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UN ASPECT DU ROMANTISME

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Academic year: 2022

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UN ASPECT

DU ROMANTISME

V o i c i l'une des deux chroniques de Littératures Etrangères que Louis Gillet nous faisait parvenir à la veille même de sa mort. Elle est consacrée à un écrivain d'Outre^Monts, tandis que la dernière concernera le plus récent volume de M. Aidons Huxley.

Ainsi prend fin la collaboration d'un grand écrivain auquel M. Jérôme Tharaud rendra hommage dans notre prochaine livrai- son, collaboration qui, s'étendant sur quarante années, a été l'une des plus brillantes et variées dont la Revue puisse s'honorer.

» Un ami florentin me fait parvenir par une voie q u e j'ignore un livre d'Italie. C'est le premier que j e reçois depuis trois ans d'Outre-Monts. Bénie soit la main qui me fait tenir l'ouvrage d'un ami (1).

On me permettra de transcrire, en guise d'entrée en matière, la notice qu'on me communique sur l'auteur, M. Mario Praz :

« M. Mario Praz peut avoir aujourd'hui la cinquantaine. C'est ce qu'on appelle en Italie un « Valdesian >, c'est-à-dire un Savoyard de la vallée d'Aoste, pour qui le français a été toute sa vie une seconde langue maternelle. Il occupe la chaire d e litté- rature anglaise à l'Université de Rome, après avoir été pendant

(1) Mario Praz, La Carne, la Morte e il Diavolo nella letteratura romantica, 2e édit. augmentée, 18 illustr. hors texte, in 8°, Giudo Einaudi, édit. Turin, 1942-xx.

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de longues années professeur d'Italien à celle de Manchester. Il y a acquis une connaissance profonde de la littérature anglaise, et des connaissances très étendues de la littérature allemande et de la littérature française. Esprit sérieux et libre, très informé, d'une immense culture qui couvre presque tout le champ des lettres européennes, mais aucune espèce de parti-pris, de for- mules et de systèmes. Point de ces constructions hégéliennes, où Croce s'enferme toujours avec ceux qui le suivent. 11 a écrit un charmant recueil d'études s'ùr l'Angleterre élisabéthaine, sous le titre Machiavel en Angleterre. Il y a des années qu'il avait donné en anglais, puis en italien, un délicieux et piquant récit de voyage en Espagne, qu'il représentait avec humour c o m m e le vrai pays des Romains. On lui doit aussi : Le XVIP siècle en Angleterre : le Cavalier Marin, Donne et Crashaw, 1925 La Fortune de Bgron en Angleterre, 1925. Le Goût Néo-Classi- que, 1940. » ,

Pour le livre qu'il publie en italien à cette heure, et qui en est à sa seconde édition, c'est le seul que j e connaisse et dont je parlerai ; je l'ai trouvé en effet plein de choses intéressantes.

J'ai eu plaisir à y retrouver parmi les illustrations quelques figures de connaissance, comme ce terrible et affreux portrait de la Belgiojoso par Lehmann, que j'avais eu tant de peine à faire venir d'Italie en 1929, à notre expositon du Centenaire de la Revue, où cette larve d'une beauté macabre fut d'ailleurs un des clous qui étonnèrent les curieux. Pour le titre de l'ouvrage, La Chair, la Mort et le Diable, dans la Littérature romantique, on peut répondre qu'il n'est pas défendu à un professeur de s'amuser, et que Barrés donnait l'exemple dans Du Sang. A "quoi un Valéry de vingt ans répliquait avec colère au jeûne fat que c'était écœurant, et qu'on n'avait pas le droit d'annoncer un album de voyage c o m m e une corrida où l'on allait courir per- sonnellement les plus grands dangers : sans compter qu'une quadrilla qui ne serait pas plus discrète se ferait conspuer dans toutes les plazas des Espagnes.

