçu critique de la façon dont se forment de véritables collaborations artistiques telles que celle de Karam et Carlos. En utilisant cette étude de cas comme point de départ, le but de mon travail futur est de produire une analyse approfondie des différents types de traumatismes qui causent ces crises d’identité, sur le plan tant psychique que culturel. J’espère qu’une meilleure compréhension de ce qui provoque de telles ruptures, permettra aux individus et aux sociétés de faire le pont entre différentes facettes d’eux-mêmes.

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Résumé Cet article examine les relations entre migration et identité en analy- sant les pratiques musicales de migrants mexicains et syriens interprétant de la musique arabe à la frontière américano-mexicaine. Il s’appuie sur des observa- tions et des entretiens menés avec eux. La guerre en cours en Syrie et la vio- lence des cartels de la drogue à Ciudad Juárez, au Mexique, ont provoqué des traumatismes chez les musiciens des deux communautés, qui se sont traduits par l’expression d’une solidarité via la pratique de la musique arabe. Les thèmes de la marginalisation et de l’exclusion dominent dans les récits que les musiciens portent sur leurs pratiques musicales. Ainsi, cette étude constitue un point de départ pour interroger les théories du traumatisme culturel et l’épistémologie des frontières. Elle explore les récits des migrants et analyse comment les tensions frontalières influencent la perception des identités culturelles et personnelles ainsi que les pratiques musicales des migrants mexicains et syriens.

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