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La ville-martyre: guerre, tourisme et mémoire en ex-Yougoslavie

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La ville-martyre: guerre, tourisme et mémoire en ex-Yougoslavie

NAEF, Patrick James

Abstract

Cet ouvrage se place à la croisée de l'anthropologie et de la géographie sociale, analysant le patrimoine culturel et le secteur touristique dans un contexte postconflit. Le cadre d'étude se limite à deux villes, célèbres pour le siège qu'elles ont vécu durant les guerres qui ont meurtri l'ex-Yougoslavie dans les années 1990 : Vukovar, une ville secondaire de Slavonie, en Croatie orientale, et Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Vingt ans après la fin des conflits, des sites sont toujours en ruines, et certains lieux de mémoire sont devenus des symboles incontournables de la guerre, au niveau local comme au niveau international. Si les immeubles détruits, les mines antipersonnel et les impacts de mortiers disparaissent progressivement du paysage, certaines traces sont encore présentes, conservées volontairement ou laissées à l'abandon. En outre, des pratiques – muséales, touristiques, artistiques – participent également à la patrimonialisation de ces conflits, à travers la mobilisation d'objets contemporains de ces événements (la muséification d'un site guerrier) ou par la [...]

NAEF, Patrick James. La ville-martyre: guerre, tourisme et mémoire en ex-Yougoslavie . Genève : Slatkine, 2016, 368 p.

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:85084

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LA VILLE MARTYRE

GUERRE, TOURISME ET MÉMOIRE EN EX-YOUGOSLAVIE

Éditions Slatkine Genève

9:HSMAPB=UW\[Y^: 2016

ISBN 978-2-05-102764-9

Travaux des universités suisses N°27

LA VILLE MARTYRE

Cet ouvrage se place à la croisée de l’anthropologie et de la géographie sociale, analysant le patrimoine culturel et le secteur touristique dans un contexte postconflit. Le cadre d’étude se limite à deux villes, célèbres pour le siège qu’elles ont vécu durant les guerres qui ont meurtri l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 : Vukovar, une ville secondaire de Slavonie, en Croatie orientale, et Sarajevo, la capitale de la Bosnie-Herzégovine. Vingt ans après la fin des conflits, des sites sont toujours en ruines, et certains lieux de mémoire sont devenus des symboles incontournables de la guerre, au niveau local comme au niveau international. Si les immeubles détruits, les mines antipersonnel et les impacts de mortiers disparaissent progressivement du paysage, certaines traces sont encore présentes, conservées volontairement ou laissées à l’abandon. En outre, des pratiques – muséales, touristiques, artistiques – participent également à la patrimonialisation de ces conflits, à travers la mobilisation d’objets contemporains de ces événements (la muséification d’un site guerrier) ou par la création d’éléments a posteriori (la construction d’un mémorial). Par une intense mise en mémoire de la guerre, certaines villes en ex-Yougoslavie tendent ainsi à acquérir un statut de martyr, une construction symbolique qui répond à des agendas politiques autant que socio-économiques et qui alimente les conflits de mémoire dans la région.

Patrick Naef – LA VILLE MARTYRE

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LA VILLE MARTYRE

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LA VILLE MARTYRE

GUERRE, TOURISME ET MÉMOIRE EN EX-YOUGOSLAVIE

Éditions Slatkine

GENÈVE 2016

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© 2016. Éditions Slatkine, Genève.

www.slatkine.com

Reproduction et traduction, même partielles, interdites.

Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-05-102764-9 Publié avec l’appui

du Fond national suisse de la recherche scientifique, du Fond Rappard,

et de la Faculté des sciences de la société de l’Université de Genève

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Sommaire

Liste des figures . . . 9

remerciements . . . 11

Données cartographiques . . . 13

acronymes . . . 19

introduction . . . 21

Chapitre 1: Guerre, tourisme et mémoire . . . 27

Chapitre 2: ville martyre, balkanisme et réconciliation . . . 61

Chapitre 3: Des villes et des mémoires divisées . . . 101

Chapitre 4: Le patrimoine socialiste dans le palimpseste yougoslave . . . 155

Chapitre 5: La décomposition yougoslave au musée . . . 177

Chapitre 6: «Wedon’tdobeaches» . . . 215

Chapitre 7: Construire la ville martyre . . . 245

Chapitre 8: vivre la ville martyre . . . 273

Conclusion . . . 329

références bibliographiques . . . 343

index . . . 359

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LiSte deS figureS

Carte des lieux de mémoire de vukovar . . . 15

Figure 1: mémorial dédié aux soldats croates tombés durant la guerre . . . 55

Figure 2: Piste de bobsleigh détruite et abandonnée à Sarajevo . . . 57

Figure 3: Panneau aux abords de Nustar dans la région de vukovar . . . 58

Figure 4: Touristes et jeux d’enfants sur le mémorial aux juifs assassinés d’europe . . . 96

Figure 5: Un graffiti au centre de Sarajevo . . . 116

Figure 6: Panneau routier à l’entrée de la FBH . . . 125

Figure 7: Panneau routier à l’entrée de la rS . . . 126

Figure 8: Soldat autrichien (et touriste?) sur les hauteurs de Sarajevo . . . 149

Figure 9: Un buste de Franjo Tudjman . . . 158

Figure 10: représentations du maréchal Tito dans une boutique de souvenirs du centre de mostar . . . 161

Figure 11: Statue abandonnée et vandalisée de Josep Tito . . . 165

Figure 12: Une exposition informelle à Baščaršija . . . 178

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Figure 13: Construction d’un amphithéâtre dans le cadre

du développement du Centre mémoriel de Kovači . . . 179

Figure 14: musée d’histoire de Sarajevo. reconstitution d’une cuisine durant le siège . . . 181

Figure 15: musée du tunnel . . . 190

Figure 16: entrée de l’ex-base de la ForProNU à côté de Srebrenica . . . 196

Figure 17: Une exposition de photos dans le centre mémoriel de Srebrenica-Potočari . . . 198

Figure 18: inscription haineuse laissée par un soldat de la DUTCHBaT . . . 201

Figure 19: Œuvre d’art basée sur cette inscription . . . 202

Figure 20: exposition d’objets personnels des victimes du massacre dans le Centre mémoriel d’ovčara . . . 206

Figure 21: Le mémorial réalisé par Slavomir Drinković . . . 207

Figure 22: L’entrepôt de velepromet . . . 209

Figure 23: Lieu de mémoire. L’hôpital de vukovar 1991 . . . 211

Figure 24: représentation de mladić . . . 255

Figure 25: Le château d’eau de vukovar . . . 263

Figure 26: Plaque mémorielle sur la bibliothèque de Sarajevo . . . 282

Figure 27: affiche exposée en 2011 au cimetière de Srebrenica . . . 288

Figure 28: vente de DvD dans le «marché des moudjahidines » . . . 310

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remerciementS

Je tiens à remercier Jean-François Staszak, roderick Lawrence, Brigitte Sion, maria Gravari-Barbas et andré Ducret pour leur soutien et leurs conseils avisés tout au long de la réalisation de cet ouvrage.

il convient aussi de remercier chaleureusement tous les acteurs sur le terrain qui ont accepté de m’accorder du temps et surtout de revenir sur des événements souvent traumatisants de leur existence. C’est avec émotion que je repense à mes séjours sur place entre 2006 et 2012, et je ne peux qu’exprimer mon grand respect pour l’optimisme et le courage exprimés par certains dans un tel contexte de crise.

Finalement il me faut exprimer ma profonde gratitude à mes parents, ann et andré Naef, pour leur relecture, ainsi qu’à ma compagne, Jenna iodice, qui m’a inconditionnellement soutenu tout au long de ce processus.

