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«LA GUERRE EN UKRAINE RÉVÈLE AUSSI NOS PROPRES ILLUSIONS»

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RÉVÈLE AUSSI NOS PROPRES ILLUSIONS »

› propos recueillis par Valérie Toranian

La guerre en Ukraine a mis en évidence le fossé d’incompréhension qui existe entre la Russie et l’Occident. Explications et analyse avec Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales.

«

Revue des Deux Mondes – Sur quoi le fossé d’incompré- hension entre l’Occident et la Russie repose-t-il ?

Thomas Gomart Au début des années Poutine, les milieux politico-économiques ont surtout considéré la Russie comme un des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), c’est-à- dire comme un marché émergent. L’idée qui prévalait alors était que la convergence économique entraînerait, à terme, une convergence politique. La Russie n’a pourtant rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qu’en 2011, dix ans après la Chine. La première incompréhension est donc de ne pas avoir vu que la Russie était aussi, et surtout, une puissance ré-émergente. Quand elle progressait sur le plan économique, en particulier grâce à l’augmentation des prix de l’énergie, elle réarmait. Il ne faut pas oublier que Vladimir Poutine a commencé

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son mandat en perdant un sous-marin nucléaire en août 2000. Il a relancé la guerre de Tchétchénie et offert une revanche à ses militaires.

Cette stratégie lui a permis de retrouver une crédibilité, un prestige international. Il a pensé que, pour être respecté, il fallait être craint.

Deuxième incompréhension : la Russie est-elle une civilisation à part, le fameux monde orthodoxe décrit par Samuel Huntington dans son Choc des civilisations (1), ou est-ce un pays qui participe pleine- ment à la mondialisation ? Y a-t-il une spécificité propre à la Russie ? À cause de sa dimension continentale et de l’organisation de son pouvoir, la Russie ne saurait avoir un développement comparable à celui de la Pologne ou des pays Baltes. Dans la deuxième partie des années Pou- tine, le discours sur la « spécificité » russe s’est durci. Les élites russes se rapprochent, avec des différences, de la vision « huntingtonienne » du monde. Poutine se présente lui-même comme l’incarnation d’un bloc civilisationnel fondamentalement opposé à l’occidentalisme décadent, mais capable, à la différence des Occidentaux, d’interagir avec les autres grandes « civilisations », en particulier le monde musul- man. Chez nous, cela a conduit à des interprétations géopolitiques souvent caricaturales, et instrumentalisées, comme sur la question des chrétiens d’Orient, soit par ignorance, soit par aveuglement. Or, le double rapport entretenu avec la Tchétchénie et la Syrie est constitutif du pouvoir de Vladimir Poutine. Sur les plans intérieur et extérieur, le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, est

personnellement loyal à Vladimir Poutine, et fait partie de son dispositif de pouvoir.

Il envoie ses troupes combattre en Ukraine au cri de « Allah Akbar ». Il n’est pas inutile

de rappeler que, lorsque les attentats contre Charlie Hebdo ont été commis, un million de Tchétchènes ont défilé dans les rues de Grozny contre la publication des caricatures. En Syrie, la Russie a moins com- battu l’État islamique que sécurisé, au prix de bombardements mas- sifs, le régime de Bachar al-Assad. La fascination exercée par Vladimir Poutine auprès de ses soutiens politiques en France s’explique par un anti-américanisme constitutif chez les uns et par une lecture binaire du monde musulman chez les autres.

Thomas Gomart est directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Dernier ouvrage publié : Guerres invisibles.

Nos prochains défis géopolitiques (Tallandier, 2021).

