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André Bessy. Comédie romantique. roman. Flammarion

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Academic year: 2022

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Comédie romantique

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André Bessy

Comédie romantique

roman

Flammarion

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© Flammarion, 2014.

ISBN : 978-2-0813-3446-5

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À ma compagne Barbara, l’être karmique de ma vie.

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« Il fut long le chemin Et les mirages nombreux Avant que l’on se trouve. » Étienne Daho, Ouverture.

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1.

Un moment émouvant. De pure solennité. C’est la première fois que tu t’apprêtes à rencontrer ton public, et pour un écrivain, quoi de plus beau, de plus eni- vrant, que de mettre un visage sur celui ou celle que ton âme brillamment dévoilée a su toucher. Je serai là pour t’épauler. À demain.

La plupart des SMS que les gens reçoivent au quo- tidien n’atteignent jamais des sommets de grandilo- quence. Dans un esprit qui se veut rigoureusement contraire, ils s’attachent plutôt à faire œuvre de sim- plification, emboîtant sans mesure le pas efficient du monde moderne. Mais certaines personnes qui fuient comme la peste la réalité imposée se sont toujours insurgées contre cette pratique froide et réductrice, car pour elles chaque phrase, chaque mot employé, doit donner sa chance à ce qu’il convient d’appeler la vie amplifiée. Et préfigurer, par-delà les lois ambiantes, la possibilité d’un instant romanesque.

Lorsque Guillaume Béranger, un jeune homme de vingt-neuf ans, romancier de son état converti

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en une seule tentative au succès, découvrit ce chef- d’œuvre de pompe, il ne put s’empêcher de lâcher un lucide mais néanmoins affectueux « c’est bien elle ». Elle, c’était précisément l’une de ces personnes ayant une nette tendance à tout enjoliver et qui, de manière détournée, ne faisait que lui rappeler, par le biais de mille atours verbeux, sa présence obliga- toire à l’aéroport d’Orly le lendemain matin. « Elle » n’était autre que Victoire Meursot, sa charmante éditrice.

Un sourire indulgent errait sur les lèvres de l’écri- vain. Le visage de l’incorrigible Victoire s’imprima soudain sous ses yeux et son expression d’éternelle douceur mêlée de sensualité lui fut à nouveau révé- lée. Guillaume s’abîma dans ce cliché comme on s’abîme dans une délicieuse rêverie, avec la volonté décadente de n’en jamais sortir. Il était indéniable que cette femme lui plaisait. Il appréciait la délica- tesse de ses traits, l’opalescence de son teint. Ses grands yeux tirant sur le gris. Ses cheveux coupés au carré. À la fois épais et d’une raideur absolue.

Et puis sa bouche, bien dessinée, qui s’entrouvrait à peine, même lorsqu’elle riait à gorge déployée. Elle était plus âgée que lui. Avoisinait les trente-cinq ans mais faisait jeune.

De ce genre décent qui ne servait pas la soupe à la fatalité et défiait avec sérénité le nombre des années, il en avait désormais une sérieuse habitude.

Julie, son épouse, qui avait dépassé la quaran- taine, parvenait certains jours à rivaliser d’éclat avec n’importe quelle jeune fille. D’aucuns parlaient à son sujet d’un être surnaturel sur lequel le temps

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ne plaquait pas ses outrages. Quelques mauvaises langues saupoudraient leurs propos d’un bémol vipérin et évoquaient des séjours dispendieux dans un centre spécialisé de Genève où, affirmait-on, elle se faisait changer le sang à prix d’or. Au final, cepen- dant, tous finissaient par s’accorder sur son éton- nante apparence.

« Julie, d’ailleurs, il serait temps d’y penser », se dit Guillaume qui, presque gêné, s’expulsa sans semonce de sa virtuelle et cotonneuse projection.

Il s’empara de son téléphone et l’appela. Tomba directement sur sa messagerie et lui laissa un mes- sage à la fois prévenant et inquiet. Sa femme était en ce moment à la clinique. Non pour s’y régénérer, mais pour passer toute une batterie de tests destinés à lui entrouvrir les portes de la procréation. Dans ce cas précis, ce diable de temps se montrait moins clément et se targuait même de jouer contre elle.

