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LE DÉJEUNER DE LA CROIX DE VERNUCHE

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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RÉMY

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Agé de trente-six ans, Gilbert Renault s'embarque le 18 juin 1940 à bord d'un chalutier, qui échappant de justesse à l'emprise de la Wehrmacht, le transporte de Lorient au Verdon, d'où un cargo suédois le conduit en An- gleterre. Volontaire pour une mis- sion secrète en France occupée, il quitte la Grande-Bretagne dès le 10 août, avec mission de sur veiller les mouvements de l'en- nemi tout au long de la côte atlan- tique. Le réseau qu'il crée sous le nom de Confrérie Notre-Dame couvre, dix-huit mois plus tard, l'ensemble de la France occupée et la Belgique. Sans cesse pour- chassé, par l'Abwehr et la Ges- tapo, celui qui est devenu "Rémy"

devra à l'héroïsme de ses cama- rades qui, sous la torture, dans les camps de déportation, ou au poteau d'exécution, refuseront de le livrer, de n'être jamais pris.

Et c'est sous l'uniforme qu'après le débarquement il reviendra par- ticiper à la libération de sa Bre- tagne natale. De lui, le général de Gaulle a écrit : «Notre Rémy fut des premiers, parce qu'il est des meilleurs. Et c'est pourquoi, après tout ce qu'il a fait — qui est si grand ! — il sait qu'il reste tant à faire... Il restait, entre autres choses, à écrire l'histoire inconnue des «passeurs». Rémy comble aujourd'hui cette lacune.

LE DÉJEUNER

DE LA CROIX DE VERNUCHE

« Le déjeuner de la Croix-de- Vernuche » expose une face en- core inconnue de la vie dans la Nièvre au temps de l'occupation.

L'ouvrage tire son titre d'un repas qui rassembla autour du Colonel Rémy, à l'auberge de la Croix-de- Vernuche située entre Pougues et Nevers, des résistants de la première heure dont l'activité fut principalement consacrée aux

« passages » de la ligne de dé- marcation dans le Nivernais et le Bourbonnais.

Plusieurs milliers de person- nes — prisonniers évadés, Juifs traqués par la Gestapo, aviateurs abattus au cours de raids sur des objectifs ennemis, agents de ré- seaux leur durent de pouvoir franchir « la ligne », au milieu de mille péripéties qui composent un passionnant roman d'aventures dont les prolongements s'éten- dent à la région parisienne et jus- qu'en Allemagne, en passant par le nord de la France et la Bel- gique.

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LE DÉJEUNER

DE LA

CROIX-DE-VERNU CHE

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DU MÊME AUTEUR

A L A M Ê M E L I B R A I R I E

LES BALCONS DE T U L L E . DIX MARCHES V E R S L ' E S P O I R . LA D E R N I È R E CARTE.

LA LIGNE DE D É M A R C A T I O N ( T o m e s 1 à X I I I ) . R É S E A U C O M È T E ( T o m e s 1 e t I I ) .

ON M ' A P P E L A I T RÉMY ( e n d e u x t o m e s ) . LA MAISON D ' A L P H O N S E .

a u x P R E S S E S D E L A C I T É DE SANG ET DE CHAIR.

LE J O U E U R DE F L Û T E .

a u x É d i t i o n s R a o u l S O L A R LE P O N T S U R LA LIGNE.

a u x É d i t i o n s P R E S S E S - P O C K E T M É M O I R E S D ' U N AGENT S E C R E T DE LA F R A N C E L I B R E

( e n 6 t o m e s ) .

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RÉMY

c LA LIGNE DE DÉMARCATION»

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L E D E J E U N E R D E L A

C R O I X . D E . V E R N U C H E

LIBRAIRIE ACADÉMIQUE PERRIN

PARIS

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I L A ÉTÉ T I R É DE CET OUVRAGE 5 0 EXEMPLAIRES

DE LUXE NUMÉROTÉS DE

1 A 5 0 , CONSTITUANT L'ÉDITION ORIGINALE

0 LIBRAIRIE ACADEMIQUE PERRIN, 1968.

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LE SAUCISSON CHAUD

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LE SAUCISSON CHAUD

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LE SAUCISSON CHAUD

Saucisson chaud au pili Suprême de veau

Cœur de palmier Pintadeau rôti Salade de saison Plateau de fromages

Fruits Glace

Café Cruche Rosé et Sauvignon Côtes du Rhône 1960

Tel s'annonçait le menu des fraternelles agapes qui, en cette Auberge de la Croix-de-Vernuche — qu'on peut voir sur la droite de la « nationale » 7 en allant de Pougues à Nevers — réunissaient sous la présidence du Dr Raymond Chanel, dont j'étais l'hôte, les membres de l'association nivernaise des « Résistants de 1940 ».

— Pour que ce soit complet, soupira M. René Bluzat,

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maître de céans, j'aurais voulu vous servir entre le saucisson chaud et le suprême de veau des moules au Cinzano — spécialité de la maison — et un loup au fenouil, mais j'ai manqué mon arrivage.

Nous étant mis à table un peu après midi, nous ne sirotâmes notre dernière cruche, emplie de marc, qu'envi- ron les dix heures et demie du soir. Il est vrai qu'entre le pili (petit piment rouge qui vient en droite ligne de la Côte d'Ivoire) apte à réveiller un mort et la glace j'avais entendu conter beaucoup d'histoires. Assisté de sa femme Bérengère, M. Bluzat s'était employé à ouvrir le feu dès mon entrée dans sa maison. Je savais déjà qu'ils faisaient l'un et l'autre partie de l'association résistante qui commençait d'emplir celle-ci d'un tumulte d'interpellations joyeuses.

— Oh ! me dit M. Bluzat, c'est bien simple... A l'époque, j'étais industriel à Nevers, où je fabriquais des chaussures, et à Sancoins, de l'autre côté de la ligne de démarcation, où j'avais une petite usine de tampons-buvard.

« Un jour de septembre 40, M. Millien, chef de divi- sion à la préfecture, vient me trouver : « Mon vieux Bluzat, je suis bien embêté. »

« — Ah, je dis, on en est tous là, hein ? Mais qu'est- ce que vous voulez ! Faut attendre !

« — Oui, mais j'ai des personnes à faire passer en zone libre.

« — Ça n'est que ça ? Alors c'est facile. On va s'en occuper.

« A cause de ma petite usine de Sancoins, où j'allais tous les jeudis, j'avais un ausweis frontalier. Un laissez- passer des Allemands, quoi. En plus, une Alsacienne qui était depuis longtemps chez moi me servait d'interprète pour mes affaires auprès de la Feldkommandantur de Nevers. J'étais donc bien placé, d'autant que le capi- taine Schroeder, qui dirigeait le service des ausweis, n'était pas tellement regardant... Les personnes en ques- tion, je les ai envoyées chez Photomaton se faire tirer une photo d'identité, et je n'ai plus eu qu'à les amener à la barrière d'Apremont où était le contrôle allemand.

