A. Junod
introduction
Il fut un temps où la thrombose veineuse profonde (TVP) et l’embolie pulmonaire (EP) étaient deux entités cliniques au contour bien défini. Elles posaient certes des problèmes diag
nostiques dans la pratique quotidienne, le recours aux moyens d’investigation dits invasifs, les seuls à offrir une garantie diag
nostique suffisante, faisait l’objet de tergiversations intermina bles. Une fois ce pas franchi, l’étape thérapeutique intervenait, bien codifiée. Le scénario était ré
pétitif pour atteindre fréquemment son acmé le vendredi soir…
Ces deux entités cliniques ont fait maintenant place au concept de maladie vei
neuse thromboembolique (MVTE), où la thrombose et l’embolie font partie d’un même continuum, partageant les mêmes étiopathogénies et facteurs de risque, l’emploi des mêmes médicaments pour son traitement et la survenue des mêmes complications. Que les problèmes liés au diagnostic, au pronostic et à la prévention s’en trouvent allégés n’est malheureusement pas garanti. Il persiste un certain nombre d’incertitudes, parmi lesquelles la mise en évidence de thromboses ou d’embolies asymptomatiques, l’évolution et le pronostic des thromboses péri
phéri ques distales, le problème de la prévention des EP immédiatement fatales, pour n’en citer que quelquesunes…
La MVTE est un enjeu de santé publique majeur. En termes de morbidité et de mortalité, elle est la troisième maladie cardiovasculaire en importance quan
titative, juste après les accidents vasculaires cérébraux ischémiques. L’incidence actuelle d’épisodes aigus symptomatiques est de l’ordre de 1,2 à 1,8‰/an, dont les deux tiers environ sont des TVP et le tiers restant des EP, associées ou non à une TVP.1,2 Le pronostic de l’EP se différencie de celui de la TVP : si la mortalité à trois mois en rapport avec la MVTE est de l’ordre de 8,6%, celle qui est directe
ment imputable à la MVTE est de 1,68%, soit 0,55% pour les patients avec TVP ver
sus 2,99% pour ceux avec EP même non massive.3 Mais ce n’est que la pointe de l’iceberg : il y aurait près de 13 fois plus de morts résultant d’embolies immédia
tement fatales et d’embolies non diagnostiquées. En dehors du problème de la mortalité, il existe aussi une morbidité substantielle en rapport avec le syndrome postthrombotique, la survenue de récidives et, à un degré moindre, l’hyperten
sion pulmonaire.4
Tout n’est cependant pas que désespérante grisaille dans le monde de la MVTE.
Elle est devenue, avec la maladie coronarienne, le terreau le plus fertile pour Clinical scores for the venous thrombo-
embolic disease : an aid for the diagnosis and the treatment ?
The venous thromboembolic disease includes a wide range of conditions from well defined medical entities (pulmonary embolism, deep venous thrombosis), their diagnosis and pro
gnosis, as well as the risk of developping a venous thromboembolic disease in association with hospitalisation for acute medical illness and with cancer. The assessment of the risk of treatment with anticoagulants is also itaken into account. For all these medical situations, numerous (approximately 50) clinical scores have been reported. They will be presented and critically analysed in the next series of 6 articles.
Rev Med Suisse 2015 ; 11 : 570-3
La maladie veineuse thromboembolique (MVTE) est un éventail de conditions couvrant aussi bien le diagnostic d’entités cli- niques bien connues (embolie pulmonaire, thrombose veineuse profonde) et leur pronostic que le risque de développer une MVTE lors d’hospitalisation médicale aiguë ou en association avec un cancer. Il s’y ajoute le besoin d’évaluer les risques du traitement à visée curative ou prophylactique. De nombreux (de l’ordre de 50) scores cliniques ont été publiés, qui couvrent l’ensemble de ces situations médicales. Cette série de six articles a pour objectif de les présenter et d’en faire une ana- lyse critique.
Scores cliniques dans la maladie veineuse thromboembolique : une aide dans la décision diagnostique et thérapeutique ?
pratique
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4 mars 2015 Pr Alain JunodProfesseur honoraire à la Faculté de médecine de Genève 10B, chemin Rojoux 1231 Conches af.junod@gmail.com
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l’application des principes de l’analyse décisionnelle dans la prise en charge clinique, à de multiples niveaux. La mise au point de scores cliniques pour le diagnostic a permis la détermination explicite et raisonnée de la probabilité clini
que qui, souvent alliée à la mesure des Ddimères, permet d’exclure la maladie ou, au contraire, justifie le recours à des moyens d’investigation plus poussés. Alternativement, une fois le diagnostic posé, la même approche permet d’aborder le problème du pronostic. C’est ainsi qu’elle don
ne un substrat solide pour recommander un traitement ambulatoire dans certains cas d’EP par exemple. Elle inter
vient aussi pour préciser le risque de développer une MVTE lors d’hospitalisation pour affection médicale aiguë ou en cas de coexistence d’une maladie tumorale. Enfin, elle est aussi impliquée dans l’estimation du risque du traitement, qu’il s’agisse de la phase aiguë de la maladie ou de mesures préventives pour diminuer la probabilité du développe
ment de la MVTE.