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Enfin, la troisième incompréhension concerne la personnalité de Poutine et son point de vue sur les autres dirigeants occidentaux, tout simplement en raison de son idéologie, de son référentiel intellectuel – il est drogué à l’histoire russe, une drogue dure dont il ne pourra pas décrocher – et de son expérience vécue. Les rues de Leningrad, les études de droit, une assez médiocre carrière au KGB, son passage en Allemagne de l’Est, où il voit un système s’effondrer sur lui-même, son retour en Russie au début des années quatre-vingt-dix, le chaos économique qui profite à la grande criminalité… Dix ans après son retour de RDA, il est élu président de la Fédération de Russie. Peu de dirigeants internationaux ont connu une telle fulgurance de par- cours personnel. Dès lors, sa personnalité n’a rien de commun avec les dirigeants produits par nos systèmes démocratiques. Le cuir n’est pas le même. D’autant que Vladimir Poutine imprime sa volonté de puissance par sa capacité de passage à l’acte.

Revue des Deux Mondes – Ce tournant, à partir duquel Vladimir Pou- tine s’inscrit davantage dans la civilisation russe, est-il lié à l’avancée à l’est de l’Otan ?

Thomas Gomart Je ne souscris guère à la thèse de l’humiliation russe, rabâchée par les ambassades de Russie en Europe et répétée ad nauseam. Je ne souscris que partiellement à celle sur l’élargissement de l’Otan comme cause principale du comportement de la Russie post- soviétique. Le problème fondamental, c’est la nature du régime russe après la chute de l’URSS. Cette dernière s’est écroulée d’elle-même le jour où les Soviétiques ont cessé d’y croire. C’est avant tout un échec économique, politique et idéologique avant d’être le résultat des manœuvres occidentales. L’URSS a perdu la guerre froide car elle n’était plus capable de poursuivre la compétition.

Dès 1993, en réprimant le Parlement, la Russie verse dans un prési- dentialisme qui annihile toute idée de contre-pouvoir institutionnel et renvoie d’emblée à la violence politique. La Russie des années quatre- vingt-dix repose sur quatre forces : le Kremlin, l’armée, les services de

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sécurité et les milieux criminels, qui vont se doter de façades présen- tables avec des oligarques jouant à fond le jeu de la mondialisation.

Alors que l’économie russe se privatise violemment – c’est sans doute dans ce domaine que l’influence occidentale aura été la plus néfaste –, la Russie est battue militairement en Tchétchénie. Si l’Occident sait profiter des privatisations, il prend deux initiatives majeures : d’une part, un conseil Otan-Russie en 1997, qui établit une parité symbo- lique ne correspondant pas au rapport de force réel, et, d’autre part, l’entrée de la Russie dans le G7, qui devient le G8. Parallèlement, il y a bien sûr les modalités de la domination stratégique américaine, en particulier en ex-Yougoslavie. Les bombardements de l’Otan sur Belgrade, sans mandat de l’ONU, marque une rupture idéologique et stratégique. Moscou dénonce ouvertement les « doubles standards » occidentaux, tout en prenant conscience de son déclassement mili- taire. La Russie fait défaut en 1998. Pour Poutine, le redressement ne peut rimer qu’avec le nationalisme.

Sur le sentiment d’insécurité de la Russie, rappelons au passage que l’Otan n’annexe pas des pays. Pour les Polonais ou les Hongrois, le Pacte de Varsovie n’était pas à proprement parler la maison du bon- heur ! Leur volonté de sortir enfin de l’orbite historique de la Russie traduit aussi le sentiment d’avoir été abandonnés à leur sort pendant la guerre froide. Cet « Occident kidnappé » pour reprendre la formule de Milan Kundera a subi les totalitarismes nazi et soviétique, il était vital pour lui d’obtenir des garanties de sécurité occidentales au vu de l’évolution politique de la Russie et de sa manière de faire la guerre en Tchétchénie. La situation est encore différente pour les anciens membres de l’URSS : la comparaison du développement des pays Baltes et de celui de l’Ukraine, trente ans après l’effondrement, suffit à comprendre la différence entre une intégration dans les structures euro-atlantiques et une non-intégration.

Le vrai sentiment d’insécurité de la Russie plonge dans la culture stratégique du pays, qui a besoin de « frontières épaisses », pour reprendre la formule de Sabine Dullin, afin de protéger le cœur de la Fédération. À ce titre, le sentiment d’insécurité est interne et externe.