S’il avait pris la peine de persévérer dans l’hon- nêteté, Guillaume se serait avoué que son brusque accès de culpabilité, prétendu motivé par le décalage qui existait entre le moelleux d’une jolie pensée et la rugosité d’une situation d’urgence, provenait plus de la jalousie que laissait percer Julie à l’égard de Victoire. En effet, pendant qu’il écrivait Excès, le livre qui allait le conduire à un début de gloire, il avait bénéficié du soutien inconditionnel de son édi- trice. Déployé dans la pertinence de ses remarques, lorsqu’il s’était agi avant publication d’apporter des modifications à son texte ; dans sa capacité d’écoute, lorsque le jeune homme venait à lui confier ses doutes multiples et, par la même occasion, dans sa

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propension à le rassurer par tous les moyens ; dans sa détermination à imposer son manuscrit contesté à chaque comité éditorial ; dans son dévouement à battre campagne aux côtés du service de presse de la maison d’édition pour qu’Excès ne passât pas ina- perçu dans la masse des premiers romans. Enfin, dans sa force d’adaptation qui lui avait fait anticiper l’inéluctable, lui soufflant l’idée novatrice de ne sor- tir l’ouvrage qu’en format numérique et de trans- former de facto la version papier en édition rare, destinée uniquement à la dédicace.

Ainsi, ils s’étaient rapprochés dangereusement l’un de l’autre et Julie, qui d’ordinaire demeurait impassible en face d’une rivale potentielle, portée en cela par ce surcroît de morgue qu’elle avait comme rivé à ses gènes, manifesta bien des signes d’agace- ment croissant et ne tarda pas à alerter Guillaume sur les éventuelles conséquences d’un dérapage annoncé. Toutefois, elle ne garda pas longtemps cette position comminatoire. Elle la mua en une confiance relative dans la retenue de son mari, car elle était accaparée par ses soudaines aspirations reproductives et les difficultés qu’elle éprouvait pour les satisfaire.

En tout cas, dès demain, Guillaume Béranger serait mis à l’épreuve de ses propres pulsions, au Salon du livre de Nice qui, cette année, se déroulait exceptionnellement à la fin de l’automne. Outre Victoire Meursot, il s’y trouverait un parterre de groupies qui, à coup sûr, viendraient davantage célé- brer sa belle gueule que son talent d’écrivain. Ses deux seules apparitions télévisuelles lui avaient déjà

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valu d’être comparé physiquement à Ryan Gosling – il avait, comme l’acteur canadien, des yeux bleus, des cheveux châtain clair, coupés court et plaqués sur le côté, un long nez et des lèvres fines –, et avaient généré des tombereaux de propositions indé- centes.

À l’évidence, une question d’ordre moral ne ces- serait de se poser à lui dans les heures prochaines.

Reconnaît-on la qualité d’un homme séduisant au fait qu’il résiste à la tentation ou bien qu’il y cède ?

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2.

Victoire Meursot avait fini par répondre favora- blement à l’invitation nocturne de l’une de ses meilleures amies, Laure Wagner, qui l’attendait dans une boîte courue de la capitale. Cela faisait près d’un mois qu’elle ne l’avait pas vue et, bien qu’exté- nuée et peu convaincue par le choix du lieu, elle demeurait tout de même impatiente de l’y rejoindre.

Les deux jeunes femmes étaient installées depuis moins d’une heure sur de moelleuses banquettes, situées en bordure de la piste, et tout en sirotant des vodkas tonics, elles s’étaient mises à papoter sans relâche, luttant à voix haute contre le flot pulsant des décibels.

— Pardon ? Je n’ai rien compris, cria Victoire. La prochaine fois, on se voit ailleurs que dans cet endroit de demeurés. Cette musique est insuppor- table !