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donnéeS

cartographiqueS

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1 mémorial au club de football NKRadnickiVukovar 2 mémorial de Dudik 3 Cimetière des défenseurs 4 Centre mémoriel d’ovčara 5 musée de la Guerre patriotique 6 vieux cimetière orthodoxe 7 vieux cimetière catholique 8 Cimetière bulgare 9 vieux cimetière allemand 10 Buste de Tudjman 11 Hôpital vukovar 1991 12 vieux cimetière juif 13 Hangars Velepromet (projet de mémorial) 14 Château d’eau 15 Cimetière des tanks 16 Croix sur le Danube

cartedeSLieuxdemémoiredeVukoVar (naef, 2014)

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17 musée du tunnel 18 Sniper alley 19 musée d’histoire 20 musée national 21 musée izetbegović 22 musée Sarajevo 1878-1918 23 musée du siège (projet) 24 Holiday inn 25 mémorial pour les enfants assassinés 26 mémorial antifasciste – Flamme éternelle 27 Bibliothèque vijećnica 28 Cimetière des martyrs de Kovači 29 Cimetière alifakovać 30 Cimetière juif 31 Cimetière Lav 32 Cimetière principal 33 Tombe d’izetbegović 34 mémorial du marché de makale 35 Pont des premières victimes 36 Brasserie 37 Hall olympique Zetla 38 mémorial partisan de vraca 39 Piste de bobsleigh 40 mosquée du roi Fahd et «marché des moudjahidines» 41 arrivée du téléphérique 42 Pont latin (ancien pont Gavrilo Princip)

cartedeSLieuxdemémoiredeSarajeVo (naef, 2014)

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acronymeS

atBh association touristique de Bosnie-Herzégovine atfBh association touristique de la Fédération de Bosnie-

Herzégovine

atnuSo administration transitoire des Nations unies pour la Slavonie, la Baranja et le Srem occidental

Bh Bosnie-Herzégovine Bhr Bureau du haut représentant ce Commission européenne ci Communauté internationale cij Cours internationale de justice fBh Fédération de Bosnie-Herzégovine

hdZ Union démocratique croate (Hrvatzka Demokratska Zajednica)

hr Haut représentant

hVo Conseil de défense croate (Hrvatskovijećeobrane) icmp Commission internationale des personnes disparues

iccrom Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels

icomoS Conseil international des monuments et des sites jna armée populaire de yougoslavie (Jugoslovenskanarodna

armija)

ndh état indépendant de Croatie (NezavisnaDržavaHrvatska) ong organisation non gouvernementale

onu organisation des Nations unies

otan organisation du Traité de l’atlantique Nord

pnud Programme des Nations unies pour le développement pnue Programme des Nations unies pour l’environnement rfSy république fédérative socialiste de yougoslavie

rS république serbe de Bosnie (RepublikaSrpska) rSk république serbe de Krajina

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Sda Parti d’action démocratique (Stranka demokratske akcije)

SdSS Parti démocratique indépendant serbe (Samostalna demokratskasrpskastranka)

ue Union européenne

forpronu Force de protection des Nations unies

uneSco organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture

unpa UnitedNationProtectedArea(zone de protection de l’oNU)

uSaid United States agency for international Development (agence des états-Unis pour le développement interna- tional)

tpiy Tribunal pénal international pour l’ex-yougoslavie

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introduction

L’objectif général de cet ouvrage est l’analyse du patrimoine culturel né de la guerre qui a ravagé l’ex-yougoslavie dans les années 1990, prin- cipalement par sa mobilisation dans le secteur touristique. Ce travail comprend deux études de cas principales, Sarajevo, capitale de la Bosnie, et vukovar, une ville de Croatie, ainsi qu’une troisième étude de cas, considérée ici comme secondaire, la ville bosnienne de Srebrenica. Ces trois villes connaissent aujourd’hui une effervescence dans la réalisation de mémoriaux et de musées mettant en scène l’histoire des conflits qu’elles ont vécus. De plus, certaines pratiques touristiques sont directe- ment liées à la guerre, à l’exemple d’excursions conceptualisées ici en termes de «war tours», proposées en Bosnie et, dans une moindre mesure, en Croatie.

Cette réflexion se base sur l’hypothèse générale que la mobilisation du patrimoine dans ces pratiques mémorielles, que ce soit à travers l’ac- tivité touristique ou la production muséale, est un élément essentiel de la reformulation des identités postyougoslaves. en outre, ces dyna- miques patrimoniales semblent souvent guidées par des courants natio- nalistes, engendrant de nouveaux conflits sur la représentation et l’interprétation de ces guerres. La production d’un tel patrimoine n’est de loin pas du seul ressort des pouvoirs publics, car de nouveaux entre- preneurs mémoriaux (oNG, acteurs touristiques, survivants, etc.) appa- raissent sur le devant de la scène, souvent avec des objectifs divergents, voire complètement antagonistes.

Cela amène à questionner le rôle de ces acteurs et à examiner les dyna- miques et les enjeux qui sous-tendent leurs démarches et leurs discours.

L’analyse de ces conflits de mémoire soulève en effet de nombreuses interrogations, particulièrement en termes de cohésion sociale et de reconstruction: l’exploitation d’un tel patrimoine peut-elle être un moyen de réconciliation entre des communautés divisées ou au contraire raviver des tensions? Ce patrimoine peut-il être considéré comme un vecteur

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d’expression pour certains acteurs marginalisés ou sa gestion sert-elle au contraire les structures de pouvoir?

LeS«BaLkanS»: deS pontS et un BariL de poudre

on emploie ici des guillemets pour démontrer que le terme de

«Balkans» est connoté et surtout dénué de fondements spatiaux; en effet personne ne s’accorde sur l’aire géographique exacte que couvre cette désignation. Cela ne l’empêche pas d’être répandue, autant dans le sens commun que dans la littérature académique, et d’être assimilée à bon nombre d’images et de métaphores. on peut mentionner celle du pont, mise en évidence dans la littérature par le célèbre roman d’ivo andrić (1945) – LepontsurlaDrina–présentant cette région comme le lien entre l’est et l’ouest. Une autre image passablement en vogue, et surtout moins flatteuse, consiste à assimiler les «Balkans» à un baril de poudre.

Cette vision simpliste vise à décrire un territoire qui passerait d’une situa- tion stable et calme à un déchaînement de violence, à la suite d’un événe- ment qui en constituerait l’étincelle. Déjà en 1914, la ville de Sarajevo est comparée à un baril de poudre lorsque l’archiduc François-Ferdinand et sa femme y sont assassinés par Gavrilo Princip, un étudiant d’origine serbe. Cet incident est généralement considéré comme l’événement – autrement dit «l’étincelle» – qui conduit au déclenchement de la Première Guerre mondiale. Ces représentations, qui peuvent être consi- dérées par certains comme des stéréotypes, contribuent à construire un imaginaire, souvent déconnecté de la réalité, portant sur une région indé- finie. en outre, cette métaphore du baril de poudre a largement réapparu dans les discours, suite aux guerres des années 1990, confirmant les propos de Chastel (2008) qui souligne que la secousse des guerres rend vie aux symboles.

Si une région peut susciter des images et des métaphores, certains lieux précis sont également susceptibles d’acquérir un statut de symbole ou d’icône en relation avec un contexte géographique ou historique. Ces représentations sont particulièrement en vogue dans le secteur touris- tique; des villes et des sites devenant des symboles de plage, de musique, de gastronomie, etc. De même, un trauma collectif, tel qu’une guerre, peut également constituer la base d’une image exploitée dans le secteur du tourisme. auschwitz-Birkenau ou oradour-sur-Glane sont aujourd’hui des symboles forts des massacres et des génocides perpétrés durant la Seconde Guerre mondiale. ils sont en outre devenus des sites touristiques attirant chaque année des milliers de visiteurs. en ex-yougoslavie, des

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villes sont également érigées en symboles de guerre, mobilisés à diffé- rents niveaux dans leurs secteurs touristiques.