La figure 1 est une représentation schématique de cette relation entre les différentes formes cliniques de la MVTE, leur diagnostic, leur pronostic et les facteurs de risque as
sociés à leur pathogenèse d’une part, et d’autre part, aux risques des moyens thérapeutiques mis en œuvre pour soigner ou prévenir ces maladies. Elle fait également figurer le risque lié au traitement de la MVTE, à titre préventif ou en aigu. Elle inclut une donnée souvent négligée : le risque spontané de saignement en rapport avec l’affection médi
cale de base.
La figure 2 illustre les différentes arborescences de la MVTE, avec individualisation des entités EP et TVP, selon qu’il s’agit de scores diagnostiques :
• pour l’EP ;
• pour l’exclusion de l’EP ;
• pour la TVP ;
• pour les différentes probabilités de développer une MVTE (cancer, maladie aiguë, incidence populationnelle) ;
ou de scores pronostiques :
• pour l’EP ;
• pour l’EP en cas de cancer ;
• pour la TVP ;
• pour la MVTE survenant en cas de cancer, pour le risque de récidives et pour sa mortalité.
En addition, quoique ne figurant pas sur cette figure, des scores portant sur le risque de complications hémorragi
ques dans la MVTE sont également disponibles pour per
mettre l’évaluation du rapport coût/bénéfice d’une décision thérapeutique.
Avant d’aborder chacune de ces séquences, au risque d’indûment répéter ce que chacun sait ou ne sait pas qu’il sait, j’aimerai rappeler les quelques éléments constitutifs des scores dont la connaissance est utile pour mieux com
prendre les développements qui vont suivre. Ils corres
pondent essentiellement à ceux énoncés dans une récente revue portant sur les scores de risque cardiovasculaire.5
fabricationd
’
unscoreLes scores sont donc constitués de l’assemblage de plusieurs variables : éléments démographiques (âge, sexe, ethnie), symptômes, signes cliniques, examens médico
techniques… Il leur est donné un ou plusieurs points ou des valeurs variables de coefficients en rapport avec l’im
portance de leur association avec l’issue prise en compte (diagnostic, pronostic). L’addition de ces valeurs, exprimées sous forme de points par exemple, ou la résolution d’équa
tions particulières donne l’importance de la probabilité de la maladie ou de son pronostic. Les constituants d’un score sont en général obtenus par une analyse statistique univa
riée qui sélectionne les candidats potentiels. Une deuxiè
me analyse, multivariée cette foisci, sélectionne les seuls éléments, indépendants les uns des autres, qui formeront le score. Cette étape constitue la phase de dérivation du score.
Figure 1. Les multiples interrelations entre les différentes formes de la maladie veineuse thrombo embolique (MVTE)
(Traitement, complications et scores cliniques (représentés dans les ellipses)).
Entités cliniques
Sur traitement anticoagulant
Diagnostic Pronostic Diagnostic
Pronostic en cas de cancer
Pronostic En
ambulatoire
En cas d’affection
médicale aiguë
En cas d’hospitalisation
médicale aiguë
En cas de cancer
Maladie veineuse thromboembolique
Risque hémorragique Risque de développement
de MVTE
Thrombose veineuse
profonde Embolie
pulmonaire
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Ce processus s’exerce sur une population de sujets choisis en fonction de l’affection considérée et de son issue parti
culière. Cet échantillon doit être d’une taille adéquate et sa représentativité assurée. Idéalement, il devrait s’agir d’une étude prospective, observationnelle, où l’analyse des élé
ments cliniques, diagnostiques et pronostiques doit donner toutes les garanties possibles d’exactitude et de précision.
La tendance actuelle d’utiliser des banques de données, en particulier administratives, le plus souvent rétrospectives, ne satisfait pas nécessairement ces conditions. Elle est in
téressante de par le nombre de sujets impliqués et de par leur origine multicentrique, elle peut pêcher par impréci
sion diagnostique ou insuffisance qualitative des données recueillies. Font exception des banques de données con
sacrées spécifiquement et prospectivement à une maladie ou un groupe de maladies. Il en est ainsi de GRACE pour les maladies coronariennes et de RIETE pour la MVTE.
Une fois les composantes du score déterminées dans l’étude de dérivation, l’étape de validation doit intervenir.