Après, que voulez-vous, on a continué ! »

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— Vous n'avez jamais eu de difficultés ?

— Jamais.

— Deux ou trois fois tout de même, fait remarquer Mme Bluzat, quand on est arrivés trop tard à la barrière, qui était fermée...

Son mari hausse les épaules :

— Ouais... Eh bien, toi et moi on a fait passer nos gens par les jardins du château d'Apre mont, que traversait la Ligne, et le tour était joué... D'ailleurs, histoire d'être en bons termes avec les douaniers allemands de la barrière, je leur refilais de temps en temps un bon pour se faire délivrer à ma fabrique une paire de chaussures sans ticket, mais on la leur faisait payer !

« De fil en aiguille, j'ai été mis par M. Millien dans la filière de M. Postel-Vinay, qui m'envoyait régulière- ment le mardi ou le mercredi un petit gars avec le courrier à transporter à Sancoins, pour être expédié en Angleterre. Ce petit gars, je le vois s'amener un jour en me disant : « Est-ce que je pourrais vous voir en particulier ? » Une fois dans mon bureau, il se met à déplier des papiers qui ressemblaient à des plans d'ar- chitecte, et me fait voir dessus ce que j'ai pris pour des espèces d'obus très longs, avec comme deux petites ailes. A côté, il y avait des tas de cotes à quoi je n'ai rien compris.

« — Ça, me dit le petit gars, c'est explosif, monsieur Bluzat !

« — Ah ?

« — Oui. Il est indispensable que vous me donniez votre accord avant de transporter ces papiers à Sancoins.

« — Pourquoi ?

« — Parce que, si vous vous faites prendre avec, ça sera fini pour vous sans discussion.

« — Allez, je dis, pas d'histoire. Vous me donnez ça, et ça sera jeudi à Sancoins.

« — Merci, monsieur Bluzat. Voilà une grande enve- loppe. Quand vous serez en zone libre, vous n'aurez qu'à mettre l'adresse dessus, avec les papiers dedans.

« — Quelle adresse ?

« — Docteur Ménétrel, Hôtel du Parc, Vichy.

« Là, j'ai été un peu soufflé : le docteur Ménétrel,

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tout le monde savait qu'il était le médecin du maréchal Pétain qui, à ce qu'il paraît, lui confiait toutes ses affaires. Et le Maréchal, à ce qu'on racontait, c'était plutôt la collaboration... Mais le petit gars m'a dit :

« Ne vous en faites pas. C'est le meilleur et le plus court chemin que nous avons pour faire parvenir ces plans là où il faut. »

« Je n'ai pas cherché à comprendre, j'ai passé tran- quillement la barrière d'Apremont, comme d'habitude, une fois à Sancoins j'ai mis les plans dans l'enveloppe, que j'ai bien collée, j'ai écrit l'adresse dessus, et j'ai envoyé ça par la poste. Environ trois semaines après, la mère du petit gars vient me trouver à mon bureau de Sancoins, où il me l'avait amenée une fois.

« Dites, monsieur Bluzat, vous n'avez pas de nouvelles de mon fils ?

« — Ma foi non, madame. Voilà trois semaines qu'il n'est pas venu me voir à Nevers, et ça m'étonne.

« Cette dame est repartie de Sancoins en pleurant, et ce petit gars-là je ne l'ai jamais revu, pas plus qu'elle, d'ailleurs. Bien plus tard, quand j'ai vu pour la première fois une photo des fameuses V-l, j'ai reconnu l'espèce d'obus que j'avais vu sur les plans. »

Quand tous les convives eurent pris place à la table, qui était fort longue, le Dr Chanel se leva.

— Mes chers amis, dit-il, comme vous le savez nous n'avons plus, hélas ! de vice-président. Je propose à vos suffrages notre ami Léon Belin pour remplacer notre cher oncle.

Une salve d'applaudissements entérina cette désigna- tion. D'un geste accompagné d'un large sourire, M. Léon Belin remercia ses camarades, hommes et femmes. Le Dr Chanel se rassit, et l'on fit passer le saucisson chaud au pili.

- De quel oncle parliez-vous ? demandai-je.

Ah ! dit le Dr Chanel en dépliant sa serviette, d'un homme extraordinaire qui s'appelait Albert Laga- ron, et qui est mort l'année dernière. Chacun de nous

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l'appelait « l'Oncle », ou encore « Tonton Lagaron ».

Il avait déjà près de quatre-vingts ans quand il a perdu sa femme, qu'il a entourée de soins touchants pendant sa longue maladie, mais au lieu de se laisser abattre il s'est accroché à la vie, allant jusqu'à faire apporter divers aménagements à sa maison. Comme il souffrait d'artérite, on l'a emmené à Paris où on lui a coupé la jambe. Nous l'avons vu revenir chez lui, à Taloux, tout près du pont du Veurdre, sur l'Allier, où se trouvait un des postes allemands de la ligne de démarcation au temps de l'occupation. Au bout de six mois, il est retourné à Paris, car il souffrait de son moignon et avait l'impression que son autre jambe était prise. Il est resté un certain temps à l'hôpital Saint-Joseph, où on a fini par lui dire : « Monsieur Lagaron, nous ne savons pas si nous pourrons vous garder la jambe qui vous reste. C'est une affaire de deux ans au plus, peut- être même d'une année... »

« — Eh bien, a dit l'Oncle, coupez-la donc tout de suite !

« Le lendemain, la jambe était coupée. Albert Lagaron a fait sa réapparition à Taloux sur une chaise d'infirme, tout radieux. Un chirurgien de mes amis l'a examiné sur sa demande, mais m'a dit qu'étant donné son âge et l'état de ses muscles il était inappareillable. Dès cet instant, le bon Michel Brenoncelle, dont je vous par- lerai tout à l'heure, et qui est un tendre, n'a plus jamais voulu voir l'Oncle, de peur d'éclater en sanglots devant lui. Mais Tonton Lagaron ne l'a pas entendu de cette oreille, et je n'oserais vous répéter les insultes qu'il a proférées à l'égard du pauvre Michel, car le vocabulaire de cet indomptable vieillard était extrême- ment vert. En attendant qu'on lui trouvât une gouver- nante, un voisin compatissant venait tous les matins le prendre dans son lit pour le mettre dans sa chaise roulante, dont il l'enlevait tous les soirs pour le recou- cher. Là-dessus, j'ai constaté que l'Oncle souffrait de ce que le secret professionnel auquel je suis astreint me fera désigner sous le nom d'affection laryngée, terme dont je me suis servi à son égard, d'ailleurs, afin de ne pas l'inquiéter, tout en lui recommandant