Interne, avec l’instabilité au Caucase du Nord, confronté très tôt à un

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djihadisme militarisé que les Occidentaux n’ont pas forcément voulu voir. Externe, avec la continuation d’une rivalité stratégique avec les États-Unis. Après les attentats du 11 Septembre, la Russie apporte immédiatement son soutien à Washington et aide même l’interven- tion en Afghanistan. Mais peu après, les États-Unis se retirent uni- latéralement du traité ABM (Anti-Ballistic Missile), ce qui est, selon moi, plus important du point de vue de la sécurité russe que l’élargis- sement de l’Otan. Les deux sont liés, mais les Russes prennent alors conscience du possible déclassement de leur arsenal balistique, clef de voûte de leur système de sécurité. Les États-Unis pensent déjà à la montée en puissance de la Chine et surtout à l’Iran, et sortent de ce traité pour mettre en place leur propre système antimissile en Europe.

Pour la Russie, c’est une dégradation stratégique immédiate.

Revue des Deux Mondes – L’évolution du mandat de Poutine peut être analysée de deux manières. Soit nous n’avons pas répondu à ses ouvertures, soit nous n’avons pas voulu voir qu’il a toujours souhaité en arriver à la situation actuelle...

Thomas Gomart La première thèse n’est pas complètement fausse.

Au début de son mandat, Poutine apporte son soutien aux Améri- cains le 11 septembre, insiste sur les liens entre l’Union européenne et la Russie, et propose un projet d’intégration régionale à quatre entre la Russie, l’Ukraine, le Kazakhstan et la Biélorussie. L’Europe sou- tient l’intégration régionale partout dans le monde, sauf dans l’espace soviétique, puisqu’elle prépare alors l’élargissement de 2004 à des pays voulant enfin sortir de l’orbite russe. Ça commence donc à coincer, notamment avec la Révolution orange : Poutine ne peut pas concevoir, a fortiori en Ukraine, qu’il existe une forme d’aspiration démocratique.

Elle serait forcément fomentée par des services de renseignement.

La seconde lecture possible est que la guerre est consubstantielle au pouvoir de Poutine. Il arrive aux affaires juste après les attentats de Mos- cou en 1999, qui n’ont jamais été vraiment élucidés, et se lance dans une nouvelle guerre contre les Tchétchènes. Le djihadisme tchétchène

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était annonciateur du terrorisme militarisé avec les centaines de morts, à l’école de Beslan ou lors de la prise d’otages au théâtre Doubrovka de Moscou. La manière russe de faire du contre-terrorisme se fait très dif- féremment de celle des Occidentaux.

Il y a deux points de bascule vis-à-vis de l’Occident. D’abord, en 2013, Barack Obama ne réagit pas après l’utilisation d’armes chimiques par Bachar al-Assad, alors même qu’il en avait fait une ligne rouge. Pas sûr que qualifier la Russie de « puissance régionale » ait satisfait Moscou.

L’armée syrienne a été formée par les Soviétiques, notamment pour les armes chimiques. L’année 2013 marque donc pour Poutine le début de la fin des interventions occidentales, dix ans après la guerre en Irak, à laquelle il s’était d’ailleurs opposé avec Paris et Berlin.

Le second point de bascule est la déroute des troupes américaines en Afghanistan, en août 2021. Poutine exerce déjà une pression mili- taire sur la frontière ukrainienne et mène une activité navale intense dans l’Atlantique Nord, en mer Noire et en Méditerranée orientale, où il est devenu dominant. Il recrute également des mercenaires en Syrie et en envoie mille au Mali, ce qui provoque la fin de l’opération Barkhane. Il assume désormais complètement de produire des effets en passant à l’acte.

Revue des Deux Mondes – Poutine met en avant les interventions occidentales en Libye, en Irak, au Kosovo, en Afghanistan pour justi- fier la sienne. A-t-il tort ?