— Je te l’accorde ! hurla Laure, à son tour. Je te disais qu’il n’y a pas si longtemps, la semaine

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dernière si j’ai bonne mémoire, tu prétendais ne plus l’aimer du tout. Et que tu ne comprenais même pas comment tu avais pu l’aimer pendant cinq ans.

— Oui, mais, depuis, je me dis que lui ou un autre…

— Tu serais capable de te remettre avec ton ex- mari ?!

— Pourquoi pas. Ce n’est pas un crime à ce que je sache.

— C’est bien toi.

— Bien moi ? Tu peux développer s’il te plaît ? demanda Victoire, soudain piquée.

— Encore ! À chaque fois, j’en viens à dire à peu près la même chose ! s’insurgea Laure.

— Je ne me lasse pas de tes commentaires.

— Je vais faire court, si ça ne te dérange pas.

Laure lui signifia en quelques mots qu’elle incar- nait ce genre de femme possédant l’indéniable faculté de retomber amoureuse de l’homme qu’elle venait de quitter ou de celui, pétri d’audace, qui s’était permis de la devancer dans la rupture.

Sans doute inapte à se résigner entièrement à la séparation, elle conservait longtemps l’arrière-pensée

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d’un retour qui, presque à chaque fois, se muait de nouveau en désir irrépressible. Bien entendu, durant cet intervalle indéterminé, elle posait des jalons un peu partout, susceptibles de la rassurer quant à son pouvoir de séduction. Elle préférerait mourir plutôt que de ne pas plaire.

— J’ai lu dans un manuel d’astrologie que cela correspondait en tout point à la femme Balance, conclut-elle avec frivolité.

— Quel crédit accorder à ce genre de futilités ? s’insurgea mollement Victoire. On ne réduit pas un être à son signe. En tout cas, je te remercie de m’avoir cataloguée comme nymphomane. Com- ment peux-tu penser ça de moi ? Je te croyais ma meilleure amie.

Tout en prononçant ces mots, elle rafla sa vodka tonic posée sur la table ovale. Trinqua avec Laure qui en but, de son côté, une large rasade. Cette der- nière ramena à elle ses jambes interminables bottées de cuir et se carra bien au fond de la banquette, avant de lâcher son chapelet coutumier de gentils sarcasmes.

— Justement en tant que meilleure amie, je te dois un brin de vérité…

Tandis que Victoire ouvrait de grands yeux, Laure se ravisa en émettant un grognement moqueur.

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— … Je plaisante. C’est à peine si tu es éroto- mane.

À son tour, l’éditrice plongea tête baissée dans l’épigramme complice.

— Et toi, attifée comme tu es, tu ferais mieux d’aller rejoindre tes vraies copines à la table d’à côté.

Elle désigna d’un mouvement de tête un essaim de filles vulgaires qui se divertissaient bruyamment en compagnie d’un groupe de footballeurs émérites.

— Je fais aussi pute que ça ? releva Laure en détaillant avec perplexité la grappe d’incriminées.

On ne se voit jamais telle qu’on est vraiment, poursuivit-elle en esquissant un sourire amusé. Ça m’apprendra à suivre la mode à la lettre.

Victoire, elle aussi, souriait. Une pointe d’atten- drissement se lisait sur ses lèvres réjouies. Elle raf- folait du parler de son amie. Libre, parfois cru. Elle ne s’expliquait pas comment une femme aussi spi- rituelle s’était laissée aller à épouser un rustre de la trempe de François, son mari. Il y avait, entre eux deux, un gouffre de raffinement. Un jour qu’elle s’en était inquiétée auprès de Laure, celle-ci lui avait répondu, avec sa franchise coutumière, que son cher époux, en dépit d’une forme de grossièreté qu’il por- tait en bandoulière, n’appartenait pas à cette espèce mâle si courante qui implosait à la moindre diffi- culté. En toutes circonstances, il était solide comme

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un roc. Ce qui était, à ses yeux, un critère de choix.

Et tant pis si on ne pouvait le ranger parmi les esthètes, « individus dont tu devrais apprendre, par- fois, à te méfier », avait soutenu Laure en guise de conseil amical et de conclusion.