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de se faire examiner à Paris par un spécialiste. Il a refusé net : « J'aime mieux crever plutôt que de quitter ma maison ! » Mais, trois jours plus tard, il me faisait appeler : « Je suis un imbécile. Je me suis renseigné, on peut me soigner, tu vas m'envoyer à Paris. » J'en touche un mot à mon ami Vic-Dupont, médecin à Claude- Bernard. Vie-Dupont joint un de ses amis, médecin à Pierre-Curie, et me dit d'envoyer là-bas Albert Lagaron, mais en consultation seulement car on ne pouvait lui réserver aucun lit. J'en préviens l'Oncle, en ajoutant :

« Tâche de rester là-bas pour te faire soigner. »

« Il est reçu par le médecin-chef, qui l'examine et déclare : « Tout ça n'est pas grave. On vous rappellera dans quelque temps, on vous soignera, et vous rentrerez chez vous guéri. »

« — Ah, non ! proteste l'Oncle. Pour venir ici, j'ai fait des frais ! Il a fallu m'accompagner, je ne veux pas recommencer, je reste.

« — Je regrette, monsieur, mais il n'y a pas de place.

« Voilà mon Albert Lagaron poussé dans le couloir sur sa chaise. Arrivé là, il bloque ses freins : « Pas question de me faire sortir d'ici ! Je veux rester. » On essaie de le persuader de se laisser emmener, mais il ne se laisse pas faire, remet en route sa chaise, rentre chez le médecin-chef : « Gardez-moi ! »

« — Monsieur, je vous ai déjà dit qu'il n'y a pas de place.

« Albert Lagaron s'accroche à sa chaise, refuse de se laisser évacuer, et entend quelqu'un prononcer le nom de Mlle Chanel. « Quoi ! Il y a ici une demoiselle Chanel ? Est-ce qu'il y a un rapport avec le Dr Chanel, de Nevers ? C'est à cause d'une boulette de ce médecin que je suis ici, et je voudrais bien savoir si elle fait partie de sa famille ! »

« — Je l'ignore, monsieur, mais vous ne pouvez pas rester ici.

« — Alors, téléphonez à Vic-Dupont !

« Le soir même, il était admis dans le service de Vic-Dupont à l'hôpital Claude-Bernard, mais pas content du tout. Il voit entrer dans sa chambre un infirmier noir. « Qu'est-ce que vous voulez ? » gronde-t-il.

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« — Mais, monsieur...

« — F... moi la paix !

« — Monsieur, comment vous appelez-vous ?

« — Lagaron !

« — Votre prénom ?

« — Albert !

« — Comment s'appelait votre père ?

« — Lagaron, nom d'un chien ! F... moi le camp !

« Le lendemain, il se faisait ramener chez lui en taxi.

J'allai le voir : « J'ai su tout de ce que je voulais, me dit-il, ça m'a énervé, je suis rentré. »

« Craignant qu'il n'en eût plus pour longtemps, j'ai prié mon camarade le commandant Laboureau de tout faire pour qu'on lui attribuât au plus vite la rosette de la Légion d'honneur. Laboureau m'apporte le dossier qu'il avait préparé, afin d'y joindre nos attestations.

Désireux de le présenter à l'Oncle, je téléphone à celui- ci : « Je vais t'amener trois au quatre amis, on va déjeuner avec toi au Veurdre, puisque tu es tout près, ordonne le menu à l'ancien hôtel Verdun. » Au jour fixé, nous arrivons, et je suis surpris de voir l'Oncle sur son trente et un, nous attendant près d'une table superbement dressée, toute garnie de fleurs. « J'avais invité ma fille, me dit-il, mais elle n'a pas pu venir. » On nous sert un excellent repas, qui se termine au Champagne, et je réclame discrètement l'addition. « Rien à faire ! dit Lagaron. C'est réglé ! » Nous le ramenons chez lui, je demeure seul un instant en sa compagnie, et je l'entends demander : « Et ma décoration ? » Ayant eu vent de mes démarches, le pauvre Oncle s'était imaginé que sa ro-sette allait lui être remise à l'issue de notre réunion.

« Nous avons tout de même eu la joie de lui faire avoir cette légitime satisfaction la veille ou l'avant- veille, je ne sais plus trop, du jour où il fut rappelé à Paris pour être traité. Il est rentré chez lui deux mois plus tard, et est mort quelque temps après. Il faisait partie de la remarquable équipe dont il va vous être parlé, et dans laquelle il rendit les plus grands services.

Arrêté, il fut déporté. »

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LA « DRÔLE DE GUERRE»

D'UN MÉDECIN NIVERNAIS

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LA « DROLE DE GUERRE »

- c

E fut dans le petit salon de la maison fami- liale de Poussignol, où j'écoutais la radio en compagnie de mon père, de ma mère, et de deux de mes sœurs, se rappela le Dr Raymond Chanel, que j'appris l'irruption en Pologne des Panzerdivisionen allemandes. Le lendemain, la guerre était déclarée à l'Allemagne hitlérienne par la Grande-Bretagne et la France.

« Cette guerre, nous nous y attendions comme tout le monde. Mes deux frères étaient aux armées. Quant à moi, j'avais été réformé en 1935 pour une prétendue faiblesse de constitution, et laissé dire afin d'utiliser cette décision pour achever plus facilement mes études, tout en étant bien résolu à remettre cette affaire en question si jamais la guerre venait à se présenter. J'allai donc rendre visite au commandant du recrutement local, qui me prit pour un fou, et eut beaucoup de mal à se rendre à mon insistance. Le 11 octobre 39, je passais devant la commission de réforme de la Nièvre, où l'on m'a dit : « Mais vous êtes un imbécile de troquer une

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situation de médecin spécialiste contre celle de troufion de deuxième classe ! » On a tout de même fini, en rechignant, par me reconnaître « bon pour le service armé », et je fus appelé sous les drapeaux le 28 novem- bre. Quelques jours plus tard, au petit matin, j'em- brassais les miens et prenais le train pour Vendôme, via Tours, où je tuai le temps en visitant la cathédrale, sans lâcher l'énorme valise dont j'étais muni. La nuit venue, un autorail malodorant et bourré à craquer me transporta vers l'inconnu, dans le froid et l'humidité.

J'éprouvai alors comme un soupçon de regret de m'être jeté tête baissée dans une aventure qui commençait à m'apparaître incertaine.