Thomas Gomart Un confrère russe m’a ainsi formulé les choses : le crime actuel de la Russie est simplement d’avoir violé le monopole occidental de la violation du droit international. Les Occidentaux ont fait des guerres de changement de régime, en s’affranchissant quand ça les arrangeait du droit international. Cet argument est recevable puisqu’il montre l’impasse dans laquelle a conduit l’interventionnisme occidental. On paie les conséquences de l’intervention de l’Otan en ex-Yougoslavie sans mandat de l’ONU. Notre discours et la légitimité de l’action s’en trouvent affaiblis.

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L’intervention en Libye de 2011 est un peu plus solide sur le plan juridique, parce qu’il y avait une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, même si la Russie déplore l’interprétation extensive qui en a été faite. Fondamentalement, les Russes considèrent que les Occi- dentaux leur donnent des leçons de gouvernance alors qu’eux-mêmes ont eu recours à l’interventionnisme et aux changements de régime, quitte à tordre le droit international selon leurs intérêts. Ils pointent – et ils trouvent pour cela un écho dans des pans de l’opinion inter- nationale – l’hypocrisie occidentale, ce qu’ils appellent un « double standard ».

Le comportement des Occidentaux en Irak, en Libye et en Syrie avec la non-intervention est lu comme un décalage permanent entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font. Face à cela, une réaction idéologique a été construite, sous l’impulsion notamment de Vladislav Sourkov, qui invente la notion de « démocratie souveraine » pour répondre au discours de « promotion de la démocratie » de l’administration Bush.

Il est intéressant de souligner la capacité de la Russie de produire des anticorps idéologiques contre une conception occidentale de la mon- dialisation. D’ailleurs, cette crise révèle aussi nos propres illusions sur le fonctionnement du système international. On doit rompre avec une doxa, véhiculée notamment par les business schools, et comprendre qu’il y a des frontières, des territoires et des gens prêts à mourir pour eux, et pas seulement des flux.

Revue des Deux Mondes – On pensait que le modèle de guerre clas- sique était obsolète, on parlait de guerre hybride. S’est-on trompé ?

Thomas Gomart Il y a eu effectivement ce qu’on a appelé la « doc- trine Guerassimov », du nom de l’actuel chef d’état-major des armées, qui consistait à vouloir contourner le conflit interétatique, force à force, pour obtenir des résultats. Le modèle était celui du political warfare : de la corruption, des opérations spéciales, du cyber, de la démonstration de force, de l’intimidation stratégique… sans avoir recours à la force brute directement.

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L’annexion de la Crimée en est un bon exemple. On a associé cela à une forme d’hybridité, c’est-à-dire utiliser des aspects diplomatiques et militaires pour produire un effet. La Russie était une puissance agile.

Malgré une économie beaucoup plus faible que celles des grands pays européens, elle obtient des résultats : elle change le cours des choses en Syrie, sauve le régime de Bachar al-Assad, intervient dans son voisi- nage et nous déstabilise sur nos flancs.

Avec l’invasion de l’Ukraine, on revient à une force brute et méca- nisée de type Seconde Guerre mondiale, qui mélange de l’hybridité et du classicisme militaire primaire. On a commis l’erreur de ne pas vou- loir voir le comportement russe en Tchétchénie, à Grozny par exemple, ou en Syrie. Beaucoup de gens nous assuraient que la Russie s’y battait contre les djihadistes, mais elle a aussi bombardé Alep. On a été victime d’un certain discours russe sur l’état du monde qui plaît à plusieurs forces politiques et qui a contribué à cette erreur d’analyse, ne pas vouloir voir comment Poutine fait la guerre : il y a l’hybridité, mais aussi Grozny ou encore l’empoisonnement d’Alexeï Navalny et de Sergueï Skripal.

Revue des Deux Mondes – A-t-on surestimé l’armée russe ?