L’auteur tchèque Jáchym Topol (2012), dans un roman burlesque et cynique intitulé L’atelierdudiable, revient sur le destin de sites trauma- tiques suivant une perspective de mise en tourisme. Les personnages, tels que le narrateur et son oncle Lebo, refusent de voir disparaître les vestiges du camp de concentration de Theresienstadt et misent sur le tourisme pour sa préservation. en créant un «Jurassic parc mémoriel» et en vendant des «pizzas ghetto», ils cherchent à attirer touristes et survivants sur ce lieu de mémoire. Devenant un spécialiste dans ce domaine, le narrateur se rend ensuite en Biélorussie, considérée dans cet ouvrage comme le pays le plus traumatisé de la Seconde Guerre mondiale et surtout celui dont le trauma est le moins reconnu: «on parle tout le temps des camps de la mort en Pologne. mais c’est de la blague. Tous les chemins mènent à auschwitz, mais il faut que ça change!» (Topol, 2012:

106). L’auteur décrit la compétition mémorielle – puis touristique – qui fait rage entre ces sites, concluant ironiquement que l’importance de ces nouvelles attractions touristiques devrait être proportionnelle à la souf- france qu’elles représentent.

Dans cette fiction, au-delà du burlesque et de l’ironie, Topol décor- tique des enjeux contemporains encore peu explorés. De plus en plus de sites de guerre ou de massacre sont conservés suivant une dimension historique et testimoniale, et le secteur du tourisme n’échappe pas à ce processus. Ces sites s’intègrent dans un marché où des lieux iconiques tels qu’auschwitz peuvent être considérés, suivant la vision cynique de Topol, comme les plus rentables, que ce soit en termes de moyens finan- ciers ou de reconnaissance. Le tourisme s’intègre ainsi dans la patrimo- nialisation de ces sites, devenant également un enjeu dans les conflits de mémoire engendrés par une telle dynamique. Cet ouvrage vise à mettre au jour certains de ces mécanismes dans le contexte postyougoslave, en se concentrant sur trois villes qui voient les touristes progressivement revenir et surtout visiter leurs lieux de mémoire.

une approche du poStconfLit par Le touriSme

Bon nombre de recherches ont été menées sur les conflits de mémoire qui font suite aux guerres des années 1990 en ex-yougoslavie, des conflits qui prennent leurs racines déjà dans les deux guerres mondiales, si ce n’est encore plus loin dans le temps. Toutefois, une approche par le secteur touristique représente un champ encore quasiment inexploré dans

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ce contexte géographique. De plus, lorsque des thématiques a priori anta- gonistes, comme la guerre et le tourisme, sont mises en perspective, la recherche tend à se focaliser avant tout sur des aspects liés à la recons- truction des structures et des marchés touristiques.

Une analyse de la mise en tourisme du patrimoine de guerre, impli- quant un examen attentif des interprétations, des discours et des représen- tations à cet égard, mérite d’être approfondie. en outre, les secteurs touristiques et culturels peuvent être considérés comme les parents pauvres de la reconstruction postconflit, alors qu’ils jouent un rôle essen- tiel dans la résolution, ou au contraire dans le renforcement, des conflits identitaires qui font suite à des conflits armés. on entend également ici contribuer à une meilleure compréhension des guerres et de la situation postconflit en ex-yougoslavie, dont les causes et les effets sont encore trop souvent considérés d’une façon simpliste et essentialiste, se bornant à décrire des haines ancestrales et une propension à la violence qui rédui- raient cette région à un baril de poudre.

D’un point de vue théorique, l’objectif est aussi d’approfondir et d’adapter certains concepts récents à un cadre géographique spécifique, tels que celui de «memorialmania» (Doss, 2010) développé dans le contexte des états-Unis, ou de «traumascape»(Tumarkin, 2005) qui demande encore un important travail de déconstruction. on entend intro- duire de nouveaux concepts dans ce champ de recherche émergent. en premier lieu, celui de «ville martyre» et, dans un deuxième temps, dans la conclusion, celui «d’aliénation patrimoniale». De plus, l’observation de la mise en tourisme de la guerre permet de mettre en lumière une pratique, qualifiée ici de wartours, dont une analyse attentive fait encore défaut dans la recherche académique.

Trois axes principaux guident cette étude. Le premier, certainement le plus classique dans un contexte postconflit, vise à établir si la mise en tourisme de la guerre dans l’espace postyougoslave peut favoriser un processus de réconciliation ou, au contraire, l’entraver. Le deuxième consiste à analyser les liens entre tourisme et guerre au regard du concept de «balkanisme» développé par maria Torodova (2009). L’objectif est de déterminer si la mise en tourisme de la guerre en ex-yougoslavie participe à la formation du «mythe balkaniste», en décrivant cette région comme un lieu où règnent la barbarie, la sauvagerie et la violence, confirmant ainsi la métaphore du baril de poudre. Finalement, comme l’indique le titre de cet ouvrage, le dernier axe vise à développer un concept encore très peu exploré dans le monde académique, celui de ville martyre. La question est ainsi d’évaluer si la mise en tourisme de la guerre contribue

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à transformer des lieux tels que Sarajevo, vukovar et Srebrenica en ville martyres.

Les principales questions de cet ouvrage cherchent premièrement à éclairer certaines fonctions et certains enjeux contemporains liés à la gestion du patrimoine et sa mise en tourisme. Le patrimoine est-il mobi- lisé pour affirmer une identité nationale bouleversée par la guerre? De manière plus générale, comment ce patrimoine influe-t-il sur la recompo- sition des identités postyougoslaves? Sa mobilisation peut-elle favoriser le processus de réconciliation en ex-yougoslavie? ou au contraire contribue-t-il à exacerber des tensions mémorielles? Cela renvoie à la question de son interprétation: observe-t-on dans la gestion et la mise en tourisme de la guerre en ex-yougoslavie l’émergence de points de vue multiples ou au contraire univoques? enfin, une réflexion plus générale porte sur la recherche d’un juste milieu, s’il existe, entre oubli et mise en mémoire de la guerre.

C’est un intérêt pour un environnement urbain qui guide cette recherche, plus précisément la manière dont ce milieu peut influencer l’identité de ses habitants. Dans les villes étudiées, les traces de la guerre disparaissent progressivement, mais à des rythmes différents, et certaines sont volontairement conservées et mises en évidence. Les roses de Sarajevo rendent bien compte de ce processus. Ces impacts d’obus couverts de peinture rouge, que l’on trouve un peu partout sur les trottoirs de la capitale bosnienne, disparaissent progressivement avec la recons- truction de la ville. Toutefois, certaines sont entourées d’un périmètre tracé à la craie visant à les protéger. Des habitants évitent ainsi de les piétiner, alors que d’autres passent tout droit.

LeS catégorieS nationaLeS, conStruction et déconStruction

aujourd’hui, les identités des habitants de Croatie et de Bosnie tendent à se cristalliser sur la nationalité, principalement bosniaque, serbe et croate. il est clair que la guerre a sensiblement renforcé ce processus de retranchement identitaire dans des villes comme Sarajevo et vukovar, réputées avant le conflit pour leur dimension multiculturelle. Les propos des acteurs locaux – provenant du milieu politique, des médias ou de la société civile – sont les premiers révélateurs de cette dynamique identi- taire amenant un individu à se considérer exclusivement comme bosniaque, serbe ou croate. Cependant, cela ne doit pas faire oublier la fluidité qui caractérise toute construction identitaire. il est ainsi important de prendre un certain recul et de reconnaître que ces catégories nationales

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sont aussi des constructions, produites non seulement par les acteurs locaux, mais aussi à l’extérieur par les travaux des chercheurs. La diffi- culté consiste donc à trouver le juste milieu entre la production de caté- gories – souvent nécessaire pour développer une certaine force d’analyse – et une réification de la réalité ne tenant pas compte de la fluidité des identités sur place. Cela semble d’autant plus sensible dans un tel contexte, en raison des nombreux enjeux de cette catégorisation dans la situation d’après-guerre (la reconnaissance des responsabilités dans le conflit, l’accès aux ressources socio-économiques, l’instrumentalisation politique de ces catégories, etc.).