Elle est souvent interne, c’estàdire réalisée sur une par
tie du collectif examiné. C’est ainsi que, souvent, un certain pourcentage des sujets du collectif sert à l’étude de déri
vation et le pourcentage restant à celle de validation. Ces pourcentages peuvent évidemment varier. Alternativement, sur un seul groupe de sujets, la technique de boot-strapping, qui teste de façon répétitive des échantillons plus petits du collectif pour les comparer à celui du groupe entier, est parfois utilisée. Elle ne remplace pas le recours à deux en
sembles différents de sujets.
La validation externe représente la meilleure formule ;
elle est réalisée par l’étude d’un collectif de sujets prove
nant d’une autre institution, d’un autre pays ou, encore mieux, de plusieurs centres et pays.
Une dernière étape consiste en la mesure de l’impact de l’utilisation du score dans l’issue clinique. Elle devrait pouvoir démontrer la supériorité du score sur la pratique conventionnelle. Elle n’est que rarement étudiée.
Il faut également examiner si :
• une relation temporelle étroite existe entre l’obtention des éléments du score et leur utilisation ;
• une intervention thérapeutique ne crée pas un facteur de confusion.
analyse qualitativedesscores Elle se base sur :
• la capacité de discrimination, mesurée par la surface sous la courbe de la courbe ROC (SSC ROC) ou par la statisti
que C, donne le rapport entre les vrais positifs et les faux positifs. Sa valeur maximale est 1 ; par contre, une valeur de 0,5 indique qu’il y a autant de vrais que de faux positifs et que le score n’apporte aucune information additionnelle.
Dans la plupart des cas, la SSC ROC se situe entre 0,7 et 0,8.
• La calibration donne la relation entre la valeur prédite et celle observée. Un rapport proche de 1 est évidemment synonyme de bonne calibration. Le test de HosmerLe
meshow est aussi souvent utilisé.
Ces deux éléments devraient apparaître dans toute pu
blication d’un nouveau score.
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4 mars 2015Figure 2. Arborescences illustrant la place des scores diagnostiques et pronostiques dans la constellation de la maladie veineuse thromboembolique (MVTE)
EP : embolie pulmonaire ; TVP : thrombose veineuse profonde.
Arborescence du dossier MVTE
Scores diagnostiques
Scores
diagnostiques EP Scores
diagnostiques TVP
Score pronostique TVP Scores
pronostiques EP
Scores pronostiques EP en cas de cancer
Scores pronostiques MVTE
en cas de cancer Risque de récidive
de MVTE Risque d’EP
fatale Scores
d’exclusion EP
Risque de développer une MVTE en cas de cancer Risque de développer
une MVTE en ambulatoire
Risque de développer une MVTE lors d’hospitalisation médicale
Embolie pulmonaire MVTE
Scores pronostiques
TVP
Embolie pulmonaire MVTE TVP
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1 Cohen AT, Agnelli G, Anderson FA, et al. Venous thromboembolism (VTE) in Europe. The number of VTE events and associated morbidity and mortality. Thromb Haemost 2007;98:756-64.
2 Oger E. Incidence of venous thromboembolism : A community-based study in Western France. EPI-GETBP Study Group. Groupe d’étude de la thrombose de Bretagne occidentale. Thromb Haemost 2000;83:657- 60.
3 Laporte S, Mismetti P, Decousus H, et al. Clinical predictors for fatal pulmonary embolism in 15,520 pa- tients with venous thromboembolism : Findings from the Registro Informatizado de la Enfermedad Trombo Embolica venosa (RIETE) Registry. Circulation 2008;117:
1711-6.
4 Huang W, Goldberg RJ, Anderson FA, Kiefe CI, Spencer FA. Secular trends in occurrence of acute venous thromboembolism : The Worcester VTE study
(1985-2009). Am J Med 2014;127:829-39.
5 Junod AF. De la mesure des scores de risque car- diovasculaire ou de la nuisance générée par la pléthore ? Rev Med Suisse 2012;8:330-5.
* à lire
** à lire absolument
Bibliographie
L’auteur n’a déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article.
Dans les articles qui vont suivre et qui seront prochai
nement publiés, les forces et faiblesses de quelque 50 scores, ainsi que leur place par rapport à une dé
marche clinique habituelle, seront analysées selon la sé
quence suivante :
1. Scores diagnostiques de l’EP et scores d’exclusion d’EP
2. Scores diagnostiques de la TVP
3. Scores de risque de développement de MVTE (opé
rations chirurgicales exclues)
4. Scores pronostiques de l’EP et de la TVP
5. Scores pronostiques de diverses autres formes de MVTE
6. Scores de risque de saignement dans la MVTE, avec ou sans traitement anticoagulant
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