*

* *

Pour revenir aux choses sérieuses, c^est le titre du troisième chapitre du livre de M. Praz, les Métamorphoses de Satan, — les deux premiers chapitres ne m'avaient pas paru exempts de ver-

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UN ASPECT DU ROMANTISME

biage, — qui attira mon attention. Ce sujet m'intéressait vive- ment. Il faut dire, que j'avais reçu quelques mois auparavant, à propos de mon Dante : une lettre de Claudel, comme il en écrit quelquefois, de six pages' in-folio compactes, recto et verso, une lettre qui est un monument et qui figurera dans ses oeuvres complètes, un peu improvisée, un peu visionnaire (mais qu'at- tendre de ces Voyants dont la fonction est de disloquer la vanité des apparences et de lire mieux et de plus loin que nous autres mortels, si ce n'est de pareils éclairs et de pareils coups de foudre) précisément sur le rôle et la conception du démon et du satanisme dans les temps modernes ? Le Lucifer de Dante est une figure entièrement inerte et négative : il n'agit pas, il semble impuissant ; il est le Ver placé au milieu du fruit de la création. J'étais chargé par le poète de rechercher à quel moment, à travers quels avatars et quelles transformations ce Satan inutile et par trop enchaîné prenait un rôle actif, dégageait cette figure de Prométhée et de rival de Dieu qu'on lui voit prendre dans la pensée romantique et contemporaine. Claudel avait l'intuition que ce rôle de défi, de protestation était l'œuvre du génie anglais et protestant, et me chargeait, en raison de ma connaissance sup- posée de la littérature anglaise, de mettre en évidence, ce noir ce néant, c e sentiment de malheur qui traverse toute la pensée anglaise et qui est, pensait-il, une incarnation.

Bien entendu, dans les conditions où j'étais, en vacances, loin de mes livres, tout me manquait pour conduire une pareille enquête, qui ne pouvait donner quelque chose que si elle était précédé d'une immense lecture, menée avec une foule d nuances, de réserves et de ménagements, une extrême délicatesse et une grande charité pour les âmes.

Tout ce que je pouvais sur le moment, pour m'initier et ( m'entraîner à cet immense sujet dé rêveries, c'était de relire Miltoh, dont il se trouvait que j'avais* sous la main, dans le bagage de hasard de mes livres de réfugié, une assez belle édi- tion. Claudel lui-même me parlait de Milton avec un enthou- siasme et une admiration profonde, presque comme d'un Pin- dare, un de ces poètes « impériaux » qu'il n'énumère nulle part, mais au nombre desquels il se range, et dont il proclame l'exis- tence dans son discours jubilaire pour le vi* centenaire de Dante.

J'avoue que cette lecture me surprit profondément. C'était la première fois que je lisais ce grand texte avec un peu d'atten-

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tion et d'une manière suivie. Si l'on pense à la situation qu'a occupée Milton dans l'opinion européenne de 1720 environ à 1860, on sera étonné d e l'importance de son poème. Pendant deux siècles, l'aveugle de Londres a passé pour l'Homère chrétien, le seul des modernes qui égalât la perfection de Virgile et la majesté d'F^zéchiel. Non seulement il éclipsait Shakespeare déjà bien oublié, mais il réussissait à faire concurrence au Tasse dont les chevaliers, en comparaison, ne paraissaient plus subitement que de froides machines galantes (ce Tasse que Barrés appelle encore

« le plus grand du Midi » ) : en tous cas, il ajournait de cent ans l'ascension de Dante, dont la gloire ne se lève vraiment que vers 1856, dans le cercle des Préraphaélites et des Mazziniens irrédentistes. C'était la gloire de l'Angleterre, sa revanche de tous les reproches de schisme et d'hérésie, que d'avoir donné au monde le seul poème chrétien, la seule épopée digne de l'anti- que, où la conscience européenne pût se reconnaître c o m m e dans un miroir.

Au fond, c'est le seul grand moderne qu'ait bien connu le romantisme. Hugo en est encore tout plein dans la Fin de Satan.