« Sous une pluie battante, et trimbalant toujours ma pesante valise, je traversai tout Vendôme pour rejoindre le quartier Rochambeau, où le caporal du corps de garde m'extorqua pièce de quarante sous sur pièce de quarante sous avant de me faire conduire aux cuisines, car je mourais de faim. On me servit une gamelle peu ragoûtante tandis que les camarades s'apitoyaient sur mon sort, me posant mille questions. Les visages se fermèrent quand je dis que j'étais médecin. Conduit dans une chambrée presque vide, je m'affalai sur un lit.

« Les bureaux s'intéressèrent fébrilement à moi le lendemain, et l'on finit par me dire qu'il y avait erreur : c'était à Châteauroux que je devais me rendre. Ma valise à bout de bras, je traversai une nouvelle fois la ville en sens inverse, et venais d'atteindre la gare quand quelqu'un, dépêché après moi, me déclara que c'était par erreur qu'on m'avait dit qu'il y avait erreur : retrouvé, mon dossier indiquait bien que j'étais affecté à Vendôme. Fatigué de porter ma valise, et craignant de nouvelles tribulations, je songeai à ma voiture, laissée à Nevers. Expliquant que dans ma hâte à rejoindre mon corps j'avais laissé ouverts mon cabinet et mes locaux professionnels, j'obtins du lieutenant auquel j'avais affaire, la permission d'aller les fermer. En uniforme de soldat de deuxième classe je pris le train, passai trois heures de nuit dans la salle de la gare d'attente de Tours, pleine de militaires en provenance de la Ligne Maginot, de toutes armes et de toutes couleurs, arrivai

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chez moi, et regagnai le soir même Vendôme au volant de ma voiture.

« On me logea cette fois dans un vaste grenier man- sardé dont le long balcon donnait sur un panorama d'écuries d'où l'on sortait à longueur de journée des cadavres de chevaux venus crever là des quatre coins d'un front où l'on ne se battait pas. La radio — formel- lement interdite — diffusait à longueur de journée la voix sucrée de Tino Rossi sur le peloton des élèves- officiers de réserve dont je faisais partie, formé d'étu- diants en médecine et en pharmacie, plus quelques médecins. Ce peloton se divisait en deux groupes : celui auquel j'appartenais et qui, le dimanche, dédai- gnant le jus matinal, allait communier et se faire décrire les beautés de l'église de la Trinité par l'abbé Pasquet, un Nivernais qui était curé de Chidde's, et l'autre, composé de joyeux drilles qu'on entendait ren- trer à diverses heures de la nuit, traînant derrière eux les plaintes de tenanciers des maisons closes de la ville qu'ils avaient révolutionnées par leurs bruyants ébats.

Nous avions pour instructeurs deux jeunes sous-lieute- nants, et comme chef de chambre un tire-au-flanc de la guerre de 14-18 qui, habillé de bleu-horizon, nous contait comment il avait réussi à se faire embarquer en sur- nombre pour le Proche-Orient, où il avait simulé une maladie dès son arrivée de façon à se planquer à l'hôpi- tal, puis d'où il s'était glissé dans un convoi de rapa- triement, se faisant ensuite réexpédier de Marseille vers son point de départ comme rapatrié par erreur, afin d'éviter les tranchées.

« Le 15 décembre, ma qualité de médecin me valut d'être dispensé de suivre plus longtemps les cours des E.O.R., et j'appris que j'étais affecté au 5" régiment du train des équipages, quartier Dunois, à Orléans. Arrivé là-bas à la nuit tombante, je fus renvoyé de bureau en bureau, à travers les immenses bâtiments du quartier, entendant partout la même rengaine : « Docteur Chanel, Raymond ? Connais pas. Voyez ailleurs. » A la recher- che d'un lit, j'entrai dans une grande chambrée d'une saleté repousante. Un soldat d'une quarantaine d'années, gras et sale, pas rasé, s'indignait avec éclat qu'un

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sous-officier se fût avisé de donner l'ordre de laver les sacs à viande qui tenaient lieu de draps. M'ayant inter- rogé sur le motif de ma venue, il conclut : « Mais t'as le bon bout ! Tu n'as qu'à faire comme un de mes copains... Lui aussi, on le connaît pas : il vient de se payer tout seul une permission en Bretagne, personne ne s'est aperçu de rien, et il va en prendre une autre ! »

« — T'es médecin ? dit un autre. Alors, t'es un intel- lectuel, comme moi ?

« Pendant deux heures, il m'entretint de ses états d'âme, qui me parurent assez rudimentaires, tandis que trois ou quatre autres soldats, fringués d'hétérogène manière, bouffaient leur pitance sur leur lit, ou erraient sans but dans la chambre. Entre-temps, la porte s'était ouverte, laissant apparaître la tête de l'adjudant de service, auquel un de mes compagnons dit : « Manque personne ! » La tête du gradé disparut aussitôt. Tout était si sale autour de moi, la gamelle qu'on me propo- sait tout comme le lit qui m'était assigné, que je refusai de manger et m'allongeai sur ma paillasse sans me dévêtir.

« Je fis le lendemain la connaissance du médecin- chef, qui m'engagea à me faire confectionner au plus tôt un uniforme de médecin militaire et me délivra un laissez-passer de jour et de nuit de façon que je pusse m'installer dans une chambre en ville. Je garai ma voiture — une 202 Peugeot — sous un appentis que je découvris près de la gare et qui abritait aussi des autobus.

« Le médecin-chef, qui avait grade de commandant, était un homme aux manières affables, silencieux et travailleur, formant contraste avec son second, un gros médecin-capitaine barbichu et bon vivant, au verbe haut, qui avait servi pendant la Grande Guerre dans les Balkans. Il ne pouvait faire la moindre piqûre sans tordre l'aiguille, s'écriant à chaque fois : « Ce gaillard a la peau dure ! On croirait un Bulgare ! » Médecin- soldat de 2e classe, je ne venais qu'en troisième posi- tion, remplaçant mon confrère le Dr Alcalay, de Nevers,

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affecté à un train sanitaire. Un autre Nivernais, le sergent-infirmier Brunet, de Neuvy-sur-Loire, exerçait les fonctions de secrétaire médical, assisté d'un 2e classe qui, admis à l'infirmerie comme malade, avait réussi à se faufiler dans le personnel afin d'éviter corvées et exercices. Garçon plein de lui-même, qui n'arrêtait pas de parler autos, femmes, et Côte d'Azur, il n'hésita pas un jour, en l'absence du médecin, à faire la visite.

« Il tranchait par sa faconde et sa fatuité sur la bonhomie des infirmiers, hommes entre deux âges fort sympathiques, vêtus en panaché de bleu-horizon ou de kaki, à moins que ce ne fût de blanc sale, portant guêtres ou molletières au choix, chaussés d'espadrilles aussi bien que de souliers, tous résolus à travailler le moins possible en vivant au ralenti, mais engloutissant le lait et dévorant consciencieusement les biftecks en provenance des « suppléments » que cuisinait à leur intention, du matin au soir, le long et maigre Margue- ritas, grand gueulard au cœur d'or et à la bouche fleurie.