Cette problématique complexe a ainsi soulevé un des défis les plus importants dans ce travail. De nombreux vecteurs, dont certains sont analysés ici, contribuent à sédimenter ces catégories nationales. Le recen- sement en Bosnie en est l’un des exemples les plus évidents, les habitants étant stratégiquement poussés à s’inscrire dans l’une ou l’autre de ces catégories. Dans le cadre de cette recherche, il a été souvent très difficile de démêler la mixité des identités nationales, dans la mesure où le discours dominant sur place tend au contraire à classer les habitants dans des catégories bien définies. Ces catégories nationales ont été considérées indirectement, soit par l’étude des statistiques touristiques par nationalité, soit par l’analyse des recensements locaux et nationaux, afin de rendre en partie compte de la situation démographique des études de cas. De plus, lors des entretiens, certaines questions posées abordaient le concept de nationalité, lorsque l’on cherchait par exemple à déterminer les origines du public d’un musée ou celles des participants à un wartour.Comme on le verra plus loin, si certains interlocuteurs insistent sur l’hétérogénéité de ces identités, la plupart des réponses confirment cette catégorisation nationale. Un des objectifs de cette étude est ainsi la déconstruction des représentations de ces catégories dans les musées et dans le secteur touris- tique en général.

Finalement, il importe de préciser que certains concepts et désigna- tions dans ce texte ne sont à dessein pas traduits, dans un souci de ne pas perdre en signification. Pour ne pas alourdir le texte, bon nombre de termes sont désignés par une abréviation, dont la liste figure au début de cet ouvrage. Le périmètre géographique étudié est présenté comme «l’es- pace postyougoslave» ou simplement «l’ex-yougoslavie» afin d’éviter le terme de «Balkans», qui est imprécis et connoté.

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CHaPiTre1

g

uerre

,

touriSme

et mémoire

Les études mettant en jeu le tourisme et la guerre représentent un champ de recherche émergent et fragmenté. il n’existe d’ailleurs pas d’études sur le tourisme postconflit à proprement parler, et les chercheurs impliqués dans cette problématique doivent adopter une perspective interdisciplinaire et se tourner vers des domaines mettant en jeu le patri- moine, le tourisme, la mémoire et les contextes d’après-guerre. Lorsque cette recherche a été initiée, les théories du darktourism, généralement traduites par « tourisme macabre » ou « tourisme sombre », liées à la mise en tourisme de sites associés à la mort, la souffrance et les catas- trophes, ont d’abord été considérées comme une ouverture théorique inté- ressante. Cependant, celles-ci, avant tout développées dans les secteurs de l’hôtellerie, de la gestion ou du marketing, ont été rapidement mises de côté, principalement en raison de leur décontextualisation culturelle, leur prédominance quantitative, ainsi que leurs tendances à la généralisa- tion. au contraire, la mise en tourisme de la guerre est attachée à des objets et des sites caractérisés par leur spécificité, remettant en question toutes théories généralisantes, telles que celles du dark tourism qui tendent à considérer également des sites comme le donjon de Londres et auschwitz-Birkenau.

il importe donc de se pencher sur des champs de recherche et des concepts variés, certains liés aux sciences humaines et sociales et d’autres plutôt attachés au secteur touristique, mettant en jeu des réflexions liées à la gestion des flux, au management, à la mobilité ou à l’aménagement du territoire. Dans ce cadre interdisciplinaire, la notion de patrimoine culturel représente une composante centrale et transversale. De plus, dans un contexte postconflit, les objets et sites patrimoniaux analysés rendent compte d’un changement de paradigme récent dans les études sur le patri- moine, où une conceptualisation de celui-ci, centrée auparavant principa- lement sur le prestigieux et l’admirable, intègre progressivement des

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notions opposées, telles que le trauma, la honte ou l’horreur. Cela implique d’adopter une perspective critique afin de démontrer que la gestion du patrimoine et sa mise en tourisme sont des actes politiques, mettant en jeu des relations de pouvoir, des conflits identitaires, des logiques d’exclusion ou des dynamiques d’appropriation mémorielle.

La reconStruction au-deLà de La pierre

ici, l’aspect structurel qui détermine la mise en tourisme du patri- moine de guerre est mis en lumière, mobilisant des éléments liés à la reconstruction d’un appareil légal et administratif, à la gestion des musées, au développement d’un secteur touristique ou à l’influence du contexte postconflit sur les politiques culturelles. Une deuxième dimen- sion qui guide cette étude est attachée aux représentations produites dans les domaines du tourisme et de la culture, impliquant des problématiques liées à la mémoire, à l’interprétation de l’Histoire ou à la muséalisation du patrimoine de guerre. Ces deux dimensions sont intrinsèquement liées, la structure des secteurs touristique et culturel influant sur les repré- sentations qui y sont produites et, inversement, ces représentations pouvant déterminer certains aspects de la structure socio-économique dans lesquels elles s’intègrent. L’étude d’un musée consacré à la guerre, par exemple, ne peut faire l’économie de l’une ou l’autre de ces perspec- tives. L’interprétation de la mémoire du conflit, le statut du musée, son fonctionnement économique, son aménagement représentent un ensemble d’éléments interconnectés, nécessitant une approche transver- sale pour saisir les implications liées à sa muséalisation. au vietnam, les systèmes narratifs de certains musées centrés sur la guerre – souvent qualifiés de propagande antiaméricaine – ont été revus avec l’essor du tourisme américain dans les années 1980. La structure nationale des touristes influe ici sur l’interprétation du patrimoine proposée dans ces institutions. Des éléments permettant d’accroître les flux de visiteurs sont ainsi directement liés à l’interprétation de la mémoire de la guerre. D’un autre côté, des entrepreneurs peuvent volontairement purger certains sites de leur patrimoine de guerre suivant leurs intérêts en termes de dévelop- pement touristique, comme se détacher d’une image de guerre. Les repré- sentations attachées à un lieu peuvent ainsi également déterminer son aménagement et ses fonctions.

Si une approche interdisciplinaire semble nécessaire pour une bonne compréhension du développement touristique après un conflit, bon nombre d’études dans ce domaine sont caractérisées au contraire par un

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cloisonnement disciplinaire. Les analyses quantitatives et positivistes qui dominent généralement les études sur le tourisme ne suffisent pas à rendre compte de toute la complexité d’une telle thématique. Dans un tel contexte, l’anthropologie et la géographie culturelle semblent se profiler comme des disciplines incontournables pour permettre cette approche transversale.

Dans le monde francophone, toutefois, il n’existe que peu de recherches sur le patrimoine de guerre fondées sur une dimension géographique ou anthropologique. C’est avant tout selon une perspective historique que ces sites et objets sont analysés, souvent en relation avec la notion de lieu de mémoire développée par Nora. De plus, le contexte étudié est généralement attaché à des sites français: oradour-sur-Glane, les plages de Normandie ou les nombreux musées et mémoriaux attachés aux deux guerres mondiales, dont le mémorial de Caen constitue sans doute un exemple paradigmatique. au contraire, la littérature anglo- phone est caractérisée par une variété de contextes et d’approches:

géographie, science politique, anthropologie, histoire de l’art, sémio- tique, etc. Cela est bien sûr dû au fait que des chercheurs issus de tous horizons écrivent en anglais, qui est la linguafrancadans le domaine académique. Cet ouvrage se veut ainsi également un pont entre la litté- rature francophone et la littérature anglophone, considérées ici comme complémentaires, même si la seconde est caractérisée par un corpus beaucoup plus vaste.