Il fait paraître Milton courroucé dans Cromwell, dans une atti- tude vengeresse, en présence du dictateur. Vigny le convoque à Paris dans Cinq-Murs, à la rencontre des quatre poètes. Eloa n'est que du Milton efféminé, sous une reliure troubadour. Cha- teaubriand le premier l'avait découvert de vieille date, du temps de son exil à Londres et de l'Essai sur les Révolutions (son grand livre, le livre de sa vie) ; il n'avait pas tardé à reconnaître le vieux complice : sur ses vieux jours, il lui faisait encore l'hon- neur d'une traduction intégrale (tandis qu'il est visible qu'il n'a eu de Dante que la connaissance la plus distraite) et d'un Essai dans ses Etudes de littérature anglaise. E n somme, pendant toute cette période, pas de gloire mieux établie, plus assurée, — plus officielle. Pas de poème plus traduit, plus répandu entre toutes les mains, plus mis à la portée de tous, à l'honneur éternel de la gravité religieuse de la pensée anglaise.

Mais ce que j'admirais, en avançant dans ma lecture, c'était, dans ce poème de la grâce et du Salut, le rôle prépondérant de la figure de Satan. C'est lui qui fait saillie et sur qui se concentre l'intérêt de l'ouvrage, lui qui anime ce grand poème. Il fau avouer que l'intérêt baisse dans les derniers chants, une fois le péché consommé, quand sa puissante figure s'efface et que l'Ange

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UN ASPECT DU ROMANTISME

Gabriel explique à nos premier parents, avant de les conduire à la Porte du Paradis, leur première leçon de catéchisme sur les mystères de la Rédemption.

En réalité, tout se passe comme s'il y avait chez le vieux poète, en dépit de lui-même, u n fonds d'éternel mécontent, un cœur républicain, un vieux débris du Commonwealth, qui ne prenait son parti de rien, ne pouvait reconnaître l'Angleterre des Stuarts et de la Restauration, protestait contre l'ordre établi et s'inté- ressait malgré lui à l'Ange de la révolte. Si bien que ce grand poème chrétien, ce poème de toutes les orthodoxies, est au fond le plus grand hommage qui ait été rendu à celui qui a dit

« Non ! » à Dieu. Comme Blake l'a très bien vu, ce grand croyant, sans le savoir, était d u côté des mauvais anges (comme tout esprit non-pharisien paraît toujours dangereux aux zélotes et aux bien pensants).

Je découvrais ces choses avec étonnement. Je comprenais une part de la pensée de Claudel : cette immense promotion de Satan, cette création étonnante du génie anglais et protestant, cette fascination nouvelle de l'Enfer et de l'Archange rebelle. On comprendra ce qui mettait en arrêt devant le titre du chapitre de M. Mario Praz, les Métamorphoses de Satan. J'espérais y apprendre du nouveau et m'avancer de quelque manière dans la connaissance de mon sujet. Mon attente ne fut pas frustrée, mais tout de même un peu déçue.

La trouvaille de M. Praz tient en une ligne, il est vrai qu'elle en vaut la peine. Le Satan du Tasse ne diffère pas beaucoup do celui de Giotto, une espèce de Vorace à carapace de Samouraï, fait pour inspirer l'épouvante et dont le Louvre est un charnier qui ne sent pas la rose. Tout changea, nous dit M. Praz, le j o u r où le cavalier Marin, dans un morceau de son Massacre des Innocents eut écrit ce beau vers

Neglî occhi, ove mestizia alberga e morte,

« Dans ses yeux où habitent la tristesse et la mort » , et introduit ainsi dans la figure de Satan ce trait de nostalgie et de mélancolie. Après tout, pourquoi ce charlatan et ce Scudéry napolitain, n'aurait-il pas été capable, une fois dans sa vie, de ce trait de génie.

Et Milton connaissait certainement le poème du Cavalier, traduit par Crashaw dès 1635, en vers incomparables. C'était

T O M E L X X V I . — 1943 ?

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un ennoblissement subit du personnage du démon. Jusque-là, dans la tradition populaire^ le diable était un personnage redouté, mais semi-bouffon, un adversaire craint pour ses maléfices, reconnaissable à son pied de b o u c ou à son sabot de cheval, et qu'au fond, on « avait toujours » et que l'on mettait en déroute par une goutte d'eau bénite, un Ane Maria placé au bon moment, un chien qu'on lui lâchait une casserole entre les jambes, et qui laissait derrière lui, en guise de vengeance, un bouquet de sou- fre et d'odeurs fétides. Désormais, dans la haute littérature du moins, le diable ne sera plus jamais un personnage malodorant.