J'avais surtout affaire à Raymond Trésillard, marchand forain spécialiste de la pantoufle, et à Poireau, chauf- heur d'Yvonne Printemps qui ne m'appelait pas autre- ment que « Mon fils ». Soudainement affecté le 26 décem- bre à l'hôpital complémentaire Victor-Hugo, de Nevers, je quittai à regret ces excellents garçons, heureux toute- fois de retrouver mes meubles.

« Oto-rhino-laryngologiste, j'appris que je devais ma soudaine mutation à un confrère qui, sans ma venue, n'aurait pu partir en permission. Je dois dire qu'il y avait fort peu à faire dans son service, et encore moins à la clinique Duncombe, devenue l'annexe chirurgicale de l'hôpital, où s'était camouflée toute une bande d'offi- ciers tire-au-flanc que je ne voyais jamais à la visite.

S'il m'arrivait de les croiser en ville, je les voyais se défiler en murmurant : « Zut ! Voilà le toubib ! » à moins que, l'esquive leur étant impossible, il ne me fût proposé d'aller prendre un pot en leur compagnie à la Porte du Croux.

« De tous les hôpitaux complémentaires de Nevers, Saint-Gildard était le plus recherché. Après l'avoir équipé

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avec amour, les religieuses qui en assuraient la gestion n'eurent de cesse qu'on leur envoyât des blessés, ce qui ne fut pas si facile car la guerre demeurait au point mort, et le communiqué répétait inlassablement :

« Activité de patrouilles, rien à signaler. » Sans le conflit russo-finlandais, qui défrayait la chronique, les journaux n'auraient su quoi mettre dans leurs colonnes.

Enfin, les sœurs de Saint-Gildard obtinrent satisfaction, et il fallut voir comment elles chouchoutèrent leurs blessés, qu'elles entourèrent de mille petits soins en tremblant de les voir guérir trop vite, de crainte qu'ils ne fussent pas remplacés.

« Mis à part l'absence d'éclairage nocturne et la présence des militaires qui mettait un peu d'animation dans les rues, rien n'indiquait à Nevers qu'on fût sorti du temps de paix. Je passai en famille les fêtes du Jour de l'an, rejoint successivement par mes deux frères venus en permission, Christian ayant provisoire- ment abandonné le standard téléphonique de sa batterie de D.C.A., aux environs de Paris, et Henry, arrivant de la région d'Avesnes où, nous dit-il, on avait du mal à tuer le temps, seul adversaire qui fût en vue.

« Le confrère que je remplaçais rentra de permission avec plusieurs jours de retard, et j'avoue que, peu pressé de rentrer au 5e train, je fis le mort. Cependant, pris de scrupules, je me rendis « en douce » à Orléans voir si l'on avait besoin de moi. Je tombai sur mon médecin- chef : « Tiens, Chanel ! Ne vous voyant pas rentrer, j'ai demandé quelqu'un pour vous remplacer... Allez-vous revenir ? »

« Je ne m'y résolus qu'à la mi-janvier. Mon hôtel ne m'avait pas gardé ma chambre, en dépit de mes lettres, et je ne disposai que d'une mansarde à laquelle on ne pouvait accéder que par une échelle. Il y faisait terriblement froid et, le soir venu, je me glissais dans les draps glacés, utilisant pour couverture mon uni- forme, ma capote, et jusqu'à la vieille peau de chèvre vermineuse à usage de descente de lit, payant à ce prix mon amour de l'indépendance, alors que je pouvais disposer à l'infirmerie d'une pièce chauffée. Bien entendu,

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je tombai malade avec une forte fièvre, mais n'inter- rompis pas mon service et fus gavé par les infirmiers de vin chaud sucré. En dépit de son petit poêle, la grande salle d'examen où des hommes complètement nus défilaient par centaines était d'une température sibérienne... Le 2 février, je fus convoqué avec une demi-douzaine de camarades médecins ou dentistes devant un jury chargé de décider de notre nomination au grade de médecin-auxiliaire. Son président demanda quelle était la note éliminatoire. « Il n'y en a pas, lui répondit-on. C'est une simple formalité, tout le monde est reçu. » Ainsi promu, je fus affecté au quartier Châtillon, qui abritait le dépôt d'artillerie n° 5. Il communiquait largement avec le quartier Dunois par une cour encombrée de voitures, ce qui me permit de rendre fréquemment visite à mes anciens infirmiers, auxquels j'offris un gueuleton d'adieu.

« Me voilà donc nanti d'un galon sur la manche de ma tenue d'officier. L'infirmerie qui me reçoit est instal- lée dans un pavillon où l'on me donne, au second étage, une chambre à deux lits : « C'est pour que vous puis- siez y recevoir, comme votre prédécesseur, des femmes de votre choix », m'explique-t-on. Apparemment, ce prédécesseur s'accommodait tout aussi bien de la pré- sence des punaises, auxquelles je livre toute la nuit bataille. Dès le lendemain, j'obtiens de partager avec un pharmacien la chambre qu'il occupe, et qui contient également deux lits. Je le trouve endormi quand je rentre le soir, et quand je me réveille, il est déjà parti.

Nous n'avons de commun que la lecture des romans dont il s'entoure.

« J'ai pour médecin-chef un accoucheur de Blois, homme intelligent et distant qu'on voit peu car il passe le plus clair de ses journées dans un hôpital de la ville. Très homme du monde, le médecin-lieutenant a réussi à se faire mobiliser sur place : accaparé par sa clientèle, il ne met pratiquement jamais les pieds à l'infirmerie. L'âme du service est un adjudant-infirmier de carrière, gros homme qui entend que tout soit

« réglo ». Il dirige un personnel qui me donne du « Mon

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lieutenant », y compris une gouape sympathique de la région parisienne qui s'est fait le pilier des maisons closes d'Orléans.