— J’ai du mal à interpréter ton sourire. Qu’est- ce que j’ai encore ? reprit le grand esprit qui en avait épousé un petit et l’assumait contre vents et marées.

Victoire s’apprêtait à lui signifier « rien, au contraire », mais elle fut rattrapée par le cours des événements et se ravisa, ayant suivi des yeux une forme noire et légère qui avait voleté dans les airs puis atterri sur le crâne de Laure.

— … Un soutien-gorge sur la tête, formula en fin de compte l’éditrice d’un ton dégagé.

Une bretelle fendait en deux le visage de sa confi- dente toujours aussi flegmatique.

— Ça me va bien ?

— Très. Tout te va, inutile de te le rappeler.

En plus de ces yeux vairons et de sa chevelure interminable, Laure se faisait exagérément remar- quer par sa taille. Elle mesurait en effet un mètre quatre-vingt. Maigre, anguleuse de partout, elle por- tait la toilette comme personne.

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— Belle matière, agréa celle-ci, après s’être fina- lement emparée du soyeux projectile.

— Le spectacle est saisissant, alerta Victoire qui n’en ratait pas une miette par-dessus l’épaule de son interlocutrice.

— Je peux me retourner ?...

— Tu fais comme tu veux. Mais ce ne sera pas faute de t’avoir prévenue.

Elles lorgnaient à présent dans la même direction.

Leurs importunes voisines n’en finissaient plus de hurler. Et de se déshabiller. Tour à tour, au gré d’encouragements qui fonçaient tout droit dans le graveleux, ces demoiselles ôtaient une partie de leurs sous-vêtements, les faisaient tournoyer au-dessus de leurs impeccables brushings, et les jetaient à la ronde. Ceci sans que leur opulente poitrine ne bron- chât d’une secousse. Puis elles se déhanchaient en exécutant de lascives et douteuses chorégraphies.

— Elles sont bien foutues, il n’y a rien à redire là-dessus. Même si tout est faux, relativisa Victoire.

Celle du milieu fait au moins du 95 D !

— Ce n’est pas une fille à footballeur pour rien.

Ses seins ressemblent à des ballons, nota Laure.

— Comment sais-tu que c’est une fille à foot- balleur ?

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— Je reconnais les types qui sont en face d’elle.

Ils jouent tous au Paris Saint-Germain.

— Voilà que tu t’intéresses au football mainte- nant ! s’étonna l’éditrice en contenant avec difficulté une inflexion de dégoût.

— Ne t’emballe pas pour rien. Je suis juste allée deux trois fois au Parc des Princes. Ça faisait plaisir à François.

— J’oublie toujours qu’il n’est pas du genre à fré- quenter les musées, laissa échapper Victoire.

Elle n’avait pas fini sa phrase qu’elle s’en voulait déjà d’avoir débité des paroles aussi blessantes. Elle connaissait les qualités d’« encaisseuse » de son amie, mais elle trouvait que ce n’était pas une raison pour les solliciter de manière si abrupte.

— Si, celui de l’automobile, rétorqua Laure en esquissant une moue mitigée.

— Excuse-moi, se repentit Victoire, sur-le-champ.

Je sais que tu aimes François et que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Mais c’est comme si tout à coup je m’entichais… tiens d’un footballeur. Tu serais la première à en être surprise.

Elle retomba inexorablement dans l’affirmation méprisante.

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— Non, réfuta Laure, à moitié convaincue. Même si, a priori, je te pense prédestinée à des affinités plus électives.

Elle marqua une brève pause et lâcha un soupir de découragement qui se noya dans les sonorités ambiantes. Puis elle reprit :

— Je croirais entendre Rose. Elle, je sais qu’elle ne m’a jamais pardonné ce qu’elle considère comme un monstrueux dérapage. À ses yeux, je suis une vendue. En revanche, de toi, j’attendais moins de radicalité.

— En temps normal, je le suis, moins radicale, réaffirma l’éditrice. Là, on vient de s’enfiler plusieurs vodkas et je dois être un peu fatiguée. Quelle heure est-il d’ailleurs ? demanda-t-elle tout à coup.