Dès lors, c'est un jeu pour M. Praz d'établir que toutes les figures sataniques qui apparaissent dans le romantisme à par-

tir de 1780 et font les frais du roman noir, les héros d'Anne Radcliffe, le Moine de Lewis, sont les pâles dérivés du Satan de Milton, ce prince, des révoltés : c'est lui l'ancêtre du paria, du déclassé, de l'outlaw, des brigands de Schiller, de l'homme en rupture de ban avec la société, ce type romantique par excel- lence : c'est lui l'ancêtre de Byron, l'aïeul direct de ses bandits, d e ses maudits, de ses Haras, de ses Giaours, de ses Corsaires, de ses Manfred, de son Caïn, de toutes ces figures infernales, où le poète a multiplié les effigies'du blasphème, du sacrilège, du mépris des lois et de son goût du fatalisme et du malheur. Et l ' o n sait ce que fut Byron pour toute la période romantique, et ce qu'il est peut-être encore par exemple pour un Barbey d'Aure- villy et un Villiers-de-l'Isle-Adam, le modèle, l'exemple, le grand

« inspirateur » , dit Sainte-Beuve, le roi de toutes révoltes qui font le fond du romantisme.

Voilà une première clef bien patente, bien connue et bien établie, une clef publique en quelque sorte. En voici une seconde, clef occulte, clef inavouable, clef secrète, signalée en cachette au

•même endroit, à la même date et dans le même souffle, par Sainte-Beuve, qui recommande de ne jamais l'oublier, et que M. Pfaz se donne à son tour le plaisir de découvrir dans un nou- veau chapitre de son ouvrage, Sur les traces du Divin Marquis.

Ici, je dois faire un aveu. Je confesse une lacune, une can- deur ou un ridicule : Justine manque à ma culture, j e n'ai jamais lu une ligne de Sade. Je suis en paix de ce côté. On m'a

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UN ASPECT DU ROMANTISME 323 montré jadis, voilà bien des années, dans l'enfer de la Bodléïenne, à Oxford, un exemplaire de l'édition originale du livre fameux, avec son glacial frontispice, reproduit aussi par M. Praz : ma curiosité n'a pas été tentée au-delà. P o u r le reste, je m'en rap- porte aux trois ou quatre pages d'extraits que cite M. Mario Praz et qui doivent contenir la profession de foi de son auteur.

Une philosophie de Caraïbe, — et encore, gardons-nous de calom- nier d'honnêtes sauvages, — un nihilisme de primaire, des blas- phèmes sans rime ni raison, des négations qui consistent à pren- dre à tort et à travers le contre-pied de tout ce q u ' o n vénère, des apophtegmes sans la moindre preuve, des aphorismes de fin d'orgie, des bravades et des défis d'une nuit de Champagne entre blasés et vicieux, à qui il ne reste d'autre aiguillon que l'orgueil de se mettre secrètement au-dessus des lois. Qu'on en juge :

« Le but de la nature n'est point la production de la vie, mais sa destruction. Elle ne subsisterait pas un moment sans le sacrifice et l'écrasement de millions de créatures. L'auteur de cette machine à tuer ne peut être que le plus pervers, le plus cruel, le plus méchant de tous les êtres. Le meurtre est l'unique loi de l'Univers. La seule ressource qui nous reste à nous autres humains est de faire c o m m e la nature. Quel crime saurait-on nous reprocher qui viole la nature, puisque la nature est elle- même la mère de tous les crimes ? Qu'est-ce que la suppression d'une vie ? Rendre quelques cellules aux éléments, hâter de quelques heures o u de quelques jours une dissolution fatale, faire c e que la nature fait en grand tous les jours, qu'y a-t-il là de si coupable, si nous y trouvons notre bon plaisir ? Et qu'est-ce que nous pouvons de pis dans la vie la plus « crimi- nelle » qu'un petit assassinat ou deux ?