« Levé peu après la diane, je me mets au boulot avec l'assistance de l'adjudant et du secrétaire, jeune garçon cultivé. Les tire-au-flanc sont nombreux et comportent de nombreux Alsaciens qui prétendent ne pas savoir parler français, ce qui m'oblige à m'adresser à eux par le truchement d'un interprète. Parfois un accident me fait appeler dans une chambrée : il m'arrivera d'être appelé d'urgence auprès d'un jeune soldat qui, à la lecture d'une lettre par laquelle son meilleur ami l'infor- mait complaisamment qu'il lui avait soufflé sa fiancée, s'était jeté sur sa baïonnette. A midi, je déjeune au mess des officiers installé à la villa Régina, jolie propriété à laquelle on accède par une série de venelles. Nous sommes là une trentaine, dont les grades vont du lieute- nant-colonel au médecin-auxiliaire que je suis, ce qui me vaut d'être mis au bout de la table, dans le groupe très gai de jeunes aspirants, dont le cheval est la princi- pale préoccupation avec les tours qu'ils jouent au popo- tier, petit lieutenant pète-sec qui s'emporte facilement comme une soupe au lait. Le repas terminé, je laisse mes voisins à leur bridge et vais soigner en ville les gradés malades — ou leurs parents — dont la liste m'attend à l'entrée du quartier. Pour ce faire, je dis- pose d'une traction-avant pilotée par un garçon qui, dans le civil, est grainetier : je lui dois de faire la connaissance des pépinières si nombreuses à Orléans, et des bistrots tout aussi florissants. Puis l'heure du dîner me ramène au mess.

« C'est au cours d'un repas du soir que j'entends pour la première fois hurler les sirènes d'alerte. Chacun abandonne la table précipitamment, cependant que les hommes sont dirigés vers un jardin public où ont été aménagés des abris souterrains. Hélas ! la grille du jardin est cadenassée, et nul ne sait où trouver la clef, si bien que chacun demeure dans la rue jusqu'à la fin de l'alerte. Bilan : quelques tracts tombés du ciel, dont je cherche vainement à me procurer un exemplaire.

« Rentrant d'habitude assez tard le soir, je suis sou-

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vent attendu près de la porte du quartier par ceux de mes infirmiers qui ont fait le mur. Je sonne, on m'ouvre, une lampe de poche se braque sur mon galon, je dis :

« Service sanitaire en ville », et mes loustics rentrent à ma suite sans histoire.

« Vient le Mardi gras. J'obtiens une permission de quarante-huit heures pour me rendre à Nevers, où je retrouve mon frère Henry. Nous sommes tous deux intoxiqués par des œufs. Mandé pour nous visiter, le médecin de la place me laisse le choix du traitement.

« A votre avis, me dit-il, combien de temps vous faut- il pour vous rétablir ? » Saisissant l'occasion, je m'oc- troie huit jours.

« Peu avant Pâques, je bénéficie d'une nouvelle per- mission, dite de détente. Une lettre de mon médecin- chef m'avise que je suis muté à Blois, hôpital Maurice- de-Saxe. En celui-ci, je découvre une caserne dont la métamorphose est lente. Mais un atelier-garage lui est annexé, où je peux ranger ma voiture. On m'expédie dès mon arrivée à l'Hôtel-Dieu, devenu hôpital mixte, où j'hérite une belle chambre située au premier étage et donnant sur la Loire par une large fenêtre. Le cabi- net où j'aurai à travailler s'ouvre sur le même couloir, ce qui est parfait. Je ne dépends en fait de personne, pas même du lieutenant qui a le titre de médecin-chef et qui s'occupe entre autres de quelques civils alle- mands internés à Blois, et reconnus malades. Sachant leur langue, le lieutenant a mission de lire leur courrier avant eux, mais est si paresseux que les lettres atten- dent jusqu'à huit jours sur son bureau avant d'être ouvertes. Les Allemands dont il s'agit sont faux, men- teurs, revendicateurs, mais filent doux dès qu'ils sen- tent la botte.

« Le travail que j'ai à fournir est insignifiant, au point qu'on me dit que mon prédécesseur s'en débarrassait dès le matin avant de se lever, donnant quelques consul- tations dans son lit, képi sur la tête. Les trois quarts du temps, mon local est occupé par un oto-rhino de Blois qui vient y travailler à titre civil. Je vois un beau jour arriver Raymond Trésillard, mon ex-infirmier au 5"

train, qui profitant d'une permission se présente à ma

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consultation, dans l'espoir qu'une vague laryngite le retiendra à Blois, où habite sa femme. L'intérêt du pays ne me paraissant pas en jeu, je le fais hospitaliser et il rend sur mes conseils de menus services aux religieuses de l'hôpital, pour lesquelles je suis « le jeune médecin si bien ». Mon Trésillard sait leur devenir indispensa- ble, et je l'autorise bientôt à passer le dimanche chez lui, puis à y coucher, estimant quant au reste qu'il fait aussi bien le poids à Blois qu'à Orléans, un poids mort ou à peu près, hélas ! cependant que j'occupe mes loisirs à pêcher le brochet en sa compagnie dans des gourds de la Loire qu'il connaît bien, à la levée des Ponts- Chartrains, quand je ne visite pas les châteaux des alentours.

« La guerre change brusquement de tournure le 9 avril, avec l'attaque allemande dirigée contre le Dane- mark et la Norvège. Les esprits sont en effervescence et généralement convaincus que Hitler court à sa perte.

Apprenant la création d'un corps expéditionnaire à des- tination de Narvik, je demande à en faire partie. Ma demande n'a pas encore reçu de suite que c'est le 10 mai. Le 15, les Pays-Bas déposent les armes. Le 28, la Belgique fait de même. Cette fois, on se bat, et les nou- velles du front que j'ai vainement cherché à rejoindre depuis mon appel sous les drapeaux, m'entendant cons- tamment objecter qu'on avait besoin de spécialistes dans les hôpitaux de l'arrière, sont sinistres. Des infirmières remplacent ici les infirmiers, et, chaque jour, à l'hôpi- tal Maurice-de-Saxe, dans les plâtres des locaux de l'oto-rhino-laryngologiste prétendûment aménagés, je tra- vaille à la récupération des hommes. Parmi mes collè- gues de la commission de réforme figure un officier devant lequel j'avais comparu le 11 octobre à Nevers quand je demandais à être incorporé. Dans l'intervalle, ce médecin qui m'avait clairement déclaré qu'il me tenait pour un imbécile, s'est fait démobiliser à l'aide d'une radio douteuse, puis, ayant mis ses affaires en ordre, s'est fait remobiliser en exhibant une radio exacte.

« Blois est continuellement traversé par des autos qui, venant des Ardennes, fuient éperdument vers le sud, leur toit protégé par un matelas qu'arriment des cordes.

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Quelques-unes portent les traces des balles qui, tirées du ciel, les ont mitraillées. La première victime civile de la guerre que je vois est une petite fille, blessée au cours d'un de ces mitraillages d'avion. L'aérodrome d'Avord est bombardé, les Allemands ont maintenant la maîtrise de l'air, et je vois bientôt une grosse formation de bom- bardiers ennemis passant au-dessus de la ville, à haute altitude. Quelques heures plus tard le bruit court dans Blois que l'un d'eux a été abattu. Des recherches sont effectuées aux alentours, et permettent de découvrir les restes d'un appareil descendu en flammes, mais il s'agit d'un avion français.