Thomas Gomart Comme le disent assez justement les Russes, l’armée russe n’est jamais aussi forte qu’elle le prétend, mais jamais aussi faible qu’elle n’en a l’air. Vladimir Poutine a réorganisé certaines unités, tout en adaptant la conscription russe, avec des kontrakniki, des conscrits qui signent des contrats d’engagement, et viennent souvent des petites villes pauvres. Toutefois, la grande différence entre aujourd’hui et jadis est que, aussi bien à l’époque soviétique qu’à l’époque tsariste, ce réservoir de sol- dats russes était considéré comme illimité, ce qui n’est plus le cas. Il est aussi intéressant de noter que c’est une guerre entre deux pays en déclin démographique, contrairement au conflit entre l’Iran et l’Irak dans les années quatre-vingt, par exemple. Rappelons aussi que l’armée russe est très composite, avec des unités bien entraînées, aguerries et équipées, pas- sées par la Syrie et la Tchétchénie. Les grands chefs militaires russes sont tous des anciens de la Tchétchénie, notamment Guerassimov.

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Revue des Deux Mondes – A-t-on sous-estimé la résistance ukrainienne ?

Thomas Gomart Oui pour ceux qui en étaient restés à 2014. Non pour ceux qui ont observé la réorganisation des forces ukrainiennes depuis cette date. L’Ukraine est un pays en guerre depuis huit ans.

Pour nous, c’était devenu un vaste conflit gelé alors qu’il y avait des morts, de part et d’autre, toutes les semaines dans le Donbass. Les Ukrainiens sont aujourd’hui dans un combat existentiel. Poutine n’a jamais accepté qu’il y ait une identité ukrainienne.

Revue des Deux Mondes – Qu’en est-il de l’unité de l’Europe face à la situation en Ukraine ? Une véritable défense militaire commune peut- elle aboutir ?

Thomas Gomart Cette crise est le résultat de deux évolutions de longue durée. Depuis le début des années soixante-dix, les Euro- péens désarment et ont, à quelques rares exceptions, dont la France, écarté les questions militaires de leur horizon ; c’est le cas en parti- culier de l’Allemagne. Les dépenses militaires représentaient entre 3 % et 4 % du PIB au début des années soixante-dix et elles sont aujourd’hui entre 1,5 % et 2 %. Nous avons continué à désarmer alors que d’autres acteurs stratégiques réarmaient, notamment depuis le 11 Septembre : les États-Unis, la Chine, la Russie, l’Arabie saoudite et la Turquie. L’ensemble des dépenses militaires des Euro- péens représente plus de 200 milliards d’euros par an, sans parvenir à être crédibles. L’invasion ukrainienne est révélatrice : le chef d’état- major de la Bundeswehr, l’armée allemande, a dit qu’il n’y avait qua- siment plus de Bundeswehr, alors que l’Allemagne est la quatrième économie mondiale.

On savait qu’on connaîtrait des problèmes de sécurité aigus, y compris sur notre propre territoire, avec le terrorisme militarisé. Et qu’on aurait aussi des problèmes avec des compétiteurs de puissance à puissance. Mais tout cela était inaudible pour ceux qui pensaient que l’Union européenne pouvait échapper au ressac de l’histoire.

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L’Europe va-t-elle se doter d’une défense commune ? Il faut d’abord comprendre que l’idée d’une Europe-puissance est très française. Pour l’ensemble des pays européens, l’Otan offre la garantie ultime de sécu- rité ultime. Aucun membre de l’Alliance ne veut rompre, a fortiori dans le contexte actuel.

Techniquement, il existe trois niveaux. Avons-nous une autonomie de décision ? Sommes-nous capables d’apprécier une situation straté- gique par nous-mêmes ? Avant le début du conflit en Ukraine, cer- tains, notamment à Paris, hésitaient à croire les informations données par les États-Unis, puisque, en 2003, ces derniers en avaient diffusé des fausses sur les programmes d’armement irakiens.

Ensuite, sommes-nous autonomes en matière d’opérations, de capacités ? En réalité, on ne peut faire que très peu de choses, comme on l’a vu lors de la chute de Kaboul.