« O toi qui dit-on as créé tout ce qui existe dans le monde, toi dont je n'ai pas la moindre idée, toi que je ne connais que sur parole, être bizarre et fantastique qu'on appelle Dieu, j e déclare que j e n'ai pas en toi la plus légère croyance, parce que j e ne trouve rien dans mon cœur ni dans mon esprit qui puisse me persuader une existence absurde dont rien au monde n'atteste la solidité » .

Sur quoi le voilà qui recommande vingt sacrilèges.

En somme, pensée nulle ? Sécheresse infinie, infatuation vaniteuse, partout la rage de l'impuissance. Les bribes, des détri-

tus, des miettes et des laissés pour compte de toutes les écoles sceptiques et négatrices.

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Tel qu'il est, M. Praz a raison, ce grimoire si pauvre est un livre important. Ce fut plus qu'un chef-d'œuvre, c'est un livre agissant. Danton le lisait pour s'entraîner. Il fut dévoré sous le manteau à partir de 1810 par tous les lycéens de Paris.

Ce fut l'école des Jeunes-France, celle de la nouvelle génération romantique, héritière de la Révolution, sans avoir pris part

à la bagarre. Ces gamins croyaient découvrir dans les écrits du maître des moyens d e domination. La lueur plus ou moins sourde du Marquis rayonne de toutes parts. Tous en tien- nent. Bien peu échappent. Il est vrai que pour notre malheur cette forme de satanisme était la plus facile, la plus à la portée de tous, et des esprits les plus vulgaires. Voilà l'intérêt du tableau que nous développe M. Mario Praz.

Chemin faisant, M. Praz nous apprend plus d'une chose curieuse. Mais parfois son thème l'abuse, ou il abuse de son thème. Il lui arrive de vouloir comprendre trop de monde dans sa paroisse. Qu'il ne se figure pas que nous allons dans ses clients lui laisser recruter Delacroix ! Parce que l'artiste, dans l'extrême jeunesse, à vingt-deux, vingt-quatre ans, nous con- fesse dans ses notes, certaines défaillances physiques, caprices a'une nature ultra-nerveuse, comme il note ailleurs ses petits bonheurs, ses succès, ses passades, quitte à se les reprocher aussitôt et à se querelles d e ses rechutes, de ses faiblesses et de ses lâchetés, jamais o n ne nous fera convenir qu'il y ait dans tout cela l'ombre d'une pointe de sadisme.

Pas plus ( c'est un autre propos) que nous ne laisserons dire à M. Mario Praz qu'il y ait le moindre rapport entre mysti- cisme et exotisme, et que le mystique projette ses désirs dans un ciel de sa fantaisie, comme Loti p r o m è n e ses ennuis de décor en décor.

Cela dit, quel service nous rend M. Mario Praz, en faisant pour nous la revue, l'inventaire, le sottisier du romantisme : quel gré nous lui devons d'avoir pris sur lui la peine de diriger et de mettre en ordre cet horrible fatras et de nous épargner le dégoût de la lecture ! Quelle s o m m e d'érudition il dépense pour notre commodité. Quel bonheur d'être soulagé de parcou- rir nous-mêmes les zigzags absurdes d u roman noir, les tur- pitudes du roman-charogne. Car toute cette production sadique de bas étage fait frémir par sa platitude et ne vaut pas le diable qu'elle invoque et à qui elle se confie niaisement à corps perdu.

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Ici, le paysage change et M. Praz, tournant la page nous ouvre un domaine nouveau. Jusqu'ici, le héros romantique, diabolique, le bourreau des âmes, l'irrésistible, avait toujours été un personnage masculin. C'était l'ordre, c'était la règle, admise et respectée de tous, de haut en bas de l'échelle, du plus petit au plus grand. Le héros de type byronien, plus ou moins modifié, faisait les frais des romans des Maréchaux des Lettres, tels que l'auteur de la Comédie Humaine, jusqu'à dégénérer par degrés en se perdant dans les ombres du roman feuilleton.

Brusquement, vers le début de la seconde moitié du siècle, aux environs de 1860, il s'opère une révolution mystérieuse Que dire de l'Ane mort, cette folie dont on ne sait pas encore si l'auteur s'y prend au sérieux ou s'il se moque "de nous, que dire de Champavert, de Mme Putiphar, des Mémoires du Diable ?