— Environ 3 heures.

— Je dois y aller. J’ai à peine le temps de dor- mir. J’ai un avion pour Nice qui décolle en fin de matinée.

Victoire, qui paraissait soudain lutter contre la montre, se pencha vers Laure pour l’embrasser à la hâte puis se dressa d’un bond.

— Tu pourrais au moins finir ta vodka, prétexta l’épouse de l’infréquentable François dans le but de la retenir.

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L’éditrice hésita un instant. Il lui démangeait de céder car il n’était pas dans sa nature de planter un proche au beau milieu de la nuit. Pour autant, elle connaissait les inclinations noctambules de Laure qui, à coup sûr, la conduiraient à affronter les pépie- ments de l’aube et les bouffissures d’un lendemain de cuite. Dans un accès inédit de sagesse, elle préféra s’en tenir à son impulsion initiale.

— Tu ne m’en veux pas si je la termine en route ? émit-elle avec une once de gêne. Je t’appelle dès que je suis rentrée, enchaîna-t-elle sans considérer véri- tablement la réaction de son amie.

Elle s’acquitta d’un ultime baiser à distance et pivota à la vitesse de l’éclair. Sa consommation à la main, elle traversa la piste de danse à moitié pleine, un couloir qui longeait étroitement le bar. Elle joua des coudes pour se frayer un chemin vers la sortie.

Manqua de renverser son fond de vodka à plusieurs reprises mais, la dextérité s’étant combinée avec la chance, elle conserva durant ce passage en force la possibilité de le descendre avant de s’éclipser pour de bon.

Alors qu’elle était sur le point d’atteindre l’extré- mité du comptoir et n’avait plus qu’à tendre son bras pour se débarrasser de son maigre viatique, elle relâcha son attention et esquissa un geste nonchalant en direction de sa bouche. Ainsi qu’un pas hasar- deux sur le côté.

Elle ne put éviter la silhouette imposante d’un homme brun d’une trentaine années qui la heurta dans

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le mouvement. Victoire lâcha son verre qui tomba au sol. Simultanément, les deux protagonistes impliqués dans l’accrochage se mirent à genoux pour le ramasser et leurs visages se frôlèrent dans une atmosphère suggestive de demi-pénombre.

Sitôt stabilisés, ils furent comme frappés par la foudre et n’eurent plus d’autres ressources que de se dévorer du regard.

Elle découvrit avec intensité des traits affirmés exprimant une sereine virilité définie par de grands yeux puissants et un sourire dévastateur.

Il s’arrêta longuement sur une accumulation de délicatesses qui exhalait un parfum entêtant de sen- sualité.

Un silence troublant s’écoula et, durant ce qui sembla une éternité, les isola du reste du monde. Il ne fut rompu que par décence.

— Je suis désolé. Je ne vous ai vue qu’au dernier moment, se justifia l’homme.

En plus des atouts déjà entrevus, il possédait un timbre suave.

— Non, non, c’est moi, bredouilla-t-elle. J’avais la tête ailleurs.

— Permettez-moi de vous inviter. J’ai une table qui m’attend là-bas. Ça me ferait plaisir que vous acceptiez, déclara-t-il en posant, de manière théâ- trale, une main sur son torse.

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— Je ne peux pas malheureusement. Je dois rentrer chez moi au plus vite, répliqua-t-elle en s’amusant intérieurement de son attitude un brin démonstrative. D’ailleurs, je compte me remettre debout tout de suite.

— Ah oui, c’est peut-être mieux. Je commençais à souffrir dans cette position.

— Vous avez mal ? s’enquit-elle tout en se redres- sant.

— Si peu, lui répondit-il en se relevant et en la scrutant de ses yeux charmeurs. Puisque vous êtes pressée de partir, laissez-moi au moins votre numéro.

J’aimerais beaucoup vous revoir.