« On ne parle que de parachutistes ennemis, tombés un peu partout, et les équipes de scouts sont mobilisées.

Pendant toute une journée, des gens demeurent le nez en l'air dans la rue, les yeux fixés sur une planète dans laquelle certains voient un parachute, tandis que d'autres la baptisent ballon-piège. Le soir, elle est deve- nue ballon lumineux. Sur ces entrefaites, se présente un médecin-commandant qui a réclamé Blois pour être chez lui. Il est parent d'un homme politique influent, auquel la direction du service de Santé ne saurait rien refuser. Ayant la même spécialité que la mienne, il prend ma place. Pour me clore le bec, on m'affecte à Nevers, de façon que, moi aussi, j'y retrouve ma clien- tèle. Furieux, je vais rouspéter auprès du médecin lieu- tenant-colonel, mais il n'y peut rien. Toutefois il ajoute avec un clin d'œil : « Mon cher confrère, vous pourriez bien ne pas rester longtemps à Nevers si des lettres arri- vaient par hasard à la direction du service de Santé, dénonçant le Dr Chanel, jeune célibataire, mobilisé dans sa propre clientèle, alors que tant de médecins pères de famille sont en première ligne... à supposer qu'il existe encore une première ligne ! » Je prends soigneusement note du conseil, confie le bon Trésillard aux soins avertis de mon successeur, et rejoins Nevers où je suis nommé adjoint du médecin que j'avais remplacé à titre tempo- raire pour lui permettre de passer en famille les fêtes du jour de l'An.

« A Victor-Hugo nous sommes trois à nous partager le service, ce qui est beaucoup pour l'infime travail à

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fournir. Un quatrième larron se présente en la personne d'un médecin gras et grisonnant, ophtalmologiste pari- sien. Trois infirmières nous assistent : une jeune mère de famille dont le mari est officier-aviateur aux armées, une veuve joyeuse au langage fleuri, et une vieille infirmière confite en dévotion, qui macère dans les austérités. Je ne passe guère à l'hôpital qu'une heure chaque matin, rarement deux, pour statuer sur les cas proposés à la récupération. Mes confrères et moi ne rencontrons qu'un seul homme qui se montre désireux de partir au front. Il nous demande ardemment d'être reconnu apte : c'est tellement exceptionnel que nous lui donnons satisfaction, bien qu'il souffre d'une otite chro- nique qui constitue un cas de réforme certain.

« Les divisions blindées allemandes déferlent sur la France. Après la rupture de la « charnière » de Sedan, les Allemands ont cueilli nos villes les unes après les autres, comme autant de fruits mûrs. Tout le monde écoute la radio allemande aussi bien que la radio fran- çaise, car le nommé Ferdonnet, qu'on appelle le « traître de Stuttgart », est malheureusement seul à donner des nouvelles qui soient exactes. Le front s'est reformé un instant sur la Somme et, à notre mess, un commandant déclare considérer comme un outrage à nos soldats le simple fait de discuter de la possibilité de tenir cette ligne de défense. Hélas ! elle est enfoncée, et Paris, menacé, se vide sur les routes. Sans arrêt, un flot inter- minable de réfugiés traverse lentement Nevers, engor- geant le pont sur la Loire que, par centaines et cen- taines de milliers, des vieillards, des femmes, des enfants, des infirmes, allant à pied ou se tassant dans des véhi- cules de toute sorte, parfois tirés par des bêtes de somme, cherchent à traverser partout où il y a un pont.

Les sirènes d'alerte ne mugissent plus qu'à l'approche d'une formation aérienne importante. Sporadiquement, on entend la nuit notre D.C.A. tirer sur un ennemi qui nous reste invisible. Un certain après-midi, alors que je me trouve avec un de mes confrères sur la place Carnot, une vague de bombardiers allemands passe au-dessus de nous à basse altitude. « Mais où sont donc nos avions ? » proteste avec colère mon compagnon.

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Quelques secondes plus tard, un avion de chasse Curtiss surgit enfin, et nous apprenons bientôt qu'un des appa- reils allemands a été abattu, près du Bec d'Allier. Fait prisonnier, son équipage est composé de très jeunes aviateurs qui se montrent très arrogants, affirmant leur certitude dans la victoire prochaine et définitive de l'Allemagne.

« Travaillant une nuit à mon bureau je perçois, très haut dans le ciel, le ronronnement d'un moteur, puis, tout à coup, quatre explosions en chapelet font vibrer les vitres. Les sirènes hurlent, un peu tard. Saint- Gildard a été touché, sans autres victimes que quelques habitantes du poulailler ; une bombe est tombée dans le jardin de la préfecture, occasionnant des dégâts à la façade ; le mur de la gendarmerie a écopé, ainsi qu'un immeuble situé au-delà de la place Chaméane.

C'est tout. Quelques jours plus tard, Nevers est à nou- veau attaqué, cette fois en plein après-midi, par un temps magnifique. Trois ou quatre avions laissent tom- ber quelques bombes dont une tue, par hasard, un de nos infirmiers de Victor-Hugo qui allait le long du canal.

« A compter du 8 juin, je me rends chaque jour à l'hôpital Pittié où la commission de réforme siège sans arrêt. Là, sous l'infernal tintamarre d'avions français qui vont et viennent au-dessus de nos têtes, passant à ras des toits on ne sait pourquoi, nous compulsons consciencieusement des dossiers et examinons des hom- mes dont nous savons qu'ils ne seront jamais appelés sous les drapeaux puisque l'ennemi est entré l'arme à la bretelle le 14 juin dans Paris, déclaré ville ouverte, et qu'il fonce vers le sud, ses chars faisant leur plein à nos pompes à essence. Il est signalé à Montargis, puis à Cosne, cependant que nos troupes reculent dans une débandade que la masse des réfugiés affolés transforme en un inextricable désordre. Nous voyons affluer à Victor-Hugo des soldats hâves, dépenaillés, moralement choqués, ayant jeté leurs fusils faute de munitions, quelques-uns pour fuir plus vite... Tandis que les Alle- mands découvrent à La Charité, dans une salle d'attente de la gare, le plus gros des archives du 28 Bureau fran- çais, nous recevons un flot de blessés, soldats ou civils,

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qui pour la plupart sont des victimes du mitraillage des routes. Des explosions de bombes ébranlent l'hôpital, mais nous avons trop de travail pour songer à nous mettre à l'abri.