Quand on voit dans le livre de Praz cet amas de misères, on pense à la maxime de Gide : « C'est avec les bons sentiments que se fait la mauvaise littérature. » Et avec les mauvais, ne s'en fabrique-t-il pas de pire ? Revanche des bonnes gens comme nous qui, du moins et selon l'expression de Péguy, ne travaillent pas dans le péché.

Mais laissons ce fatras. Qu'il paraisse quelque part un grand artiste, un prince de l'esprit, et touL-se justifie, prend forme et s'organise. Ce maître est là, c'est Baudelaire. Celui-ci sait très bien c e qu'il fait et la nature de ce qu'il tente. Quand il écrit les Fleurs du Mal, il a pesé ses mots, il n'ignore p a l ce qu'il écrit ; il traduit le programme de Sade, le perfectionne et le réalise. Avec une conscience très claire de son dessein (de Sade est à chaque page des Notes intimes : le poète s'appelle le Maître ; le Sage, son Oracle), il a choisi sa part : il refuse le Ciel, il repousse la Grâce et les avances de Dieu. Il regarde le Créateur face à face avec un orgueil de Lucifer et le défie les yeux dans les yeux : à la place du Ciel méprisé, il a décidé de s'en faire un autre, extrait du crime et du péché, une espèce de bonheur infernal, où parfois, dans la faute, il saisit une minute de jouissance infinie, et, d'où, par une chimie à lui, dont

il possède le secret, il tire une musique d'éternité à rendre les archanges jaloux.

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dans les éléments de polarisation. Le héros change de sexe.

L'homme fatal devient la femme fatale. Les choses se dessi- nent d'un peu loin dans la Carmen de Mérimée, puis dans les

rêveries de jeunesse d'un Flaubert, le Conte de Novembre, les Reines de Saba de la première Tentation, pour éclater enfin s o u s une forme monumentale dans la figure de Salamnbô. Mais p o u r assister à la transformation complète et la plus significative, il faut, avec M. Praz, nous transporter à Londres dans le cercle du grand poète Algernon Charles Swinburne. Swinburne est une grande énigme. Créature très noble et même très virile, avec les dons les plus éclatants du langage et du rythme, le premier lyrique de son temps et le vrai successeur de Baudelaire e n Europe, mais dans une carcasse d'avorton et de fin de race, travaillée de traits anormaux qu'on ne savait pas traiter alors et dont il ne pouvait mais, « Qu'est-ce qu'on peut faire de types c o m m e moi ? » , gémissait-il devant un ami. Initié de bonne heure à Sade par son ami Monkton-Milnes, propriétaire de la plus belle collection connue de livres licencieux, toutes ces anomalies cristallisèrent autour de l'œuvre du Marquis, lequel devint pour la vie son guide et son inspirateur secret.

Dès le début, le poète formule c e qui sera le thème inva- riable de son œuvre et de sa vie : « Victime impuissante de la colère et de la tyrannie d'une belle Furie. » C'est le thème d'Ata- lante, celui à'Anactoria, celui du drame de Chastelard, le pre- mier martyr de Marie-Stuart, celui de Lesbia Brandon, ce long

roman, presque insoutenable à force de détails cruels. L'Angle- terre, dès Atalante, fut surprise de la beauté des vers.

Mais les choses cessent d'être douteuses à partir du recueil- des Poèmes et Ballades. Ce recueil classait l'auteur à la tête du lyrisme contemporain. Il s'y découvrait tout entier. Ce livre, c'était lui. Il faudrait pouvoir citer tout le Laus Veneris, cet immense Triomphe de la Femme, où défilent toutes les reines du monde de Séramis à Cléopâtre dans une sorte de nouvelle Ballade des Dames du Temps jadis, et surtout la complainte, ou plutôt la prestigieuse litanie de Notre-Dame de Pâmoison, la Vierge de Douleurs, car le poète n'hésite pas à emprunter, comme Baudelaire, pour des buts sacrilèges la majesté des formes liturgiques, cette pièce d'un lyrisme inouï, où l'auteur en termes voilés, se raconte, nous confie son histoire la plus secrète. On ne pouvait aller plus loin sans risquer la prison.