Victoire Meursot avait trouvé dans le regard de l’inconnu ce qu’elle était venue chercher en rejoi- gnant son amie Laure dans la boîte de nuit : la satisfaction de plaire instantanément. Son existence de femme coquette ainsi justifiée, elle préféra en demeurer là malgré l’indéniable prestance de ce sou- pirant express. Il ne lui restait plus qu’à se fendre d’une excuse élégante. Et à poursuivre sa route en ayant eu la sensation d’avoir passé une excellente soirée. Elle choisit l’option convenue du men- songe.

— J’ai déjà quelqu’un dans ma vie, ça ne servi- rait à rien que je vous donne mes coordonnées, se justifia-t-elle avec de faux accents d’honnêteté.

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— Alors, je n’insiste pas, dit-il en écartant ses deux bras dans un geste de résignation.

Elle salua son fair-play d’un hochement de tête tandis qu’en son for intérieur, elle était un peu déçue qu’il en usât en totalité.

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit, conclut-il.

— Et moi de même, lui renvoya-t-elle.

Ils s’adressèrent un ultime sourire et partirent cha- cun de leur côté. Victoire disparut sans chercher à se retourner. Alors que tant d’autres personnes, tous sexes confondus, le firent sur le passage de l’inconnu qui n’en était pas un. Stéphane Constantini, star du Paris Saint-Germain et de l’équipe de France de foot- ball, qu’une blessure au genou droit avait contraint au repos forcé, fendit la foule en partie admirative.

Traversa le champ de vision de Laure Wagner au moment où celle-ci délaissait sa banquette et rejoi- gnit ses coéquipiers, transformés pour l’occasion en supporters acharnés de leurs propres groupies qui avaient franchi un nouveau palier dans l’effeuillage.

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Victoire Meursot avait une légende à entretenir.

Que ce soit dans le cadre d’escapades profession- nelles ou lors de voyages d’agrément, elle ne pouvait s’empêcher d’attraper son avion de justesse. Et par- fois même à le rater pour la forme. Certains y voyaient une fâcheuse habitude quand d’autres, en mal d’analyse, décrivaient un vice destiné à étaler aux forceps sa précieuse désinvolture. En effet, dans bon nombre de circonstances, elle tenait à cet état de détachement comme à la prunelle de ses yeux.

Par exemple, rien ne l’indisposait tant que de res- pecter les règlements ou les horaires. Ces manifes- tations banales de rigueur n’entraient pas dans la conception romanesque qu’elle avait, depuis tou- jours, de la vie.

Là encore, son arrivée en catastrophe constitua un modèle du genre.

Haletante, elle déboula dans le sas d’accueil et passa comme une fleur devant le personnel navigant qui lui décocha un sourire machinal puis, ses lunettes de soleil sur le nez et son sac à main disproportionné

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se balançant à l’épaule, elle traversa l’allée centrale d’un pas cadencé. Pour s’attirer un surcroît de regards, elle émettait à chaque foulée un souffle per- ceptible d’exaspération. On aurait presque dit qu’elle se repentait d’être l’artisan principal d’un léger retard.

Mais à ce jeu, il fallait bien qu’un jour elle trouvât son maître. Sur le point de s’installer, elle remarqua qu’il restait une place vacante à ses côtés. Dans un premier temps, elle ne s’en émut pas outre mesure.

Le vol n’était pas obligé d’afficher complet. Elle reprit ses esprits et une attitude moins chargée en affectation. Salua à distance une partie de ses col- lègues de travail (deux éditeurs maison et l’attachée de presse province) et de ses auteurs qui occupaient les rangs alentour.

Ensuite, elle chercha Guillaume Béranger du regard, avec la soucieuse insistance que lui autori- saient ses Wayfarer vintage à la Audrey Hepburn.

« Ce siège libre, c’est peut-être le sien », se formula- t-elle en sourdine. Elle se retourna et, soulagée, le détecta tout au fond de l’appareil. Il s’était penché sur le côté dans l’espoir de se signaler à sa vue. Il lui adressa un salut de la main qu’elle lui rendit avant d’amplifier son geste et de l’inviter à la rejoindre. Le jeune homme hocha négativement la tête puis prétexta par mime interposé l’imminence d’un décollage – moment qu’il redoutait comme la peste et qu’il préférait affronter loin des regards familiers de peur qu’une extrême fébrilité perçât sous son masque de fausse assurance et ne l’exposât, en quelques secousses, à un ridicule rédhibitoire.