L’analyse du développement touristique dans un contexte postconflit permet également de mettre au jour l’importance, et surtout le manque d’intégration, de la sphère culturelle dans les politiques de reconstruction en général. Cela d’autant plus lorsque l’on s’intéresse au tourisme, un secteur loin d’être une priorité après une guerre. Cependant, dans des économies ravagées par des conflits armés et caractérisées par un marché de l’emploi sinistré, la relance du tourisme constitue souvent une des premières perspectives d’emploi, et celui-ci peut même être considéré comme une forme d’eldorado. Si les touristes reviennent rapidement dans un pays après la fin d’une guerre, cette pratique peut se développer dans un cadre légal et institutionnel faible, voire inexistant, laissant des marges pour d’éventuelles dérives. Dans ce sens, il importe de prendre en compte ce secteur, ainsi que les politiques culturelles dans lesquelles il s’intègre, dès le début d’un processus de reconstruction. De plus, des conflits armés peuvent se perpétuer sur un plan symbolique, et la sphère culturelle peut constituer ainsi un nouveau champ de bataille. Finale- ment, la composante culturelle dans la reconstruction postconflit peut

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représenter un indicateur important en termes d’échec ou de succès dans la construction d’une nation.

Cependant, comme au Cambodge dans les années 1990, le secteur touristique a été totalement négligé par l’aide internationale (Winter, 2007). Si les contextes culturels sont toujours uniques, ils ne sont que rare- ment étudiés en profondeur avant une opération de reconstruction (Beneduce, 2007) ainsi, l’approche des organisations et des agences enga- gées dans la reconstruction est souvent critiquée, présentée non seulement comme décontextualisée, mais aussi comme trop technique. Cette vision technocentrée, impliquant notamment un manque d’intégration du secteur culturel, tend ainsi à occulter certaines dynamiques identitaires qui accom- pagnent la reconstruction. La conservation du patrimoine est une forme de politique culturelle mettant en jeu des questions identitaires et politiques autant que techniques. L’hégémonie de l’approche technique dans la gestion du patrimoine est par exemple remise en question par les membres du projet de recherche CriC1, qui insistent sur l’importance des dyna- miques identitaires attachées au patrimoine, démontrant la dimension sélective que peut prendre sa gestion après une guerre.

Baillie (2011), partie prenante dans ce projet, constate également ces lacunes dans la reconstruction de vukovar. Selon elle, des lieux détruits de la ville sont encore vivants et contestés, et une approche uniquement technique ne permet pas de mettre ces dynamiques en lumière. Cela nous renvoie au cadre plus large de la gestion de la mémoire d’un conflit armé, dont l’étude semble inévitablement dégager des relations de pouvoir, des conflits identitaires ou des problématiques liées à l’accès à des ressources économiques, politiques, sociales et culturelles.

une production contemporaine et une reSSource touriStique

C’est essentiellement le patrimoine culturel, et plus spécifiquement celui associé aux guerres des années 1990 en ex-yougoslavie, auquel on se réfère ici. Toutefois, il importe également de prendre en compte des éléments patrimoniaux liés à des guerres qui ont précédé ces conflits armés, principalement les deux guerres mondiales. Le tourisme est avant tout considéré dans sa dimension culturelle ou historique, suivant l’ob- jectif d’évaluer les impacts de la mobilisation de ce patrimoine de guerre

identity and conflict. Cultural heritage and the reconstruction of identities after

1

conflict (CriC).

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dans ce secteur. Cette étude vise en premier lieu à déterminer quels objets sont patrimonialisés ou au contraire laissés en marge de ce processus. il s’agit également d’évaluer par quels acteurs et pour quel public cette patrimonialisation est produite. Cela implique d’identifier les différents entrepreneurs mémoriaux investis dans ce processus en ex-yougoslavie.

De plus, une attention particulière est portée aux différentes interpréta- tions attachées à ce patrimoine, ainsi qu’aux diverses représentations mises en jeu dans sa mobilisation dans le secteur touristique, mais aussi dans le domaine culturel en général.

Lowenthal, en 1985, présente le patrimoine non pas comme la préser- vation d’objets, mais comme une création. ashworth (2012: 187) voit là un changement de paradigme, le patrimoine n’étant plus considéré comme un ensemble d’éléments et d’artefacts transmis du passé au présent, mais comme un processus, une création permanente visant à répondre à des besoins contemporains. Bon nombre d’auteurs (edkins, 2003; Uzzel a., 1998; Chastel & Babelon, 2008; Baillie, 2011; viejo-rose, 2011;

assayag, 2007) conceptualisent aujourd’hui ainsi le patrimoine, comme une production contemporaine et dynamique, en opposition avec une vision statique, basée sur un paradigme de préservation.

ainsi, les pratiques attachées à la gestion de patrimoine ne sont pas orientées seulement vers le passé, mais également vers le futur. Dans un contexte postconflit, cette conceptualisation contemporaine et dynamique du patrimoine est primordiale, sa gestion après la guerre répondant à de nombreuses problématiques ancrées dans le présent, telles que la recons- truction d’une image détériorée par un conflit ou la mise en place d’une dynamique de réconciliation. De manière plus générale, le développe- ment d’un secteur touristique comprenant des éléments du patrimoine culturel représente également un de ces enjeux contemporains. De plus, pour ashworth (2008), le patrimoine comme un produit du présent se base sur des passés et des futurs imaginés. Cela semble d’autant plus significatif dans le secteur touristique, laissant une place importante au domaine de l’imagination, que ce soit par les représentations qu’il propose ou par les imaginaires construits par les touristes eux-mêmes.

Saïd (2000: 185) présente la mémoire également comme une construc- tion permanente, démontrant que les événements historiques sont sélec- tionnés et reconstitués suivant des enjeux sociopolitiques: «La mémoire collective n’est pas une chose inerte et passive, mais un champ d’activité où les événements passés sont sélectionnés, reconstruits et dotés de nouvelles significations.» Le patrimoine culturel, et indirectement le passé, deviennent ainsi des ressources stratégiques, d’autant plus dans

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une situation d’après-guerre, où des conflits de mémoire peuvent suivre des conflits armés.

Cette vision du passé comme une ressource s’intègre donc pleinement dans une perspective mobilisant patrimoine culturel et tourisme. De plus, dans un contexte de conflits armés engendrés par la formation de nouveaux états-nations, la composante identitaire mise en jeu dans le développement touristique est incontournable. Selon Debarbieux, Staszak et Tebbaa (2012: 1), les études sur le tourisme sont parmi celles qui le plus tôt se sont intéressées à la question des dynamiques identitaires: «Le tourisme participerait ainsi à la préservation, l’évolution (pourquoi serait- elle nécessairement négative?), voire la (ré)invention des identités locales, qu’il participerait ainsi à renforcer, ce qui est après tout assez logique, car celles-ci constituent bien une ressource pour un tourisme de plus en plus demandeur d’altérité.» il est postulé ici que la guerre représente une forme d’altérité et que le patrimoine qui en découle constitue une ressource promue dans le secteur touristique de certains sites en ex-yougoslavie. il est également avancé que la mise en tourisme de la guerre dans cette région contribue à la refonte des identités sur place. ainsi, l’analyse de la mise en tourisme de la guerre dans l’espace postyougoslave nécessite de porter une attention particulière aux divers processus de reconstruction identitaire engendrés par le morcellement de la yougoslavie.

Le secteur touristique est abordé ici avant tout en tant que production, où des acteurs, tels que des opérateurs, des guides, des employés de musées ou des fonctionnaires impliqués dans la gestion du tourisme ou du patrimoine culturel participent à produire des ressources pour les touristes. L’intérêt principal de cette recherche est lié à la mise en tourisme de lieux de mémoire, tels que des musées et des ruines. Suivant cette idée, ce sont tous les visiteurs de ces sites qui sont considérés et pas uniquement les touristes. on adopte ainsi une vision large de ces visiteurs, permettant aussi d’intégrer des acteurs a priori hors du domaine touris- tique, comme des journalistes, des soldats, voire même des habitants, qui s’adonnent à un moment donné à une activité dite «touristique», en suivant un tour organisé ou en visitant un musée, voire un mémorial.