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UN ASPECT DU ROMANTISME 327 Cette fols les bornes étaient atteintes et presque dépassées. Le poète n'avait plus qu'à se condamner au silence.

C'est alors que ses amis, pour le sortir de là, inventèrent un épisode comique. Afin de le déliver de son obsession, quel- qu'un imagina de le présenter à Mazzini et de persuader le poète qu'il brûlait d'enthousiasme pour les libertés italiennes. Jamais il ne s'en était occupé. Mais, tout heureux de marcher sur les traces de son dieu Hugo et du jeune Carducci, le voilà qui prend feu : et de là ces poèmes inattendus des Chansons auant l'aurore, où l'Angleterre eut un beau matin la surprise de voir le vieil élégiaque emboucher la trompette martiale et héroïque et de se découvrir un poète républicain. Encore, qu'il soit facile, avec u n peu d'attention, de reconnaître que Swinbùrn n'était pas si bien guéri que cela et que sa République ressemble étrangement à la Virago des Ïambes de Barbier « cette forte femme aux puis-

santes mamelles » , qui sacrifie si allègrement ses amaïAs, et n'est par conséquent qu'une nouvelle incarnation de la « toute puissante, impitoyable et trop belle Furie » , dont le poète, dès

ses débuts s'était déclaré l'esclave et le martyr.

Ce grand poète laissait dans les lettres anglaises une longue trace de poisons, qui fleurirent à leur tour en une foule d'œu-

vres nouvelles. Le premier qui les recueillit fut Pater, grand .esprit mélancolique l'auteur de Marius l'Epicurien, et des

Portraits imaginaires, l'homme qui autant que personne a intro- duit dans sa pensée les questions d'art et d'esthétique, l'homme qui a découvert le « sourire de la Joconde ! » cliché qu'il légua après lui à une longue postérité. Depuis ce jour, quel écrivain ne s'est cru tenu de se pencher à son tour sur le mystérieux sourire ? Après lui, (je brûle les étapes) c'est le tour de Beardsley, et surfont de l'étrange Oscar Wilde, qui occupe la scène à partir de 1880. Esprit ondoyant, subtil, et souple plutôt q u e créateur, mais merveilleux illusionniste, la coqueluche des salons de Londres qu'il éblouissait de ses paradoxes et de son Jiumour, et ami des milieux artistes de Paris, aussi célèbre à Montmartre qu'à Chelsea, un pied sur la Tamise et un pied sur

la Seine, cet Irlandais, enfant gâté et trop précoce de la gloire, avait les dons les plus brillants, malheureusement perdus par

la facilité et par un affreux cabotinage. Sa petite Salamié de 1893, écrite dans un français bégayant de nursery, a les allures d'un drame de marionnettes, d'une espèce de maerchen à demi

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sérieux, où la vieille tragédie de l'Evangile n'est plus qu'une scène domestique et un caprice de fillette.

Mais dans cette saynète humoristique, écrite comme pour un'théâtre d'enfants, l'auteur utilisait une grande découverte.

Jamais Flaubert ni aucun des maîtres qui avaient traité ce sujet (et Dieu sait s'il y en a depuis que l'art chrétien a sculpté ou peint des Morts de Saint-Jean-Baptiste) n'avait dit que Saloiné pouvait être amoureuse du Prophète. C'est Heine, c'est le char- mant poète d'Atta Troll qui, avec sa grâce profonde et sa fantaisie douloureuse, avait fait cette trouvaille. Il montre la jeune fille jouant avec la tête sanglante. Parfois elle s'arrête et la couvre de baisers, « car qu'est qu'une dame, ajoute-t-il, pourrait faire de la tète d'un homme qu'elle n'aimerait pas ?...

Wird ein Weid dos Haupt begehren, Eines Manns, 4en sle nicht liebt ?