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« Plus tard », lui signifia-t-il dans la foulée en mou- linant du bras droit. Victoire, qui avait dans l’idée de piquer un somme, n’insista pas et se détourna.

À l’instar d’une majorité de passagers rendus impatients par l’attente, elle se mit à gesticuler sur son siège. Et à plisser son front d’agacement. L’issue principale de l’avion n’était toujours pas fermée et il était évident que l’on s’apprêtait à dresser une haie d’honneur à l’odieux retardataire qui, à coup sûr, récolterait davantage de considération oculaire qu’elle n’en avait obtenue. Et lorsqu’il se présenta enfin d’un pas ô combien suffisant, elle mesura à l’œil nu tout le chemin qu’il lui restait à parcourir pour espérer atteindre un jour de tels sommets de décontraction. Car, sous une armée de regards bra- qués à l’extrême, une silhouette masculine n’en finissait plus de chalouper et de combler, avec une lenteur étudiée, la distance qui la séparait de son point de chute.

En connaisseuse, Victoire Meursot apprécia la performance à sa juste mesure. En connaisseuse, elle apprécia également la « bombe à retardement » qu’on avait eu la bonne idée de placer juste à côté d’elle et qu’il lui démangeait déjà d’activer.

— Je vais être obligé de vous déranger, articula le jeune homme au charme latin après être parvenu à bon port.

Dans ses rêves, Victoire aurait voulu lui répondre de sa voix la plus chaude qu’il ne la dérangeait pas du tout. Dans la sobre réalité, elle ne fit qu’esquisser

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un rictus indulgent tout en se levant et en s’effaçant pour le laisser passer. Dans les deux cas, elle se disait qu’en quelques heures à peine, sa vie avait pris la tournure d’un film où des acteurs tous plus beaux les uns que les autres surgissaient de nulle part pour lui donner la réplique.

Elle sentit monter en elle une bouffée de bien- être et ses traits relâchés se parèrent d’une expression de douce béatitude. Elle souriait au vide et perdit toute notion d’espace et de temps. Elle grimpait vers l’éternité comme l’avion grimpait vers le ciel. « Je suis née pour ces moments-là », pensa-t-elle tout en tressaillant de joie.

Durant le décollage, le jeune homme n’avait pas lâché le hublot des yeux. Il attendit que l’appareil se stabilisât pour s’en détacher et considérer en coin sa voisine qui n’avait toujours pas quitté ses lunettes noires et dont on pouvait croire qu’elle s’était endor- mie tant elle semblait inerte. Il désirait entrer en contact avec elle et vérifier du même coup sa pre- mière impression qui le conduisait à imaginer qu’il avait bien un ticket. Pour cela, il lui fallait agir au plus vite ; la courte durée du vol ne lui autorisait aucun atermoiement. Il employa des moyens gros- siers et simula une quinte de toux. Elle mordit au leurre en sursautant et se tourna vers lui d’un mou- vement brusque, comme si elle s’apprêtait à lui adresser de vifs reproches.

— Je ne vous ai pas réveillée au moins ? demanda-t-il, tout heureux de saisir l’opportunité.

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— Vous êtes décidément fait pour me déranger, dit-elle en feignant d’être importunée.

À présent, elle avait son visage bien en face d’elle et l’estima plus sexy que jamais, même si elle trou- vait que ses dents étaient beaucoup trop blanches et qu’elles établissaient un contraste trop violent avec son teint mat.

— Je n’ai pas pu me retenir. À chaque fois, j’attrape froid dans les avions.

— Il faudrait peut-être vous couvrir un peu plus.

Là, je vous signale que vous êtes en débardeur et que nous sommes en novembre.

Elle cadrait à présent son épaule qui était parfai- tement arrondie. Apprécia l’entrelacs de ses veines apparentes qui serpentaient du biceps jusqu’à l’avant-bras.