Les objets d’étude abordés ici sont mis en perspective avec différents concepts issus de l’anthropologie du tourisme. Dans un contexte mettant en jeu la guerre et le tourisme, celui de trivialisation2,

Qui peut se traduire en français par le terme de «banalisation». on prend le parti

2

dans cette étude d’utiliser le terme anglais afin de ne pas perdre en signification.

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étroitement lié à celui de commodification3, semble incontournable. La guerre représente en effet un contexte « hors normes », et sa mise en tourisme peut tendre à une certaine normalisation, voire à sa banalisa- tion. Certains auteurs (Cole, 2000 ; Hewison, 1987 ; ashworth, 2012) introduisent la notion de trivialisation pour décrire ce processus, se déroulant en parallèle à la mise en tourisme et la commodificationd’ob- jets ou d’événements. Dans une vision plus critique, on parle aussi de

«disneylandisation»4(Causević, 2008; Tumarkin, 2005; alneng, 2002), voire de kitschisation(Doss, 2010). Hewison (1987) revient ainsi sur les processus de commodificationet de trivialisation engendrés par le tourisme, avançant que «l’industrie du patrimoine» remplace l’Histoire et présente une vision erronée du présent. Selon lui, on serait aujour- d’hui plus concerné par le fait de répondre aux besoins économiques et sociaux du présent que par une volonté de défendre une vision exacte de l’Histoire. De son côté, Cole s’attache à présenter le processus de trivialisationsuscité par la mise en tourisme d’auschwitz, mettant en lumière les distorsions historiques qu’il engendre. Le concept de trivia- lisationen amène un autre, central dans cette étude, celui de simplifica- tion. Dans un contexte postconflit, cette dynamique, par les distorsions historiques qu’elle suscite, peut devenir problématique en termes d’in- terprétation, voire d’instrumentalisation du patrimoine de guerre.

volčič, erjavec et Peak (2013: 2) mettent en lumière cette notion dans le contexte de Sarajevo, principalement par une analyse des reportages journalistiques à son sujet, mais aussi par l’observation du secteur touristique. Selon eux, la mémoire de la guerre à Sarajevo est présentée comme un produit et comme une image de marque destinés aux touristes. L’Histoire est simplifiée et amputée, pour s’adapter aux cadres du tourisme.

Finalement, des notions a priori détachées des études sur le tourisme telles que celles de légitimation ou d’idéologie sont également mobili- sées du fait de leur importance dans un contexte postconflit.il s’agit d’une part de déterminer si la pratique touristique mettant en jeu la guerre obéit à des motivations idéologiques. D’autre part, la légitimité de présenter un conflit peut constituer un enjeu important dans un

Dans le secteur touristique, le processus de commodification, basé sur celui de

3

commodity, renvoie à l’idée de transformer en bien de consommation des éléments (arte- fact, service, idée) n’entrant a priori pas dans le domaine économique.

Disneyficationen anglais.

4

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contexte associé à une guerre récente, qui donne lieu à des interpréta- tions diverses et souvent antagonistes.

dutraumascapeautouristscape

Dans les études sur le tourisme, divers auteurs introduisent le concept de touristscape(Winter, 2007; metro-roland, 2011). Différentes concep- tions sont présentées; toutefois, elles se rejoignent en général pour présenter le touristscape comme un ensemble d’éléments attachés au tourisme, comprenant des ressources telles que des sites, des attractions, des centres touristiques et des services tels que des hôtels, des restaurants ou des boutiques. L’approche de metro-roland (2011), qui met en pers- pective les concepts de «cityscape»et de touristscape, est intéressante dans le contexte du développement touristique d’une ville. L’auteur démontre que, si les expériences et les pratiques attachées à ces domaines sont bien distinctes, elles se mélangent et se chevauchent. Des objets tels que des restaurants sont partagés par les habitants et les touristes, et ces derniers sont amenés à voir de nombreux éléments du quotidien et hors du domaine touristique. ainsi, dans un contexte postconflit, l’expérience quotidienne associée à la guerre et celle attachée à la période de recons- truction postconflit sont mobilisées touristiquement et constitutives du touristscape.

Winter (2007) s’est intéressé à l’impact des politiques de conservation sur le site d’angkor au Cambodge. il observe que, suite à son inscription au patrimoine mondial de l’UNeSCo, ces politiques de conservation tendent à transformer ce site en un touristscapestatique et géographique- ment limité; une conception «gelée» du paysage, vue comme idéale pour la gestion d’un site classé par l’UNeSCo. Suivant cette idée, miura (2011) souligne qu’un paysage (landscape) est avant tout façonné par les individus, par leurs expériences, et que cette conception figée et gelée entre en contradiction avec la notion de «paysage vécu». De plus, citant Bender (1993), elle ajoute qu’il n’existe jamais un seul paysage, mais toujours une multitude de paysages, rejoignant ainsi la vision de metro- roland sur le chevauchement des «cityscapes»et des touristscapes.La construction du paysage constitue une dynamique culturelle, politique et économique, et l’analyse suivante vise à rendre compte du processus de chevauchement d’un paysage de guerre et d’un paysage touristique, conceptualisé ici en termes de touristscape.La vision de Winter, qui décrit la manière dont un paysage se fige et se «gèle», peut être éclairante au regard des impacts de la mise en tourisme de la guerre sur une ville.

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La notion de ville-muséeet le terme de «muséification» sont d’ailleurs maintenant fréquemment utilisés pour décrire, généralement de manière critique, les processus de patrimonialisation ou de mise en tourisme pouvant mener à la «pétrification» ou la «momification» d’un centre urbain ou d’une partie de celui-ci (Desvallées et mairesse, 2011).

Différents sites participent à la construction des paysages susmen- tionnés, dont certains sont conceptualisés ici selon la notion de «lieux de mémoire», développée à partir de 1984 par Pierre Nora. La désigna- tion de lieu de mémoire, qui fait son entrée dans le PetitRoberten 1993, se réfère à un lieu où la mémoire se cristallise, suivant une dimension matérielle dans des sites tels que des musées ou des mémoriaux, mais également suivant une dimension immatérielle, comme dans La Marseillaiseou d’une commémoration. Pour Nora (1997: 17), il existe une distinction entre les premiers, qu’il qualifie de «lieux incontestés», et les seconds, «des lieux moins évidents, comme le calendrier révolu- tionnaire; voire inconnus, comme une bibliothèque populaire du marais ou le Dictionnairedepédagogiede Ferdinand Buisson». Nora (1997:

37) décrit ces lieux de mémoire suivant trois dimensions: matérielle, symbolique et fonctionnelle, ajoutant que celles-ci doivent cohabiter:

«même un lieu d’apparence purement matérielle comme un dépôt d’ar- chives n’est lieu de mémoire que si l’imagination l’investit d’une aura symbolique. même un lieu purement fonctionnel comme un manuel de classe, un testament, une association d’anciens combattants n’entre dans la catégorie que s’il est l’objet d’un rituel. même une minute de silence, qui paraît l’extrême d’une signification symbolique, est en même temps le découpage d’une unité temporelle et sert, périodiquement, à un rappel concentré du souvenir.»

Si des auteurs remettent aujourd’hui en question la notion de «lieu de mémoire», certains arguant qu’elle se limite à décrire le contexte français et le niveau étatique (milosevic-Bijleveld, 2011), alors que d’autres ques- tionnent sa force d’analyse (Provost, 2013), le concept de lieu de mémoire est mobilisé ici pour décrire les sites analysés dans ce travail.

en effet, même si les lieux de mémoire sont initialement convoqués pour aborder des initiatives et projets mémoriels issus de l’état dans le contexte français, ce concept semble également adapté dans le cadre d’un travail sur l’ex-yougoslavie. D’ailleurs, la mobilisation des lieux de mémoire dans de nombreux travaux hors du cadre français peut déjà confirmer ce postulat.