Troisièmement, sommes-nous autonomes en termes industriels ? Il y a une volonté farouche du côté français de renforcer la coopéra- tion bilatérale sur l’avion SCAF, de future génération, ou sur le char, et il y a une décision allemande récente de réinvestir massivement.

Mais, dans le cadre de la mission nucléaire de l’Otan, l’Allemagne vient d’annoncer sa décision de se doter d’avions de combat F-35 américains. Cela illustre la corde de rappel germano-américaine. C’est extrêmement structurant : l’Allemagne conçoit fondamentalement sa sécurité dans le cadre de l’Otan.

Après vient la question du pilier européen de l’Otan. C’est crucial pour ce qui est en train de se passer. Les Américains disent qu’il faut une coïncidence entre les pays membres de l’Union européenne et les pays membres de l’Otan, autrement dit que la Suède et la Finlande, qui ont des positions géostratégiques importantes, rejoignent l’Otan et quittent leur statut de neutralité. À Moscou, ce serait évidemment ressenti comme un acte hostile.

Revue des Deux Mondes – L’idée d’une défense militaire commune en Europe dissociée de l’Otan, avec un axe franco-allemand opération- nel, n’est donc pas crédible ?

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Thomas Gomart Non, elle ne l’est pas. Elle serait aussi très difficile à mettre en œuvre d’autant plus que la France a inscrit sa politique de sécurité, en dépit de nombreux accrochages et difficultés, dans le

« P3 » : la relation entre Londres, Washington et Paris, trois puissances nucléaires. Cela mériterait un développement historique spécifique.

Nous avons donc une culture stratégique beaucoup plus proche de celle des Britanniques – expéditionnaire, post-impériale – que de celle de l’Allemagne.

Enfin, on se représente souvent une défense commune comme une armée européenne avec des régiments et des unités, mais ce n’est pas le cas. Et chaque fois qu’on parle d’une hypothétique « armée euro- péenne », on braque nos alliés européens, qui n’en veulent pas. Pour la plupart des Européens, une défense commune ne se fera qu’avec l’assentiment ou le soutien américain.

Revue des Deux Mondes – Nos sociétés sont-elles prêtes à faire des sacrifices ? N’est-ce pas le critère qui sépare aujourd’hui le monde en deux ?

Thomas Gomart Tout dépend de ce qu’on entend par sacri- fice. Au fond, deux modèles s’opposent : les systèmes étatiques qui veulent protéger leur population, et ceux qui veulent avant tout se sécuriser. Récemment, un autre confrère russe m’a dit que la Russie privilégiait toujours la sécurité à la prospérité. La ligne de clivage est là. Les dirigeants chinois et russes cherchent avant tout à se maintenir au pouvoir. Le rêve néo-impérial de Poutine va virer au cauchemar pour la population russe. C’est déjà le cas pour la popu- lation ukrainienne.

Revue des Deux Mondes – Autour de lui, le système peut-il s’effondrer ?

Thomas Gomart Je suis très frappé par la rapidité avec laquelle ce pays s’est renfermé. Dès lors remonte immanquablement la mémoire du stalinisme, racontée notamment par Orlando Figes. Il est pos-

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sible que les Russes renouent entre eux avec des pratiques que l’on pensait appartenir à l’histoire soviétique.

Revue des Deux Mondes – Estimez-vous que Poutine accorde de l’im- portance à la date du 30 décembre 2022, le centenaire de la création de l’URSS ?

Thomas Gomart Absolument, il cherche à créer un symbole. En décembre 1991, les trois présidents biélorusse, russe et ukrainien signent les accords de Belaveja, qui mettent fin à l’URSS. Poutine veut peut-être retourner là-bas pour signer un nouveau traité sur une forme de nouvelle intégration entre ces trois pays. C’est un rêve aussi anachronique que sanglant.

Revue des Deux Mondes – À qui la situation actuelle profite-t-elle ?