— Oui, mais nous allons sur la Côte d’Azur et ils annoncent une température exceptionnelle. Autour de vingt degrés.

— Disons que vous avez le sens de l’anticipation, décréta-t-elle.

Elle émit au passage une réserve quant aux inflexions de sa voix. Y détecta d’infimes stridences.

— Comme vous, rétorqua-t-il.

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— Comme moi ?

— Oui, vous avez déjà mis vos lunettes, lui rappela-t-il, légèrement narquois.

— Bien sûr, j’avais totalement oublié, répliqua- t-elle sans se troubler. Vous m’autorisez à les gar- der ? demanda-t-elle avec une étonnante suavité.

Elle entrait de plain-pied dans la séduction.

— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-il en lui adressant un large sourire. Qu’est-ce que vous allez faire à Nice ? enchaîna-t-il.

— Je vais au Salon du livre.

— Vous êtes écrivain ? s’informa-t-il avec une once d’intérêt supplémentaire.

— Non, je suis éditrice. J’accompagne plusieurs de mes auteurs.

Elle désigna vaguement des passagers à la ronde puis elle ajouta, afin d’alimenter la conversation :

— Vous aimez la littérature ?

— Oui, oui, déclara-t-il du bout des lèvres. Pour être franc, je consacre plus de temps à la lecture de bandes dessinées.

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— Ah, marmonna-t-elle, avec un filet de condes- cendance.

À cet instant, le jeune homme vit son charme irrésistible fondre comme neige au soleil. Par exemple, ses bras nus si promptement vénérés se paraient tout à coup d’indécence et flirtaient avec la faute de goût exhibitionniste.

— Pourquoi ce « ah » ? s’enquit-il, avec un ton plus froid.

— Pourquoi ce « ah », répéta-t-elle, un peu contrite.

Je ne sais pas, « ah », comme ça. Je prenais simple- ment acte de vos inclinations.

Elle simula un air ahuri.

— Rassurez-vous, j’ai l’habitude de ces petites manifestations dédaigneuses, expliqua-t-il en ins- tance de glaciation. Il n’y a que quand je prends la peine d’avouer que je prépare un doctorat en art et science de l’art à la Sorbonne et que je travaille sur le thème de la bande dessinée et son double que les gens me considèrent un petit peu plus.

— On ne vous a jamais dit que vous n’aviez pas du tout le physique de l’emploi, minauda-t-elle en s’efforçant de faire amende honorable.

À son tour, Victoire déplut. Et sans nuance.

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— Vous si, en revanche. Vous faites très éditrice parisienne, ironisa-t-il.

Il marqua une pause. Secoua la tête de désolation.

Puis, sondant les lunettes de son interlocutrice d’un regard sévère, il s’engagea dans une soudaine dia- tribe d’une voix tendue :

— Écoutez, il nous reste à peu près une demi- heure de vol et je préférerais qu’on les passe sans s’adresser la parole. C’est à cause de préjugés comme les vôtres que j’ai effectué un séjour prolongé en hôpital psychiatrique et que j’ai failli me suicider à plusieurs reprises. Qu’est-ce que vous croyez ? Que l’habit fait le moine ? Votre façon de voir les choses est criminelle. Je ne sais pas du tout ce que vous éditez et je m’en contrefiche. Mais j’espère pour vous que vos auteurs n’ont pas droit à des remarques aussi débiles. « On ne vous a jamais dit vous n’aviez pas du tout le physique de l’emploi », conclut-il en la parodiant à l’excès.

Il se détourna aussitôt et, avant de se murer dans un complet silence, il extirpa de la poche avant de son jean un pilulier, l’ouvrit et s’empara d’un médi- cament qu’il porta à sa bouche d’un geste épilep- tique.

À choisir, Victoire Meursot eût préféré recevoir un coup de poing en pleine figure plutôt que d’entendre ces propos empreints d’agressivité. S’il y avait une chose qui, par-dessus tout, la mettait mal à l’aise, c’était bien la violence verbale. Quelle

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N° d’édition : L.01ELIN000208.N001 Dépôt légal : février 2013

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