Une attention particulière est premièrement portée au rôle d’acteurs locaux issus de la société civile dans la constitution de ces lieux de

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mémoire, en même temps qu’une analyse des initiatives mémorielles prises par l’état et les collectivités publiques. De plus, on adopte une vision large des lieux de mémoire. Si un musée ou une commémoration peuvent être considérés comme tels, d’autres éléments «moins évidents», pour reprendre les termes de Nora, comme un graffiti élaboré en temps de guerre, peuvent constituer des lieux de mémoire s’ils passent par un processus leur apportant cette «aura symbolique». La mise en tourisme de ces lieux semble dans tous les cas présenter un vecteur parmi d’autres, amenant à les constituer en lieux de mémoire.

Selon Bourgon (2013: 62), les lieux de mémoire servent principale- ment à désigner des lieux évoquant des violences engendrées par des guerres, tels que des champs de bataille ou des camps d’internement, soulignant qu’ils sont traversés par des enjeux politiques, économiques, idéologiques et identitaires. elle ajoute que, «plus que d’autres espaces, un lieu de mémoire est sujet à des logiques d’appropriation complexes, que ce soit par l’état, par les collectivités locales ou par des associations»

(2013: 62). Dans cet ouvrage, l’analyse de la mise en tourisme de certains lieux de mémoire en ex-yougoslavie a pour objectif de montrer ces logiques d’appropriation et les acteurs investis dans celles-ci, ainsi que les dynamiques politiques et identitaires qui les sous-tendent. Bourgon constate qu’en France le seul guide touristique centré sur cette notion est le PetitFutédeslieuxdemémoire, dont le sous-titre – «Champs de bataille, cimetières militaires, musées, mémoriaux» – souligne le lien entre lieux de mémoire et guerre. Pour Bourgon, il existe trois types de mémoire qui influencent la construction et l’appropriation symbolique des lieux de mémoire: la mémoire officielle (l’état et les collectivités publiques), la mémoire des groupes sociaux et la mémoire individuelle, dont l’ensemble est conceptualisé en termes de «mémoire collective».

Ces différents niveaux d’intérêt doivent ainsi s’articuler afin de transfor- mer un site en lieu de mémoire, ce processus impliquant à la fois l’état et la société civile.

Le tourisme, mettant en jeu des dynamiques associées à l’état autant qu’à la société civile, participe pleinement à la construction de ces lieux de mémoire, amenant Bourgon (2013 : 66) à souligner le rôle de ce qu’elle qualifie de « tourisme de mémoire » dans ce processus :

« Si, pour certaines collectivités, le tourisme de mémoire constitue un facteur de développement touristique indéniable, ces lieux restent avant tout pour la société des supports de remémoration du passé, parfois encore récent. Par ailleurs, la dimension éducative de tels lieux, leur rôle en termes de transmission, de construction d’une identité

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partagée sur la base de valeurs communes sont importants et revendi- qués par la plupart des élus investis dans un travail de mémoire. » Les liens entre tourisme de mémoire, lieu de mémoire et identité sont donc au centre de cette étude, visant à présenter le rôle de la mise en tourisme de la guerre dans la construction d’une identité partagée ou, en opposition, ses effets sur les conflits identitaires que vit actuelle- ment l’ex-yougoslavie.

un paySage ViVant et hétérogène

Les études sur le patrimoine emploient de plus en plus fréquemment différents concepts utilisant le suffixe «scape», tels que l’«heritages- cape» (Garden, 2006), le traumascape(Tumarkin, 2005), le memorials- cape(Carr, 2011), ou le «terrorscape»(van der Laarse, 2013). Certains (Garden, 2006; Carr, 2011) remettent en question la décontextualisation culturelle et sociale des sites et des objets patrimoniaux, ainsi qu’un obscurcissement des liens qu’ils entretiennent entre eux. Garden (2006) critique la tendance à considérer le patrimoine comme «statique, hors- contexte et homogène». elle décrit au contraire les sites patrimoniaux comme des espaces sociaux uniques traversés par des qualités à la fois tangibles et intangibles. au-delà de leur dimension matérielle, ils consti- tuent aussi des espaces sociaux complexes construits par la perception des individus qui les visitent.

Cette approche, par la notion de paysage (landscape), propose d’analyser un ensemble de sites différents non seulement comme des objets en soi, mais aussi selon les relations qu’ils entretiennent entre eux.

Plusieurs auteurs (Baillie, 2011; van der Laarse, 2013; Carr, 2011;

Hartmann, 2005) adoptent cette approche dans un contexte postconflit et Carr (2011: 177), ayant étudié les mémoriaux dans les îles anglo- normandes, propose le concept de memorialscape: «Un ensemble de mémoriaux dans un paysage qui sont en relation, que ce soit en termes de temps, d’événement ou d’espace.» Jansen-verbeke et George (2012) introduisent, eux, les concepts de memoryscapeet de «warscape», insis- tant également sur leurs dimensions à la fois tangibles et intangibles, ainsi que sur l’interconnexion entre les différents objets et sites patrimoniaux qui les forment. Selon eux, les warscapes, d’anciennes zones de guerre, perdent avec le temps leurs liens physiques et visibles avec la guerre. ils ne doivent donc pas être considérés comme des objets, mais comme des processus participant à la production identitaire, autant des individus que de la nation.

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Dans le contexte académique français, suite à l’analyse de la mise en mémoire des champs de bataille en Picardie, Hertzog (2003: 11) prône la notion de «paysage culturel», ou de «paysage historique», montrant comment certains aménagements tendent à figer leur signification: «Les nombreux aménagements symboliques (musées, mémoriaux…) contri- buent à “pétrifier” le sens de ces paysages qui pourtant évoluent, s’urba- nisent, se transforment.» Toujours dans le contexte de la Première Guerre mondiale, verkindt et Blanc (2013: 82) proposent le concept de «paysage de mémoire»: «un lieu déterminable spatialement, évolutif et vivant, rassemblant des données matérielles, mais aussi des données immaté- rielles (telles que la mémoire collective subsistant dans les lieux et dans les mémoires individuelles des habitants par exemple)». on observe ainsi le développement d’un intérêt pour des paysages produits par une guerre, autant dans la littérature francophone qu’anglophone, avec dans les deux cas une remise en question du caractère uniquement matériel du paysage, et surtout la prise en compte de sa dimension construite, évolutive, dyna- mique et vivante.

Pour Turnbridge et ashworth (1996), les vestiges préservés d’un événement violent et traumatique figurent parmi les éléments patrimo- niaux ayant les impacts sociaux les plus puissants et les potentiels de marketing les plus importants. Dans cet ordre d’idées et se basant égale- ment sur une conceptualisation par le paysage au-delà du matériel, Tumarkin (2005: 12) propose le concept de « traumascape», décrivant une catégorie distincte de lieux transformés physiquement et psychi- quement par un trauma. La ville de Sarajevo figure parmi les sept exemples utilisés par Tumarkin (2005 : 102) pour illustrer le concept de traumascape. Selon elle, en étant le lieu d’un des traumas les plus importants de l’histoire contemporaine européenne, « Sarajevo la ville a convergé avec Sarajevo l’événement ». Pour Tumarkin, la capitale bosnienne représente un exemple saisissant de la manière dont un lieu peut être façonné par l’expérience et l’interprétation de la tragédie qu’il a subie.