Thomas Gomart La situation actuelle profite principalement à trois pays : les États-Unis, la Chine et l’Inde, c’est-à-dire les trois grands acteurs de la mondialisation. La crise ukrainienne va accélérer la périphérisation de l’Europe et de la Russie à l’échelle globale.

D’abord, l’Inde s’abstient, parce qu’elle est très dépendante de la Russie sur le plan militaire, et il y a toujours eu, depuis 1945, une tradition de non-alignement de l’Inde par rapport aux Occidentaux.

Cela influence aussi notre stratégie française indo-pacifique, qui repo- sait sur trois pays : l’Australie (et on sait ce que nos relations avec elle sont devenues), l’Inde et les Émirats arabes unis, qui se sont aussi abstenus.

Ensuite, la crise sert et dessert les États-Unis. Les Américains com- prennent en fait qu’ils ont désormais deux fronts : entre la mer Bal- tique et la mer Noire, et en mer de Chine avec Taïwan. Malgré leur statut de première puissance mondiale, leurs deux façades océaniques et leur capacité de projection, les États-Unis sont dans une situation difficile, politiquement polarisée et davantage tournée vers l’inté- rieur que vers l’extérieur. Joe Biden est cohérent entre ce qu’il disait

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comme vice-président et ce qu’il dit en sortant de l’Afghanistan : il veut rompre avec l’interventionnisme et mettre fin aux guerres illi- mitées. La guerre en Ukraine permet tout de même de retrouver une unité transatlantique, et Biden veut resserrer ces liens, mais seulement jusqu’à un certain point. Quand je parle à des Américains, je suis très frappé d’entendre qu’ils ne considèrent pas la Turquie comme leur problème, mais celui de l’Europe. Ils ne peuvent pas dire cela pour la Russie compte tenu de l’amplitude de la crise et de la dimension nucléaire, mais ils cherchent le bon point d’équilibre avec l’Europe : vendre leur matériel, sans pour autant envoyer de nombreuses troupes comme pendant la guerre froide. Beaucoup d’Européens n’ont pas l’air de le comprendre.

Enfin, la Chine observe la situation de très près. La phrase de Poutine, « deux pays, un seul peuple », rappelle la formule « un pays, deux systèmes » : l’intégration selon la volonté du plus fort. Bien sûr, le dispositif diplomatique est différent. Les Chinois n’aiment pas la violation de l’intégrité territoriale, mais se sont rapprochés de la Rus- sie depuis plusieurs années, notamment dans les domaines militaire et technologique, en l’utilisant comme un bélier idéologique contre l’Occident et en la laissant prendre les coups. Ils observent également ce qui se passe quand l’Occident décide de débrancher un pays du ver- sant occidental de la mondialisation. Les Chinois, qui ont des réserves en dollars, veulent éviter des sanctions au niveau des banques cen- trales et vont s’organiser, mais étant donné le poids de la Chine dans l’économie mondiale, ce n’est pas du tout la même configuration. Ils se sont donc abstenus. Il existe aussi une relation de proximité entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, mais cette guerre n’est pas bienvenue, d’autant plus après la crise sanitaire, car elle va probablement enclen- cher un cycle récessif. Par ailleurs, il y a toujours une différence fon- damentale entre la Chine et la Russie : celle-ci dénigrait ouvertement l’Union européenne comme construction politique, contrairement à la première, qui a besoin de donner une valeur politique à l’Union européenne pour garder un équilibre face aux États-Unis. Une guerre d’une telle amplitude et avec de tels impacts sur les chaînes de valeur ne convient donc pas aux Chinois, qui sortiront gênés sur le plan

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géo-économique. En revanche, au niveau diplomatique, on se rend compte que la marginalisation des Européens est très forte et on a l’impression que les décisions ne peuvent être prises qu’entre Pékin, Washington et Moscou. Il faut se représenter les choses comme une sorte d’extension du théâtre européen à l’ensemble de l’Eurasie.

1. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations [1997], Odile Jacob, 2021.

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