($ui a pu indiquer ce passage à Wilde ? L'habile^ artiste s'en est emparé sans nous avouer son larcin. Mais il a écrit cette phrase : « J'ai baisé ta bouche, Joakannan ! > et du coup son héroïne devenait l'image où se reconnurent toutes les jeunes blasées et les tourmentées de désirs. Le jour où à ces paroles, Richard Strauss ajouta les prestiges et l'ivresse dé sa musique, les philtres de ses cantilènes chargées de désespoir, il n'y eut plus au monde qu'une Salomé celle de W i l d e . Chacun a oublié la Salomé de Flaubert et même celles de Gustave Moreau, un moment si célèbres, tandis que la Salomé de W i l d e est désormais un type mondial, le seul qui survive dans l'imagination du peuple de ce rêve romantique de la Femme Fatale.

Le dernier chapitre, intitulé Byzajice, n'offre plus le même intérêt. C'est le tableau littéraire du Paris de la fin du dernier siècle, le tableau de la quatrième génération romantique, celle des épigones, celle des profiteurs, qui n'a plus qu'à se donner la peine d'exploiter les thèmes inventés par les générations pré- cédentes. Ce monde des Mendès, des Lorrain, des Rachilde, des Péladan, avec ses androgynes et ses hermaphrodites, ses M. de Phocas et ses Monsieur Vénus, ses Zo-Har, ses Aphrodite, toute cette pacotille et cette camelote impudique, utilisée dans le sens le plus vulgaire du commerce et de la publicité.

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UN ASPECT DU ROMANTISME

C'est ce monde affreux que nous avons rencontré devant nous à vingt ans, que nous détestions d'instinct, que nous haïssions sans le connaître, celui qui trônait dans la presse et sur le boulevard, occupait toutes les avenues de la littérature, faisait la pluie et le beau temps, et connaissait les grands tira- ges, recueillait l'indulgence et l'applaudissement - universel, étalant la gloire de sa fange et de son ignominie. Misérable

époque ! Et quelle confusion : Wagnérisme, Primitifs et Préa- phaélistes, Rose-Croix, vague Scandinave et vague slave, Ibsen

et Strindberg, les premières traductions de Nietzsche, Tolstoï, Dostoïesky ! Quel pêle-mêle, quel amalgame, quel gâchis pour une tête de vingt ans. C'est dommage que le système un peu panoramique de l'auteur l'oblige à mettre côte à côte et presque

sur le même plan des livres comme l'A Rebours de Huysmans,, qui sont de grands livres et des monuments capitaux à côté de tant d'ordures et de tant d'immondices. N'est-ce pas faire tort à un Dostoïewsky que de l'expédier en une page et de juger par prétention un homme qui, criminel ou non, j e ne sais, n'en a pas moins inventé un nouveau monde intérieur et les ténèbres de l'enfer que nous portons en nous ?

Mais pour M. Praz, il s'agit surtout d'introduire d'Annunzio.

Jusqu'à lui, l'Italie est restée dans une sage ignorance comme une sorte de Beîle-au-Bois dormant, à l'écart du mouvement littéraire qu'il décrit. Voici paraître, pour clore la marche, le grand écrivain calabrais, avec ses audaces, son lyrisme, sa puis- sance d'imitation, ses Enfants de Volupté, ses Triomphe® de la Mort, ses poèmes, ses drames, sa Ville Morte, ses Phèdres, ses Comnène, ses ambitions immenses.

Tel qu'il est, cet écrivain rendait à l'Italie le service de la faire rentrer dans le grand courant littéraire et de faire parler d'elle dans le monde, ^>our la première fois depuis plus de cent ans. On conçoit que ce soit un mérite aux yeux de M. Praz.

Du reste, pouvons-nous oublier qu'en jetant sa" gourme le poète assagi se préparait à son rôle d'homme national et l'atti- tude qu'il prit dès 1914, et ce mot touchant qu'il eut alors :

* ô France, sans qui le monde serait seul ? » .

Quand on vient d'achever cette curieuse lecture du livre de M. Praz, et cette revue impitoyable du romantisme dégénéré, l'impression demeure que toute cette fantasmagorie s'est abîmée avec la guerre. Il n'en reste plus trace. Bon débarras !

Louis GILLET.

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