« Avisé le 15 juin du repli imminent de notre forma- tion, je ne quitte plus guère Victor-Hugo, où j'ai garé ma voiture après avoir dû aller jusqu'à Sermoise, sur la route départementale de Nevers à Decize qui longe le canal latéral de la Loire, et m'être vu contraint, pour regagner l'hôpital, de rouler sur les bas-côtés de la chaussée qu'encombrait un matériel d'artillerie roulant vers le sud. Dans ma 202, j'ai déjà mis mon sac et ma cantine. Au matin du 16, ordre m'est donné de ne pas bouger, car nous allons partir d'un moment à l'autre.

Un de mes confrères est penché dans la salle d'opéra- tions sur la face d'un homme déchiqueté, auquel on va enlever les yeux avant de le transporter à la chirurgie car cette loque humaine a toutes les chances de sur- vivre. Un autre passe sa matinée à brûler des papiers selon les ordres donnés, alors qu'il vaudrait mieux emballer notre matériel médical et chirurgical. Mais la consigne est la consigne. Quelqu'un, au cours du frugal repas que nous prenons ensemble aux environs de midi déclare avec un air de circonstance : « Ah, j'aimerais mieux être mort que voir ça ! » Mais sa voix sonne si faux que je me dis, in petto, que ce désespéré préfère de beaucoup être vivant. Soudain une pétarade retentit dans la cour, puis diminue d'intensité cependant qu'une voix crie : « Evacuation immédiate au sud de la Loire ! Les ponts vont sauter à 3 heures ! » La pétarade reprend, et le motocycliste disparaît. Aussitôt, c'est un grand remue-ménage. Mais peut-être l'ordre a-t-il été lancé par un des nombreux agents de la cinquième colonne que l'ennemi mêle aux réfugiés afin d'amplifier la débâcle ? On téléphone à Pittié, qui confirme. Aussi- tôt, toutes les voitures présentes sont réquisitionnées pour évacuer l'hôpital.

« A l'arrière de ma 202 prennent place nos deux plus jeunes infirmières encombrées de paquets, tandis qu'un de mes confrères, ancien combattant volontaire de la Grande Guerre qui se refuse à admettre notre défaite.

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s'assied près de moi. Nous n'avons pas couvert un kilo- mètre que, violemment ému, il me conjure de rebrous- ser chemin et nous revenons à Victor-Hugo où nous ne trouvons plus personne. Les grandes caisses qui devaient servir au transport de notre matériel sont là, inutiles et béantes. De toute façon, elles seraient restées derrière nous si nous avions eu le temps de les remplir, faute de pouvoir être chargées sur nos autos de tourisme. Il ne nous reste plus qu'à faire demi-tour. Prévoyant un formidable encombrement sur le pont de Loire je décide de franchir le fleuve à Imphy et emprunte la route nationale qui va de Nevers à Decize. Il nous faut beau- coup de temps pour traverser la ville en subissant, impassibles, les insultes d'une foule qui crie son mépris

« aux officiers qui sont toujours les premiers à se sauver ! »

« Le pont d'Imphy est hors d'usage et ce n'est qu'à Decize que nous parvenons à passer sur la rive gauche de la Loire, après d'interminables arrêts dans une file ininterrompue de voitures, de charrettes, de camions, de véhicules hétéroclites, nous collant derrière les ambu- lances car elles bénéficient d'un semblant de priorité.

Mon compagnon verse des larmes à la vue de jeunes soldats qui, à l'entrée du pont, mettent bravement en position, face à l'ennemi qu'on s'attend à voir apparaître d'un moment à l'autre, leurs canons antichars protégés par un dérisoire rempart de sacs de sable.

« Dornes, situé à une cinquantaine de kilomètres de Nevers, est le point d'étape qui nous a été prescrit.

Nous n'y arrivons qu'à la nuit et y retrouvons la pres- que totalité du personnel de l'hôpital Victor-Hugo qui, n'ayant pas fait comme nous demi-tour, avait pu fran- chir à Nevers le pont de Loire. Le médecin-chef me demande de retourner vers la ville, par la rive gauche, en faisant la navette autant de fois que cela sera néces- saire pour récupérer tous nos hommes. Un seul voyage suffira, la plupart de ceux-ci ayant décidé de prendre la poudre d'escampette pour rentrer chez eux en se démobilisant eux-mêmes.

« Nous passons la nuit sur la paille, dans une grange i du château où seuls les deux capitaines de notre forma-

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tion ont été admis à coucher : hiérarchie commande ! Le lendemain, après une toilette sommaire faite en plein air, à la pompe, et laissant derrière nous le plus gros de nos bagages, dont ma cantine, nous reprenons la route en direction de Châteauroux. A Bourbon- l'Archambault, premier arrêt prévu, nous apprenons que le maréchal Pétain a demandé l'armistice et un vent de tristesse passe sur nous. Les infirmières pleurent, quel- ques officiers aussi.

« On nous dit que les Allemands sont déjà à Châ- teauroux, aussi obliquons-nous vers le sud. A la tombée de la nuit, nous stoppons à Néris-les-Bains et recevons l'ordre de garer les voitures sous les arbres d'une place débordante de véhicules les plus divers et toute four- millante de soldats sans armes. Dans un bistrot, j'en- tends le Maréchal annoncer d'une voix cassée qu'il s'est adressé à l'ennemi, parlant en soldat à d'autres soldats, pour demander la suspension des combats. Ce qu'on nous avait dit était donc vrai !

« Brisé par l'émotion, je regagne ma voiture pour y chercher le sommeil. A demi endormi j'entends soudain quelques coups de feu, accompagnés d'explosions loin- taines. Immédiatement, c'est la panique : le bruit court que les Allemands seraient entrés à Vichy et, dans la nuit, c'est un sauve-qui-peut général dans une lamen- table pagaille, car on ne sait où retrouver les officiers qui, ayant été pourvus d'un billet de logement, se sont dispersés dans la petite ville. Rangée près de ma 202 est l'auto d'un médecin-chef qui survient mais ne peut y entrer, le chauffeur étant parti avec la clef. Il se met au volant de la première voiture venue, démarre, et disparaît.

« Le petit jour nous trouve battant la semelle devant un poste d'essence à la sortie de Montluçon. Va-t-on réveiller à coups de revolver le pompiste qui s'obstine à faire la sourde oreille derrière ses volets clos, ou s'emparer manu militari du carburant dont nous avons besoin après avoir abattu les deux gros chiens qui nous montrent les dents ? Le pauvre commandant-gestion- naire qui assure la direction de notre convoi, et qui a reçu le sobriquet d' « homme-fuseau » en raison de

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ACHEVÉ D'IMPRIMER — SUR LES PRESSES

DE L'IMPRIMERIE CARLO DESCAMPS CONDÉ-SUR-ESCA UT

Dépôt lég&I : 4' trimestre 1968 N° d'éditeur 219 Imprimé en France

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