Un trauma, qu’il soit lié à une guerre, une catastrophe naturelle ou une attaque terroriste, n’est pas simplement contenu dans un lieu ou un événement, mais dans la façon dont cet événement et ce lieu sont vécus, interprétés et représentés à travers le temps. Les mémoriaux, les musées ou le tourisme deviennent ainsi des vecteurs d’expérience et d’interpré- tation du trauma et du lieu qui lui sont associés. Tumarkin souligne également que ces traumascapescontribuent à cristalliser les identités sur place et elle les décrit comme des «déclencheurs sensoriels et visuels

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capables de susciter toutes sortes d’émotions». Dans ces espaces, le passé continue à habiter et modeler le présent, et Tumarkin le considère ainsi non comme un invité, mais comme un intrus. Cette conceptualisa- tion fondée sur les impacts perdurant d’un événement traumatique est aussi assimilée par assayag (2007: 1) à «l’œil de l’histoire»: «comme on dit l’œil du cyclone, une zone de perturbation violente et unique dont les effets dévastateurs perdurent longtemps après les faits».

on peut toutefois regretter chez Tumarkin le manque de développe- ment analytique de la notion de traumascape, qui relève finalement plus du néologisme et de la trouvaille rhétorique que d’une réelle réflexion théorique. en effet, tout au long de son ouvrage, Tumarkin revient sur différentes études de cas qu’elle qualifie de traumascapes, sans jamais vraiment quitter le domaine de la description, si ce n’est pour alimenter le débat sur la reconstruction après-guerre de critiques acerbes adressées aux agences internationales. ainsi, un des objectifs de cet ouvrage est de développer ce concept dans le cadre postconflit de l’ex-yougoslavie, en analysant certains sites conceptualisés ici en termes de traumascape, tels que Sarajevo, vukovar et Srebrenica. Une approche de cette notion, mobilisant le cadre conceptuel d’appadurai (1990), peut déjà constituer une ouverture théorique intéressante, en mettant notamment en relation les idées de paysage et de flux.

Les approches du patrimoine par la notion de paysage, renvoyant à une large palette de concepts comprenant le suffixe « scape », partagent une vision des paysages patrimoniaux, culturels ou historiques comme étant dynamiques, socialement construits par les interprétations et les expériences qui leur sont attachées, et fondés sur l’interconnexion des sites qui les constituent. Dans cette étude, on vise donc également à intégrer une autre composante, qui ne semble encore que peu mobilisée dans ces concepts, attachée à la notion de flux. L’analyse suivante a pour objectif de mettre en lumière des flux – internationaux, régionaux ou locaux – qui influencent la circulation d’informations, d’images, d’idées, de représentations, d’idéologies, d’expériences produites par certains traumascapesen ex-yougoslavie.

appadurai (1990) présente un cadre pour analyser ce qu’il conçoit comme « une nouvelle économie culturelle globale », proposant cinq dimensions de répertoires et de flux culturels : l’« ethnoscape », le

«mediascape», le «technoscape», le «financescape»et l’«ideoscape».

il justifie l’emploi de ce suffixe en arguant que ces dimensions – qu’il considère comme interconnectées – sont des constructions qui diffèrent selon les perspectives. De plus, ce suffixe permet de démontrer le

(42)

caractère « fluide et irrégulier» de ces paysages, qu’ils soient associés à des mouvements dans des champs aussi divers que la finance, le sport ou la mode.

Les mediascapeset les « ideoscapes »décrivent ainsi des répertoires complexes, attachés à la distribution d’informations, d’images, d’inter- prétations ou d’idéologies. on conçoit ici la notion de traumascape également comme un paysage caractérisé par des flux directement liés à un trauma, rejoignant en partie la conception de de Jong (2007 : 347) qui le considère comme un système de dynamiques locales et interna- tionales mettant en jeu des représentations et des actions associées un stress extrême. La conception de traumascapeet de touristscapedécrit ici des paysages socialement construits, formés par des objets intercon- nectés et caractérisés par une circulation et une production de flux. Des cartes postales représentant un site traumatique comme auschwitz contribuent par exemple à diffuser des représentations liées à un trauma par le secteur touristique. Des images de rails symbolisant les trains de la mort ou de l’inscription « Arbeitmachtfrei », observables sur des cartes postales vendues sur le site, s’inscrivent dans des flux, participant à l’interprétation et à l’expérience de ce lieu. Dans le contexte du trau- mascape et du touristscape, ces flux peuvent être formés par de nombreux objets ou pratiques, tels que du matériel de promotion, des tours organisés, des sites internet, des films de présentation, etc.

Comme l’avance ryan (2007), partageant cette vision du patrimoine comme une production contemporaine, les anciens champs de bataille sont toujours d’actualité, car ils répondent à des besoins du présent.

Baillie, lorsqu’elle décrit la gestion du patrimoine culturel suite à la destruction de vukovar, le présente également comme une construction permanente: «Le patrimoine n’est pas une ressource finie dont la destruction est irréversible, mais il est plutôt constamment dans un processus de déconstruction et de reconstruction» (2011: 304). Dans cet ouvrage, on se réfère ainsi à la notion de paysage pour décrire les contextes mémoriaux et muséaux qui composent Sarajevo, vukovar et Srebrenica. Toutefois, les termes francophones de «paysage trauma- tique» ou «paysage touristique» sont mis de côté au profit des termes anglophones de touristscapeettraumascape, traduisant une conceptua- lisation dynamique et systémique et permettant en outre de considérer les flux qui leur sont attachés. Les traumascapes, ainsi que les objets, les pratiques et les représentations qui les composent, sont des constructions en constante évolution, déterminés par un contexte contemporain.

Comme le souligne Tumarkin à propos des mémoriaux: «Les morts se

(43)

interview de m. Tumarkin. robyn Williams, «okham’s razor. Traumascapes»,

5

ABC, 27 juillet 2008. (Traduction de l’auteur.)

Le Cénotaphe, situé dans le quartier du Whitehall à Londres, commémore la fin de

6

la Première Guerre mondiale.

foutent de nos mémoriaux […]. Toutes ces choses, funérailles incluses, sont pour les vivants»5.

muSéeS de guerre et mémoriaux

Selon Sherman (1995), la signification d’un mémorial peut se communiquer visuellement, alors qu’en opposition un musée comporte une dimension scientifique plus que commémorative et doit donc fournir des explications textuelles. Williams (2007) propose la notion de

«musée-mémorial»(MemorialMuseum), qui correspondrait à un type spécifique de musée dédié à des souffrances de masse. Selon lui, le musée comme nous le percevons est une institution permettant l’acqui- sition, la conservation, l’étude, l’exposition, et l’interprétation d’objets comportant une valeur scientifique, historique ou artistique. il conclut toutefois que la différence entre un musée et un mémorial est le plus souvent floue, même si «un mémorial est vu, sinon comme apolitique, au moins comme en sécurité dans le refuge de l’histoire». Selon lui, un musée au contraire propose une interprétation critique. assayag (2007: 6), au sujet des musées, pose la question de savoir «si les expositions doivent s’évertuer à produire la solidarité mécanique idéale et le consensus, ou l’examen critique des conduites problématiques qui invitent à la discorde».

La neutralité des mémoriaux, ou ce que Williams conçoit comme un

«refuge dans l’Histoire», est une notion loin d’être partagée dans le champ des études mémorielles.viejo-rose (2011) admet que, lorsque les mémoriaux intègrent le paysage et que des commémorations sont incluses dans la vie quotidienne, on tend aisément à les concevoir comme immuables. Cependant, elle présente plusieurs exemples, dont le Cénotaphe6 de Londres, érigé en 1920 comme un «mémorial perma- nant» en remplacement d’une structure temporaire, démontrant l’inévi- tabilité de leur changement (viejo-rose, 2011: 472). elle souligne également le fait que différents acteurs tendent à interpréter différem- ment ces objets de mémoire, posant ainsi la question de leur potentiel de réconciliation. De plus, Dwyer et alderman (2008), comme Sion (2011),

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